Émigration et solitude : redéfinition de l’Autre et de la résistance dans Autour de ton cou de Chimamanda Ngozi Adichie

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When you leave home and come to a new place, it's a complicated thing. I think that there's a narrative that America likes to tell itself which is that all immigrants should be terribly grateful to have come and should therefore shut up and don't complain. [...] America is not perfect. People have trouble adapting and ajusting and some people want to go home 1.

Chimamanda Ngozi Adichie, Between the Lines : Chimamanda Ngozi Adichie with Zadie Smith

En entretien avec Zaddie Smith, Chimamanda Ngozi Adichie critique ce récit que l’Occident se raconte à lui-même concernant l’immigration. Elle ajoute que, parmi ceux qui choisissent de rester et de ne pas retourner au pays d’origine, beaucoup continueront de « carry home » (dans Atprick B, 2014, 48:14 à 48:16). À l’instar de ses prises de parole publiques, la démarche littéraire de l’auteure nous 2 semble s’ancrer dans une logique et un discours de déconstruction des idées reçues sur l’immigration. Après avoir publié son premier roman, L’hibiscus pourpre, en 2003, puis L’autre moitié du soleil en 2006, Adichie propose une forme différente, en 2009, avec le recueil de nouvelles Autour de ton cou, dans lequel cinq des douze textes relatent le parcours de femmes qui quittent (ou ont quitté) le Nigeria pour les États-Unis. De par cette multiplicité de parcours, « [l]es personnages des nouvelles d’Adichie composent une image complexe et riche de la réalité nigériane d’aujourd’hui, qui prend ses racines dans le passé [colonial] et se prolonge dans l’expérience de l’émigration » (Adichie, 2013, quatrième de couverture). Ainsi, ces femmes découvrent un pays qui a peu à voir avec celui qu’elles s’étaient imaginé. Cette déception est source de tensions et de sentiments contradictoires, alors qu’au départ, elles se considéraient chanceuses et privilégiées d’avoir gagné à « la loterie des visas » (Ibid).

Pour réfléchir à ces conflits et négociations personnels engendrés par l’expérience de l’émigration, nous avons centré notre problématique autour du sentiment de solitude – mot que nous utilisons à défaut d’en avoir trouvé un plus juste pour tenter de saisir la complexité du sentiment qu’évoquent les nouvelles. L’impossibilité de communication, l’absence d’interlocuteurs, voire l’étouffement de la voix des personnages d’Adichie, sont des thématiques qui traversent le recueil, et le lecteur en vient à se demander : À qui les narratrices peuvent-elles parler? Qui peut les comprendre? Ainsi, à partir des multiples destins individuels racontés dans Autour de ton cou, nous aimerions penser les notions de sujet, d’identité et d’altérité au regard des théories féministes et postcoloniales. Ces perspectives théoriques nous fourniront les outils pour penser les enjeux de pouvoir, de domination, mais aussi de solidarité et de résistance au sein de l’œuvre. Nous verrons ainsi que les nouvelles d’Adichie offrent des représentations qui permettent de lire ces enjeux autrement. Pour ce faire, nous développerons notre analyse autour d’une seule nouvelle, soit « Les marieuses », mais en mentionnerons aussi trois autres au fil de notre réflexion : « Imitation », « Lundi de la semaine dernière » et « Autour de ton cou ».

La multiplicité

Lors d’une conférence intitulée « The danger of a single story 3 », Chimamanda Ngozi Adichie expliquait que sa manière de considérer l’enjeu de la représentation est intrinsèquement liée à une question de pouvoir :

There is a word, an Igbo word, that I think about whenever I think about the power structures of the world, and it is "nkali". It's a noun that loosely translates to "to be greater than another". Like our economical and political worlds, stories too are defined by the principle of nkali: how they are told, who tells them, when they're told, how many stories are told, are really dependent on power. Power is the ability not just to tell the story of another person, but to make it the definitive story of that person (dans TED, 2009, 9:43 à 10:18).

En ce sens, la langue, la parole et la possibilité de raconter seraient des enjeux politiques. Adichie explique que, lorsqu’on lit un roman américain, on ne considère pas que le personnage est représentatif de tous les Américains, parce que les États-Unis ne courent pas le risque d’une représentation singulière en raison de la place qu’occupe le pays sur l’échiquier mondial 4.

