Rimbaud le Christ, ou postures d'Arthur Rimbaud: l'individuation alchimique d'un mystique chrétien

Article au format PDF: 

En termes de produits dérivés, il n'est pas impossible qu'Arthur Rimbaud puisse rivaliser avec Jésus Christ. En termes prophétiques, nous allons l'explorer. Il ne nous semble pas innocent que la biographie la plus mythique de Rimbaud, par Pierre Michon, s'intitule « Rimbaud le Fils ». Nous pouvons y lire la notion sacrée, élément de la Sainte Trinité, le Père, le Fils et le Saint Esprit. L'idée de cet article est alors d'observer les processus sous-tendant la vie et l'œuvre d'Arthur Rimbaud, lui permettant de s'individuer en tant que figure mystique chrétienne. Sans grande surprise, nous passerons par une petite phase alchimique, pour reprendre les mots du poète, qui l'associe au Verbe, celui-là même qui s'est fait chair.

Posture incarnée

« Hélas ! L'Évangile a passé ! L'Évangile ! L'Évangile. J'attends Dieu avec gourmandise. Je suis de race inférieure de toute éternité. » (Rimbaud, 1886, 253). Comme le savent tou.s.tes ses biographes, Arthur Rimbaud le monstre sacré est élevé par une mère à la foi étouffante, Vitalie Rimbaud. « Je me fais cyniquement entretenir […] Stabat Mater dolorosa, dum pendet filius. » (Rimbaud, 1871, 37) 1. Celle qu'il qualifie de « Daromphe » – façon de péjorer un terme déjà péjoratif, « daronne », pour « mère » en argot français –, ou de ''Bouche d'Ombre'' se trouve dénigrée de différentes manières dans l'œuvre et les lettres du poète. Entre autres dans « Les poètes de sept ans » : « Et la mère, fermant le livre du devoir / S'en allait, satisfaite et fière, sans voir / Dans les yeux bleus et sous le front plein d'éminences /  L'âme de son fils livrée aux répugnances » (Rimbaud, 1886, 124)

La femme est décrite à chaque occurrence comme bigote, glaciale, stricte, bourrée de principes désuets et très aigrie, notamment de l'absence de son mari, officier de marine.

  Les quatre enfants font toute sa fierté quand, impeccables, les filles devant, les garçons derrière, elle fermant la marche, ils vont à la messe le dimanche à onze heures. La famille Rimbaud passe ; les Carolopolitains n’aboient pas, mais rient sous cape devant ce très sérieux spectacle. (Steinmetz, 1991, 35)

Au sens littéral, sa mère le force à faire semblant, à jouer à un jeu qui ne lui convient pas. La Passion des étapes de la vie s’impose alors à Rimbaud, incarné par sa génitrice, amené à vivre dans la chair alors qu'il aspirait à transcender cette-dernière. Tandis que le père, absent, est romantisé et sublimé, abstrait, la mère est celle qui, en l'engendrant dans un corps, raccroche le fils au réel, au tangible. Nous verrons plus tard que les comportements débauchés de Rimbaud, de la boisson à l'homosexualité condamnée comme un péché, pourraient être une tentative d'aller vers une foi plus pure, exempte de l'approbation de sa mère ainsi que de sa grille de lecture sclérosée du Bien et du Mal. Henri Guillemin, qui a décortiqué les correspondances de Rimbaud, dresse un inventaire assez saisissant des loyautés rimbaldiennes envers sa mère : lorsqu'il est arrêté à Paris pour voyage sans titre de transport en septembre 1870, il signe une lettre à son professeur Georges Izambard, lui demandant de « écrire à ma pauvre mère pour la consoler ». De même, Rimbaud revient à la maison d'enfance de Roche à plusieurs reprises, pour certains travaux agricoles, ainsi qu'à Noël 1872 et Pâques 1873, des dates particulièrement symboliques, en tant que fêtes catholiques, pour une réunion de famille, alors que le poète médit sur sa mère et les traditions dans ses lettres à ses amis et ses poèmes. Plus encore, Rimbaud conviera sa mère deux fois lors de ses fugues, à Londres en 1874, et Milan en 1875. Cette posture ambiguë dénote une forme de redevance envers sa mère, une source qu'il fuit mais à laquelle il revient sans cesse, entre autres pour rédiger Une Saison en Enfer après l'incident de Bruxelles – lorsque Verlaine lui tira deux balles dans le poignet. La mère de Rimbaud ne pouvait pas refuser de venir en aide à son fils, charité chrétienne oblige, et leur relation amour-haine s'étendra jusqu'à la fin de la vie de Rimbaud, lorsqu'il écrit ses souffrances dans des lettres à Vitalie depuis l'Abyssinie. Si c’est bien sa mère qui lui a transmis sa culture religieuse, c’est elle aussi qui empêcha son épanouissement mystique, lui offrant une vision dogmatique et très cléricale, protocolaire, de la Foi. Pourrait-on imaginer une Marie dans une posture similaire à celle de Vitalie, tentant d’amener à son fils une manière de croire qui n’est pas assez grande pour lui ?

