Écrire le dégoût d’être héritier dans Nom de Constance Debré

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Car un aliéné est aussi un homme que la société n’a pas voulu entendre et qu’elle a voulu empêcher d’émettre d’insupportables vérités.1

Antonin Artaud, Van Gogh le suicidé de la société

Le problème n’est résolu que lorsqu’on supprime et le problème et la solution.2

Deleuze & Guattari, L’Anti-Œdipe

Un romantisme déglingué 

Il y a un désir qui domine chez certaines écritures (je voudrais dire chez certains êtres qui écrivent, mais c’est qu’il y a des écritures comme il y a des temps de la vie), un désir donc, celui de vouloir n’être pas de son temps, ou pire, se hisser hors temps. On pourrait appeler cela un problème d’éternité, ou encore d’immortalité, mais si l’on se fie à la théorie bourdieusienne du champ littéraire (1991), il s’agirait surtout d’un refus assez romantique chez certains individus de l’intrication inévitable entre le social, le sujet et les institutions. C’est qu’on écrit toujours depuis quelque part (localisation géographique, milieu d’émergence), à partir de certaines ressources (économiques, sociales, culturelles), et en vue de quelque chose (recherche, reconnaissance, pouvoir, biens symboliques ou matériels). Or chez les prétendants à l’éternité, les tenants de l’absolu littéraire —« poétique où le sujet se confond avec sa propre production » (Lacoue-Labarthe et Nancy 1978) —, l’écriture s’offrirait comme ce pas au-delà blanchotien, cette sortie en marge du social dans un espace littéraire où le sujet se fondrait dans l’œuvre. Tout se passe comme si le sujet écrivant se sacrifiait à l’œuvre du fait de la survenue d’une rencontre avec cet élément qui viendrait perturber l’état normal des choses, élément rendu, chez Blanchot, par un incipit aussi lyrique que laconique, qui a au moins la qualité d’être sans ambages : « [l]a mort, nous n’y sommes pas habitués » (1973, 7). Il y aurait de ça, entre les pages du dernier livre de Constance Debré paru en 2022, Nom, roman autobiographique qui s’ouvre sur la mort du père. Se dessine, par la main de l’infirmière qui « passe le gant sur le sexe mort de [s]on père » (9), une impossibilité à s’habituer, moins à la mort qu’à la façon dont elle exhibe la facticité des normes sociales, levant l’interdit de voir ce que la fille du père ne peut (ne doit) voir. La disparition naturelle d’un être cher apparaît comme plus tolérable que la vue de cette habitude mortifère qu’ont pris tout un chacun à ce que Debré appelle « la vie lamentable » (2022, 61), c’est-à-dire le pli du quotidien, l’habitude de ces habitudes qui seront arborées comme une seconde peau, confondues avec l’identité et ainsi incorporées, portées comme un tissu de gestes hérités inconsciemment ou construits délibérément, habitudes desquelles ressentir honte ou fierté, en somme, un peu ce que Pierre Bourdieu aura appelé habitus3

Le livre de Debré serait un projet de remise en cause : remise en cause de l’héritage, de toutes ces sortes de manières, bonnes ou mauvaises, d’un passé familial, d’un nom propre. Mais plus encore, remise en cause du concept de croyance, du fait de croire en ces récits que nous construisons collectivement de toutes pièces : la famille, l’enfance, la propriété. Autrement dit, remise en cause des actes de nomination et de filiation. Le projet de Debré, depuis son expérience vécue du privilège, de l’étiquette et de la « haute culture », vise à désenchanter le récit de la réussite aux yeux de tous et de toutes afin de déboulonner le mythe d’un bonheur bourgeois. Plus vite l’idéal sera désérotisé, plus vite les gens pourront diriger leurs désirs vers une fin qui soit véritablement souhaitable ayant peu de choses à voir avec la reconnaissance sociale et la réussite économique selon Debré. Cette remise en cause s’applique donc aussi à la mort, à cette peine surjouée, pathétique ou ridicule que la perte d’autrui suscite. Par là même, remise en cause de la peur de la mort et des vérités consternantes. Plus encore, il s’agirait de la remise en cause d’une littérature qui s’ingénierait à cacher ou à embellir ces vérités consternantes. En cela, l’écriture chez Debré serait un geste de retrait, un décalage, une contre-plongée; ce vers quoi le sujet qui écrit se tourne comme d’une présence devant un rien. Ce livre s’offrirait comme un travail de déconstruction cherchant à dire un rien nécessaire, une sorte de mise à mort d’une littérature bourgeoise qui ne serait que factice, complaisante, voire grotesque, ou comme elle le dit « impuissante, mélancolique, prétentieuse, moribonde, mortifère » (2022, 64). Son projet politique, qui est un projet littéraire,