Ces questions de représentation, de voix et de marginalisation (qui parle? qui est entendu? qui peut parler, et pour qui?) ont été largement étudiées par les théoricien.ne.s postcoloniales et féministes. Deepika Bahri explique justement dans « Le féminisme dans/et le postcolonialisme » que l’entreprise de représentation – que ce soit par les autres ou par soi-même – est dangereuse, « une représentation particulière risquant d’être prise à tort pour la représentation d’une culture entière » (2006, 213). En ce sens, le fait qu’Adichie ait privilégié le genre de la nouvelle pour traiter du sujet de l’émigration peut être envisagé comme une stratégie postcoloniale : le recueil offre la possibilité de représentations multiples, ce qui permet de contourner la construction monolithique dont les femmes non occidentales font trop souvent l’objet. Ce choix générique de l’auteure permet donc de présenter un panorama varié en plus de mettre au jour l’expérience des Nigérianes qui émigrent. Les textes de Chimamanda Ngozi Adichie montrent à quel point partir est douloureux et entraîne une perte, un déracinement. Il s’agit d’un récit différent du discours dominant par rapport à l’immigration et à l’Afrique; ces femmes ne fuient pas la mort, mais sont plutôt à la recherche de possibilités nouvelles 5 . Dans « De la postcolonie et des femmes : apports théoriques du postcolonialisme anglophone aux études féministes », Danielle Haase-Dubosc et Maneesha Lal expliquent que « le pouvoir du discours occidental a “construit” et “inventé” une vision de l’Autre » (Haasa-Dubosc et Lal, 2006, 36; les auteures soulignent), et que cette vision est à déconstruire par la multiplicité et la constellation. C’est de cette façon que nous avons envie de penser Autour de ton cou, soit comme une œuvre qui rend possible la représentation d’identités plurielles. Le recueil permet de penser la migration de manière genrée ainsi que la diversité de la catégorie « femmes migrantes », tout en y intégrant les questions de classes sociales et d’accès à l’éducation.

Le soi et l’Autre

La nouvelle « Les marieuses » commence lorsque la narratrice, Chinaza Agatha Okafor, jeune femme nigériane qui a été prise en charge par son oncle et sa tante depuis la mort de ses parents, arrive aux États-Unis avec son « mari tout neuf » (Adichie, 2013, 243) – formule qui revient tout au long du texte et qui constitue également les premiers mots de la nouvelle. Ce mari, Ofodile Emeka Udenwa, est docteur en Amérique, mais il « n’est pas rentré au pays depuis onze ans » (246-247), et il est dit que sa mère lui cherchait une femme nigériane parce qu’« elle avait très peur qu’il épouse une Américaine » (246). Dès les premiers contacts, soit l’accueil aux douanes, Chinaza est confrontée à une réaction méfiante : « [La douanière] avait examiné mes aliments comme si c’étaient des araignées. [...] Elle avait peur que je les fasse pousser dans le sol américain » (244). Les premières impressions de la narratrice sont également de l’ordre de la désillusion 6 lorsque son mari lui fait visiter leur appartement : « Il avait utilisé le mot “maison” pour me parler de notre futur foyer » (243), dit-elle. Or, l’appartement ne correspond pas à ce qu’elle s’était imaginé, à ce qu’elle avait vu dans les films américains. De plus, Ofodile n’est pas encore docteur :

Tout ce que vous disaient les marieuses, c’était que les docteurs gagnaient beaucoup d’argent en Amérique. Elles n’ajoutaient pas qu’avant de gagner beaucoup d’argent, les docteurs devaient faire un internat et un résidanat, que mon mari tout neuf n’avait pas terminés. Mon mari tout neuf me l’avait expliqué pendant notre brève conversation à bord, juste après le décollage de Lagos, avant de s’endormir (253).

Bref, le couple ne se connaît pas encore vraiment. « Vous aurez tout le temps de faire connaissance avant le mariage » (247), lui avait dit sa tante, mais « [t]out le temps, c’était quinze jours » (247).

