Une herméneutique du désert : mémoire, désémiotisation et animisme dans Désertiques (2022) de Benoît Meunier

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« Nos corps et nos mondes sont des constructions sémiotiques. » (Lier 1980, 5)

« [O]n ne fait jamais justice, mais c’est pour cela qu’il faut palabrer sans fin, traduire et retraduire les intraduisibles, réessayer. » (Morizot 2020, 145)

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Aucune zone terrestre n’est aussi vide que le désert. C’est du moins l’a priori qui nous saisit quand on songe à cet espace aride, dépeuplé, d’apparence infinie, cet « espace non colonisé [et] non saturé de signes » (Bouvet 2006, 12-15), qu’on oppose en tout point à l’espace de la ville, habité, civilisé, grouillant de vie et de sémiose. Ainsi l’individu qui s’aventure dans le désert cultiverait un désir de vide, d’absence, qui se traduirait en pratique par la faillite de la signifiance. Dans son essai Pages de sable(2006), Rachel Bouvet explique en effet que la 

confrontation du sujet avec le désert […] déclenche à la fois la perte des repères, la mise en échec des signes, autrement dit un processus de désémiotisation, de même qu’un questionnement existentiel faisant affleurer des interrogations sur le néant, le caractère insaisissable de l’être, l’altérité, la mort (15-16. Je souligne). 

Il n’est donc pas étonnant que le désert, ainsi lié aux signes, soit souvent exploité par la littérature, tel que le montraient les participant.e.s d’un colloque international tenu sur le sujet en 1998 à l’Université de Metz (Nauroy, Halen et Spica, 2003). Le recueil de nouvelles Désertiques du primoécrivain lyonnais Benoit Meunier, paru aux éditions Ab irato en 2022, donne en ce sensà lire une expérience du désert en tant qu’espace sémiotique paradoxal.

Dans ce triptyque de facture kafkaïenne, trois hommes anonymes se réfugient dans le désert sans destination ni motif précis, sinon celui de « [s]’arracher à l’humus » (Meunier 2022, 50) du quotidien. Le premier homme (« La montagne »), certainement le plus énigmatique, s’arrête au bas d’une montagne après une « longue errance » (10) pour égrener des mottes de terre et marmonner des paroles inintelligibles ; le deuxième (« La station-service ») attend qu’un client visite sa station-service alors que sa cabane se fait envahir jour et nuit par de mystérieux cactus ; le troisième (« La mine »), un mineur venu gagner son pain, voit quant à lui ses journées ponctuées par les décharges de sa brouette remplie de minerai. Ces trois personnages ont quitté la ville et se « déterritorialisent 1 » vers le désert (un désert non identifié et non référentiel), où ils n’ont pour seuls points d’ancrage que le paysage et leur solitude. Activé par cet espace et le mode de vie hors du commun qu’il impose, un processus de désémiotisation a cours dans les trois récits : les hommes perdent progressivement l’usage de leurs langues et l’accès à leurs souvenirs et se mettent alors à tenter de retrouver un langage en interprétant leur environnement. Cette détérioration se manifeste d’ailleurs au sein même de l’écriture, qui passe d’une narration témoin (« La montagne »), fondée sur un procédé anaphorique (« Il dit ») insistant sur la prise de parole du personnage, à des narrations à la première personne (« La station-service » ; « La mine »), où une propension parataxique mine les rapports logiques du discours 2

