eXistenZ. Le corps comme espace technologique

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L'œuvre cinématographique de David Cronenberg nous convie de façon récurrente à un jeu d'illusions qui cache un monde technologique envahissant, comme en témoignent les films Videodrome (1982), The Fly (1986) et Crash (1996). Avec eXistenZ (1999), le cinéaste fait la démonstration de l'influence de la technologie sur l'être humain en présentant comment l’identification de l’individu à l'image cinématographique entraîne des conséquences sur les corps et les identités, redéfinissant même le rapport des individus à leur sexualité. Les thèmes qu'affectionne le roi de l'horreur intérieure réapparaissent dans ce film qui met en scène cette obsession de la modernité à développer la technologie au-delà de ses limites, remettant en question les possibilités illimitées de la technique. Cette remise en cause est soulignée par la forme que prend son œuvre : le scénario est tissé de façon à ce que les spectateurs soient amenés à entrer dans le jeu dans lequel les personnages sont eux-mêmes entrés, et ce, dans une perspective infinie. Ce qui ressemble à la démonstration d’un banal jeu virtuel devient ainsi, autant pour les spectateurs que pour les personnages de la diégèse, une mise en abyme du réel. Cronenberg situe ses personnages au cœur d'enchevêtrements perpétuels d'un jeu à un autre, plongeant le spectateur dans un questionnement continuel face à l’univers référentiel des images qui lui sont présentées.

La confrontation de certains écrits théoriques de Jean Baudrillard avec le film eXistenZ de David Cronenberg nous amène à revoir la façon dont la culture du jeu virtuel présentée par le cinéaste entraîne la reconstruction du corps humain et celle de son identité sur la base d’une image-simulacre. Celle-ci apparaît en effet dans la construction narrative, la temporalité et l’espace symbolique du récit. La comparaison avec les formes narratives littéraires permettra d’observer les spécificités du genre filmique dans la construction de l’image et de l’identification. Les possibilités cinématographiques permettent de problématiser de façon particulière le rapport dialectique qui s’établit entre le corps et la technologie, par le fait du médium lui-même et de la façon dont il remet en cause la dichotomie réel/imaginaire.

Construction narrative d'eXistenZ

Cronenberg nous dirige, avec son film, à l'intérieur d'un univers qui semble des plus vraisemblables, du moins c'est ce que les premières scènes du film proposent. Cependant, il apparaît au fil de la narration que l’espace représenté dépasse toute forme de réalité et correspond plutôt à ce que Baudrillard nomme l’hyperréalité : un espace ni réel ni imaginaire, puisqu’il s’inscrit au-delà de cette dualité. En effet, l’hyperréalité est un simulacre pur, autoréférentiel :

Il ne s'agit plus d'imitation, ni de redoublement, ni même de parodie. Il s'agit d'une substitution au réel des signes du réel, c'est-à-dire d'une opération de dissuasion de tout processus réel par son double opératoire, machine signalétique métastable, programmatique, impeccable qui offre tous les signes du réel et en court-circuite toutes les péripéties. Plus jamais le réel n'aura l'occasion de se produire […]. (Baudrillard, 1981, p. 11)

Le premier jeu virtuel proposé au spectateur est « eXistenZ », inventé par une férue de la cybernétique. L’univers d’eXistenZ est en fait le deuxième jeu présenté au public : il y a donc dès le début du film une mise en abyme du jeu, faisant partie intégrante d'une plus grande instance virtuelle, transCendanZ. Ce que le spectateur croit d'abord être la réalité (le moment qui débute lors de la présentation d'eXistenZ dans l'église désaffectée et qui se poursuit jusqu'à la fin de la séance virtuelle de transCendanZ) est en fait un immense simulacre. Cronenberg met en scène la représentation du simulacre, structurée de façon réflexive, au sens où le cinéaste interroge son propre dispositif cinématographique. Il laisse en effet planer le doute sur la validité du réel, sur la possibilité de quitter l’imaginaire de la représentation, la dernière séquence se terminant sur une réplique qui remet en cause autant le processus de représentation que le simulacre dans lequel spectateurs et personnages sont placés : « Tell me, are we still in the game1? ».

