Réception de Victor Segalen : de l’oubli à l’exhumation

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En restant en dehors de la vie littéraire officielle par nécessité médicale et par goût personnel, Segalen avait choisi de rester dans l’ombre pour mieux servir les valeurs esthétiques qu’il devait bientôt mettre au rang des plus hautes1.

Henri Bouillier, Victor Segalen

Le thème proposé par ce numéro de la revue Postures permet de s’intéresser plus particulièrement à la réception des œuvres littéraires oubliées. Il s’agit d’une perspective critique souvent ignorée, ou moins traitée par les travaux de réception qui se concentrent sur l’examination des différentes lectures d’un livre au fil des années. Or, c’est la reconnaissance d’une œuvre ou, à l’inverse, son oubli, c’est-à-dire son éloignement de la consécration publique et institutionnelle, qui permettent de mieux saisir la réception d’une production dans sa complexité.

Ainsi il semble intéressant d’analyser comment la réception de l’œuvre de Segalen s’est transformée au fil des années. L’examen de la réception de l’auteur à partir de la notion de l’oubli permet d’identifier deux phases: la première concerne la réception immédiate de l’auteur, caractérisée par un relatif silence; la deuxième, se situant au cours de sa réception relativement tardive, annonce la consécration d’une œuvre dont l’apport littéraire et idéologique est important parce qu’elle illustre une nouvelle conception de l’exotisme et de l’altérité. Elle consiste à représenter l’Autre selon une posture qui fait l’éloge de la différence. 

I — Chronique d’un relatif silence

L’œuvre de Segalen a fait l’objet d’une occultation au moment de sa production. Elle n’était appréciée que par de rares personnalités intellectuelles avec lesquelles l’auteur entretenait des relations d’amitié. Les trois livres qu’il a publiés de son vivant, Les immémoriauxStèles et Peintures, se sont contentés de quelques propos2, certes élogieux, mais insuffisants pour que l’écrivain puisse être connu et reconnu. Les immémoriaux, publié en 1907 au Mercure de France, raconte l’histoire du déclin de la civilisation d’un peuple oublieux de sa culture et de son savoir. Ce drame se joue à l’aube de l’arrivée des missionnaires européens. Présenté sous une forme romancée, le texte intègre des éléments ethnographiques. À travers ce monde en pleine désagrégation, Segalen dénonce les effets dévastateurs du colonialisme, ennemi de ce qu’il appelle le « Divers ». Stèles, consacré chef-d’œuvre par la critique, est né de son voyage en Chine. Publié en 1912, ce recueil de poèmes lapidaires présente les monuments de l’Empire du Milieu sous un nouveau jour. L’œuvre est divisée en parties dont chacune correspond à un certain type de stèle chinoise et aborde une thématique différente. Quant à Peintures, il s’agit d’un recueil de poèmes en prose publié en 1916 chez l’éditeur Crès. Loin d’être un récit à l’image des Immémoriaux, ni des poèmes à proprement parler tels que ceux de StèlesPeintures invente des peintures chinoises dans une écriture mouvante qui remonte aux premiers âges.

Bien des raisons peuvent expliquer ce déficit de reconnaissance : d’abord, le contexte historique et politique caractérisé par le colonialisme; ensuite, le caractère novateur des textes de Segalen sur le plan aussi bien poétique qu’idéologique; enfin, la conspiration de certains écrivains qui ont choisi de garder le silence sur ses écrits.

