Un intermédiaire : le fragment dans la pratique poétique et essayistique de Louise Warren

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La lettre vient seule avant le mot. Signe qui invente un vocable, un rythme, une secousse venue des tombeaux. Signe qui retourne à l’univers, se trouve ainsi isolé, confronté à lui-même, tel l’espace entre les lettres. Écriture rompue qui va vers l’indicible, qui occupe son espace. Langue secrète, écho de la déchirure, qui résiste à l’effacement et désire être vue.

Louise Warren, La forme et le deuil : Archives du lac1

Alors qu’elle se penchait sur l’œuvre du photographe Stephen Sack, Louise Warren se permet de prendre une pause. Son élan d’écriture lui ouvre un autre chemin de pensée, celui de la lettre. Cette dernière est, aux yeux de l’essayiste et poète, une des plus petites unités de sens de l’écriture; c’est le point de départ d’une réflexion, au sens de la pensée comme au sens de l’éclat. Se confronter à l’immensité des possibles, reconnaître la force de la lettre comme celle du point, elle l’a fait à nouveau dans un poème, publié des années plus tard : « le point / démarre l’espace / monte / descend / soulève le mot / le porte ailleurs » (Warren 2017b, 12). Sa pratique de l’essai, segmentée et pourtant fluide, embrasse la tension entre le petit et le grand, entre la prose et le vers. Elle est porteuse de l’écart, d’un espace de jeu pour elle-même et pour le lectorat : « Tu portes en toi l’instant, l’intensité, l’image, la chute, l’énigme, tu ne crains pas le vide » (Warren 1999, 166). 

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Je me laisse toucher par ses observations sensibles sur les espaces de création de nombreux·ses artistes : les ateliers, les chambres, la pensée2.Warren se place quelque part par son écriture, mais également dans ce bassin plus large dans lequel baignent les personnes qu’elle évoque. Je me place au creux de ses observations qui me bercent et m’accompagnent dans cette peur d’écrire qui me tenaille. 

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Elle s’approche des autres à travers leurs œuvres. Celles-ci lui servent non pas de prétexte à la réflexion, mais de tremplin. Dans un sens, je fais comme elle, car, sans repères, comment sentir qu’on habite son esprit, son texte ? Je m’ancre avec peine dans l’idée d’une parole qui viendrait uniquement de moi, qui serait seule dans mon corps et dans les pages. Je me penche vers les voix des autres, à celle du territoire, attentive à leurs échos. Les vibrations suivent la trajectoire du corps au texte, du texte au corps. Il faut accepter l’impression de s’adresser au vide, tout en sachant que notre vertige n’est jamais réellement synonyme de néant. Peut-être faut-il puiser dans le gouffre, le regarder en face et saisir les échos de celles et ceux qui l’ont adressé avant nous, comme Nietzsche : « Et si tu regardes au fond d’un abîme, l’abîme regarde aussi au fond de toi. » (2000, 132). Warren adresse ce vide avec audace et curiosité. Un intervalle de temps, de lieu qu’elle convoque au sein de ses poèmes et de ses essais. Pour elle, il est toujours question d’« éprouver l’espace » (Warren 2008, 78) du texte, de le saisir par ses blancs. 

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Ma pratique essayistique est vacillante, portée par mes hésitations. Elle s’interrompt souvent, comme pour éviter de confronter la force fragile de ma pensée. Des pages noircies d’idées abandonnées, des documents redevenus blancs, brillants de tout ce que j’ai pu y effacer. Je me trouve alors, malgré moi, devant cette béance que Warren semble toujours accueillir comme une vieille amie : « Raturer laisse des trous, des vides. Par ces interstices entrent la nuit, l’attente, de nouveaux liens » (Warren, 2015 : 119). Dans le même ouvrage, dans un poème d’un seul vers, elle énonce que : « la nuit attend la pensée » (40). Si j’écris en lacunes, Warren, elle, les embrasse dans sa poésie et dans ses essais. 