[…] depuis qu’il n’y a plus de révolution, depuis qu’on nous dit qu’il faut accepter le monde tel qu’il est, ne plus prendre les armes, ne plus tuer père et mère, ne plus renverser les pouvoirs, assassiner les puissants, depuis qu’on nous dit que la guerre n’est pas raisonnable, qu’il n’y a pas d’ennemis, qu’il faut rester chez soi, attendre la mort, ne plus se débattre, être content […] (65),

ce projet, oui, aurait quelque chose de romantique, un romantisme déglingué.

Nom porte plutôt sur le pouvoir que pourrait avoir (le temps le démontrera) la littérature quant au fait de se libérer du récit familial, mais il importe de vérifier comment ce livre s’y prend, et aussi si ce projet littéraire tient la route, en regard de considérations théoriques, qu’elles soient philosophiques (Deleuze & Guattari), ou bien sociologiques (Bourdieu). C’est que si la littérature semble chez Debré être un moyen politique de libération, une activité transitive, il n’en demeure pas moins qu’elle fait de ce moyen un mode d’existence, et que ce mode d’existence se déploie dans un espace social donné : la France d’aujourd’hui.

Le goût âcre de l’enfance  

Constance Debré (1972-) est un écrivain qui a su, au fil de la dernière décennie en France, attirer sur elle une attention médiatique marquée. Ayant publié cinq livres depuis le début des années 2000, oscillant entre plusieurs maisons d’édition (Le Rocher, Stock, Flammarion), c’est surtout avec son troisième livre, Play Boy (récit d’une conversion homosexuelle tardive, paru en 2018), et son quatrième livre, Love me tender (récit de l’abandon d’un enfant par sa mère, paru en 2020), qu’elle a su se tailler une place — aussi remarquée que remarquable — dans le champ littéraire français contemporain. C’est qu’avant d’être écrivain, Constance Debré est avocat pénaliste bien qu’elle ne pratique plus aujourd’hui, mais ce passé juridique sera omniprésent dans ses livres. C’est qu’avant d’être Constance, elle est Debré, c’est-à-dire fille de François Debré, écrivain et journaliste de renom, qui lui, était fils de Michel Debré, l’ancien Premier ministre du Général de Gaulle. Sachant cela, il n’est pas inutile de se demander si les romans de Constance, qui se présentent à la manière de récits autobiographiques, auraient été reçus comme ils l’ont été, c’est-à-dire avec un retentissement aussi grand, un intérêt aussi vif que polarisant, n’eût été de l’héritage social duquel est chargé son patronyme : Debré.