Posture ascétique

Si l'incarnation oblige les deux hommes à passer par les contraintes de la chair, pour Jésus Christ comme Rimbaud – qui aspire à une forme d'être spirituel poétique –, le martyre et l'ascèse sont une forme de rédemption pour cette condition de mortels. Alors que Jésus Christ s'adonne au jeûne quarante jours durant dans le désert du Sinaï (Matthieu 4, 1-10), Arthur Rimbaud cultive un appétit dévorant pour la marche, en plein hiver comme à l'été, sans un sou en poche, sans s'alimenter. « Je déjeune toujours d'air […] Mangez les cailloux qu'on brise, les vieilles pierres d'églises » (Rimbaud, 1886, 175), ou l'alimentation reniée avec gourmandise : « Le soir j'ai soupé en humant l'odeur des soupiraux d'où s'exhalaient les fumets des viandes et des volailles rôties des bonnes cuisines de Charleroi » (1870, 25). Le « Petit Poucet rêveur » fait de l'errance physiquement exigeante une discipline de vie, un écrin à visions. À l'instar d'un pèlerin, il éprouve son corps « aux cailloux des chemins », « par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers », quand « on va sous les tilleuls verts de la promenade » (1895, 113, 77,105), la façon dont est dépeinte la marche dans la poésie de Rimbaud semble bien moins forcenée et mystique qu'il ne l'éprouvait dans sa propre vie. Celui que la postérité a surnommé « l'Homme aux semelles de vent » a tout de même rallié la Belgique depuis les Ardennes françaises, s'est rendu plusieurs fois à Douai, le long de la Meuse, à Paris... Ses contemporains, dont Ernest Delahaye dans Mon ami Rimbaud, parlent de varappes de forcené. Loin de la flânerie, nous pouvons voir dans ces pèlerinages une forme dévote de quête d'ivresse poétique, comme le dit Tomas Espedal, de « percussivité réflexive » (2012, 127), chaque pas faisant sortir du poète une forme d'émanation lyrique, une mise en transe. Rimbaud critique « les Assis » dans son fameux poème, dans une vision digne de l'Enfer dantesque : « Ils ont greffé dans des amours épileptiques, leur fantasque ossature aux grands squelettes noirs, De leur chaise : leurs pieds aux barreaux rachitiques » (Rimbaud, 1895, 115). Celui qui n'est pas en marche est coincé dans un paganisme routinier bien loin de satisfaire les velléités mystiques de notre poète maudit. Rappelons que le pèlerinage dépouille autant qu'il enrichit en faisant tendre le.a marcheur.euse vers un but sacré, habité.e par « une parole intérieure qui incite à se mobiliser pour changer de posture » (Harouni et Laliberté, 2021).  Il enrichit spirituellement autant qu'il appauvrit physiquement. Exactement le même effet qu'eut la poésie sur Rimbaud. Une lecture du poème Génie, dans les Illuminations, nous présente un Christ en partance, – Jésus était également relativement nomade, marchant pour enseigner, accomplir des miracles... – un clerc errant, – une errance sur Terre d’autant plus significative que les deux hommes partagent l’idée que « La vraie vie est ailleurs » (Rimbaud, 1873), et, en les termes du Christ, « Mon Royaume n’est pas de ce monde » – comme si ne faire qu'un avec la Nature en constituait l'aspect démiurgique, dans une vision très proche des philosophies orientales :

Il est l'amour, mesure parfaite et réinventée, raison merveilleuse et imprévue, et l'éternité […] passion pour lui, lui qui nous aime pour sa vie infinie... Et nous nous le rappelons et il voyage... Et si l'Adoration s'en va, sonne, sa promesse sonne : arrière ces superstitions, ces anciens corps, ces ménages et ces âges. C'est cette époque-ci qui a sombré ! Il ne s'en ira pas, il ne redescendra pas d'un ciel, il n'accomplira pas la rédemption […] car c'est fait, lui étant, et étant aimé. (1886, 281)

Le Christ dépeint dans cette vision ne semble pas craindre les aller-retours, les bris de confiance de la part de l'Homme et ceux dans la tradition. La fuite perpétuelle empêche Rimbaud de plus prendre corps, et constitue ainsi un espoir de salut, une quête de dissolution dans cet absolu qu'il a tant recherché. Il dit dans Ma Bohême que « Mon auberge était à la Grande-Ourse » (1895, 113), cherchant une forme d’animisme, et donc se rapprocher de Dieu. Un simple feuilletage des Illuminations permet d'ailleurs de constater à quel point cette partie autoproclamée prophétique de l'œuvre de Rimbaud est un mouvement perpétuel, une succession de fragments dépeignant une nature vibrante, des errances et autres visions.