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Je glane des mots et les pose les uns à côté des autres. Des galets sur une page, traces fragiles qui marquent l’immensité. « [U]n long pointillé, une ligne de fragments » (Warren 2015, 68). Le tracé est incessant et pourtant s’interrompt sans cesse, dans l’intervalle d’air, d’herbe, de neige. La ligne est fluide, flottant à la fois sur la verticalité d’une idée et sur l’horizon d’une phrase. Saisir le geste de ma main qui pianote, manipule les lettres, touche à la matière solide des images, pour créer un espace qui lui est propre : « Dans le paysage la pensée respire » (Warren 2015, 26). Elle suit la ligne jusqu’à l’ouverture, jusqu’à atteindre l’extérieur.

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Ses essais laissent une place aux poèmes au sein de leur forme. Il y a un geste et un déplacement dans son écriture, une ouverture vers ce qui se trouve en nous : « Les poèmes sont des formes adéquates pour accueillir les fragments du monde. Ils retiennent ce qui se dérobe ou tend à s’effacer. Par fragments le paysage m’interpelle » (Warren 2015, 24). Espace médian entre soi et le monde, le paysage, selon le géographe Augustin Berque, n’est pas un objet à observer (Berque 1995, 22), comme une toile sur un mur. Il résulte plutôt d’une relation. Il est ce qu’il appelle « médiance », car il convoque le « sens d’un milieu; sens qui est simultanément signification, perception, sensation, orientation » (Berque 1995, 36).

Je prête au fragment cette qualité d’ouverture. Car lui aussi est habité, pendant un temps, comme un territoire traversé, de cette rencontre du sensible et de l’immensité du monde.

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Le philosophe Henri Maldiney pense le lien entre la poésie et l’existence par la question de l’Ouvert, celle de la présence, mais aussi par la nécessité du Vide. Le poème, dit-il, « s’élève de l’entre-espace, entre deux vides, entre deux blancs » (2012, 71). La pensée, en se joignant à la poésie par la fragmentation de la forme d’un texte, s’ouvre-t-elle également? Warren joint au texte morcelé les morceaux de réel. Dans son ouvrage Réflexion sur la poésie, Paul Claudel avance qu’il « est impossible […] de donner une image exacte des allures de la pensée si l’on ne tient pas compte du blanc et de l’intermittence » (1963, 8). Louise Warren manipule les notions connues autour de la poésie; elle convoque l’habiter du vide par les trous dans ses textes, mais aussi par la présence de ses mots : « Cette façon de composer libère un autre langage, l’essence même de ces variations, de ces états lumineux » (Warren 2008, 50).

Il s’agit peut-être de voir l’espace poétique des textes comme étant à la fois vide et habité, et d’accueillir l’ambiguïté de la lumière, qui, d’un même geste, éclaire et aveugle. 

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Je m’autorise une pause. Regarder le ciel par la fenêtre et souhaiter que le plafond puisse être amovible, que je puisse le retirer. Comme si c’était plus facile que d’embrasser le mouvement de son corps qui ouvre une porte et franchisse un seuil. Je fais confiance aux nuages, car ils incarnent cette fresque rompue composant l’infinitude me disant quoi écrire. Je suis à l’écoute de son souffle que je mêle au mien. Un paysage prend forme, dans la clarté d’une surface qu’il me faudra traverser. Je m’approche de cette forme par la métaphore, pour suivre l’écrivaine jusqu’au bout de sa pratique.  

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Dans La vie flottante, Warren s’interroge sur ce souffle extérieur qui chasse l’obscurité en faisant bouger le ciel et les concepts parfois stériles à la pensée essayistique : 

Que me dit le vent, si présent dans mes textes? Que représente-t-il? La soudaineté de l’écriture? […] le mouvement qui s’agite et tente de se disperser […]? Une manière de trouver dans ce qui nous aveugle quelque chose d’autre, d’approcher une surface inédite? (2015, 70)