L’arrivée en Amérique de la narratrice est donc marquée par cet Autre, qu’elle doit côtoyer quotidiennement, apprivoiser, apprendre à connaître. Leur relation est grandement problématisée dans la nouvelle, et il n’est pas anodin que ce soit cet Autre qui l’introduise aux « merveilles de l’Amérique » (257). Ofodile est dans une position de pouvoir pour de nombreuses raisons, et cela est déjà visible dans la manière dont il agit, à la manière d’un filtre, comme médiateur entre elle et ce nouveau pays. Lors de sa première journée en ville, Chinaza se fait expliquer par ce dernier « comment faire les courses et prendre le bus » (251). Ses explications impliquent par contre des jugements de valeur tranchés entre le Nigeria et l’Amérique : « C’est pas comme au Nigeria, où tu préviens le receveur en criant, a-t-il dit l’air dédaigneux comme si c’était lui qui avait inventé ce système américain si remarquable » (252). Ce même dédain se manifeste contre les autres immigrants qui fréquentent l’épicerie de quartier :

Regarde les gens qui font leurs courses ici, ce sont ces gens-là qui immigrent et continuent de vivre comme s’ils étaient encore dans leur pays. Il a eu un geste dédaigneux pour une femme et ses deux enfants, qui parlaient en espagnol. Ils n’avanceront jamais, s’ils ne s’adaptent pas à l’Amérique. Ils seront éternellement condamnés à ce genre de supermarché (254).

Leur perception individuelle du lieu, ici un supermarché, illustre bien la distance qui sépare la femme et l’homme. Alors que Chinaza a encore en tête les images des marchés qu’elle a connus au Nigeria (elle cherche dans ce lieu quelque chose qu’elle connaîtrait, un rapport au familier), Ofodile, lui dont le discours construit sans cesse un « Nous-bons immigrants » qui s’opposerait à un « Eux-mauvais immigrants », aspire à plus. Il a intégré le discours mainstream 7 justifiant les raisons des inégalités entre les citoyens américains. Leur rapport individuel à l’Amérique s’explique entre autres en termes de familiarité, la femme, contrairement à l’homme, étant nouvellement arrivée au pays. Tous deux occupent une position liminaire, partagée entre le Nigéria et les États-Unis, mais chacun a un rapport particulier à cette hybridité culturelle. Pour Homi Bhabha, « the liminal is important because liminality and hybridity go hand in hand. This interstitial passage between fixed identifications opens up the possibility of a cultural hybridity that entertains difference without an assumed or imposed hierarchy » (Ashcroft, Griffits et Tiffin, 2007, 118). Ainsi, Chinaza serait encore dans ce « "in-between" space in which cultural change may occur » (117-118), alors que l’hybridité culturelle de son mari serait désormais figée et marquée par une hiérarchisation. D’ailleurs, l’impression de rupture ressentie par la narratrice témoigne d’un rapport à l’Autre qui présente une absence généralisée d’identification à autrui dans ces nouveaux espaces où elle navigue : « Les gens qui nous bousculaient, même les Noirs, portaient sur le visage la marque de la différence, de l’altérité » (Adichie, 2013, 255).

En raison de cette distance avec celui qui partage leur quotidien, les narratrices se retrouvent souvent seules avec leurs constats sur l’Amérique et le Nigeria. Or, la distance s’est creusée tout autant avec leurs proches restés au pays. Dans « Lundi de la semaine dernière », Kamara, cherchant quelqu’un à qui se confier, appelle son amie Chinwe, qu’elle considère comme la seule qui pourrait comprendre ses sentiments conflictuels. Or, son amie « se m[et] à pleurer aussitôt les premiers bonjours » (129), et la gravité de ses problèmes force la narratrice à admettre qu’« elle ne pouvait pas se plaindre de ne pas avoir de chaussures à quelqu’un qui n’avait pas de jambes » (130). Cette impossibilité de partager et de communiquer affecte leurs relations aux autres et mène parfois à une reconfiguration des rôles sociaux dans leur entourage. Dans « Imitation », les frontières entre la relation professionnelle et la relation amicale se brouillent entre Nkem (madame) et Amaechi (sa bonne) :

La frontière madame/bonne s’est estompée depuis toutes ces années qu’elle a Amaechi. C’est ce que vous fait l’Amérique, pense-t-elle. Elle vous impose l’égalitarisme. Vous n’avez personne à qui parler, en fait, à part vos jeunes enfants, alors vous vous tournez vers votre bonne. Et sans que vous vous en rendiez compte, elle devient votre amie. Votre égale (49).