Posture prophétique

Rimbaud a toujours senti en lui cette Altérité, cette présence d'un Autre plus grand que soi, ce qui en un sens le rapproche encore de Jésus-Christ, ayant lui aussi cette Altérité en lui, ce Géniteur sacré qui l'habite et dont il est l'incarnation sur Terre. D'autant plus que, si Rimbaud se reconnaît poète, Jésus a bien dû se reconnaître messie, à trente ans. Tous deux sentaient le Grand Autre en eux, le premier en tant qu'élan poétique ardent, le second en tant qu'entité paternelle mystique :

Je veux être poète, et je travaille à me rendre voyant [...] il s'agit d'arriver à l'inconnu par le dérèglement de tous les sens. Les souffrances sont énormes, mais il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète. Ce n'est pas du tout ma faute. C'est faux de dire : Je pense. On devrait dire : On me pense. [...] JE est un autre. (Rimbaud, 1871, 18)

Outre la Suite Évangélique de Rimbaud, trio de poèmes où il dépeint des événements bibliques avec une pointe d'ironie – « Vous êtes prophète, vous savez ce que j'ai fait » (1886, 190) –, Rimbaud possède, au sein de son œuvre, un fort intertexte biblique. Nous ne nous attarderons pas dessus étant donné qu'il est difficile d'y distinguer ce qui relève d'une simple culture générale forte, imposée par sa mère et l'école, d'une réelle volonté de parler de foi catholique. À noter tout de même que les références à la Bible dans l'œuvre de Rimbaud sont particulièrement nombreuses. Marc Eigeldinger a notamment entrepris de lister les termes issus de la mythique judéo-chrétienne dans les Illuminations, et l'on se retrouve avec une liste épatante – Déluge, démons, Samarie, Antoine, satanique, Damas, Dieu... (1984), et Toren Orly démontre que l'hypotexte biblique se retrouve dans l'œuvre de Rimbaud sous forme d'interprétations multiples (2012). Comme le dit bien Giranzani dans sa thèse, il faut absolument éviter l'écueil de « mêler la question de l’hypotexte biblique avec celle de la religiosité de l’auteur, au détriment d’une analyse textuelle objective ».  Nous allons donc plutôt nous intéresser à la notion de sacralité dans les écrits de Rimbaud, en ce qu'ils le rapprochent de la condition de mystique.

Tout au long des Illuminations, la Nature se fait corps, dans un animisme évident : « [j]'ai embrassé l'aube d'été », « [d]es prés de flammes bondissent jusqu'au sommet du mamelon », « [l]'ingénuité physique amèrement rassise [...] que le monde était plein de fleurs cet été », « [b]lêmes figures lunaires, feuilles, seins » (1886, 264, 263, 273, 258). Le sacré est partout, dans la Nature déifiée et le corps, dans l'Esprit. La sœur de Rimbaud parle en ces termes des Illuminations :

Au point de vue de la doctrine catholique, bien qu'elles recèlent (...) d'une perfection d'art inouïe, une plénitude d'expression nulle part atteinte, les Illuminations sont encore moins inquiétantes qu'Une Saison en Enfer'' (sic, elle parle en termes de Salut chrétien selon ce qui est ''péché et ce qui ne l'est pas'') ''Le caractère mystique des Illuminations est indéniable. Elles sont le trophée rapporté d'une conquête dans l'au-delà. Elles possèdent trop marqué le sceau de l'infini, pour qu'un doute subsiste sur leur origine. (Rimbaud Isabelle, 2009, 102)

Que cet au-delà consiste en des paradis artificiels, des pulsions chrétiennes, l'ascèse poussée de la marche ou encore l'ivresse pure d'être en vie, soyons attentifs au sens qui voudrait que les Illuminations soient le fruit d'une quête mystique. Quête dans laquelle « Ils ont appris que la vérité pure est tellement invraisemblable que la plupart des gens la mélangent instinctivement avec un peu de mensonge ». Comme le dit Rimbaud : « Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux / Et je l'ai trouvée amère » (Rimbaud, 1895, 152). Pourrions-nous ici voir également qu'il l'a trouvée « a-mère » ? La réelle beauté serait ainsi loin des considérations terrestres auxquelles sa mère, en l'engendrant, l'a soumis ?