La structure du film nous renvoie donc directement à l’hyperréalité, un espace ludique qui se veut une reproduction idéale d'un modèle de la réalité. Cet espace ne permet pas aux événements de se produire dans le réel, ce dernier étant annihilé par le simulacre. On pourrait rapprocher cette conception de la critique francfortiste de l’industrie culturelle2   — malgré tout ce qui nous éloigne aujourd’hui de ce constat théorique —, Cronenberg démontrant que toute forme de représentation du réel crée un espace simulé qui peut devenir hyperréel pour le spectateur qui se laisse séduire et adopte le mode de vie proposé par l’image cinématographique. Le fait que la trame narrative se construise à partir de la démonstration d’un projet avant sa mise en marché est alors très révélateur : les personnages sont les futurs consommateurs de ces différents modes de vie simulés sous forme de jeu. C’est par l’image cinématographique qu’ils peuvent accéder à ce simulacre, car le cinéma utilise le moyen de la technique, instaurant une séparation d’avec le réel. En cela, l’image cinématographique est fort distincte de l’image littéraire, dont le procédé de représentation fait encore appel à l’imaginaire sans remettre en question la validité du réel. Au contraire, la représentation cinématographique implique en soi la médiation de l’appareillage technique et abolit donc le rapport d’immédiateté au réel, modifiant dès lors l’expérience du réel. Le cinéma laisse place à une perte de référence au réel et le film eXistenZ apparaît donc, par sa structure propre, comme la représentation de la réalité n’ayant d’autre résolution que son infinie perpétuation.

L'espace symbolique du simulacre

En plus de se former à travers la structure narrative, le simulacre se constitue également à partir des décors, de la construction des lieux et de la temporalité, qui deviennent des marques d’énonciation. L'image-simulacre s'impose dès le début du film avec l'aspect organique et terrestre des fresques présentées pendant le générique, qui sont pourtant de pures créations numériques. Les premiers éléments qui dénotent la représentation sont les décors, constitués autant d'éléments futuristes que d'éléments archaïques, venant briser l'unité structurelle et le réalisme des images. Le meilleur exemple est le moyen de transport utilisé par Ted Pikul, le garde du corps d'Allegra Geller, pour fuir l'attaque meurtrière dont elle est victime durant la présentation de son jeu. Il s'agit d'une automobile dont l'esthétisme rappelle les années 1960 et qui détonne face à la technologie qui nous est présentée tout au long de la diégèse filmique : structure très carrée, couleur terne et volant disproportionné. Nous sommes face à des images antinomiques : une automobile archaïque contrastant avec un téléphone cellulaire rose à l'apparence organofuturiste.

De plus, toujours dans cette séquence, les paysages que l'on voit défiler derrière la voiture sont en fait une représentation de décor, car il s'agit d'une image fixe projetée sur un écran à l'arrière-champ3. Ces éléments sont presque imperceptibles au premier visionnage du film, mais leur discordance contribue à l'atmosphère hyperréelle d'eXistenZ. La discordance repérée par le spectateur crée en effet une rupture dans l’espace homogène de la représentation, révélant le simulacre dans lequel les personnages sont prisonniers. Cette discordance est donc d’abord strictement symbolique : elle remet en cause les fondements temporels de la réalité. En outre, les personnages ont pour espace physique des lieux figés et typés : l'église, la station d'essence, le chalet, la « Trout Farm », le restaurant chinois. Ces endroits génériques correspondent à ce qu'on voit généralement dans un jeu, c'est-à-dire qu'ils possèdent leur spatio-temporalité et leurs fonctions propres et autonomes. La temporalité est un autre élément qui contribue à révéler le simulacre dans le film : elle est non linéaire et s'établit à la manière des jeux virtuels par des passages entre des tableaux possédant leurs propres règles. Elle est ainsi le reflet de l'aspect virtuel du simulacre, dans lequel le rapport au temps n'est plus une donnée liée à un contexte réel, mais se définit sur la base d’une temporalité reconstruite. Alors que souvent, en littérature, l’inscription de la fiction dans la fiction permet de délimiter réalité et représentation, ici c’est bel et bien représentation et simulacre qu’on cherche à délimiter, ce qui indique bien que le cinéma, par ses moyens techniques propres, plonge le spectateur dans la falsification complète du réel.