De plus, la question « à qui parler? » s’articule souvent autour d’un sentiment de culpabilité qui mène à celui de solitude, comme l’illustre bien « Autour de ton cou ». En effet, la nouvelle qui donne son titre au recueil raconte l’histoire d’Akunna, une jeune femme nigériane qui déménage dans le Maine, chez son oncle d’Amérique. Elle en vient à quitter le domicile après que ce dernier ait tenté de la contraindre à avoir une relation sexuelle avec lui. Désormais serveuse au Connecticut, elle n’a pas d’argent pour se payer des études et juge avoir échoué. Suivant l’idée qu’on peut « réussir en Amérique si on travaill[e] dur » (126), le fait de gagner à la loterie des visas est considéré comme une promesse de succès et de richesse. Alors qu’elle choisit de couper la communication avec sa famille restée au pays, à qui elle n’a pas les moyens d’envoyer les cadeaux promis, elle est également déchirée par le désir de partager ses observations :

Après quelques semaines, pourtant il te vint l’envie d’écrire parce que tu avais des histoires à raconter. [...] Ce n’était pas juste à tes parents que tu avais envie d’écrire, c’était aussi à tes amis, à tes cousins, tes tantes et tes oncles. Mais comme il était exclu, avec l’argent que tu gagnais comme serveuse, que tu puisses jamais acheter assez de parfums, de vêtements et de sacs à main pour tout le monde tout en continuant à payer ton loyer, tu n’écrivais à personne. Personne ne savait où tu étais, parce que tu ne le disais à personne. Parfois, tu avais l’impression d’être invisible et tu essayais de traverser le mur de ta chambre pour rejoindre le couloir, et tu te faisais des bleus aux bras en te cognant contre le mur (175-177).

La solitude exprimée renvoie à l’image que le titre du recueil évoque – « La nuit, quelque chose venait s’enrouler autour de ton cou, une chose qui manquait t’étouffer avant que tu ne sombres dans le sommeil » (177) –, mais aussi à l’autocensure et à l’étouffement de la voix des narratrices d’Adichie.

Ainsi, la narratrice des « Marieuses » se trouverait dans cette position d’entre-deux, dans une liminarité – voire une spectralité, si l’on pense au sentiment d’invisibilité énoncé par Akunna dans la nouvelle éponyme – qui la piège dans une solitude silencieuse. Elle est seule avec ses observations (que ce soit sur l’Amérique ou sur les comportements de son mari), et c’est en ce sens que la nouvelle semble prendre la forme d’une adresse à l’Autre. Le rapport à soi est complexe, et l’immigration nécessite de repenser son identité. Pour Homi Bhabha, « le sujet postcolonial [est] avant tout un sujet hybride, un sujet multilingue, un sujet en constante négociation de sa place au sein de la géographie du pouvoir que le colonialisme a engendrée » (Traoré, 2015, 33). En effet, la race devient un facteur visible en arrivant aux États-Unis, un marqueur d’identité, ce qui n’était pas le cas au Nigeria où les enjeux identitaires sont d’ordre géographique, ethnique et religieux. Dans l’article « Narrations postcoloniales » dirigé par Antonella Corsani, les auteures soutiennent que « les narrations postcoloniales proposent [...] de repenser la représentation/narration de l’altérité à partir d’un point de vue résolument subjectif, partiel, hybride » (Corsani et al., 2007, 18). En ce sens, le parti pris de la narration est explicite. Or, il nous semble y avoir déplacement et redéfinition de cette altérité. « Qui est l’Autre? » peut-on se demander.