De ce fait, l’on ne s’étonne pas que son dernier livre porte sur le récit familial, mais ce serait mal dit, il ne porte pas sur le récit familial, il est porté par le récit familial comme de l’échelle qu’on jette au sol une fois l’ascension accomplie afin que personne ne puisse nous suivre (pas en haut d’une tour d’ivoire, mais plutôt sur le toit de l’édifice social), car comme elle le dit elle-même : « Avec n’importe quels parents j’aurais écrit le même livre. Avec n’importe quelle enfance. Avec n’importe quel nom. Je raconterai toujours la même chose. Qu’il faut se barrer. » (2022, 155) Selon une lecture bourdieusienne, on pourrait effectivement douter que l’écrivain ait pu écrire « le même livre », c’est-à-dire par-delà les faits d’une histoire subjective singulière qu’elle ait pu écrire un livre qui repose sur une certaine étendue des possibles. En effet, Bourdieu caractérise cette étendue par « la corrélation très étroite entre les probabilités objectives […] et les espérances subjectives » (1980, 90), c’est-à-dire l’horizon de possibilités auquel un sujet peut vraisemblablement aspirer en fonction de ce qui lui a été montré ou formulé comme possible. En ce sens, il était sans doute plausible dans l’esprit de Constance Debré lorsqu’enfant de formuler le désir d’être écrivain son père l’étant lui-même, ou encore de se voir passer par les grandes universités électives, ayant dès son tout jeune âge fréquenté le lycée « Henri IV » (2022, 77) qui est reconnu « pour son élitisme et pour avoir formé de nombreux intellectuels, hommes politiques, scientifiques et personnalités françaises », nous informe la page Wikipédia de l’institution. C’est que pour certains individus, ce n’est même pas de l’ordre du pensable que d’écrire, d’en faire une profession, de publier chez Stock ou Flammarion. Pour certains individus, ce n’est même pas de l’ordre du dicible que de parler de leur « Nom », car leur nom n’en est pas un, il ne porte rien sinon la condamnation de ne renvoyer qu’à leur absence de légitimité, il ne permet pas de se raconter comme a pu le faire Constance Debré, précisément parce qu’il n’y a rien à raconter, aucun lectorat à séduire, à éduquer, à moraliser, aucune famille aristocrate à mettre en scène. Plus encore, ces individus sans nom ne pourront que le faire, ce nom, à la manière du Rumbempré de Balzac dans Illusions perdues, depuis la narration d’une enfance précaire, violente, à la manière de ces récits de transfuges qui ont la cote ces dernières années (pensons aux livres d’Édouard Louis, d’Annie Ernaux ou encore à ceux de Nicolas Mathieu). 

Porter le flambeau familial ou mettre le feu à la maison

Le livre s’ouvre sur un exergue tiré de ce texte des années 80 qui aura marqué durablement les esprits de l’après mai 68 : Mille plateaux de Gilles Deleuze & Félix Guattari. Pour mémoire, il s’agit d’un pavé écrit à quatre mains qui est le deuxième tome d’une dyade conceptuelle que les auteurs auront intitulée Capitalisme et Schizophrénie. Ce livre s’inscrit dans la continuité, mais de façon plus morcelée, du projet très joueur et décomplexé du premier tome qui tentait de remettre en cause l’usage outrancier du cadre d’analyse psychanalytique en faisant un procès au triangle œdipien du papa-maman-moi. En résumé un peu grossier, il s’agit d’une invitation théorique à dépasser pour de bon la manie de penser tous les rapports désirants à l’aune des figures parentales. L’amour ou le désaveu d’amour de papa ou de maman n’y serait pas toujours pour quelque chose dans la constitution du sujet. Or, Nom s’ouvre sur cet énoncé deleuzo-guattarien :

Là où la psychanalyse dit : Arrêtez, retrouvez votre moi, il faudrait dire : Allons encore plus loin, nous n’avons pas encore trouvé notre corps sans organes, pas assez défait notre moi. Remplacez l’anamnèse par l’oubli, l’interprétation par l’expérimentation. Trouvez votre corps sans organes, sachez le faire, c’est question de vie ou de mort, de jeunesse et de vieillesse, de tristesse et de gaieté. Et c’est là que tout se joue (2022, 7).