Personnages virtuels : dédoublement identitaire

À l'image de la structure narrative, l'attribution des rôles introduit une autre forme de mise en abyme. Ainsi, les participants à transCendanZ jouent et s'investissent comme les acteurs du film de Cronenberg, c'est-à-dire qu'ils participent consciemment à la représentation. Cette image vivante, dans laquelle ils vivent une portion de temps virtuel, n'est en apparence qu'un jeu, mais elle devient la réalité, celle simulée.

Conséquemment, l'identité des personnages se transforme dans une dynamique de dépendance à cet univers de simulacre. Par le jeu, les personnages se redéfinissent, s'affirment, entrent en contact et se reconnaissent mutuellement en adhérant à la conception idéale qui leur est imposée. Leur double, qui est projeté dans le jeu, a comme fonction non seulement de contribuer au développement de leur quête identitaire, mais de leur créer une nouvelle identité. À ce sujet, on remarque que plus Ted progresse dans le jeu, plus il devient un individu sûr de lui-même, possédant tous ses moyens, ne reculant plus devant ses pulsions sexuelles et meurtrières.

Ce dédoublement identitaire se révèle dès que Ted pénètre dans l'univers virtuel : « I feel just like me4 », s'étonne-t-il. L'individu incorpore donc à l'intérieur de lui-même cette conception idéale générée par le jeu, provoquant du même coup une transmutation de sa propre identité. Mais le jeu dépasse le simple espace auquel nous pouvons nous identifier et s'avère être un lieu d'action total. Le meilleur exemple de cette hypothèse est le moment où Ted — dans les séquences qui suivent l'entrée dans eXistenZ — éprouve le besoin de regagner ce qu'il croit être son propre corps, sa réalité, sa véritable identité, dont il craint d’avoir perdu la trace, malgré l'intensité des sensations qu'il ressent dans le jeu. Toutefois, lorsqu'il se retrouve dans l'espace apparemment réel du chalet, il n'est plus certain de la réalité de son environnement. En perdant les référents du réel, il a perdu ses référents identitaires.

Pour sa part, Allegra ne désire qu'une chose : retourner au plus vite dans eXistenZ pour y retrouver le double d'elle-même, qui a maintenant plus de valeur à ses yeux. Sa véritable identité a donc perdu toute préséance sur le jeu. Sa construction identitaire n'a de sens et d'unité que dans l'univers virtuel. L’exemple d’Allegra fait apparaître clairement que, pour les personnages, la réalité ne possède plus une valeur absolue. Si les codes dualistes réel/imaginaire impliquent encore que la réalité peut prévaloir sur l’imaginaire en tant que référent initial, toute possibilité référentielle est annulée dans un univers de simulacre, le seul référent étant celui d’une réalité simulée. Et c’est l’expérience du corps combinée à celle de la matérialité du média qui introduisent cette suridentification devenue perte d’identité.

De corps médiatif à corps technologique

Cronenberg présente non seulement une redéfinition psychologique et sociale de l'individu à travers une nouvelle technologie organique, mais aussi une redéfinition du corps. Cette thématique est récurrente dans l'œuvre du cinéaste, qui élabore différentes conceptions du corporel et du technologique. Selon lui, le rapport au corps est intimement lié à l'évolution technologique. On n'a qu'à penser à la façon dont le réalisateur présente la machine : comme un prolongement du corps dans Videodrome et comme une reconstruction corporelle dans Crash5.