Mais si pour le dire avec Henri van Lier, l’être humain est l’« animal sémiotique » (Lier 1980) par excellence, cela implique que même en plein milieu des sables, plongé dans le plus profond des silences, il continue non seulement à « [tirer] ses ressources de son activité sémiotique » (Bouvet 2006, 87), mais à user plus encore de son imagination afin de reconstruire les fondations de la sémiosphère perdue (Lotman, 1999). C’est précisément ce qui arrive aux personnages de Désertiques qui ne perdent l’accès à leur langage que pour mieux reconnaître aux entités du désert une forte capacité de signification. Évoluant ainsi en tension entre désémiotisation et (re)sémiotisation, ceux-ci mettent à l’œuvre un complexe travail d’interprétation face aux animaux, végétaux et minéraux rencontrés au cours de leur voyage. Je propose en ce sens de mettre en lumière l’« herméneutique du désert » élaborée par les personnages dans le recueil de Meunier. Après avoir introduit le rapport que la forme brève instaure avec l’espace représenté, je procéderai à l’analyse de quelques passages évocateurs du texte pour montrer les effets que le désert produit sur la mémoire du signe ainsi que le contrecoup de cette crise de la signification dans le rapport des personnages au monde vivant. Il s’agira par la même occasion de montrer que le processus de désémiotisation affecte la consistance référentielle des personnages.

Espaces imaginés

Dans son ouvrage Ces mondes brefs (2009), Christiane Lahaie s’attache aux conditions de la représentation de l’espace dans la nouvelle québécoise contemporaine. Elle montre que la narration de la forme brève s’articule généralement selon une « logique associative » (2009, 59), faisant se confondre lieu réel et lieu remémoré, lieu vu et lieu fantasmé, lieu tangible et lieu rêvé. C’est son caractère fragmenté et non abouti, aux antipodes de la visée totalisatrice du roman, qui éloigne la nouvelle de toutes prétentions géographiques pour l’inscrire plutôt dans un régime géopoétique où priment le mythe et la subjectivité. Lahaie écrit à cet égard :

On peut alors supposer que l’écriture nouvellière, en assumant pleinement l’impossible imitation du lieu réel à travers les mots, favorise l’évocation au détriment de la description d’espaces diégétiques précis, ceux-ci se révélant plus proches des lieux intérieurs, imaginaires ou créés à partir de souvenirs des auteurs eux-mêmes, c’est-à-dire peu référentiels et hautement subjectifs (17). 

L’écriture de l’espace dans le genre de la nouvelle tendrait ainsi à substituer le fictionnel au référentiel, un problème qui, encore selon Lahaie, « se fait davantage sentir dans la représentation d’espaces étendus et dépourvus de repères tel le désert » (51). Jamais perçu dans sa totalité, rarement cartographié avec détails, le désert met d’emblée à mal le travail de la représentation. Or, à défaut de poser de véritables problèmes à l’écrivain.e, comme cela pourrait être le cas pour le.la géographe, cette défaillance représentationnelle offre un terreau fertile dans un cadre littéraire. 

En effet, à l’instar du roman Un été dans le Sahara (1857) d’Eugène Fromentin où « le narrateur ne peut poursuivre la description de l’espace désertique qu’au prix d’une fuite dans l’imaginaire » (Moussa 1995, 240), l’irreprésentabilité du désert engage l’écriture de Meunier vers le fantastique : dès les premières pages, les lois de la physique déraillent ; les objets s’épaississent et s’animent ; les animaux communiquent avec les hommes ; puis, les hommes eux-mêmes, ni tout à fait morts ni tout à fait vivants, transgressent les déterminismes humains afin de prendre des contours ontologiques foncièrement hybrides. Je montrerai à cet égard comment l’univers spatial de Désertiques affecte les conditions de la représentation et de la signification du texte. 

Le désert comme force mortifère

La mort occupe une place centrale dans le livre de Meunier. Elle ne se manifeste pourtant jamais directement, ni sous la forme d’un danger ni sous celle d’un drame. Plutôt semblable à une pression silencieuse exercée sur les personnages, la mort guette leurs pensées et leurs actions, servant à la fois de point de départ et de point d’horizon aux explorations spatiales qui nous sont narrativement présentées. Après avoir quitté la civilisation par crainte d’un enlisement dans le quotidien et par désir d’explorer l’« ailleurs » (Meunier 2022, 51), les hommes s’installent dans un paysage vide et hostile où ils mènent des existences humbles, dont la radicale simplicité acquiert rapidement un caractère surnaturel : ni la faim ni la soif ni le froid n’a d’effet sur leur capacité de survie alors que leurs corps semblent se décomposer de jour en jour tels « les fragments d’un parchemin » (38). Aussi se rapprochent-ils physiquement de la mort sans s’en rendre tout à fait compte, si bien que l’un d’entre eux s’offusque de se voir confondu avec de la charogne par un vautour :