Dans « Les marieuses », ce n’est pas le regard extérieur occidental de l’Amérique ou des Américains qui pose problème; le conflit est à l’intérieur. L’identité de la narratrice d’Adichie est surtout source de conflits au sein du couple, face à son mari. Un Autre, ayant internalisé les discours de l’impérialisme américain et un complexe d’infériorité culturelle, reconduit la domination. En effet, dans la nouvelle d’Adichie, Chinaza, une femme nouvellement arrivée au pays, est sans cesse critiquée par son « mari tout neuf » au sujet de son rapport à la langue anglaise et de ses habitudes alimentaires. Dans d’autres nouvelles du recueil, ces critiques donnent aux narratrices l’impression que l’homme en face d’elle n’est plus celui qu’elles ont connu ou aimé. La narratrice de « Lundi de la semaine dernière », qui retrouve son mari six ans après qu’il ait quitté le pays, constate qu’elle ne le reconnaît plus : « [E]lle se demandait si c’était le même Tobecchi [...] [C]'était quelqu’un qu’elle ne connaissait plus du tout. [...] Elle était enfin en Amérique avec Tobecchi, et le sentiment que cela lui apportait, c’était de la fadeur » (Adichie, 2013, 128-129). Dans « Les marieuses », Chinaza considère surtout qu’elle ne connaît pas son mari et souligne les comportements de celui-ci « qu’elle n’avait pas vraiment remarqués avant, qu’elle n’avait pas eu le temps de remarquer » (248). Observant son mari interagir au centre commercial, Chinaza constate par exemple : « Il parlait différemment quand il s’adressait à des Américains : ses r étaient exagérés et ses t trop atténués. Et il souriait, du sourire enthousiaste de la personne qui veut plaire » (255). De ce fait, le langage est l’un des éléments qui participe à l’altérisation du mari, à sa construction comme Autre, et devient source de tensions et de conflits au sein du couple.

La relation conflictuelle

Le rapport problématique à la voix, à la langue et aux mots qui est mis en évidence dans « Les marieuses » s’illustre principalement dans la manière qu’a Ofodile de surveiller Chinaza, de constamment la corriger : « Les Américains disent “busy”, pas “engaged” » (248; l’auteure souligne); « Tu dois dire “Salut” aux gens, ici, pas “Je vous en prie” » (249); « Ces cookies. Les Américains disent cookies » (252); « Parle anglais, il y a des gens derrière nous. [...] Ascenseur, ça se dit elevator en Amérique, pas lift » (256; l’auteure souligne). La surveillance d’Ofodile est représentative de la tension mise sur la narratrice par le pouvoir impérial incarné par le mari. Ofodile participe autant à la reconduction de ce discours qu’à « une érosion des frontières entre dominants et dominés, colonisateurs et colonisés » (Corsani et al., 2007, 18). Confrontée aux reproches, la narratrice commence à se censurer et à se corriger elle-même dès les premiers jours de cohabitation : « Ezi okwu? ai-je dit, m’empressant d’ajouter : Vraiment? » (Adichie, 2013, 257). De plus, l’interdiction langagière que représente l’impératif de l’usage de l’anglais est réitérée dans la question du nom. Une scène très importante à ce propos est celle où son mari lui explique avoir changé le sien parce que « les Américains ont du mal avec [Ofodile] Udenwa » (250). À la grande surprise de Chinaza, ce dernier utilise désormais Dave Bell : « J’avais entendu parler d’un Waturuocha qui avait changé son nom en Waturu en Amérique, d’un Chikelugo qui avait opté pour Chikel, plus facile pour des Américains, mais passer d’Udenwa à Bell? “Ça n’a aucun rapport avec Udenwa”, ai-je dit » (250). Poursuivant sur l’importance de se « fondre dans la masse au maximum » (250), il lui apprend alors le nouveau nom dont elle devra se servir et auquel elle devra s’habituer : Agatha Bell. Cet enjeu nominal est évoqué par Nia à la fin de la nouvelle, alors qu’elle remarque une absence dans le discours de Chinaza : « — Tu ne dis jamais son nom, tu ne dis jamais Dave. [...] — J’avais envie de dire que c’était parce que je ne connaissais pas son nom, que je le connaissais pas » (267).