1.     Considérations historiques et littéraires

Le peu d’intérêt accordé à l’œuvre de Segalen ne peut pas s’expliquer seulement par sa profession de médecin qui a porté, dans une certaine mesure, atteinte à sa vocation d’écrivain et brouilla son image. Ayant voyagé pour des raisons professionnelles, le public n’attendait de lui que des récits pittoresques sans qualité esthétique aucune. Certes, sa profession de médecin laissait planer des doutes sur le sérieux de ses écrits, mais il faut dire que le poète témoignait de certains penchants littéraires depuis son jeune âge. De ce point de vue, le contexte historique et politique met davantage en lumière le peu d’intérêt à l’égard de son œuvre. En effet, le début du XXsiècle est marqué au sceau de l’idéologie coloniale. Dans ce contexte où la majeure partie de la littérature française se veut le vecteur de cette politique, les écrits de Segalen font exception. En effet, leur ouverture sur d’autres cultures que les cultures européennes est sans doute une des causes de cette rencontre différée avec le lectorat. En ce sens, Laurence Cachot écrit :

Le contexte littéraire de l’époque de V. Segalen (1878-1919) explique, sans aucun doute, le manque d’enthousiasme de ses contemporains pour cet auteur qui exalte la diversité du monde. Sa sensibilité qui le fait s’émerveiller devant la Différence, est en profonde discordance avec l’idéologie ambiante. En effet, de 1880, jusqu’aux indépendances, la colonisation européenne est à son apogée. Une grande partie de la littérature française est alors imprégnée du complexe de supériorité développé lors de cette période brillante de l’impérialisme. (1999, 7)

On comprend bien que Segalen refusait de soumettre son œuvre aux carcans du complexe européen de supériorité. Pour cette raison, il critique, dans son Essai sur l’exotisme, les écrivains qu’il appelle les touristes, les pseudo-exotes et proxénètes de la sensation3,  ceux dont il juge le regard superficiel, voire réducteur. Or, l’exotisme, dans la perspective de Segalen, est fondé sur toute autre chose. Il n’est pas un simple goût pour les us et coutumes des peuples lointains. Il n’est pas une façon de considérer les autres civilisations à l’aune de la civilisation occidentale. Il n’est pas non plus une adaptation ou une compréhension parfaite d’une autre culture. Pour lui, l’exotisme est fondé sur le principe de l’incompréhensibilité éternelle de l’Autre. C’est de cette impossibilité de comprendre ce dernier que découle le plaisir de l’expérience exotique. Ainsi, en reprenant à son usage le terme « exotisme », Segalen s’est opposé à la littérature coloniale de son époque, ce qui lui a certainement valu des années d’oubli. Il ne retiendra l’attention du public européen qu’après le démantèlement des empires coloniaux. Il s’ensuivit un regain d’intérêt pour les récits de voyage. En effet, un regard neuf est porté sur la représentation de l’Autre dans ce genre d’écrits. Les textes de Segalen, en particulier l’Essai sur l’exotisme, présentent une base importante pour cette nouvelle réflexion initiée en grande partie par les études postcoloniales. 

Aux conditions historiques peu propices à la réception de Segalen s’ajoute une contrainte liée à l’œuvre. Elle a créé une sorte d’écart esthétique au sens où l’entend Hans-Robert Jauss quand il note que les « bestsellers » ont du succès parce qu’ils répondent à un « horizon d’attente » fait d’idées reçues, de clichés génériques, lourds de tout un intertexte sans âge et sans surprises. Le théoricien cite le cas de Fanny de Feydeau, paru en 1857, qui répond à tous ces critères (Yves Ansel, 98). Il en résulte treize éditions en un an. À l’opposé, les œuvres innovantes et déroutantes ont du mal à trouver leur public en raison d’une certaine illisibilité.

D’ailleurs, Henri Bouillier n’a-t-il pas avancé que les textes du poète ont quelque chose d’aristocratique et de moderne, et qu’ils n’étaient pas, de ce fait, destinés à « attirer l’admiration des foules » (Henri Bouillier 1986, 9)? Ils sont en effet nourris de secrets et d’allusions auxquels le lectorat de l’époque n’est pas habitué. De son côté, Segalen n’a pas pu réduire la distance entre le public et son œuvre en raison de sa mort prématurée. Pour cette raison, il a laissé un vide, « un atopos entre l’écrivain et tout lecteur. » (Abdelkébir Khatibi 1987, 21)