J’en étais révolté, car le Diable sait que je ne suis pas à l’article de la mort, jamais je ne me suis senti aussi plein de vitalité ; certes, il est vrai que je suis un peu engoncé dans mes cactus, depuis quelques années, mais cette situation ne présente pas que des inconvénients, quand on veut bien y réfléchir, car ils forment aussi un rempart hérissé, quasi minéral à ma personne (59).

Comme si la perte de vitalité était signe d’adaptation au milieu désertique, le narrateur a l’impression d’appartenir d’autant plus à son monde qu’il en emprunte les attributs et l’attitude générale, sorte de « fatigue universelle » (72) concentrée en sa personne. De fait, le désert constitue un « néant sur terre, un espace sans vie qui nous projette mentalement et physiquement aux limites extrêmes de la condition humaine » (2006, 166). Il nous rappelle tantôt au début des temps, où l’humain n’avait pas encore laissé sa trace, tantôt à la fin, où l’imagerie apocalyptique se mêle aux catastrophes écologiques. Au contact du désert, les voyageurs deviennent capables de se désaffilier de leur condition de mortel, à la manière kafkaïenne. Or, cette disparition progressive de la matérialité des personnages exerce également une fonction métatextuelle dans l’œuvre : elle marque une sortie du régime réaliste et une entrée dans un paradigme de réflexivité à l’égard du signe. Autrement dit, la « force mortifère du désert » (Beauregard 2022, 17) agit comme un révélateur de la réalité sémiotique des personnages, dévoilant par là leur existence de papier et leur interrelation à la « logique des signes » établie dans le texte. S’entame ainsi un processus de désémiotisation : comme mis à mort à la fois par l’espace physique et par l’espace textuel qu’ils habitent, les voyageurs prennent une forme désertique, mais aussi désertée à mesure que leur mémoire se vide. 

Crise de la mémoire

Si Rachel Bouvet envisage le désert comme une figure du vide, d’aucuns le conçoivent comme une hétérotopie (Foucault, 2001), c’est-à-dire un lieu caractérisé par sa discontinuité avec ce qui l’entoure et son bouleversement du rapport au temps et à l’espace. Guy Barthélémy explique sur ce point que le 

désert vaut essentiellement comme hétérotopie […] parce qu’il est un espace en marge de l’œkoumène […], à vocation heuristique et maïeutique, qui dénude au passage […] les insuffisances ou les points aveugles du monde « ordinaire » (Bathélémy 2003, 309).

Sorte de non-lieu advenant par contraste avec les lieux habités et urbanisés, le désert brouille les données spatiotemporelles du sujet qui l’expérimente, pouvant même aller jusqu’à déclencher chez lui un profond sentiment de confusion existentielle. Dans le recueil, ce phénomène prend les contours d’une crise de la mémoire sous le poids de laquelle les personnages se libèrent progressivement des attaches mentales qui les retenaient à la vie urbaine. 

Suivant une errance perpétuelle, l’homme de la première nouvelle vient à se reposer au flanc d’une montagne et à regarder autour de lui :

Je suis assis, le dos appuyé au flanc de la montagne, la tête à l’ombre, le regard perdu dans le bleu du ciel, et le passé, l’avenir sont abolis ; je glisse enfin sur les ailes du présent. Mais cela ne dure pas : trop vite, des fils d’intention viennent me traîner dans la poussière dont je suis issu. Je désire à nouveau boire, parler avec le scarabée, partir sur l’autre rive, trouver quelque objet. Je me lève et m’engage (Meunier 2022, 17. Je souligne).