Giranzani évoque quant à elle une « Apocalypse rimbaldienne » dans Une Saison en Enfer. Il aurait donc effectué cet aller-retour, cette fuite transcendante, pour y goûter aux quintessences trop aigres pour qui est simple humain. On pourrait tisser un lien entre les Évangiles et les Illuminations, ainsi qu'entre l'Apocalypse et Une Saison en Enfer. Les premiers étant éclats de béatitude, constats d'une présence supérieure, et les seconds plus sombres, plus axés vers la finitude, bien que tout aussi teintés d'un espoir de salvation. Alors que Verlaine qualifie ce-dernier texte d'« autobiographie psychologique » (Verlaine, Les hommes d’aujourd’hui, 1972), Paul Claudel y voit « Une profession de foi marquée par la quête du salut », (Claudel, Une Saison en Enfer, commentaire, 1938) quête qui n'intervenait pas encore dans les Illuminations, peut-être moins conscientes de la finitude, plus « jeunes » dans leur vocation. On pourrait donc parler de la première mystique comme vouée à constater, et de la seconde comme étant plus préoccupée par l'après, le débarras des artifices, la grande fin.

La sœur de Rimbaud, Isabelle, aura cherché toute sa vie à nettoyer l'image posthume de son frère de tous ses péchés, pour en faire une figure chrétienne intouchable, un « Saint Rimbaud », comme se plaisent à le dire quelques auteur.ices, de Patti Smith à Brigitte Fontaine. Sa lecture de la poésie d'Arthur est par conséquent très chrétienne mais mérite un coup d'œil. Isabelle va jusqu'à proposer une hypothèse ambitieuse, mais probable, quoi qu'impossible à vérifier : Rimbaud aurait eu pour projet de « réaliser la communion des Bons et des Méchants » au moyen de sa poésie. Il aurait finalement abandonné cette lubie d'envergure, mais laissé dans les Illuminations quelques bribes de son entreprise. « Quelques poèmes, Génie et Matinée d'ivresse, ainsi qu’Éternité, permettent cette hypothèse » (Rimbaud Isabelle, 2009, 103). Isabelle cite également comme part du projet le fameux apocryphe La Chasse spirituelle, finalement impossible à certifier en tant qu'écrit par Rimbaud, malgré les dires de Verlaine le qualifiant de « chef d'œuvre » de son amant. Si nous nous arrêtons sur Matinée d'Ivresse, il semblerait qu'Isabelle ait omis que le poème relate une séance de prise de haschisch – la fameuse phrase « Voici le temps des Assassins » (253) se révélerait parler du « temps des haschischins », en filigrane, de même que la référence au Poème du Haschisch de Baudelaire, en commençant par « O mon Bien, O mon Beau », mis en lien avec le « J'ai trouvé la définition du Beau, de mon Beau » (Rimbaud, 1886), -. La prise de haschisch ne me semble absolument pas incompatible avec la quête mystique rimbaldienne, bien au contraire. Cela, dans une dimension d'ouverture des portes de la perception, comme le disait William Blake, de mise à l'épreuve de soi, pour un poète qui voulait épuiser tous les poisons. Cette mystique va bien au-delà du pur catholicisme, de la chrétienté, mais se rapproche des sagesses monistes, comme évoqué précédemment, dans une vision très spinoziste de la foi – tout ne serait qu'une seule et même substance, s'exprimant à différents degrés de puissance. On peut d'ailleurs lire, comme preuve de cette croyance « supérieure » à l'église, « On nous a promis d'enterrer dans l'ombre l'arbre du Bien et du Mal, de déporter les honnêtetés tyranniques, afin que nous amenions notre très pur amour ». Rimbaud veut aller, comme Nietzsche, par-delà le Bien et le Mal, ce qui, ironiquement, rappelle son hypothétique projet démiurgique, cité par sa sœur. Alors que Nietzsche critiquait la faiblesse des chrétiens, Rimbaud en critiquait la tyrannie, et tous deux aboutissent à une autre forme de religion.