« Le vent, ajoute-t-elle, contient une force illimitée, une grande tension » (2015, 70). Je jette sur le mouvement du texte l’éclairage de Georges Didi-Huberman, qui pensait, lui aussi, avec la matérialité des autres. Si Warren se penche sur l’intensité de l’élan, Didi-Huberman, dans son essai le Génie du non-lieu, tente de saisir les contours de la « mise en mouvement du lieu » (2001, 34) dans les œuvres de Claudi Parmiggiani. Ce dernier, en déplaçant des objets hors d’une pièce dans laquelle il avait auparavant fait brûler des pneus, fait apparaître les contours de leur absence. La distance est tangible, portée par la fumée sur la surface des murs et, mise en mots, elle retrouve une mobilité. En « soufflant l’espace » (Didi-Huberman 2001, 38. L’auteur souligne), il approfondit la relation du corps, du geste, du lieu. Le feu illumine et danse, mais la suie, portée par le mouvement, parvient à nous toucher. Ce genre d’exploration maîtrisée de la matière, la poète la reconnaît et l’honore : « Le souffle de la création, l’esprit, le génie du lieu, appelons-le comme on veut, je le sens comme un être puissant » (Warren 2015, 70). Ce souffle, c’est à la fois le passage de l’air et l’inspiration, cette « immensité parlante » dont parle Blanchot (cité par Grossman 2008, 31), cet appel plus grand que soi, celui qui inspire les traditions poétiques, celui qui semble pouvoir mener à la transcendance comme à une forme d’unité. 

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Je marque une pause, avant de poursuivre l’envolée, pour laisser le temps et l’espace au texte de réfléchir sur nous.

C’est peut-être aussi par crainte d’étouffer la pensée à l’œuvre. 

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Ainsi, interroger « l’espace du vent » (Warren 2015, 67), c’est souffler sa pensée dans l’espace, rejoindre l’immensité, puis mobiliser l’écriture et pratiquer les deux – la pensée et l’écriture – par le fragment. Mais, bien sûr, l’immensité n’est pas uniquement réservée au texte littéraire. La sensation de vide traverse avant tout la perception des lieux extérieurs, comme faire face à la mer, ou rencontrer la vue de la canopée depuis le sommet d’une montagne. En ces instants et en ces lieux, « l’acte de paysage s’amplifie » (Bouvet 2023, 76), ouvrant davantage la brèche, l’horizon, l’interstice. Warren écrit depuis le seuil, entre le dehors et l’intime, entre l'espace intérieur et extérieur, sans les opposer, en les déployant. « L’immensité provoque une rêverie de l’infini » (Ibid.). Elle se construit dans cet espace intermédiaire du texte où l’esprit et le dehors peuvent habiter dans toutes les libertés que l’écriture permet. Une maison des possibles où le sujet réside dans le mouvement : « Comme la maison d’haleine, la maison du souffle et de la voix est une valeur qui tremble à la limite du réel et de l’irréalité » (Bachelard 2020, 119). Car il était bien question, depuis le début, de parcourir cet interstice. S’il m’est difficile de m’ancrer dans l’acte de la parole, c’est qu’il me faut vaciller dans le lieu, dans ma voix, qui tend toujours vers celle des autres, comme celle de Warren, qui elle, virevolte.

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L’air passe dans mes poumons, sort par ma bouche, parfois au risque de l’essoufflement. S’inscrire dans les sillons du vent, de l’inspiration, du divin, c’est se laisser porter jusqu’au bord du vertige, et espérer que les mots que l’on choisit puissent rester en flottement, sans risquer la chute.  

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Appréhender sa pensée et ses limites par tâtonnements ; embrasser la part d’incertitude et d’indéterminé. Rien de tel qu’une crainte d’un vide (ou du Vide) pour faire confiance aux brides d’écritures, aux fragments qui ensemble, participent « au tressage de la pensée » (Warren 2015, 94) de l’écrivaine : « Ce que certains prendraient pour des notes me sert de point d’appui dans cette action de regarder, d’imaginer, de conclure » (Ibid.).