En cela, il faudrait savoir dépasser l’obsession de la formation du moi, au profit de ce concept devenu mythique qu’est le « corps sans organes », ce corps « intense, intensif » qui serait constitué non pas « d’organes, mais [de] seuils ou [de] niveaux » (Zourabichvili 2003, 15). Cette conceptualisation corporelle tirée d’un vers d’Antonin Artaud permet ainsi de saboter la pensée du sujet comme intériorité, organisme, noyau, comme tout cohérent appréhendable depuis les catégories normatives de l’identité. Il est important de se pencher sur le choix de cet exergue, car on l’a mobilisé, dans une critique écrite par Stéphanie Polack dans le magazine Diacritik, afin de signaler une incohérence entre le projet du livre de Debré et son contenu :

Deleuze affirme en exergue de « Nom » : « La où la psychanalyse dit : Arrêtez retrouvez votre moi, il faudrait dire (…), nous n’avons pas encore assez défait notre moi ». D’accord. Mais si Deleuze remet en question la psychanalyse, c’est parce que, pour lui, l’inconscient n’est pas un théâtre où l’on délire sur « Papa-Maman » justement. C’est le cœur de l’Anti-Œdipe. Alors sur ce point, l’auteure n’est pas conséquente car c’est bien cette pièce qu’elle rejoue, et ce, peut-être pour une raison émouvante qui apparaît à la lecture : elle est ivre d’une colère mythique (2022).

Selon Polack, qui rappelons-le est écrivaine et directrice chez Fayard, Constance Debré ne serait pas parvenue à s’émanciper de la triade œdipienne du papa-maman-moi : son livre s’offrirait comme un « délire », une longue tirade proclamée haut et fort contre la famille de son père, père qui aurait été « le fils mal-aimé, le déviant, l’aventurier, le camé d’une famille au service de l’État » (2022). La critique de Polack est mitigée : on y souligne à la fois ce qu’on pourrait nommer l’angle mort du livre — le fait de parler de la famille tout en voulant s’en émanciper (si tant est qu’on puisse réellement parler de soi sans parler de là d’où l’on vient) — et, d’une manière un peu retorse, le travail d’écriture en rappelant que Debré est, a été et sera « saluée pour les raisons qu’elle méprise » (2022) dans le champ littéraire en France comme ailleurs. Polack soutient que « le symbole qu’elle devient, elle le doit aussi à son patronyme » (2022). Autrement dit, si Polack daigne parler d’un livre autobiographique dont la prémisse est erronée, ce serait moins pour souligner l’envergure du projet littéraire, l’efficace de la plume ou la nécessité du propos, que parce qu’il faut bien parler de cette Debré qui n’a de cesse de revenir à la charge dans les médias, de cet héritier qui crache, crache sur le nom, crache sur l’hétéronormativité, crache sur l’enfance, crache sur la « grande » ou la « bonne » littérature, crache sur les institutions, sur les jeux de classement, de canonisation, crache sans doute un peu sur la critique de Polack également.

De la distinction du goût au dégoût de cette distinction

Il y a, entre les pages de Nom, une mise à mal des tensions idéologiques communes, des idées reçues quant à la logique des classes, voire à la logique du classement. C’est sans doute ce projet de mise à mal qu’elle appelle son « sale boulot » :

Je suis née pour terminer un sale boulot, je dis sale mais je pense beau, un beau boulot, le plus juste, le plus moral, celui de détruire, de finir, je dis ça calmement, simplement, juste comme ce qui doit être fait, ce qu’on a tous à faire, pas réparer comme ils disent toujours, il n’y a rien à réparer, mais au contraire rompre, partir, participer à la grande entreprise de perte, l’accélérer, achever les choses (2022, 14).