Tout bien considéré, il semble que ce soit en raison de son refus constant d’une quelconque obédience politique ou littéraire que Segalen s’est pénalisé par rapport aux canaux officiels de consécration de son époque. Il affirmé, sur un ton ferme, qu’il ne se réclamait d’aucune filiation littéraire : « Pas d’écoles, pas de principes, pas de normes, mais l’éveil par tous les moyens possibles » (cité dans Henri Bouillier 1986, 35). Tout comme dans le champ du politique, l’auteur voulait faire l’exception dans celui de l’écriture littéraire. Il s’insurgeait contre les règles communément acceptées pour forger sa règle à lui, plus propice à ses partis pris idéologiques, « plus vigoureuse peut-être, convenable à son objet et choisie. » (Gilbert de Voisin 2019, 125)

Un autre avis pointe du doigt la faiblesse esthétique des ouvrages. Ainsi, Michel Le Bris identifie chez Segalen un refus du lectorat, voire une absence d’œuvre. Bien qu’ils témoignent d’une certaine érudition, ses premiers textes étaient néanmoins encombrés de maintes influences. Par exemple, ses nouvelles prennent la forme de simples essais dans la mesure où l’auteur n’arrive pas à donner âme et corps à ses personnages. Les poèmes ne dérogent pas à cette considération puisqu’ils prouvent un manque d’imagination. En réalité, Segalen s’est fortement inspiré des stèles chinoises qui non seulement nourrissent le système textuel, mais aussi le mode d’organisation du livre en entier (Marc Gontard 1993). Tout compte fait, Segalen donne à voir une incapacité à nouer des intrigues, à faire vivre des personnages et à respecter les normes de l’écriture romanesque :

La difficulté manifeste de l’auteur à conduire un récit. Des œuvres trop rares pour dessiner une trajectoire, suggérer un projet esthétique clairement identifiable : minimes étaient les chances de le voir reconnu, acclamé de son vivant. (Michel Le Bris 1995, 8)

Ce que certains voient comme une faiblesse esthétique, d’autres le considèrent comme le signe d’une écriture originale qui a, paradoxalement, retardé sa réception. Le silence qui a frappé son œuvre serait alors dû à ce qu’elle apporte en termes de nouveautés esthétique et thématique. Dans Les immémoriaux, Segalen prône une nouvelle conception du voyage : il donne à lire une expérience exotique sous-tendue par une approche compréhensive de l’altérité. De même, la perspective narrative adoptée et ses implications sur le plan de l’écriture indiquent que le narrateur est d’origine maorie. Il s’agit, dans les faits, d’un choix narratif absent des récits de voyage. En cela aussi, les écrits de l’auteur semblent être en avance sur leur temps. Pour cette raison, son étonnante rigueur ne sera appréciée qu’après « des temps d’inflations lyrico-métaphoriques » (Claude Courtot 1984, 10). Gilles Manceron précise à cet égard :

On est obligé d’admettre que l’œuvre de Segalen est l’une des rares à avoir vu le jour à un moment où le public susceptible de l’apprécier n’existait pas encore et qu’elle appartient, en réalité, davantage à la littérature de la seconde moitié du siècle qu’à celle de l’époque où elle a été écrite. (1991, 13)

2.     Une coalition du silence

Outre les considérations historiques et littéraires, le mutisme bien volontaire d’écrivains ayant connu Segalen a également déterminé le destin de ses écrits pour un moment. Il était victime d’une forme un peu particulière de « sournoise coalition du silence » selon l’expression de Valérie Bucheli4 (2020). Cette conspiration du silence s’additionne à la mort précoce de l’auteur, laquelle l’a empêché d’achever ses projets, laissés en chantier.