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Le philosophe Jean-Marc Besse a beaucoup travaillé sur la notion d’ « habiter », particulièrement en lien avec le concept de paysage. Il souligne que ce dernier est un espace (Besse 2000, 121. Je souligne), et non une représentation d’un lieu, et qu’ « il n’y a pas de paysage sans profondeur, une profondeur qui se donne à voir sous la forme d'une présence aux lointains, d'un être au loin qui signifie l'espace de la vie » (2000, 140). Warren construit son propre espace de réflexion, un paysage dans lequel ses perceptions, ses réflexions et le lieu convergent vers un point de fuite, vers sa présence : « À ce jour, la pensée et l’écriture m’ont permis de me maintenir dans cette présence et de convoquer l’imaginaire » (Warren 2015, 124). Cette présence est le socle de sa sensibilité poétique, une posture d’accueil, qui lui demande le temps et l’arrêt. Je m’arrête avec elle à chaque trou sur la page, devant cette absence d’écriture qui encadre la pensée et qui rythme la lecture : « Le fragment […] entraîne avec lui une pause. Cet espace, ce liant se répète, mais il est aussi le lieu de l’élan. Ancrage du recommencement » (2017a, 64).

L’arrêt appelle à une nouveauté répétée. Warren s’arrête et savoure ces instants : « Immobile pendant des heures, je suis à la trace des fourmis en constant déplacement » (2015, 100). De cette impression, je ne garde que le sentiment où le regard ne sait où se poser sur le blanc de la page. 

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La réflexion se poursuit et se déploie au creux de chaque texte, grâce aux ouvertures entre les phrases et entre les vers. À plusieurs reprises, dans La vie flottante, Warren convoque ces intervalles : « La pensée est faite d’espaces et d’enchaînements » (2015, 129). Je ne peux que penser à comment le philosophe Maldiney aborde le poème, dans ses formes métaphysiques et textuelles, composées toutes les deux de ces « vides médians ». Il faut laisser une part d’absence pour que la lumière nous traverse; pour que l’entendement nous transporte loin de l’opacité. Ou pour que l’opaque prenne sens. Ces vides sont constitutifs, fondamentaux, et se retrouvent également dans le rythme du poème, placés au cœur d’un essai de Warren : 

« Marcher  capter des ombres    des fractions3 » (2015, 35).

L’absence souligne ce qui persiste dans les interstices, et apporte l’apaisement de la lumière. L’éclatement multiplie le mouvement, assure l’ouverture, « parce qu’en chacun [des vides] s’ouvre tout l’horizon d’où tout repart de rien » (Maldiney 2012, 77).

Repartir, recommencer, les gestes se croisent, se reconnaissent, pour dépasser les possibilités du poème.

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Je brode ma pensée dans les creux de son texte. J’avance dans les nœuds, dans les blancs, sans suivre de direction précise : l’écriture de l’essai se fait par élans et par arrêts. En lisant Interroger l’intensité, je me retrouve à nouveau face à l’absence de texte sur la page : elle devient peu à peu un repère dans l’œuvre de Warren. Or, elle précise que le « blanc est porteur de paradoxes » (Warren 1999, 53), et qu’il « n’a pas pour [elle] le sens du vide, ou d’une absence » (Ibid.). 

Là où je voyais du vide, elle voit une présence. J’opposais la béance à la matière. Ma réflexion chancelle, je m’appuie sur le texte écrit et celui à écrire. Un temps de silence où je dois distinguer ma voix de celle de Warren.

Je souhaite garder près de moi la lumière et le manque, qui composent ma démarche et me gardent en mouvement. Une tension par laquelle ma pensée advient.

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Au sein d’un même recueil, l’essayiste et poète s’installe dans les espaces fermés et ouverts, tous d’une intimité touchante et familière. Le paysage est-il la maison de sa pensée? Les deux m’habitent, peut-être précisément parce qu’ils ne sont pas deux, mais bien un : « Le fragment : une cellule. […] Quand j’entre dans cette petite chambre, je respire » (Warren 2017a, 96). Les échelles se flouent. L’immensité peut être conservée, intègre, dans une phrase ou un vers : posture d’accueil par laquelle vivre : « La fonction d’habiter fait le joint entre le plein et le vide. Un être vivant emplit un refuge vide. Et les images habitent » (Bachelard 2020, 210).