La censure culturelle opérée par Ofodile ne se limite pas à la langue, elle s’étend aussi à la nourriture 8 . Ce discours sur les habitudes alimentaires des Américains passe parfois par des détails, comme le fait de ne pas mettre de lait ni de sucre dans son thé. Le problème est que le mari cherche à imposer cette manière de faire comme seul choix possible : « [J]e me suis fait aux habitudes d’ici depuis longtemps, toi aussi, baby, tu t’y feras » (248). Il étend par ailleurs cette restriction à l’ensemble de leurs repas. La narratrice évoque la première fois où elle avait cuisiné pour lui un riz-coco, dont l’odeur avait embaumé le bloc appartement et suscité les compliments de sa voisine Shirley :

Mon mari tout neuf a mangé le plat parfumé que j’ai déposé devant lui, en faisant même claquer ses lèvres, comme le faisait parfois oncle Ike pour montrer à tantie Ada combien il appréciait sa cuisine. Mais le lendemain, il est revenu avec un exemplaire de Good Housekeeping The All-American Cookbook, gros comme une bible. [...] – Je ne veux pas qu’on soit connus comme les voisins qui remplissent l’immeuble d’odeurs de cuisine étrangère (259).

Chinaza est étrangère, même chez elle. Le domicile, en raison de la confrontation constante avec le mari, n’est pas un espace d’épanouissement, mais plutôt un lieu où s’inscrivent de nouvelles formes de domination.

Le soutien et la résistance

Conséquemment, c’est à l’extérieur de la cellule « familiale », soit chez sa voisine Nia, que Chinaza parvient à trouver une forme de soutien :

La première fois que j’ai vu Nia, qui habitait au 2D, je me suis dit que c’était le genre de femme que tantie Ada aurait désapprouvée. Tantie Ada l’aurait traitée d’ashawo, à cause de son haut transparent qui laissait entrevoir un soutien-gorge d’une couleur qui n’était pas assortie (260).

Lors de cette rencontre, Nia reconnaît que le nom de Chinaza est un nom ibo, et cette discussion autour de la signification de leurs noms respectifs mène la narratrice à se dire : « Elle qui était noire américaine s’était choisi un nom africain, alors que mon mari me faisait prendre un nom anglais » (261). Malgré tout ce qui les sépare – comme l’illustrent les préjugés énoncés à travers le discours qu’aurait tenu sa tante –, une relation se tisse entre Chinaza et Nia; elle lui demande comment elle s’adapte à la vie en Amérique et essaie de l’aider à se trouver un emploi (mais Chinaza n’a pas de permis de travail, elle attend que son mari s’en occupe). Leurs rencontres deviennent quotidiennes, même si Dave/Ofodile voit cette relation d’un mauvais œil et qualifie Nia de mauvaise influence :

Nia a pris l’habitude de passer me voir en rentrant du travail, une canette de Coca light à la main, qu’elle buvait en me regardant cuisiner. Je coupais la clim et j’ouvrais la fenêtre pour laisser entrer l’air chaud et lui permettre de fumer. Elle me parlait des femmes qui venaient à son salon de coiffure et des hommes avec qui elle sortait. Elle émaillait sa conversation quotidienne de mots tels que le substantif « clitoris » et le verbe « baiser ». J’aimais l’écouter. J’aimais son sourire [...]. Elle partait toujours avant le retour à la maison de mon mari tout neuf (262-263).

Cette relation permet à la narratrice un accès à la parole : elle prend part à des discussions dans lesquelles on ne la surveille pas, où elle se sent libre d’exprimer ses opinions réelles et où elle peut revaloriser l’ibo. Vers la fin de la nouvelle, Chikana revient sur la question de la langue et de son mari : « Nous ne parlions plus que l’anglais entre nous, à présent; il ignorait que je parlais ibo toute seule quand je faisais la cuisine et que j’avais appris à Nia à dire “J’ai faim” et “À demain” en ibo » (263). L’interlocutrice trouvée en sa voisine lui permet enfin de partager son expérience, puisque la narratrice considère n’avoir « personne à qui parler au pays » (266). Sa tante ne pourrait pas comprendre le désir de renoncer à ce « gros lot » (247) que représente le mari, ce « docteur en Amérique » (266).