Dans ce cadre spatial dénudé, l’homme ne peut poser qu’une attention diffuse et flottante sur ce qui l’entoure. Son expérience du temps s’en voit inévitablement altérée ; le présent se gonfle dans l’espace, puis abolit l’idée même d’un avant et d’un après. Mais alors que ce court instant présentifié porte l’homme à un état de transcendance qui semble l’isoler du réel et le faire « glisser sur les ailes du présent », les impératifs de la subsistance (boire, interagir, bouger) le restituent aussitôt à sa conscience du temps (passé et futur) et, par là même, à l’immanence du vivre. Il flotte ainsi sur une frontière ontologique entre le vivant et le non-vivant.

Plongé dans les mêmes paramètres spatiaux, le mineur éprouve lui aussi une forme de présentification phénoménologique au fil de ses journées passées sous le soleil : « il ne parvient pas à briser la gangue d’un présent aux contours mal définis, d’un présent misérable et qui englobe à peine quelques lambeaux d’hier et des bribes de demain, rien de plus, malgré la beauté des cactus et la lumière du soir » (Meunier 2022, 95). Mais à la différence de l’homme de la montagne et de l’homme « encactusé jusqu’aux narines » (55), demeurant tous deux immobiles dans l’espace, le mineur est en constante activité physique, en état d’alerte face aux « obstacles imprévus » (73) qu’il rencontre sur son chemin, de sorte que sa mémoire semble aliénée à la fois par la désertification de l’espace et par la répétition de ses mouvements : 

il ne se souvient pas, car les impératifs sont innombrables, ils sont aussi brûlants que le soleil qui pilonne le paysage et gisent dans toutes les directions de l’espace et du temps […], il faut se souvenir du trajet précédent, et de celui d’avant, et de celui d’avant, et des obstacles nouveaux qui ont semblé surgir, des signes avant-coureurs d’un changement de tracé, des variations dans le poids du minerai qui pourraient indiquer une modification de la teneur en métal, des fluctuations météorologiques (73).

Des tâches physiques accomplies dans le désert, le personnage ressort comme dépossédé de lui-même, non seulement du fait des conditions météorologiques éprouvantes, mais aussi de l’absence de balises spatiales que le flux d’écriture mime, en obéissant à une logique de l’association et de la reprise. Comment alors ne pas céder à l’impression que tout ici-bas revient du pareil au même, comment restituer la force vitale destituée par le chaos désertique ? Pour cela, l’homme semble développer une attention particulière à son environnement ; il déploie une concentration presque surhumaine afin de se rappeler les espaces parcourus, les trajets effectués, les objets rencontrés, qui tous se ressemblent et se confondent les uns aux autres. Contraints à une logique de la reprise, le corps et l’esprit du mineur entrent ainsi dans un état de conscience aigu qui, paradoxalement, le mène tout droit vers l’oubli. 

En réponse mimétique avec le hors-lieu désertique, plus les hommes s’aventurent dans le désert, plus leur mémoire se vide effectivement, à tel point que « lutter contre l’oubli » devient l’une de leurs « obsessions » (89) communes. Résonnant avec la logique de la reprise mentionnée plus haut, cette obsession se traduit dans le texte par un discours itératif au sujet de la mémoire :

depuis des années qu’il pousse sa brouette, il ne sait plus vraiment comment il est arrivé là : il a signé un contrat, c’est certain, mais quand ? et avec qui ? et que stipulait-il exactement ? peut-être pourrait-il remettre la main dessus s’il avait quelques heures pour agir à sa guise, quelques heures de congé pendant lesquelles il serait dispensé de pousser sa brouette, s’il ne devait pas rester attentif, toujours (71-72).