Paul Claudel (1868-1955), poète, dramaturge et essayiste français, n’a entrepris aucune action pour rendre justice à Segalen et, par conséquent, respecter le devoir mutuel de fidélité5. Malgré l’admiration de Segalen envers lui, le Maître a choisi de maintenir une distance avec son admirateur plutôt que de se porter témoin d’une production littéraire et poétique qui allait sombrer dans l’oubli6. Une telle attitude s’explique par l’échec de Claudel à convertir le voyageur au christianisme, puisque leurs idées sur cette religion étaient diamétralement opposées. Bien qu’ils furent proches à certains égards, notamment par l’héritage symboliste qu’ils ont accueilli puis dépassé, il y eut chez eux une préférence pour une écriture exotique, courte et lapidaire, qu’on retrouve aussi bien dans La connaissance de l’Est que dans Stèles. Mieux encore, ils étaient tous deux fascinés par l’Empire du Milieu. En somme, cette connivence se trouve ébranlée par un désaccord relatif à la religion. L’adhésion de Claudel au catholicisme irritait Segalen. Il y voyait un prosélytisme obsessionnel :

Si Claudel a subi une forte imprégnation de La Somme Théologique de Saint Thomas d’Aquin, fondée sur les notions d’éternité, d’immuabilité et de perfection de l’essence et de la volonté divines, Segalen, lui, est pénétré d’un sentiment très héraclitéen de l’universelle mouvance, du théâtre toujours renouvelé qu’est le monde. (Marie-Josette Le Han 2001, 58)

Plus tardivement, l’indifférence de Claudel s’est poursuivie. En 1937, à l’occasion d’une conférence sur « La poésie française et l’Extrême-Orient », dont le sujet ne pouvait que rappeler l’importance, voire l’urgence d’une réflexion sur l’expérience chinoise de Segalen, Claudel n’a fait aucune allusion à Stèles, œuvre qu’il a pourtant lue. Il « réussit le tour de force de ne pas citer Stèles et de ne nommer Segalen qu’incidemment. » (Gilles Manceron 1991, 481)

À l’indifférence de Paul Claudel s’ajoute le dédain affiché de Saint-John Perse (1887-1975)7. En raison de son hostilité qui ne s’est jamais démentie, il a refusé de citer le nom de Segalen, son soi-disant adversaire dans le monde de la poésie. Bien que Paul Claudel les ait présentés l’un à l’autre à Bordeaux, Perse a complétement nié cette rencontre. À l’époque, aucun n’a avancé l’idée que Saint-John Perse, par une telle attitude, voulait dissimuler toute forme d’inspiration. À cet égard, Perse a veillé à ce que personne ne soupçonne l’influence de Stèles sur Anabase afin de ne pas compromettre sa candidature au prix Nobel de littérature. Tout rapprochement entre les deux œuvres ne devait donc pas avoir lieu. C’est pourquoi il a laissé entendre que sa lecture du recueil de Segalen était postérieure à la rédaction de son propre texte. Néanmoins, l’expression « gens de poussières » dans Anabase, fait remarquer Gilles Manceron, rappelle celle qu’on trouve dans la préface de Stèles, soit « hommes de poussières ».

Saint-John Perse maintient sa position hostile vis-à-vis de l’œuvre de Segalen. Dans sa lettre à l’éditeur Alain Bosquet, le poète suggère à son destinataire de supprimer toutes les références à Segalen du chapitre intitulé « Affinités » qui revient sur ses amitiés intellectuelles8. Si Perse a décidé d’écarter les citations de Segalen de la présentation de ses Œuvres complètes, c’est parce qu’il ne voulait laisser aucune trace montrant un lien étroit entre les deux productions. Or, l’influence de Segalen est avérée, notamment lorsque l’on pense à l’un des poèmes de Perse, à savoir « L’animal », inspiré par un tableau de Paul Gauguin. Dans ce poème, il y a effectivement des termes qui font écho à un article de Segalen paru quelques années précédentes au Mercure de France9. Tout bien considéré, depuis les années 1980, l’osculation par Saint-John Perse de ses rapports avec Segalen est devenue un fait, comme l’a bien montré Mireille Sacotte. Pour s’assurer des ressemblances entre les écrits de Segalen et les textes ultérieurs de Saint-John Perse, Mireille Sacotte revient sur la réaction de ce dernier à une question portant sur ce sujet : 