Être « née pour », comme on parle d’être bien né, provenant d’une bonne famille. C’est que quoi qu’en dise Debré, elle est « née haut », elle a ça en elle, ce quelque chose à la fois « conforme et sublime » (2022, 19) qu’elle relève chez sa mère, ce magnétisme princier, cette royauté qu’elle ne se gêne pas d’associer à la « Duchesse de Parme dans la Recherche » (19). Elle convoque même son latin pour caractériser le lien désirant qu’elle entretient avec sa mère, depuis une hauteur aristocratique de laquelle son écriture n’a pas su se défaire. Malgré une poétique assez dépouillée au registre conversationnel, elle affirmera : « je suis témoin ou complice, je regarde par ses yeux les autres tomber, je suis le fils préféré ou la fille, je suis le prince héritier, tu quoque mi fili je me délecte et j’enrage, j’attends mon heure » (20). Tu quoque mi fili : toi aussi mon fils, toi aussi tu porteras cette aura bien malgré toi, jusque sur les plateaux télé ou radio, jusque dans tes livres farouches qui voudraient se défaire de tant de signes de distinction. Mais les « bien-nés » respirent comme ils se distinguent, et Constance Debré le sait trop bien :

Toutes ces manières, ces bonnes manières que je connais par cœur, je les déteste. Je les déteste parce qu’elles sont en moi, incrustées bien plus que le sang, elles sont plus qu’une langue, elles sont un corps, elles sont mon corps qui fait que je reconnais les autres corps comme le mien et que je repère les autres, ceux qui ne savent pas, ceux qui vont me faire chier avec leurs angoisses de pauvres, avec leurs complexes de pauvres, avec leur maladresse de pauvres, leur vulgarité de pauvres à être obsédés par les classes […]. (104)

Chose certaine, Debré aurait classé Bourdieu parmi les pauvres, avec cette obsession de dire les mécaniques du social, de catégoriser les êtres en fonction de leurs inclinations. Cependant, ce passage, pour le moins violent, témoigne malgré tout d’un ras-le-bol, et de ces manières distinctives héritées, et de la performance des pauvres de l’être-pauvre. En somme, elle ne veut plus de cette obsession des « manières de classes » qui font qu’on classe les gens d’après leurs manières. Elle n’en veut plus du fétiche des pauvres à vouloir à tout prix obtenir de l’argent ou devenir quelqu’un, parce qu’elle sent qu’elle sait, pour l’avoir vécu, que de l’autre côté, du côté non pas de chez Swann, mais des élus, il n’est pas de sursis. Si d’autres formes de violences ont cours, on y retrouve la même mascarade sociale.

Debré rêve de « gens qui ne soient d’aucun milieu », mais elle ne prétend pas l’incarner, seulement y tendre, car elle souligne qu’elle peut « toujours [s]’agiter mais que cette saloperie de bourgeoisie, c’est du ferme, ferme, ferme » (105). C’est assez explicitement du « ferme », même entre les pages d’un livre qui tente de dénoncer le fétichisme de la grande littérature, car par-delà ses critiques acerbes, sa bibliothèque trahit le projet d’un autodéclassement par les traces de son héritage culturel très élevé, étalé de part en part du livre : en 170 pages, on croise les noms de « Rimbaud » (37), « Bach » (38), « Bacon, Proust » (39), Homère en mentionnant « l’Iliade et l’Odyssée » (55), « Barthes » (64), « Burroughs » (74), « Joyce » (74), « Rutebeuf, Villon » (95), Lautréamont en parlant des « Chants de Maldoror » (96), « Soupault, Gracq » (96), « Nabokov » (145), « Michaux » (154), et j’en passe… Quoi de plus distinctif que de mobiliser ces références en les réduisant ou les moquant? En cela, on peut comprendre que Polack pressentait qu’on puisse saluer dans le champ littéraire le livre de Constance Debré au nom de ce qu’elle méprise : les initiés, les élus, ceux qui lisent les livres sans que cela n’infléchisse en rien leur rapport au monde, ceux-là éprouveront un plaisir immense (et pas vraiment coupable) à retrouver ces références qu’ils sauront attraper, déchiffrer, se sentant par-là même complices d’un haut savoir, que Debré les critique ou pas…