non seulement les trajets qu’il effectue, tous plus ou moins similaires, disparaissent presque immédiatement dans la nuit infinie des brouettées, de sorte qu’il peut difficilement remonter plus loin, mentalement, que quelques allers et venues, et que rares sont ses souvenirs qui remontent à plus de quelques heures (89-90).

il va toujours, poussant sa brouette, occupé à bêcher en pensée le sol aride de sa mémoire, à la recherche de quelques grains de passé qu’il pourrait faire croître et multiplier ici, le long du chemin, parmi les cactus, et qui grandiraient avec lui, qui se ramifieraient jusqu’à retracer toutes les époques de sa vie (95).

il sait qu’il a aimé une femme, mais il ne se souvient plus même de ses traits ; il sait qu’il a eu un frère, mais ne se souvient plus même de son nom (96).

Le phénomène de perte de souvenirs qui assaille les voyageurs s’ancre dans l’espace dépeint. Ce sont en effet la similarité des lieux et la pesanteur ambiante, l’immensité de l’horizon et la sécheresse climatique, la dureté des conditions et la monotonie du paysage qui affectent leurs capacités de mémorisation. Ce rapport d’intrication entre corps, espace et esprit est explicité dans le deuxième extrait, où la mémoire prend littéralement la forme d’un désert au « sol aride » qu’il faut « bécher » pour répandre « quelques grains de passé » autour de soi et ainsi s’assurer de « retracer toutes les époques de sa vie ». En même temps, dans tous les passages cités, les souvenirs s’étiolent à mesure que les mots en expriment la disparition sur la page ; dans un flot discursif calquant une quête de reconstruction mémorielle, les phrases s’étirent en longueur, se croisant et se décroisant sans cesse, soulignant la mise en abyme qui lie de près l’évolution des personnages à la structure sémiotique du texte, elle-même conditionnée par l’imaginaire désertique 3

Crise de la signification

Bien que la mémoire humaine archive autant les images que les discours, l’objet principal de son dérèglement dans Désertiquesrelève du langage. En effet, les trois personnages expérimentent un même processus de désémiotisation, qui s’étaye sur leur expérience de l’amnésie. Observant ses facultés d’expression régresser au fil des ans passés dans cet « endroit […] désert, morne et figé » (39), le travailleur de la station-service s’excuse aux lecteur.ices pour sa perte d’élocution : « il faut me pardonner si mes paroles sont confuses ; je sais bien que les sons que je profère ressemblent plus à des borborygmes qu’à des mots, que je mâche mes syllabes, que j’oublie ça et là un verbe ou saute la fin d’une phrase » (40). Ce procédé métatextuel par lequel le narrateur s’adresse à un « tu » implicite pour aborder sa propre régression langagière revient avec insistance dans les trois nouvelles, ce qui ne manque pas d’accentuer le caractère paradoxal du texte : alors que les discours sont transmis dans une syntaxe irréprochable, les narrateurs témoignent de leur crise du langage. L’énonciation et l’expérience relatée apparaissent ainsi irréconciliables l’une avec l’autre.

Cette crise de la signification apparaît également mue par une tension constante entre négativité et positivité, laquelle est illustrée avec clarté dans cet extrait de la nouvelle « La montagne » :

Il dit : chaque jour, mes mots se désagrègent et se dispersent. À force de parler au scarabée, de l’écouter vibrer, grésiller, bourdonner, j’ai fini par lui répondre sur le même mode. Je me suis surpris à crisser des questions et des réponses semblables, pour une oreille étrangère, au son que produirait une plaque de tôle ondulée raclant un toit en briques. Ou bien, un peu plus tard, à des éclats de verre brisés qu’on foulerait sur du goudron. Et c’est dans cette langue dure, sèche, industrielle que j’ai annoncé au scarabée que j’allais partir. Il n’a pas semblé surpris. Peut-être lui avais-je déjà fait cette déclaration, mais je ne m’en souvenais plus (14-15).