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La pratique du fragment chez l’essayiste est indissociable de cette sensibilité à l’espace, figurant dans la structure anecdotique ou dans la forme de ses textes. Dans un essai intitulé « Le passage », Warren se plonge dans l’exploration d’une maison qu’elle a habitée lorsqu’elle était enfant, particulièrement dans cet espace transitoire qu’est le couloir à l’étage, qui lui servait à l’époque de chambre. Elle était en élévation vers le ciel, tout près des escaliers, son lit « collé aux barreaux de la rampe » (2015, 97). Alors que cet espace transitoire était très occupé, le jour, et « assez bruyant le soir » (Ibid.), l’enfant s’y installe et y demeure. Dans « cet espace sans lieu » (2015, 98), elle crée un lieu de pensée et de mémoire. Cet espace transitoire devient l’endroit où elle se construit, où elle inscrit sa subjectivité. Elle fait sien ce non-lieu, qui n’invite pas au refuge, et qui pourtant, devient l’abri de son intimité. Elle inscrit le passage comme espace tangible et légitime de l’écriture.

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Je m’arrête à nouveau. Je rejoins la maison jaune de ma grande sœur dans laquelle j’ai dormi de nombreuses nuits. J’y adorais mes séjours lorsque j’étais enfant. Je jouais avec sa fille, qui était âgée d’un an de plus que moi. La chambre de ma nièce, A., était, comme celle que décrit Warren, dans le couloir, à l’étage. Il fallait monter les escaliers, tourner à droite, et continuer jusqu’au bout. Le soir tombé, je ressentais la peur du noir mêlée à l’excitation de dormir ailleurs – hors de ma ville, hors de ma maison. L’essayiste décrit sa chambre d’enfance par son absence de porte et de fenêtre (2015, 99), alors qu’il n’y avait, dans celle de A., qu’une fenêtre donnant sur le bureau de poste et sur le parc. Ma grande sœur avait aussi posé un rideau en guise de porte, pour donner à sa fille préadolescente un semblant d’intimité. La nuit tombée, je m’imaginais que le rideau allait s’agiter, comme pris dans un vent inconnu, dans un mouvement invisible. 

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L’essayiste insiste sur la forme et sur le mouvement : « L’écriture du fragment elle-même est transitoire. J’ajoute des mots, rature, recompose » (2015, 100). 

Je n’ai pas attendu de terminer ma lecture de son fragment, de son récit d’enfance pour voir apparaître ces images de mon propre passé. La précision de sa prose m’a interrompue dans le milieu d’une phrase, et j’ai profité de la pause entre deux mots pour m’égarer, un temps, dans cette période de plus en plus lointaine. L’imaginaire de la maison est évocateur, même s’il ne s’agit pas de la nôtre. Pour Bachelard, « l’être abrité sensibilise les limites de son abri. Il vit la maison dans sa réalité et dans sa virtualité, par la pensée et les songes » (2020, 57). Le corridor est le « passage » au sens familier du terme, mais surtout au sens de circulation des images et des pensées, qui ont bercé l’enfant et qui habitent toujours l’écrivaine. J’habite ce passé comme Warren s’abrite de cet imaginaire du mouvement, à travers le couloir de sa maison d’enfance. Dans la brièveté de ses descriptions, sa présence rejoint la mienne, dans un lieu créé, imaginé, à même l’espace du souvenir et celui du texte.

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Cet espace du texte se mêle à sa vie, à son présent, à sa présence et à sa mémoire, que j’actualise par ma lecture. Fluidité du parcours, multiplicité des voix. Je sens presque que je triche, que je vole ses souvenirs. Ma culpabilité, je l’incarne dans la grâce d’une main qui écrit, d’une main qui tient un livre, qu’on porte sous le menton pour reposer sa tête. Malgré l’imposture, je me laisse porter par le geste d’une autre. 