C’est sans doute à cette impossibilité de se défaire de son milieu d’émergence, milieu perçu par la société comme une chance, qu’on pourrait reconnaître « la souffrance du dominant » comme le disait Pierre Bourdieu dans le documentaire La sociologie est un sport de combat (2001). Il y aurait une forme d’aliénation chez la personne « bien-née » s’opérant d’abord au sein de la famille réputée, et ensuite par le fait du regard extérieur envieux qui lui intime d’être fière, de se compter chanceuse, de se taire aussi, de ne pas se plaindre de ses privilèges, qu’elle mesurerait mal, du fait qu’elle en jouit, n’ayant pas vécu la vraie misère, la vraie violence. 

C’est qu’il y a, comme le dit Bernard Lahire, une véritable « sociologie à l’échelle individuelle » qui ne sombre pas dans le psychologisme, mais qui donne à penser la nature du sujet dans ses interactions avec le social et les institutions (la famille étant aussi une institution). Lahire défend la nécessité « d’examiner le monde social à l’échelle des individus », c’est-à-dire que le social serait à appréhender et à interpréter en tant qu’il est incorporé « sous la forme de dispositions à agir, à croire, à sentir » (2013, 11). Partant de ce présupposé, on peut mesurer toute la pertinence qu’il y a à partir d’un livre, d’un récit fictif ou autobiographique, afin d’observer ce social incorporé à l’œuvre, ce social livré textuellement. C’est en cela que l’on peut questionner la critique de Polack au sujet du livre de Debré, en ce qu’il ne s’agirait pas de produire des livres qui sauraient donner à voir ou à penser le social par-delà les individus, leur subjectivité, leur histoire, mais bien à partir de ces éléments, en ce qu’ils portent en eux, à la manière d’une boule de papier froissé, ce que Lahire appelle la métaphore du « social à l’état plié » (2013, 14), voulant que le social s’inscrive dans le sujet à la manière de plissements, et qu’il serait possible, selon une démarche sociologique, d’en étudier les plis, la manière dont l’extérieur se plie à l’intérieur de l’individu, un social incrusté « bien plus que le sang » disait Debré (104).

Debré dira entre les pages de Nom que « la violence de classe [est] passée de mode » (47), que « la lutte des classes, [elle s’]en fou[t] (49), simplement car, ayant pratiqué le droit pénal, elle a bien compris que la machine sociale était brisée :

Au début, on croit qu’être avocat c’est défendre, c’est s’opposer, et puis on comprend que c’est permettre, permettre aux juges de faire leur sale boulot à eux, permettre à la justice d’écraser tranquille, que c’est à ça qu’on sert, les avocats, à légitimer la violence, la violence de la classe de haut en bas. (48)

Or, s’inscrivant dans la mouvance de la théorie sociale de Lahire, cette idée selon laquelle la lutte des classes serait passée de mode comporte une pertinence épistémologique plus grande qu’on ne pourrait le présumer. En effet, par-delà les violences entre les classes, que l’on reconnaît à ce que Bourdieu a appelé « le mépris de classe », concept indissociable de celui de « respectabilité »4, il y aurait raison de se pencher sur la violence symbolique qui opère entre les individus eux-mêmes, dans une même classe, comme expression subjective du social en eux.