Alors qu’un scarabée lui tient compagnie, l’homme écoute les vibrations, grésillements et bourdonnements produits par le mouvement de ses antennes et de ses ailes au contact de sa carapace. Peu à peu, l’homme perd l’accès à ses mots qui « se désagrègent et se dispersent » à mesure que son attention est absorbée par cette nouvelle phonétique qui atrophie le lien entre signifiants et signifiés. En écho avec l’espace désertique lui-même désémiotisé d’un point de vue anthropique, ce détraquement de la parole humaine se manifeste chez l’homme avec une force telle que celui-ci ne parvient pas à annoncer son départ au scarabée dans sa propre langue. La confusion existentielle prend ici une forme négative : le langage, censé être le propre de l’humain selon la tradition logocentrique occidentale (Derrida 1967), abandonne l’être au néant.

Pourtant, cet extrait introduit la naissance d’une nouvelle sémiose dont l’apparition progressive ne cessera de surprendre le personnage. Chimérique, mi-humaine, mi-insectifère, cette sémiose en devenir est décrite au moyen de qualificatifs objectaux qui en signalent l’étrangeté : les sons prononcés ressemblent à ceux produits par « une plaque de tôle ondulée raclant un toit en briques » ou encore par « des éclats de verre brisés qu’on foulerait sur du goudron », autrement dit par tout ce qui s’oppose fondamentalement à la parole humaine. Le narrateur dira plus loin avoir également parlé la langue des « planchers », des « moteurs », des « feuilles » et des « corbeaux » (21). Les trois hommes suivent ainsi un même chemin ambivalent : d’abord saisis par l’inconsistance du paysage, la trêve humaine et l’insondable ouverture de l’horizon, ils s’adaptent au milieu par le truchement du silence, puis par leur détérioration sémiotique ; leur sensibilité se fait dès lors analogique par rapport à l’espace ; en s’attardant aux choses désertiques, dont l’importance s’intensifie par opposition au vide, les voyageurs s’éveillent à un nouveau rapport animiste au monde dans lequel même « un grincement de porte ferait sens » (15). 

L’enquête animiste

Comme le soulève Rachel Bouvet, « le silence du désert apparaît comme un révélateur du langage, un espace permettant de voir les signes en creux » (Bouvet 2006, 25). Par contraste avec l’espace anthropique où partout résonne l’écho du discours humain, l’espace désertique s’offre comme une page blanche où l’on peut « lire ce qui n’est pourtant pas écrit » (Blanchot 1955, 257) et faire parler ceux qui n’ont pourtant pas de langage, une disposition qui rappelle la pratique de l’animisme. Présente chez différentes cultures autochtones (Descola, 2005), l’animisme consiste à reconnaître aux entités non humaines des traits psychiques propres à l’humain, rendant par exemple possible la reconnaissance de langages complexes ou de capacités signifiantes chez les animaux. Plus précisément, cette ontologie fonde un rapport au monde qui repose sur la croyance en une âme ou une force vitale animant les êtres vivants, les objets et les éléments naturels. Or, comme l’a défendu le philosophe Baptiste Morizot, l’animisme ne se limite pas à la projection d’un ensemble de représentations sur l’inanimé ; il implique surtout le développement d’une multitude de pratiques, techniques et savoir-faire acquis sur le terrain, notamment au moyen de l’enquête. L’animiste se veut ainsi un pisteur qui « active en lui un style d’attention enrichi au vivant hors de lui : qui l’estime digne d’enquête, et riche de significations. Qui postule qu’il y a des choses à traduire, et qui essaie d’apprendre » (Morizot 2020, 139).