Dans Videodrome, le personnage est possédé par la machine, qui parasite le corps humain dans le but de l’utiliser. Dans Crash, ce sont les personnages qui contrôlent la machine et intègrent la technologie afin d’accéder à de nouvelles expériences sexuelles. Dans les deux cas, la technologie redéfinit mécaniquement les composantes et la fonctionnalité du corps en remplaçant les éléments organiques.

Le film eXistenZ s'inscrit dans la même continuité, mais l'idée d'absorption de la technologie par le corps y est développée de façon dialectique : la fusion qui s'opère entre le corps et la technologie s'établit sous forme de mouvement de l'un à l'autre. L’interdépendance entre le corps et la technologie implique donc une construction autonome et non pas le remplacement d’un élément par un autre. Alors que dans les deux films précédents la technologie agit unilatéralement sur le corps, dans eXistenZ elle intègre l'organicité du corps, sa matérialité propre et sa fonctionnalité.

Cette interrelation entre le corps et la technologie se manifeste notamment dans les artefacts du jeu. Le game-pod (la console du jeu) possède toutes les caractéristiques d'un être vivant. Il est perçu à la fois comme le prolongement du corps et comme un corps indépendant. En outre, il est dénué de toute spécificité technologique : on ne retrouve pas l'esthétique mécanique, froide et futuriste qui a cours habituellement dans le cinéma de science-fiction. D'ailleurs, Cronenberg mentionne dans ses entretiens avec Serge Grünberg sa volonté d'élaborer une nouvelle conception de ce qu'est la technologie :

Il n'y a pas de radios, de téléviseurs, pas de téléphones sauf le téléphone rose. Je ne voulais pas que ce soit trop évident, mais je voulais supprimer ce que la plupart des gens considèrent comme de la technologie pour faire ressortir d'autres types de technologie : une forme de biotechnologie. (Grünberg, Cronenberg, 2000, p. 72)

Cette nouvelle conception de la technologie présente donc le corps comme un objet hybride qui porte les progrès techniques en lui, l'évolution de l'humanité dépassant la médiation de la technologie pour s'élaborer à travers de nouvelles fonctionnalités du corps humain.

Renaissance à travers la biotechnologie

Pour mettre en marche le jeu virtuel, les participants doivent intégrer corporellement la console de jeu par l'entremise d'un cordon de connexion représentant un cordon ombilical. Pour ce faire, un nouvel orifice est créé : le bio-port. Celui-ci se constitue comme une entrée technologique dans le corps qui non seulement permet d’activer le jeu, mais tient lieu d'organe sexuel. Tout au long du film, Allegra introduit en effet le rituel du jeu comme un acte sexuel. Son attitude corporelle positionne ainsi le bio-port, le cordon de connexion ou la console comme de véritables organes humains.

À la différence de Crash, où la technologie est prise en elle-même comme un objet érotique, l’univers érotique d’eXistenZ est issu d’un parasitage de la technologie par l’organique. En cela, c’est un récit qui démontre bien la perte de distance face à la médiation technique, alors que Crash démontre d’abord le pouvoir et l’autonomie de la médiation technique sur les pratiques sexuelles. Cette dimension est perceptible autant dans le récit filmique que dans le littéraire. Et si, dans eXistenZ, les personnages ont intégré directement le technologique, dans leur rapport à la sexualité, les personnages de Crash l’ont intégré en tant que médiation. Ainsi, ils érotisent consciemment un monde technologique qui est dépourvu d’érotisme. Le roman de Ballard problématise un certain déplacement de la sexualité vers le technologique et l’automobile s’inscrit comme une grande métaphore du monde actuel et des rapports qu’il implique. Cronenberg a transposé cette métaphore au sens littéral par l’utilisation du médium cinématographique lui-même : dans le film, la représentation réifiée est en effet substituée au développement de l’imaginaire du lecteur. Dans l’adaptation cinématographique de Crash, le pouvoir de l’image ne permet aucune autre forme d’imaginaire connexe à son développement. Cependant, il est encore plus intéressant de voir comment cela se problématise avec le film eXistenZ, qui, tout comme Crash, remet en question la place qu’occupe la technologie, mais surtout les processus de représentation et d’identification qu’elle entraîne. La technologie comme outil de jouissance n'est donc pas nécessairement une fin en soi comme dans Crash; elle fait plutôt partie du processus de transmutation du corps et de ses fonctions.