Un autre des poèmes nommés par Isabelle, « Éternité », contient un pan de la mystique rimbaldienne : « Elle est retrouvée ! / Quoi ? L'Éternité / [...] Donc tu te dégages / Des humains suffrages / Des communs élans ! / [...] Jamais l'espérance / Pas d'orietur. » (Rimbaud, 1886, 216) L'idée transparaît de tâter l'éternité tout autour de soi, abandonnant la conception trop cléricale d'un Salut posthume, mais par la vie terrestre, d'une espérance nécessaire à l'appréciation de celle-ci. Selon Saint-Augustin, il existe une cité terrestre et une autre céleste, comme si la Cité de Dieu était en exil sur Terre, présente mais enfouie sous les basseries humaines (Saint Augustin, 426) et Jésus voulait instaurer le Royaume du ciel sur Terre, soit transcender la condition humaine en y instillant la Présence divine. Selon la négation du terme orietur, rien ne naîtra, rien ne se lèvera. Tout est là, éternel, mystique et chargé de sacré. « Votre ardeur / Est le devoir » (ibid.), amène-t-il ensuite. Chacun.e se doit de se faire également voyant, de percevoir l'éternité dans le soleil se mêlant à la mer, plutôt qu'en récitant des litanies et en attendant le Jugement Dernier. « C'est ainsi qu'un poète catholique [...] sentait et voyait dans Génie une des plus fortes images du Christ et de la Rédemption. », dit encore Isabelle Rimbaud (2009, 104). Génie, cité précédemment, évoque ce fameux démiurge en fuite, mais présent partout. Le nombre de négations d'un Dieu interventionniste descendu pour sauver les Hommes est éloquent : « Il ne redescendra pas d'un ciel, il n'accomplira pas la rédemption [...] de tout ce péché : car c'est fait, lui étant, et étant aimé. [...] Sachons le héler et le voir » (Rimbaud, 1886, 281). La responsabilité de la foi est bien humaine, et non dans cette passive attente de la transcendance selon des normes ecclésiastiques que lui a transmises sa mère.

À vrai dire, je soupçonne Rimbaud de s'être livré sur son lit de malade, à moitié déjà gagné par la mort, à une nouvelle expérience désespérée en tout point semblable à celle qu'il tenta naguère avec sa théorie du Voyant. Encore une fois il va essayer, désespérément, de voir si la forme ne porte pas en elle l'esprit, si le signe n'entraîne pas le réel, si la liberté n'est pas dans la soumission, si on ne peut pas forcer la grâce : il travaille à présent à se rendre catholique. (Berrichon, 1990, 65-66)

Posture alchimique

Cette ascèse pourrait, selon notre lecture, constituer une des étapes de la transformation alchimique de Rimbaud en mystique. Nous pouvons lire dans Alchimie du Verbe, ainsi que dans les éléments notoires de la vie de Rimbaud, une suite alchimique claire et éloquente, qui ouvre la porte au mystique et au sacré dans ce numéro. Brièvement, les trois étapes principales de la transformation, qu'il s'agisse de changer le plomb en or ou de purifier son âme, sont l'Œuvre au Noir, l'Œuvre au Blanc et l'Œuvre au Rouge. La première consiste en une sorte de traversée des Enfers visant à brasser la matière pour la débarrasser des impuretés. La seconde opère une séparation entre les principes purs, et les remet ensemble. La dernière scelle le tout par le feu, la sécheresse, la coagulation. On peut lire l'ascèse de Rimbaud et ses marches insensées comme des étapes de l'Œuvre au Blanc, tentant de séparer entre elles les essences le constituant afin de mieux les réunir ensuite : le corps, l'esprit, la Voix qui lui est donnée. Aussi trivialement que par la cohérence cardiaque et l'oxygénation cérébrale que lui apportaient la marche, le corps de Rimbaud devait se re-souder avec ses pensées. La parabole biblique du « Bon grain et l'ivraie » sera citée plus tard, non sans rappeler la fonction purificatrice du pèlerinage, – puisque « Tout marcheur est un gardien qui veille pour protéger l’ineffable. » (Solnit, 2002), – évoqué précédemment. L'Œuvre au Blanc sépare et réunit, à l'instar de la marche, où le corps avance alors que l'esprit vagabonde, dans un mouvement orienté vers la transcendance, (Rousseau, 1782) les deux étant pourtant parfaitement synchrones et liés, les pensées prenant le rythme des pas. Le pèlerin laisse derrière lui ce qui le rattache au monde matériel pour embrasser son intériorité, sa dévotion envers sa foi. Le dépassement de soi, la méditation et le retour à la pure locomotion archaïque poussent Rimbaud sur un chemin de grand mystique.