Saint-John Perse, visiblement agacé par le sujet, a immédiatement dévié vers autre chose et ceci m’a confirmé dans l’opinion que les deux hommes se connaissent et que Saint-John Perse voulait qu’on évite de chercher dans ce sens, ce qui prouve qu’il y a quelque chose à trouver. En tout cas, la rivalité est évidente. (1988)

II — Le moment de la consécration

En dépit de ces conditions défavorables et de cette conspiration du silence, l’œuvre a été exhumée et mise en valeur. À cette renaissance ont participé des écrivain.es, des universitaires ainsi que des éditeur.rices. Au cours de la période durant laquelle l’œuvre de Segalen s’est heurtée à l’indifférence, quelques réactions ont toutefois ouvert la voie à sa consécration ultérieure. Les trois textes qu’il a publiés de son vivant ont trouvé une place dans les lettres de ses correspondants.es et dans quelques études auxquelles nous nous intéresserons dans le point suivant.

1.     Premier.ères défricheur.ses de l’œuvre 

Claude Farrère (1876-1957) a livré à Segalen des remarques sur Les immémoriaux10. Elles concernent en grande partie les personnages, l’emploi inapproprié de certaines expressions maories et l’influence de Salammbô de Gustave Flaubert sur la fiction11. Par ailleurs, Remy de Gourmont a beaucoup apporté à Segalen pendant ses débuts littéraires ainsi qu’après sa mort. S’il est resté silencieux à la parution des Immémoriaux, il n’a cependant pas hésité à exprimer son admiration pour Segalen à la sortie de Stèles. Il ne pouvait être indifférent à une œuvre qui témoigne d’une belle plume et d’une rigueur poétique : « quel beau livre vous avez fait avec ces Stèles! Rien que la litanie de ces poèmes est une merveille. On se sent en un autre monde. Quel livre que celui dont la table des matières ouvre de tels rêves » (Correspondance II 2004, 145). 

Gilbert de Voisins fait également partie des défenseur.ses de Segalen. Il lui a dédié son livre Écrit de Chine, en plus de lui avoir consacré quatre articles perpétuant la mémoire d’une longue amitié. L’article « Le souvenir de Victor Segalen » est celui qui expose en détail les contours d’une amitié intellectuelle. Gilbert de Voisins s’est montré intéressé moins par l’œuvre que par l’homme. Enfin, le philosophe Jules de Gaultier a défendu Les immémoriaux au moment de sa parution : « L’ouvrage, dont la documentation a été recueillie en partie à Tahiti, au cours d’un séjour de plusieurs mois, m’a paru composé avec le plus grand souci d’exactitude du détail ethnographique. » (1908, 584) Cette reconnaissance s’est trouvée d’autant plus mise en évidence dans un article portant sur la théorie de l’exotisme, « Victor Segalen et le sens du Divers ». Jules de Gaultier y étudie l’évolution de l’exotisme ségalénien à travers ses trois livres :Les immémoriauxStèles et Peintures, ce qui a pour effet de mettre, pour la première fois, les textes narratifs et poétiques de l’auteur à l’épreuve de sa théorie de l’exotisme.

Ces efforts, quoique timides, sont accompagnés d’initiatives éditoriales. En effet, de nombreux inédits ont été publiés et d’autres textes réédités grâce à, notamment, la fille du poète, Annie Joly-Segalen. Des maisons d’édition spécialisées ont d’abord pris le relais ― Plon « Terre humaine », Club du Meilleur Livre ―, ensuite il y a eu un glissement vers des maisons d’édition de grande valeur ― Fata Morgana, Rougerie ―; enfin, l’œuvre a atterrit chez Gallimard, Le Seuil, Robert Laffont et Honoré Champion. Après la sortie de ses Œuvres complètes en 1995, Segalen entre en 2021 dans « La Pléiade », consécration qui confère l’immortalité selon les propos de Jean d’Ormesson (cité dans Noel Cordonier 2017).