Avec le bio-port, la corporéité se donne une nouvelle naissance. Le simulacre introduit par le jeu modifie le rapport au corps, ce dernier devenant la source de l'accessibilité aux réalités simulées. Il demeure médiatif, car c'est à travers lui qu'on accède à la connaissance simulée, c’est lui qui est nécessaire à la formation des réalités simulées du jeu. L'image virtuelle est donc créée par le corps. En outre, c'est l'individu qui prodigue la source d'énergie nécessaire au jeu, celle-ci étant technologiquement générée par le corps. Étant à la fois la source énergétique et l'espace de projection, le corps est utilisé comme un remplacement de l'écran cathodique. Non seulement l’appareillage technique vient créer une distance entre la réalité et l’imaginaire, mais le fait qu’il soit intégré au corps empêche la compréhension de cette distance. Les participants ne peuvent plus distinguer ce qui fait partie du jeu de l'espace occupé par leur corps. Le jeu devient le corps, il est donc impossible d’établir des paramètres distinctifs entre l'imaginaire et le réel.

Le fait que les personnages souffrent d’une relation de dépendance au jeu les mène vers une impasse psychologique. C’est dans la scène finale, lorsque les personnages sortent de transCendanZ, que le spectateur réalise qu’avant de jouer à eXistenZ, les spectateurs étaient en fait déjà en train de jouer, et que le jeu n’a plus de fin. Cette scène vient expliquer toute l'influence de la technologie sur la personnalité, car, à ce moment, Allegra et Ted ramènent de transCendanZ tout l'univers fantasmatique qui a recréé leur identité. Leur vie ne peut que tourner autour du fait qu’elle a déjà été complètement reconstruite, et que la valeur du réel est perdue. Ainsi, leur réaction contre ce qu’ils appellent la déformation du réel se fait d’abord sur le mode du jeu virtuel, par l’assassinat du créateur de transCendanZ.

Quête existentielle et culture du jeu

L'image-simulacre s'articule dans le film à travers la structure narrative, les lieux, la temporalité, et détermine les personnages dans leur nouvelle constitution psychologique et corporelle. Pour eux, cette image-simulacre s'inscrit dans la recherche d'une vérité existentielle. Les implications des transformations corporelles par la technologie mettent inévitablement en place un questionnement philosophique qu'on ne peut éluder. Le vécu dans le simulacre, en se posant comme vécu réel, exige non seulement une redéfinition identitaire autant psychologique que corporelle, mais aussi une redéfinition sur la base d'une quête philosophique dans le but de trouver sens à l’existence.

Le titre même de cette œuvre filmique renvoie à la terminologie existentialiste, que ce soit celle de Heidegger ou de Sartre. L'existentialisme de Sartre présente l'être humain dans un monde dépourvu d'une instance supérieure et de tout déterminisme. L'individu est seul face à une réalité individuelle et sociale dans laquelle il évolue avec l'entière responsabilité de la définition de son identité par l'action. Cette idée rappelle étrangement ce qui est proposé par les concepteurs du jeu eXistenZ, dans lequel les personnages ne poursuivent aucun but déterminé d'avance. C'est à force de jouer qu'ils découvrent leur identité et leurs aspirations. Le message d’Allegra est clair: « You have to play the game to find out why you're playing the game. 6 » Pourtant, a-t-on déjà vu un jeu dont le but est inconnu dès le départ?