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Il me faut habiter le parcours de ma pensée dans ses doutes. Le plus difficile est de se retrouver dans l’égarement même. Et pourtant, me voilà dans l’interruption, dans la coupure des phrases, des vers, des paragraphes. Le fragment permet de saisir un sens dans l’épaisseur des contradictions. Chaque élan nécessite cette coupure pour que la pensée se déploie. En tête, je conserve les mots de Warren, qui s’attarde à l’espace entre les lettres. Je répète sa parole pour poursuivre la pratique du fragment : « Langue secrète, écho de la déchirure, qui résiste à l’effacement et désire être vue » (2008, 179). À chaque pause, l’intervalle s’agrandit, s’approfondit. 

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J’hésite à poursuivre cette démarche qui se segmente dans le temps et dans les lieux : j’écris et je pense assise à mon bureau, à la bibliothèque, au parc, au Jardin botanique. Entre les périodes d’écriture, il y a d’autres temps et d’autres lieux, où je promène mon corps et ma pensée en gardant derrière mon front une petite porte ouverte : mon esprit comme une fenêtre qui me permet d’atteindre la poésie dans les essais de Warren. Je me retrouve à la rencontre de l’espace symbolique et du dehors. Mes lectures et ce texte m’amènent dans le mouvement des parcelles d’écriture : « La pensée est très mobile. Malléable. Quand le fragment s’arrête, quand la composition est terminée, tout se solidifie » (Warren 2015, 100). Est-ce seulement possible d’arrêter sa pensée? 

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Je suis installée devant une grande fenêtre sale, à la bibliothèque de l’université désertée. J’ouvre un document, je tourne une page, mon regard effleure des mots sans les saisir. Un mouvement me fait relever la tête vers le rectangle de verre. Un moineau domestique s’accroche à la paroi de brique, puis vole un peu plus haut, en tentant de rester sur place assez longtemps pour picorer une toile d’araignée au coin des murs, avant de repartir aussitôt. Bachelard dit qu’« une simple image, si elle est nouvelle, ouvre un monde. Vu des mille fenêtres de l’imaginaire, le monde est changeant » (2020, 204). Je me surprends à avoir espéré que l’oiseau reste là, encore un peu. Mais ce moment à la fois minuscule et grandiose l’est précisément par son caractère furtif. Un morceau de temps partagé, que je poursuis dans ce fragment. 

 

Bibliographie

Bachelard, Gaston. 2020 [1957]. La poétique de l’espace. Paris : Presses Universitaires de France.

Berque, Augustin. 1995. Les raisons du paysage : de la Chine antique aux environnements de synthèse. Paris : Hazan.

Besse, Jean-Marc. 2000. Voir la terre. Six essais sur le paysage et la géographie. Arles : Actes Sud.

Bouvet, Rachel. 2023. « Forêts et cabanes. Les figures du refuge », dans Chartier, Daniel et Sara Bérard-Goulet (dir.), The northern forest: la forêt nordique, Montréal : Imaginaire-Nord. 

Claudel, Paul. 1963. Réflexions sur la poésie, Paris : Gallimard.

Didi-Huberman, Georges. 2001. Génie du non-lieu : air, poussière, empreinte, hantise. Paris : Minuit.

Grossman, Evelyne. 2008. L’angoisse de penser. Paris : Minuit.

Maldiney, Henri. 2012 [1993]. L’art, l’éclair de l’être. Paris : Cerf.

Nietzsche, Friedrich. 2000 [1886]. Par-delà le bien et le mal : prélude à une philosophie de l’avenir. Paris : L’Harmattan.

Warren, Louise. 1999. Interroger l’intensité. Laval : Trois.

______. 2008. La forme et le deuil. Archives du lac. Montréal : l’Hexagone.

______. 2015. La vie flottante. Une pensée de la création. Montréal : Noroît.

______. 2017. L’enveloppe invisible. Montréal : Noroît.

______. 2017. Le plus petit espace. Montréal : Noroît.

Pour citer cet article: 

Henrie, Rachel. 2023. «  Un intermédiaire : le fragment dans la pratique poétique et essayistique de Louise Warren », Postures, Dossier « Bribes : La littérature en fragments », no. 38, En ligne <http://www.revuepostures.com/fr/articles/henrie-38> (Consulté le xx / xx/ xxxx)