À titre d’exemple, il me semble plausible de soutenir qu’entre les pages de Nom, la violence symbolique des institutions s’exprime/s’incarne dans la violence domestique dont a été témoin et victime Debré, grandissant auprès de parents « camés », entre qui régnaient des scènes de violence conjugale où se mélangeaient l’opium, l’héroïne et les coups. Et pourtant, Debré dira que :

C’est moral un drogué. Des parents drogués ça fait grandir sous la loi morale. Ma chance ce n’est pas ma famille de ministres, ma vraie chance, celle vraiment que tout le monde devrait m’envier, c’est les parents camés et la mort de ma mère. (89)

Sa chance, en somme, ce serait l’inculcation du sérieux qui vient avec l’expérience de la difficulté, pas celle de la misère des pauvres, mais la compréhension qu’il y avait pour son père une impossibilité à porter le flambeau familial, un désir de ne pas être le fils préféré du père ministre, une manière d’existence passant par l’écriture et la drogue qui saurait trahir ces récits sociaux qui font la vie dure à tous les individus, peu importe la classe de laquelle ils proviennent ou dans laquelle ils sont parvenus. 

Debré trace à gros traits ces récits sociaux, ces idées toutes faites auxquelles la majorité ressent le besoin de croire, elle les trace et les condamne dans un geste ostentatoire qui, s’il ne lui permet pas de nier son héritage distinctif, lui permet au moins de consacrer son dégoût à une finalité qu’elle considère morale : la fin de ces états abêtissants, de la carcéralité de l’enfance, de la relation hétéronormative, de la propriété, de la reconnaissance sociale, de la logique capitaliste :

Si les choses étaient bien faites, à dix-huit ans on oublierait tout, on ne reverrait jamais ses parents, et on changerait de nom. Papa-maman est un cri d’esclave. Dix-huit ans pour en sortir. Dix-huit ans c’est les peines qu’on prend quand on assassine (111).

Si l’on en croit ce qu’elle dit, il faudrait savoir mourir à l’enfance, à la famille, avant que la croyance en ces récits ne nous tue.

Une morale obscure nommée littérature

Il est un paradoxe sociologique immense entre les pages de ce livre qui se présente sur la quatrième de couverture à la manière d’un « programme politique », dans une intention moralisatrice à peine cachée. Bien qu’il s’agisse d’un projet littéraire ayant une portée politique indéniable, il ne s’extirpe pas pour autant du champ littéraire français contemporain — du jeu des ventes, des prix, de la mise en marché. Ce livre est porté par une politique de refus, de rupture, par la remise en cause de l’origine, qu’elle soit familiale ou même ontologique. L’écriture, chez Debré, devient le moyen d’un grand ménage, d’un dépouillement, d’une déconstruction, mais aussi d’un procès total et catégorique fait à la littérature. Son dégoût de la distinction s’étale à tout ce qui est, même la littérature, même son activité propre qui lui permet le pas de côté, le pas au-delà :

Même les livres parfois. À un point inimaginable. Au point où les livres semblent résumer l’ensemble de mes dégoûts. Incarner ce qui me dégoûte dans tout. Dans les appartements que je traverse, je vois les livres, les bons livres, je ne peux pas les toucher, je fais en sorte que mon regard ne les accroche pas. Je commencerais par là si j’étais terroriste, je commencerais par les livres,  je les détruirais, je les déchirerais, je les brûlerais, tous les livres bien rangés, les petits murs de livres, les petits appartements de livres, les petites villes de livres, l’arrogance des livres, la mollesse des livres, la bourgeoisie des livres, la putasserie des livres, toute cette décoration, ce faux plâtre, la peur, la lâcheté, la bêtise, la bêtise des livres, l’immense bêtise des livres, celle de ceux qui lisent, celle de ceux qui écrivent (2022, 114-115).

C’est qu’on est en droit de se demander s’il ne s’agirait pas de la distinction portée à son paroxysme que de mener une vie à rebours, une vie d’écriture polémique fondée sur une moralisation des masses, du pauvre à l’aristocrate? N’y aurait-il pas là le privilège ultime, que d’écrire ainsi, depuis un nom comme le sien — retourné comme un gant, en ayant une tribune médiatique immense, en publiant dans les plus grandes maisons (Stock, Flammarion), en faisant sensation (et leçon) sur les couvertures des Inrockuptibles (obtenant le prix éponyme pour son avant-dernier roman)?