Mais les traces les plus évidentes de cette philosophie se retrouvent surtout dans le discours des personnages, leur vision du jeu et leurs réactions face à eXistenZ. Le fait que Ted Pikul refuse le monde virtuel, y voyant une atteinte à son intégrité, apparaît complètement absurde à Allegra Geller. Pour elle, Pikul réagit typiquement comme quelqu'un qui passe à côté de sa liberté, qui tente d'échapper à lui-même en n'assumant pas les responsabilités de son existence. Parce que Pikul refuse de voir les conditions du simulacre, de la nouvelle réalité, comme étant les conditions de base de sa libération, Allegra le perçoit comme un lâche, au sens sartrien du terme : « Les uns qui se cacheront, par l'esprit de sérieux ou par des excuses déterministes, leur liberté totale, je les appellerai lâches […]. » (Sartre, 1996, p. 70) La responsabilité de l’existence et la liberté individuelle sont donc clairement présentées comme tributaires du jeu, de la réalité simulée; encore une fois l'identité se définit strictement à partir du simulacre.

Ainsi, à la station d'essence, lorsque Pikul refuse de se faire charcuter pour accéder à eXistenZ, le discours que lui tient Allegra est assez révélateur : « This is the cage of your own making which keeps you trapped, pacing about in the smallest possible space forever. Get out of your cage, Pikul, break out now! 7 » Pour Allegra, c'est le jeu, la pleine entrée dans eXistenZ qui représente la puissance et la liberté. Selon elle, la vie de Pikul ne peut passer à côté de la prise en charge des possibilités qui lui échappent, et cette prise en charge se fait par eXistenZ. En exhortant Pikul de la sorte, Allegra lui tient un discours existentialiste soutenant que l'être humain est responsable du dépassement de sa condition.

Pour Allegra, le jeu est le lieu qui lui permet d'accéder à une libération; il représente quelque chose d'extérieur par lequel elle peut atteindre un autre univers, idéalisé. Plus tard, lorsque Pikul demande à Allegra de l'appeler Ted, elle lui répond « Maybe afterwards », en faisant allusion à l'expérience virtuelle qu'ils s'apprêtent à vivre. Cette réponse est catégorique : c'est seulement au moment où Pikul aura accepté de jouer dans une transposition fantasmatique de la réalité et de ses contraintes existentielles qu'Allegra sera en mesure de reconnaître son identité.

La transcendance impossible

Au sujet de la transcendance, Cronenberg bifurque face à la pensée existentialiste. Selon Sartre, la transcendance n'est pas extérieure à l'humain; elle lui est constitutive dans la mesure où il y a un dépassement qui n’implique pas d’instance supérieure. Dans le film eXistenZ, la transcendance doit passer par la technologie, qui fait ici office d’instance supérieure.

Comme la présentation des deux jeux virtuels a lieu dans une église désaffectée, Cronenberg suggère la disparition des rituels de base du christianisme. Il déconstruit ainsi les signifiants traditionnels de la spiritualité, tout en démontrant que la religion est remplacée par un culte technologique. Si les personnages possèdent en eux la possibilité de transcender leur condition, cette transcendance demeure vouée à une médiation par la technologie dans un univers simulé. L'être humain est donc tout aussi responsable de la transcendance de sa condition, mais ne peut y arriver sans le support virtuel du jeu. D'où l'institutionnalisation d'un véritable culte du jeu digne des plus grands dogmes religieux :

Et sans doute notre temps…préfère l'image à la chose, la copie à l'original, la représentation à la réalité, l'apparence à l'être… Ce qui est sacré pour lui, ce n'est que l'illusion, mais ce qui est profane c'est la vérité. Mieux, le sacré grandit à ses yeux à mesure que décroît la vérité et que l'illusion croît, si bien que le comble de l'illusion est aussi pour lui le comble du sacré. (Feuerbach, cité par Debord, 1992, p. 13)

La référence au christianisme, religion qui implique un déni du corps, démontre davantage les mécanismes du simulacre. Si le christianisme permet un passage vers le divin auquel le corps n’est pas convié, c’est tout à fait le contraire pour le culte virtuel dans eXistenZ, qui se construit à partir du corps et de la technologie, donc à partir d’un état spirituel virtuel auquel le corps participe.

