Corps, savoirs et pouvoirs : la représentation de l’émancipation féminine dans Buffy the Vampire Slayer

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It’s all about power
The First Evil, « Lessons », (7-01)

Encore aujourd’hui, la figure du vampire fait rêver et frappe l’imaginaire. Il serait difficile de nier le regain d’intérêt porté à son égard depuis les années quatre-vingt-dix1. Cette popularité pourrait être expliquée par le fait que le vampire révulse et attire – par sa force, sa rapidité, son agilité, son immortalité, son constant besoin de sang et son absence de compassion –, ce qui fait en même temps de lui un parfait prédateur de l’espèce humaine.

Néanmoins, Buffy the Vampire Slayer se démarque de tous ces récits fantastiques, car son héroïne principale – contrairement à Bella (Twilight), à Sookie (True Blood) et à Elena (Vampire Diaries) – n’est pas une jeune fille sans défense dont tombe amoureux un vampire menaçant et qui, devant tous ses bouleversements passionnels, doit changer radicalement pour s’adapter à sa nouvelle condition. Buffy est avant tout posée, réfléchie, aguerrie, drôle et possède une force et une agilité bien plus développées que celles des vampires qui croisent son chemin.

Construite afin d’attirer un jeune public féminin, le personnage principal, Buffy Summers, est une adolescente étatsunienne de prime abord fortement stéréotypée, c’est-à-dire une enfant unique, de classe moyenne, blonde, populaire et férue de mode. Or, dès le départ, la série diverge de cet environnement idyllique pour plonger la protagoniste dans une lutte éternelle du bien contre le mal, comme la ritournelle du générique le rappelle avant chaque épisode : « In every generation there is a Chose One. She alone will stand against the vampires, the demons, and the forces of darkness. She is the Slayer2 ».

L’intérêt du public envers cette télésérie dépasse la fascination pour la représentation de la jeune fille superhéroïne dans sa réappropriation d’une puissance et de savoirs traditionnellement masculins. Puisqu’elle dévoile différents aspects propres à l’oppression du féminin, tels que l’infantilisation, la discrimination, les violences physiques et sexuelles, la marchandisation du corps ou la réification, et qu’elle expose le processus d’émancipation de l’héroïne face aux autorités patriarcales auxquelles elle est confrontée, Buffy the Vampire Slayer a bouleversé plusieurs codes de la télésérie américaine.

Conséquence de sa popularité, la série a été étudiée par un nombre impressionnant d’universitaires. Les lectures féministes de Buffy posent un problème méthodologique d’envergure duquel il est nécessaire de se détacher. La plupart d’entre elles se limitent à mesurer le degré de féminisme3 de la représentation de Buffy, des autres personnages féminins et de la construction de leur univers; plusieurs des auteur.e.s allant même jusqu’à affirmer que la série est postféministe4. Je proposerai, pour ma part, une analyse selon une perspective féministe matérialiste, qui permet de lire l’univers de Buffy comme le reflet violent d’une société inégalitaire, sexiste et patriarcale5. Quelle vision des femmes et de l’émancipation féminine est déployée dans la série? Quels obstacles freinent le personnage principal dans sa libération et quelles stratégies la série emploie-t-elle pour y parvenir? Pour répondre à ces questions, nous étudierons le personnage de Buffy dans sa lutte pour la réappropriation de son corps, la maîtrise des savoirs de son univers et le contrôle de ses pouvoirs.

La jeune fille utilisée comme appât

Dans l’optique de saisir quelle vision de la femme est présentée dans Buffy the Vampire Slayer, il est nécessaire d’étudier les stratégies narratives utilisées dans la série. Ces dernières visent à prendre au piège le public et peuvent être décortiquées à l’aide de la théorie de la stratégie oppositionnelle de Michel de Certeau6. En utilisant avec brio le « faire avec », la télésérie nous force à nous interroger sur son usage du braconnage des éléments de la culture populaire, du fantastique et des codes propres aux univers féminins. Ce faisant, les « procédures populaires » de la série « jouent avec les mécanismes de la discipline et ne s’y conforment que pour les tourner » (De Certeau, 1990, p.XL). Il s’agit donc d’une tactique du retournement. Un appât est d’abord lancé à l’auditoire, dépeignant un semblant de récit classique et réconfortant. Le piège se referme ensuite grâce à une histoire déroutante, innovatrice, ou qui présente une forme de critique sociétale.