Si nous prenons les étapes dans l'ordre, Rimbaud passe par le matériau brut dans son poème alchimique :

J'aimais les peintures idiotes […] la littérature démodée, le latin d'église, livres érotiques sans orthographe […]Ce fut d'abord une étude. J'écrivais des silences […] Je fixais des vertiges […] Pleurant, je voyais de l'or, et ne pus boire. […] La vieillerie poétique avait une bonne part dans mon alchimie du Verbe.(1886, 211)

La vision de l'or inaccessible renvoie au fait d'être en début de processus de transformation. L'or est bien là, puisque présent en puissance après transformation, mais encore hors de portée tant que la transformation n'a pas eu lieu. Ce rapport au réel est similaire à une volonté de trier, de ressasser, de secouer le réel et le retourner pour en retirer l'impur. On pourrait également associer le processus de l'Œuvre au Noir aux dérives comportementales d'Arthur Rimbaud, lorsque celui-ci s'adonne à des activités considérées en son temps comme infâmes (homosexualité avec Verlaine, alors plus âgé que lui, consommation intense d'absinthe, moqueries des poètes parnassiens…), il entame un processus d'individuation alchimique, de dégrossissement. La thèse de Stanislas Fumet à ce sujet consiste à dire que Rimbaud aurait dû réprimer sa foi à cause de son dégoût envers la dévotion bigote de sa mère, faisant de lui un anticlérical. (2005, 176-177) Procéder à cette séparation de l'ivraie – l'Église vis-à-vis de la religion –, permettrait donc à Rimbaud de se rapprocher de sa foi intérieure, de son mysticisme brut. D'ailleurs, les Évangiles eux-mêmes comportent une parabole traitant du « Bon grain et l'ivraie » : « Enlevez d’abord l’ivraie, liez-la en bottes pour la brûler, quant au blé, ramassez-le pour le rentrer dans mon grenier » (Matthieu, 13, 30). « Je finis par trouver sacré le désordre de mon esprit » (Rimbaud, 1886, 213). Quant à l'Œuvre au Blanc, il consiste selon nous, dans un premier temps, en la réalisation du travail littéraire de Rimbaud, – couplé avec la marche, et ses nombreuses fuites –, puis dans le rejet total de celle-ci, comme si la véritable ascèse, privée des artifices poétiques, pouvait commencer après ce dépouillement. La séparation advient à plusieurs niveaux, à commencer par celle, citée précédemment, qui s'opère entre les dogmes religieux et les comportements de Rimbaud. Selon le recteur du collège de Charleville, « Rien de banal ne germe dans cette tête, ce sera le génie du Mal ou le génie du Bien », et le garçon devra alors trancher. Nombreux sont les penseurs ayant attribué à Rimbaud des traits démoniaques, dont Jacques Maritain, disant de lui qu'il a « mené la poésie jusqu’aux frontières de l’être, ayant vécu la présomption luciférienne de se faire Dieu. » (1966, 174) La séparation alchimique de l'Œuvre au Blanc viendrait donc le libérer de cette possession diabolique. « Le Poète épuise en lui tous les poisons pour n'en garder que les quintessences » (Rimbaud, 1870, 49), dit-il dans sa fameuse lettre du Voyant à son ami Paul Demeny. Le Grand Œuvre poétique aura donc eu cette fonction de purifier Rimbaud, de le rendre apte à la vie de l'après, autant spirituelle que matérielle – en vendant des armes au Harar, s'étant fait très croyant, dans un pèlerinage intérieur laissant en Soi la place à l'Autre. On peut également noter une scission qui s'opère entre l'enfant et l'adulte, entre le terrien et l'homme en fuite, et entre les poèmes sérieux et rigolards. Dans le premier cas, Rimbaud tente à plusieurs reprises de s'évader pour percer à Paris, lassé des heures de travail scolaire imposées par sa mère et des multiples pris d'excellence obtenus. L'adolescent des Ardennes veut se faire poète, Voleur de Feu, ce qui en termes alchimiques consisterait à subtiliser l'étape ultime de la transformation du plomb en or, le passage aux flammes. Il aspire fort, oscillant entre motifs régressifs de retours à la maison et grandes quêtes de gloire et de salut. Dans le second, l'Homme en devenir cherche à s'extraire de sa condition par d'interminables marches, tout en revenant fréquemment aider aux champs, lire les ouvrages de la bibliothèque de Charleville, informer son professeur Georges Izambard de ses avancées... Le concret et l'abstrait vont ici se scinder, encore une fois. Dans le dernier cas, Rimbaud rédige en parallèle à son œuvre l'Album Zutique, grand recueil léger et satirique. L'Œuvre au Rouge enfin, consiste selon moi en l'ultime fuite de Rimbaud, au Harar, lorsqu'à vingt ans il délaisse la poésie à jamais, comme pour laisser décanter, pour solidifier le travail accompli. « Mon caractère s'aigrissait. Je disais adieu au monde dans d'espèces de romances [...] j'aimai le désert, les vergers brûlés » (Rimbaud, 1886, 213). On peut lire dans ses suites poétiques des amorces de son grand départ pour le Harar : « Je dus voyager, distraire les enchantements assemblés sur mon cerveau. » (1886, 217) La poésie est laissée derrière, tel l'or trouvé, brut, matériau parfait qu'il se refuse à regarder à nouveau. Il est tentant d'établir un parallèle avec la crucifixion, dans le sens où tout le travail de Rimbaud a commencé à intéresser le public dès lors qu'il a cessé d'écrire, comme le Christ a appelé aux récits, écrits et interprétations après sa mort – « Cette bonne nouvelle du Royaume sera propagée dans le monde entier […] » (Matthieu, 24). C'est la mort de l'homme qui permet sa mise en récit, le fait qu'il verse dans le domaine du symbolique, du sacré, de la représentation. Il aura fallu se dépouiller des artifices – le corps pour le Christ, les velléités poétiques pour Rimbaud -, pour se libérer vers la vie éternelle, qui est pour Rimbaud sa reconnaissance posthume et sa condition de Voyant. Sa sœur affirme que, sur son lit de mort, « Je lui faisais [...] la lecture. Quand arrivait un vers, un seul, il me suppliait de passer. Il avait horreur de la poésie. » (Berrichon, 1933, 19). Rimbaud se fait alors ultimement homme, puisque ses lettres d'Abyssinie dénotent une préoccupation accrue pour la subsistance, les biens matériels et l'apprentissage de techniques manuelles, comme le Christ charpentier. La boucle est bouclée en termes alchimiques, le matériau brut, soit un adolescent des Ardennes au don inné pour la poésie, mais parasité par la foi dévorante de sa mère, des velléités mystiques et des pulsions destructrices, se fait Homme lui-même, laissant derrière lui l'or brut d'une œuvre littéraire flamboyante.