À force de se recréer dans un simulacre qui est aussi une pratique culturelle ritualisée, les individus sont amenés à une forme d'aliénation. Non seulement ils sont atteints individuellement par cette pratique, mais celle-ci, devenant collective, accentue l'effet de réel du simulacre, comme l’avait déjà bien identifié Guy Debord en 1967 :

L'aliénation du spectateur au profit de l'objet contemplé (qui est le résultat de sa propre activité inconsciente) s'exprime ainsi : plus il contemple, moins il vit; plus il accepte de se reconnaître dans les images dominantes du besoin, moins il comprend sa propre existence et son propre désir. (Debord, 1992, p. 31)

La projection de leurs fantasmes et de leur quête existentielle dans le jeu a conduit les personnages à une perte du référent de la réalité. Ces derniers sont construits dans le simulacre par la technologie et complètement déconstruits dans la réalité. Comme l’univers du jeu virtuel se constitue de la même façon que l’univers cinématographique, le film de Cronenberg  entraîne un questionnement sur le statut du spectateur et les processus identificatoires inhérents à la cinématographie traditionnelle.

Avec eXistenZ, David Cronenberg redéfinit donc, au-delà de l'influence dévastatrice de la technologie sur l'être humain et de l'obsession de ce dernier à repousser les limites des expériences de la vie, notre rapport à l'image et notre perte d’identification au réel. La représentation doit être vue maintenant non pas dans un rapport référentiel ou dichotomique à la réalité, mais dans un rapport complètement autonome du réel. La dualité réel/imaginaire est remplacée par l’univers autoréférentiel du simulacre. La façon dont Cronenberg situe l'image la positionne en quelque sorte comme une nouvelle possibilité du réel qui l'englobe définitivement, la simulation se voulant la phase subséquente de la représentation.

 

Bibliographie

Adorno, T.H et Max Horkheimer. 1974. La Dialectique de la raison. Fragments philosophiques. Paris : Éditions Gallimard, coll. « Tel », 281 p.

Ballard, J.G. 1997. Crash. Paris : The Noonday Press: New York. 223 p.

Baudrillard, Jean. 1981. Simulacres et simulation. Paris : Éditions Galilée, 233 p.

Debord, Guy. 1992. La Société du spectacle. Paris : Éditions Gallimard, 208 p.

Grünberg, Serge et David Cronenberg. 2000. Entretiens avec David Cronenberg. Paris : Éditions de l’étoile, coll. « Cahiers du cinéma », 336 p.

Sartre, Jean-Paul. 1996. L'Existentialisme est un humanisme. Paris : Éditions Gallimard, 108 p.

Filmographie

Cronenberg, David. 1982. Videodrome. Film 35 mm, couleurs, 87 min.

Cronenberg, David. 1986. The Fly. Film 35 mm, couleurs, 92 min.

Cronenberg, David. 1996. Crash. Film 35 mm, couleurs, 110 min.

Cronenberg, David. 1999. Existenz. Film 35 mm, couleurs, 99 min.

 

Pour citer cet article: 

Drouin, Angelune et Martin Legault. 2005. «eXistenZ. Le corps comme espace technologique», Postures, Dossier «Arts, littérature: dialogues, croisements, interférences», n°7, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/drouin-legault-7> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Drouin, Angelune et Martin Legault. 2005. «eXistenZ. Le corps comme espace technologique», Postures, Dossier «Arts, littérature: dialogues, croisements, interférences», n°7, p. 46-58.