2.     Consécration universitaire

Cette réception éditoriale, qui a permis de rendre justice à une œuvre longtemps malmenée, se double d’une consécration universitaire. Henri Bouillier a soutenu en 1961 la première thèse sur Segalen. Son étude est fondée sur les manuscrits que lui avait confiés Annie Joly-Segalen. Le mérite principal de cette réflexion réside dans le fait que Bouillier aborde l’œuvre dans sa totalité. L’analyse du corpus est jointe à un examen fin de l’auteur qu’était Segalen. Jean-Louis Bédouin remarque la pertinence d’une telle thèse publiée au Mercure de France : « Son livre Victor Segalen[…] est et restera indispensable à quiconque voudra connaître en profondeur l’œuvre et la personne du poète, l’une et l’autre également singulières, complexes, entourées d’un léger halo de mystère. » (1963, 7) Se présentant sous la forme d’une biographie, le livre de Bouillier a inspiré deux autres ouvrages : celui de Gilles Manceron (1991) et celui de Marie Dollé (2008). Ces textes enrichissent et complètent celui de Bouillier et l’œuvre de Segalen.

Le travail d’Henri Bouillier a donc donné un nouvel élan à la réception de Segalen. Bien des lecteur.rices ont progressivement relayé et presque épousé les analyses du chercheur qui a réussi à négocier le premier accès à l’œuvre. Maintenant que cette dernière est apprivoisée, elle donne naissance à un nombre foisonnant d’articles et de monographies qui s’ajoutent aux rares articles du début du siècle. L’ensemble des réflexions s’inscrit dans le cadre de deux lignes de lecture. Les critiques ayant choisi de travailler sur l’œuvre chinoise ont présenté un Segalen spiritualiste. Plutôt interpellée par ses écrits polynésiens, une autre communauté de lecteur.rices a présenté un Segalen anticolonialiste et sensible à la désagrégation de la culture maorie.

Conséquemment, des ouvrages collectifs, des colloques, des thèses et des articles de revues se font plus nombreux.ses. En 1978, à l’occasion du centenaire de sa naissance, un premier colloque consacré entièrement à l’auteur est organisé au Musée Guimet, suivi d’un autre, en 1985, à l’Université de Pau. Segalen entre ensuite à l’Herne. Centrée sur la thématique de la tension entre le réel et l’imaginaire, cette édition présente des textes inédits et des études approfondies. En 1987, la création de l’Association Victor Segalen affirme l’actualité et la renommée grandissante de l’auteur. Pour aider la recherche sur l’œuvre de Segalen, l’Association a lancé la première version des Cahiers de l’auteur. De son côté, la Bibliothèque nationale de France rend hommage au poète en 1999. Un catalogue d’exposition des photographies, des manuscrits et de nombreuses contributions d’écrivain.es, de chercheur.ses et de spécialistes d’histoire de l’art est organisé par Mauricette Berne.

Actuellement, l’œuvre de Segalen continue à alimenter les débats sur les questions relatives à l’interculturalité, à l’altérité et à l’exotisme, notions à l’aune desquelles ses textes sont lus et interprétés. Aussi, quoique nombreuses, les recherches académiques n’arrivent pas à s’affranchir des deux cadres généraux de réception qui coexistent depuis des décennies. On se rappelle que l’œuvre clive son lectorat qui balance entre deux pôles antithétiques. D’une part, une communauté de lecteur.rices qui consacre l’image d’un écrivain doté d’une approche compréhensive de l’altérité, détachée des relents coloniaux, puisqu’il n’a jamais tenté de réduire les êtres et les objets aux impératifs de sa subjectivité. D’autre part, celle qui donne à voir un Segalen colonialiste dont les fictions rappellent mutatis mutandis les récits de Pierre Loti. Bien qu’il fut passionné des contrées lointaines, Segalen se comportait en ethnocentriste, imprégné par la supériorité de la culture occidentale. À cet égard, Khatibi met l’accent sur le déphasage entre la théorie de l’exotisme et les textes poétiques et littéraires de l’auteur : 