Ensorcelés par l’étrangeté du paysage, les personnages de Meunier sont appelés à devenir des pisteurs animant « les signes disséminés à l’infini dans le hasard des choses » (Meunier 2022, 63). Cette pratique de l’espace participe d’un désir de recherche exprimé dans le texte sous la forme de théorèmes au sujet des sémioses non humaines : 

il en est venu à comprendre que ces animaux étaient doués d’un langage, disons d’un code qui régit leurs mouvements à défaut de leurs cris, et que les signes qu’ils s’échangent leur servent à mettre en place des stratégies malignes de sape systématique, ainsi qu’accessoirement, peut-être, d’organiser leurs chasses et de parer à tout danger, de sorte que le déchiffrage inlassable des oreilles de fennecs et de leurs signaux de sémaphores est devenu, au fil du temps, l’un des innombrables impératifs dont il doit tenir compte et qui compliquent ses déplacements monotones : la vallée s’est alourdie de signes qui renvoient eux-mêmes à d’autres signes (85-86).

Dépouillés de leur langue articulée, les voyageurs se voient immergés dans une nouvelle vague formant quelque chose comme un « cosmos étourdissant de significations » (Morizot 2020, 139). Ce sont les langues étrangères, quasi imperceptibles, émises par les insectes, animaux et végétaux qui réactivent l’activité interprétative des personnages. Le lexique mis de l’avant dans l’extrait relève de la démarche herméneutique (« comprendre », « langage », « code », « signes », « déchiffrage », « signaux ») visant en l’occurrence à décoder les êtres et objets présents dans l’environnement. Le texte investit de ce fait le trope de la représentation littéraire du monde, notamment travaillé par Hans Blumemberg (2007), qui consiste à appliquer au cosmos la métaphore de la lecture. Grand livre rationnel et intelligible, le monde serait filtré et interprété par l’humain à partir de son désir de savoir. Les hommes ainsi « lisent dans le monde comme un livre » (Meunier 2022, 40), l’interprétant et le déchiffrant comme pour mieux s’y (ré)intégrer. Ils vont par ailleurs établir des canaux de communication avec les êtres vivants et non vivants rencontrés :

il a pris l’habitude de communiquer avec l’animal à l’aide de signes infimes : d’abord de simples gestes, comme un peu d’eau laissée dans l’écuelle posée sous le robinet de l’atelier, puis des messages plus abstraits, un clin d’œil, une motte de terre posée en évidence sur un rocher ; et ces signes se sont progressivement organisés en phrases, et ces phrases en dialogue, et c’est ainsi qu’il a longtemps parlé avec le fennec, lui demandant l’heure, son opinion sur les pluies prochaines et la valeur du cours de l’or (86-87).

Il dit : c’est un fait, on s’habitue à tout. Je suis devenu capable de parler avec une motte de terre. Voilà plusieurs fois que je me surprends à entretenir un dialogue poussé avec une poignée de sable. Et, chaque fois, je ressors comme enrichi de cette expérience : j’ai clairement l’impression d’être allé plus loin dans ma connaissance des choses ; une part de la beauté des pierres, quelques grandes lois humaines m’ont été révélées (11).

De gestuel à langagier, le code partagé entre les hommes et les entités désertiques se complexifie à mesure que ceux-ci cohabitent et partagent une expérience commune du territoire. Cette attention portée aux signes du vivant, qu’on pourrait qualifier de « biosémiotique », invite à une logique pragmatique de reconnexion à l’altérité humaine. En se faisant les « traducteurs 4 » du monde non humain, les voyageurs dotent celui-ci d’une nouvelle épaisseur ontologique, à même la diégèse où toutes les entités entrent dans un rapport d’horizontalité. Cette pratique herméneutique axée sur la traduction rappelle l’idée de Didier Debaise, élaborée à partir des travaux du philosophe pragmatiste William James, selon laquelle

[t]out est dit dans les récits des choses terrestres, mais il nous incombe de les articuler, d’en intensifier le sens et d’accompagner les possibles qu’ils portent avec eux ; bref, d’en inventer de nouveaux qui nous définissent comme choses terrestres, parmi les autres (Debaise 2020, 22). 