Posture christique

« Quand on lit les Illuminations, il ne faudrait jamais oublier, comme nous le recommande Paterne Berrichon, que Rimbaud n'est pas seulement un homme, mais l'Homme. » (Rimbaud Isabelle, 2009, 104). On aurait presque envie de rajouter ecce homo, voici l'Homme qui descend nous livrer quelque Parole transcendante avant de se laisser mourir sur terre. Ce n'est pas sans rappeler le destin de Nietzsche, dont le dernier texte avant qu'il ne sombre dans la folie s'intitulait justement « Ecce homo ». La reconnaissance fut bien plus grande à titre posthume pour les deux hommes, en rupture avec leur époque. Nos deux penseurs-poètes en fuite après la fin de leur œuvre partagent donc ce destin de s'évanouir dans la nature après le paroxysme de leur art. Une fuite majestueuse pour Rimbaud, et plus dégradante pour Nietzsche. Rimbaud reste dans les annales comme martyre, autant par son destin tragique – traversée du désert gangréné sur une civière, amputation du genou –, que par l'ascèse qu'il s'imposait, et surtout les états par lesquels il est passé pour nous livrer son œuvre poétique, une véritable guerre psychique. « Les souffrances sont énormes, mais il faut être fort, être né poète » (Rimbaud, 1871, 45). Notre Rimbaud ayant accompli les trois Œuvres est donc parfaitement mystifié, débarrassé de ce qui faisait de lui autre chose que l'Homme.