Constance Debré avait hérité d’une image sociale, celle d’être la petite-fille d’un ministre, celle d’être la fille d’une mère mannequin aristocrate et d’un père écrivain et journaliste de renom. Afin de s’emparer de cette image sociale, elle a façonné, par l’entremise du métier d’écrivain, une image d’auteur qui exprime de façon assez caricaturale l’opposition, la révolte. Pensons seulement à la représentation de son corps dans l’espace, à ces photos d’auteur à la tête rasée, aux nombreux tatouages décorant son corps, aux vêtements unisexes de teintes neutres, au veston en cuir. De l’ethos narratif à l’ethos auctorial, un mouvement s’opère, car l’écriture aménage un espace de liberté qui confère à l’écrivaine une impression de sans-conséquence : on peut sur la page cracher sur tout, sans vergogne, sans remords. En cela, si Constance Debré joue au polémiste entre les pages de ses livres, il est assez curieux de l’écouter donner ses entretiens radiophoniques auprès d’immenses chaînes françaises comme France Inter (Garcin 20 février 2022) ou France culture(Laporte 24 février 2022)C’est que soudainement l’écrivain, sûr de lui-même sur la page, cafouille, pour ne pas dire bafouille, invité à jouer le jeu du partage, de l’explication, de la confession sur les chaînes radio. Ainsi s’actualise la  popstarisation tant exécrée par Debré, consécration qui est l’apanage de la grande littérature. Arnaud Laporte se moquera ainsi de l’écrivaine et de son projet d’écriture en mettant l’accent sur son obsession pour les morceaux de l’immense compositeur allemand Johann Sebastian Bach, intitulant son émission « Bach existe donc il y a une solution dans le monde ».

Si Constance Debré échappe à la catégorisation très réductrice des écritures « autobiographiques » à la Christine Angot, Camille Laurens ou encore Chloé Delaume, elle est sans doute rangée dans la catégorie bicéphale d’esthète polémique. À la jonction de deux postures selon le modèle d’analyse du champ littéraire français de Gisèle Sapiro (2018, 88), on peut la situer auprès de noms masculins assez réactionnaires comme celui de Michel Houellebecq (qui publie aussi chez Flammarion) ou encore celui de Yann Moix, grand ami de Frédéric Beigbeder ou de Bernard-Henri Lévy… On se rappellera, pour la petite histoire, que Moix a raflé le Renaudot en 2013 avec son livre Naissance dont l’inscription sur la quatrième ne peut que faire penser au projet littéraire du livre qui nous intéresse : « Non pas tuer le père, mais tuer en nous le fils. […] Toute naissance est devant soi. C’est la mort qui est derrière. Les parents nous ont donné la vie? À nous de la leur reprendre. Le plus tôt possible. ».

À passer aux mêmes émissions que ces hommes-là, à concourir aux mêmes prix prestigieux auprès de ces figures troubles et richissimes de la littérature bourgeoise, on se demande comment le dégoût d’être héritier ne l’a pas empêché de s’y présenter, aux entretiens comme aux concours… 

 

Bibliographie

Blanchot, Maurice. 1973. Le pas au-delà. Paris : Gallimard.

Bourdieu, Pierre. 1979. La Distinction. Critique sociale du jugement de goût. Paris : Minuit.

___. 1980. « Chapitre 3 : structures, habitus, pratiques ». Dans Le sens pratique. Paris : Minuit.

___. 1991. « Le champ littéraire ». Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 89 : 3-46.

Carles, Pierre. 2001. La sociologie est un sport de combat. France : C-P Productions et VF Films.

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Pour citer cet article: 

lamoureux, rachel. 2023.  « Écrire le dégoût d’être héritier dans Nom de Constance Debré » Postures, Dossier « Anamnèse : oubli et oublié·e·s en littérature », no 37, En ligne <http://www.revuepostures.com/fr/articles/lamoureux-37(Consulté le xx / xx/ xxxx).