La loi de l’exotisme, telle que l’avait imaginée et pensée Segalen, est ici très défaillante, sinon inconsistante[.] [...] [L]a dégradation du système ségalénien s’accélère lorsqu’il écrit sur les hommes de bât qui l’accompagnent. Il le fait avec un ton hautain, méprisant, frappé d’indignité[.] [...] Dans ce sens, cet exote est un ethnocentriste, un aristocrate atavique et qui fait retour sur lui-même dans le même cercle des valeurs et des préjugés, la même tradition de la méconnaissance et de la dénégation. (1987, 50-52)

En somme, l’œuvre de Segalen a été amenée à occuper une position de marge pendant un demi-siècle. Après une traversée du désert, elle a pris du galon pour faire l’objet d’études avancées. Cependant, sa survie littéraire demeure relative. Ce passage de l’oubli à l’exhumation a-t-il vraiment permis à l’œuvre de Segalen de se faire une place sur la scène littéraire? Il s’agit d’une interrogation bien légitime si l’on considère que l’œuvre ne figure pas aux programmes scolaires, alors que d’autres théoriciens qu’il a inspirés — Edouard Glissant, Patrick Chamoiseau, Abdelkébir Khatibi — y figurent. Peut-on parler, à l’instar de Valérie Bucheli, d’un échec de la critique ségalénienne? (2020) Il y a là de quoi avancer que les défenseur.ses de Segalen ne sont pas arrivé.es à protéger son œuvre contre des lectures réductrices. Échec bien avéré quand on pense, par exemple, au mésusage dont la théorie de l’exotisme du voyageur a été victime. À l’origine de cette sorte de manipulation se trouve la Fondation pour « le dialogue des cultures française et chinoise12 », pour laquelle l’auteur a donné son nom. Noel Cordonier, spécialiste de l’œuvre de Segalen, a bien mis en avant ce dérapage: « À des fins de “renforcement des relations culturelles’’, nous sont en fait servis sans distance le dogme et les visées du libéralisme économique : “Les entreprises sont au cœur de ce projet”[,] […] “priorité stratégique”[,] […] “réussite”, “responsabilité sociale, environnementale et culturelle”. Ô, Segalen! » (2017, 88-89)

Il semble, enfin, que les premiers signes de reconnaissance de l’œuvre se soient épuisés en route. Cet échec de la critique à maintenir la notoriété de l’auteur est similaire à l’échec de Segalen à se faire connaître au début du siècle. Tout compte fait, malgré les efforts consentis, Segalen se tient encore à l’écart de la société littéraire comme le confirme Marie Étienne : « Un perdant? Si l’on peut dire. Pas encore installé, et de manière irréfutable, au panthéon des grandes gloires qu’on n’ose plus toucher, sujet à controverse, ignoré des programmes scolaires… N’est-ce pas tant mieux pour lui? » (2021).

Semi-clandestin du monde littéraire, non parce qu’il était inconnu, mais parce qu’il était négligé, telle est la trajectoire de Segalen jusqu’à 1961, date à laquelle la thèse d’Henri Bouillier a sonné le glas du mutisme universitaire sur le voyageur. Depuis, ses textes principaux sont édités par sa fille, avec l’aide de ses défenseur.ses. À des intervalles plus ou moins longs, d’autres inédits viennent les enrichir. En parallèle, les recherches consacrées à l’auteur se font de plus en plus nombreuses. Segalen accède certes à une certaine notoriété, mais il ne faut pas dissimuler que, dans les faits, il n’est lu, aujourd’hui, que par un nombre limité de chercheur.ses membres de l’Association Victor Segalen.

 

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Pour citer cet article: 

Ouchari, Said. 2023. « Réception de Victor Segalen : de l’oubli à l’exhumation », Postures, Dossier « Anamnèse : oubli et oublié·e·s en littérature », no 37, En ligne <http://www.revuepostures.com/fr/articles/ouchari-37> (Consulté le xx / xx/ xxxx)