Affirmer que les choses racontent des histoires, c’est envisager le monde comme un grand tissu narratif formé des signes, traces et actions qui lient ensemble toutes les formes d’existence. Plutôt que de prendre des contours merveilleux, par exemple en rapportant les paroles des choses et non-humains, le travail herméneutique mis en branle a surtout une vocation symbolique : souligner le rapport d’interdépendance que les hommes entretiennent avec leur milieu, à savoir le désert, lequel constitue une forme de microcosme d’apparence indéchiffrable, mais qu’il s’agit de percer en y perdant une part de son humanité sémiotique. Par extension, c’est aussi l’espace du texte qui est comparé à un « foyer de co-dépendances » (Debaise 2020, 10) entre les personnages, les animaux et les choses, tous.tes envisagé.es comme des êtres de construction langagière. L’expérience paradoxale de la signification, divisée entre perte du langage, enquête animiste et communication interspécifique, conditionne ainsi le rapport d’interprétation des personnages face au désert.  

Le recueil Désertiques de Benoit Meunier cherche non pas à offrir une représentation réaliste du désert, mais plutôt à donner à lire une expérience de désertification sémiotique, qui tire profit du genre fantastique pour mieux révéler l’intensité de la relation de l’humain à son milieu et, par un effet métatextuel, du personnage au texte. C’est donc que les processus de dé- et resémiotisation s’opèrent sur deux plans à la fois : sur le plan diégétique, durant la traversée des hommes dans le désert, et sur le plan métadiégétique, dans l’évolution trouble de la matérialité des personnages au sein du texte. Conditionnée par l’extérieur, la mémoire des personnages apparaît pour ainsi dire « hétérotopique » dans la mesure où c’est par la délocalisation que le corps lui fait subir qu’elle s’épure du superflu qui ne prend plus sens au milieu du vide : ainsi le mineur ne sait pas comment il en est arrivé là, à pousser une brouette à longueur de journée ; de même, l’homme de la montagne oublie peu à peu ses origines alors que celui de la station-service cherche désespérément à se rappeler sa vie d’avant. La mémoire du signe apparaît elle aussi malmenée par l’expérience du désert : au langage humain, nié par le manque civilisationnel, les voyageurs substituent de nouveaux mécanismes de signification en lisant et en interprétant les choses terrestres, un processus qui leur permet de se rattacher peu à peu au monde. C’est plus encore à travers l’enquête animiste, nourrie d’une sensibilité chimérique aux scarabées, fennecs et poignées de sable peuplant le paysage et d’un rapport de pleine conscience au présent, que les personnages se font poreux à l’espace désertique.

Je pourrais ouvrir la réflexion en reprenant l’idée que la « force mortifère » du désert agit sur les possibilités sémiotiques dans l’œuvre. En effet, si l’état des hommes se rapproche de celui du mort-vivant alors que le paysage qui les accueille rappelle la fin des temps, c’est notamment parce que le désert représenté par Meunier a tout d’un univers de l’entre-deux mondes, où peut survenir un basculement de régime ontologique et sémiotique. Désertiques mêlerait en ce sens l’imaginaire du désert à une forme d’imaginaire de la fin, lui aussi caractérisé, comme l’a montré Bertrand Gervais dans L’imaginaire de la fin (2009), par une dialectique entre désémiotisation et intensification interprétative. Si la fin d’un monde implique le début d’un autre, cela signifie que toute désémiotisation enclenchée par une disparition ne peut qu’être processuelle et transitoire. Par la mise à zéro de l’espace, le désert ouvre ainsi la porte à une mise à neuf de la signifiance, et donc au possible. 


Bibliographie

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Pour citer cet article: 

Yulmuk-Bray, Ketzali. 2023. « Une herméneutique du désert : mémoire, désémiotisation et animisme dans Désertiques (2022) de Benoît Meunier », no 38, Dossier « Bribes: la littérature en fragments », no 38, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/yulmuk-bray-38> (Consulté le xx / xx/ xxxx).