Quand on pense à la postérité, le lien est facile également entre l'homme aux semelles de vent et le Christ, tous deux charriant un nombre incalculable de fidèles. Pensons à Patti Smith, Jim Morrison, Brigitte Fontaine, tous les adolescent.es et auteurices qui ont travaillé et fantasmé sur Rimbaud. De véritables disciples, adeptes du long et déraisonné dérèglement de tous les sens. Le mythe posthume est immense, on a tant plus écrit sur Rimbaud après sa mort que de son vivant. Tous deux décédés dans la trentaine, le culte n'en est que plus intense, tant le mystère est grand. Que seraient-ils devenus ? Ils ont quelque part retrouvé l'éternité. La quête de purification à laquelle s'adonne Rimbaud est proche du miracle. Toute l'expérience rimbaldienne pourrait être lue comme une interprétation de la vie christique, comme une nouvelle incarnation du messie – c'est ainsi qu'il est perçu par ses plus grand.es lecteur.ices, en bon  mystique. Il en va de notre tendance humaine à apposer des grands récits fondateurs sur des personnages plus contemporains, et ce parallèle était profondément tentant. À noter qu’il existe un « complexe du Christ », dont les personnes qui en souffrent sont persuadées d’être des sauveur.euses du monde, d’être pourvu.es d’une mission, et on pourrait questionner le fait que Rimbaud en avait peut-être quelques traits, de par ses aspirations grandioses et son impression de lire l’univers au-delà de ce que percevaient ses contemporain.es. Surtout, il est en quête, bien décidé à amener quelque chose sur cette terre, et à fuir une fois son destin accompli. On pourrait comparer la fugue ultime de Rimbaud en Abyssinie avec la mort du Christ, se laissant mourir, prouvant son immortalité à travers sa reconnaissance posthume, puis effectuant une véritable ascension au rang de poète mystique dans l’imaginaire collectif. En désertant la Terre. Rimbaud a accompli son labeur, il ne lui reste plus qu'à se faire pleinement Homme, loin de tous, et à se laisser disparaître, pour vivre éternellement après sa mort, par et dans le Verbe.


Bibliographie

BERRICHON, Paterne. 1933. Rimbaud le Voyou, Paris : Éditions Complexe, p.65-66.

CAUSSE. 1822. De la connoissance de Jesus-Christ, considéré dans ses mystères. Paris : Chez Jean-Thomas Herissant, p. 57.

DELAHAYE, Ernest. 2010. Mon Ami Rimbaud, Paris : Naïve.

ESPEDAL, Tomas. 2012. Marcher, Paris : Actes Sud.

EIGELDINGER, Marc. 1984. L'intertextualité mythique dans les « Illuminations », Article, Cahiers de l'AIEF, Neuchâtel, p.253-272.

FOWLIE, Wallace. 2007. Rimbaud et Morrison, Portrait du poète en rebelle. Paris : HC.

FUMET, Stanislas. 2005. Rimbaud mystique contrarié. Paris : du Félin, p. 176-177

GIRANZANI, Sara Lucia. 2014. Apocalypse de la Parole : l’hypotexte biblique dans l’œuvre d’Arthur Rimbaud, Thèse. Milan : Semantic Scholar.

GUILLEMIN, Henri. 2022. Rimbaud, « Voyant ou Voyou », Youtube, https://youtu.be/IFeJ2_nS3j0.

HAROUNI, Brigitte et LALIBERTÉ, Éric. 2021. « Pèlerin, une spiritualité de la marge », Spiritualitésanté.

LEFRÈRE, Jean-Jacques. 2022. Rimbaud. Paris : Bouquins.

MARITAIN, Jacques. 1966. L’Intuition créatrice dans l’art et dans la poésie. Paris : Desclée de Brouwer, p. 174.

ORLY, Toren. 2011. « La Bible comme hypertexte de la création littéraire », Les écrivains face à la Bible. Paris : Éditions du Cerf.

RIMBAUD, Arthur. 1990. « Lettre du 13 mai 1871 à Georges Izambard », Lettres de la vie littéraire d'Arthur Rimbaud. Paris : L'Imaginaire Gallimard.

— 1870, Lettre à Léon Billuart, 8 octobre.

— 1990, Lettre de Rimbaud à Georges Izambard, Lettres de la vie littéraire d'Arthur Rimbaud. L'Imaginaire Gallimard.

 2010, « Aube », « Mystique », « Vingt ans », « Nocturne vulgaire », « Mauvais Sang », dans Illuminations, Œuvres. Paris : Pocket.

 2010, « Éternité », « Faim », « Alchimie du Verbe »,Une Saison en Enfer. Paris : Pocket.

RIMBAUD, Isabelle. 2009. Rimbaud Mourant. Paris : Manucius.

ROUSSEAU, Jean-Jacques. 2001. Les rêveries du promeneur solitaire. Paris : Le livre de poche.

SOLNIT, Rebecca. 2002. L’art de marcher. Paris : Actes Sud.

Pour citer cet article: 

Pellegrino, Nina. 2024. « Rimbaud le Christ, ou postures d'Arthur Rimbaud: l'individuation alchimique d'un mystique chrétien », Postures, Dossier « De la création par le verbe à la mort de Dieu : Littérature et spiritualité », no. 39, En ligne <http://www.revuepostures.com/fr/articles/pellegrino-39> (Consulté le xx / xx/ xxxx).