En plus de la relation entre Chinaza et Nia, qui s’inscrit dans un mouvement de résistance, l’humour est un autre mécanisme de défense majeur de la narration. Il nous apparaît important de souligner le rapport à la langue comme forme de résistance des personnages féminins dans Autour de ton cou, ces derniers n’ayant pas nécessairement les conditions matérielles pour s’émanciper autrement. Par un procédé de focalisation interne, la narration expose une critique où l’homme est décrit de manière assez risible. L’humour est présent dans les commentaires faits par la femme sur les comportements du mari, et est marqué par des formules qui reviennent à répétition. Lors de leur première nuit ensemble, la narratrice, au sujet du ronflement de son mari, se dit : « On ne vous prévenait pas de ce genre de choses, quand on arrangeait votre mariage. Pas un mot sur les ronflements désagréables, pas un mot sur les maisons qui s’avèrent des appartements » (245). Quelques lignes plus loin, à propos de son haleine du matin : « Voilà autre chose que les marieuses omettent d’évoquer » (245). Ou encore, lorsqu’elle essaie de réapprendre à cuisiner : « Une autre chose que les marieuses ne vous disent pas : le combat que c’est, de colorer du bœuf à l’huile et de fariner du poulet sans sa peau » (259-260). Une autre forme d’opposition et de résistance par la langue est celle de l’ironie, introduite dans le discours par la parenthèse lorsqu’Ofodile reprend Chinaza sur le vocabulaire adéquat : « — La cruche. Les Américains disent cruche, pas carafe. [...] — J’ai poussé la carafe (la cruche) dans sa direction » (264). Ainsi, comme le mari ou le mariage sont généralement la cible de l’ironie dans le texte, une tension humour-douleur émerge des commentaires de la narratrice, où l’homme, comme l’Amérique, s’avère une déception.

La relation d’amitié entre Chinaza et Nia se pense aussi dans une optique de sororité. Malgré leurs différences, qui impliquent un travail de déconstruction de la part de chacune, ce rapport à l’Autre permet de dénouer en partie la solitude : « Cette chose qui s’enroulait autour de ton cou, qui manquait t’étouffer avant que tu t’endormes, commença à se desserrer, à lâcher prise » (185). Dans « Sororité : la solidarité politique entre femmes », bell hooks soutient que l’idéologie de la suprématie masculine (et blanche), qui opère sa domination à travers l’oppression impérialiste, capitaliste, raciste et sexiste, dévalue les relations entre femmes. De ce fait, penser la solidarité entre femmes en fonction d’une seule oppression invisibilise la complexité et la variété des réalités sociales vécues. Il faudrait dès lors penser la sororité comme un moyen d’aller au-delà des différences culturelles et des difficultés à communiquer. Or, les différences entre les femmes ne doivent pas être envisagées comme des barrières les séparant les unes des autres. hooks ajoute que

si les interactions entre les femmes issues de différents groupes ethniques sont difficiles, et même parfois impossibles, c’est notamment parce que nous avons du mal à réaliser que les comportements n’ont pas forcément le même sens selon le contexte culturel dans lequel ils s’inscrivent : ce qui est acceptable pour telle culture ne le sera pas ailleurs (2008).

Cette prise en compte des différences entre codes culturels serait alors une première étape vers le respect des autres et permettrait de bâtir une communauté, une sororité des différences. Les nouvelles d’Adichie illustrent comment ces relations humaines sont une forme de soutien nécessaire à la redéfinition identitaire dans le contexte de l’émigration. Nous avons alors envie de penser les rencontres que font les narratrices comme des exemples de solidarité, qui sont entre autres rendus possibles par une écoute mutuelle et non oppressive.

À ce titre, « Les marieuses » se conclut sur le désir de Chinaza de quitter son mari parce qu’elle ne peut pas accepter le rejet de son identité nigériane. Le soi est en effet le lieu d’une négociation conflictuelle, et si le corps de la femme est l’espace sur lequel s’exerce une domination, « Les marieuses » montre que, par extension, les paroles et les habitudes alimentaires participent tout autant à ce corps que l’on tente de contrôler. Or, lors de la confrontation qui mène à cette décision, Chinaza ne réagit pas avec colère. Il n’y a pas de cri, pas d’excès émotifs; c’est un renoncement, un découragement que l’on perçoit chez la narratrice. Cette révolte étouffée n’est pas un signe de soumission. Si sa réaction est calme et silencieuse, c’est qu’elle ne peut pas encore partir (elle n’a toujours pas reçu son permis de travail, par exemple). La résistance, le refus de plier, est donc moins visible dans les actions entreprises par la protagoniste que dans ses propos sur les évènements : la résistance identitaire passe principalement par le langage afin de conserver une notion de soi, et cette prise de parole témoigne d’une agentivité, c’est-à-dire d’une certaine autonomie et capacité d’agir.

Or, malgré le chemin parcouru par les narratrices dans leurs quêtes d’identité et d’émancipation, le dénouement des nouvelles d’Autour de ton cou offre rarement une résolution complète, voire optimiste ou heureuse. Les rencontres entre les personnages féminins – comme celle, dans « Les marieuses », entre la narratrice et sa voisine Nia – donnent tout de même à penser la possibilité d’une sororité qui sauve, qui décolonise, au sein de laquelle un vécu est reconnu comme valable et valide 9. Cette sororité, que nous avons voulu penser, entre autres, à l’aide du texte de bell hooks, se déploie effectivement comme un moyen de résistance au fil des nouvelles, comme un équilibre, un contrepoids à la violence et à la domination subies. Les personnages trouvent une solidarité ailleurs que prévu; avec Nia, malgré leurs vécus différents, l’écoute mutuelle permet la création d’un lien, d’une complicité qui les rapproche d’une compréhension de l’Autre. Cette sororité se dresse par ailleurs contre le silence et la solitude; la parole n’est plus enfouie, muette. Cette réappropriation d’une parole est également réappropriation d’un lieu, d’un nouvel espace où être et se construire. Chimamanda Ngozi Adichie défend « the idea of storytelling as social utility » (dans The Aspen Institute, 2014, 9:36 à 9:40), laquelle permettrait, par exemple, de penser différemment l’immigration. En faisant émerger ces histoires et ces voix féminines dans son recueil, elle met également en scène le Nigeria et participe à contrer une représentation monolithique du pays et de l’expérience des migrants. Ses personnages féminins accèdent à une voix, à une agentivité qui rompt avec les représentations dominantes et faussées des femmes non occidentales. Pour reprendre les mots de Naïma Hamrouni et de Chantal Maillé dans Le sujet du féminisme est-il blanc? Adichie nous

invite à décoloniser nos imaginaires afin de repenser les conditions d’une véritable écoute et solidarité entre toutes les femmes, [parce que] l’émancipation passera par une déconstruction de[s] représentations victimisantes des femmes racisées, et une réaffirmation positive de la différence (Hamrouni et Maillé, 2015, 20).

 

BIBLIOGRAPHIE

Œuvre étudiée

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Corpus théorique

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Documents audiovisuels disponibles en ligne

Atprick B. 26 décembre 2014. Between the Lines : Chimamanda Ngozi Adichie with Zadie Smith [Vidéo en ligne]. <https://www.youtube.com/watch?v=LkeCun9aljY&list=PL3fKH2dcdAcVzEGZ89yC-TN59XjOqK3O8&index=7&t=3075s>.

FORA.tv. 29 septembre 2016. Chimamanda Ngozi Adichie : Refugees, Race, and Americanah [Vidéo en ligne]. <https://www.youtube.com/watch?v=CKodkVJR8DE&index=18&list=PL3fKH2dcdAcVz...

TED. 7 octobre 2009. The danger of a single story | Chimamanda Ngozi Adichie [Vidéo en ligne]. <https://www.youtube.com/watch?v=D9Ihs241zeg&index=4&list=PL3fKH2dcdAcVzE....

The Aspen Institute. 4 novembre 2014. An interview with Americanah Author Chimamanda Ngozi Adichie [Vidéo en ligne]. <https://www.youtube.com/watch?v=2ijEqposkyk&index=8&t=762s&list=PL3fKH2d....

 

Pour citer cet article: 

Lebel, Jean-François. 2017. «Émigration et solitude : redéfinition de l’Autre et de la résistance dans Autour de ton cou de Chimamanda Ngozi Adichie», Postures, L'Autre : poétique et représentations littéraires de l'altérité, n°25, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/lebel-25> (Consulté le xx / xx / xxxx).