À cet égard, Buffy se trouve à être un appât sur deux plans : auprès du public cible et dans la diégèse. D’abord, par la fusion des genres, en utilisant à la fois les codes des univers pour adolescentes – les relations amicales, l’école, les problèmes familiaux, la révolte contre l’autorité – et ceux des univers fantastiques – les monstres, les vampires, les démons, les héros –, la série rejoint deux publics cibles opposés et convoque pour eux un univers hybride, mettant en scène une héroïne inhabituelle qui combine féminité et puissance au sein d’une communauté de filles. Buffy the Vampire Slayer prend au piège un certain type d’adolescent.e.s et des passionné.e.s de « fantasy » en leur racontant, à leur insu, une autre histoire que celle escomptée.

La popularité de cette série culte s’expliquerait par le fait qu’elle est centrée sur une jeune fille et son groupe d’amis et qu’elle suit leur progression à travers les obstacles de l’adolescence et de l’âge adulte (Kearny, 2007, p.30-31). L’ironie, l’importance du langage, l’utilisation du symbolisme et des métaphores inhabituelles dans le monde télévisuel ont également participé au succès de la série. Ce faisant, Buffy the Vampire Slayer apparaît comme une série réflexive et consciente de ce qu’elle projette7. Ainsi, comme le remarquent Rhonda V. Wilcox et David Lavery :

Whedon and company’s choice to use symbolism (of various sorts and levels) invites the viewer to join in the construction of meaning for the series. […] In some ways, like Buffy herself, the viewer must struggle to reach meaning. With its complexity and careful continuity, the series encourage active viewing8 (2002, p. XIX).

Buffy est également un appât sur le plan narratif, au même titre que plusieurs autres personnages féminins de la série. Que les Tueuses soient « appelées » pendant l’adolescence en fait d’excellents appâts pour attirer les monstres. Dans le cas de Buffy, cela se présente dans la récurrence des scènes de patrouille et dans les cimetières la nuit lorsque transparaissent la blondeur de sa chevelure et l’éclat de ses vêtements aux couleurs voyantes. En ce sens, ce personnage démontre non seulement un « take back the night », une reprise de la nuit au féminin, mais effectue un constant renversement des attentes des monstres lorsqu’ils l’attaquent. Dans le même ordre d’idées, l’une des répliques répétées ad nauseam par les hommes – jeunes ou vieux – qui croisent son chemin est : « You’re just a girl », ou pire : « You’re just a little girl9 ». Celles-ci peuvent faire sourire par l’effet de décalage, et permettent de souligner les préjugés et les stéréotypes véhiculés envers les femmes.

La tactique du retournement, quant à elle, est utilisée dès la scène d’ouverture de la série : dans une ambiance de film d’horreur, un adolescent à l’air rebelle casse une fenêtre de l’école secondaire et s’y introduit avec une jeune fille en tenue d’écolière qui semble réticente, presque terrifiée à l’idée de parcourir les couloirs sombres. Après qu’elle ait répété à quelques reprises « I heard a noise10 » et que le jeune homme l’ait rassurée, elle se tourne soudainement vers lui, l’attaque et le tue, dévoilant d’un même coup son identité vampirique (« Welcome to the Hellmouth », 1-01). Voilà comment Joss Whedon se joue des mécanismes du film d’horreur en ne s’y conformant que pour les retourner, appliquant d’une façon nouvelle les stratégies oppositionnelles de Michel de Certeau et le pouvoir de résistance qu’il reconnaissait aux contes de fées (De Certeau, 1990, p. 42-43). La ruse, le braconnage, l’appât et le retournement s’inscrivent directement dans le mode de narration choisi et certaines de ces tactiques sont même utilisées par les personnages à même leurs luttes. Chaque saison est articulée autour d’un arc narratif précis et culmine avec le combat final de Buffy et de ses amis (les Scoobies11) contre un ennemi en particulier12. Puisque la plupart des épisodes sont construits sur la répétition d’une même structure narrative – présentation d’un conflit et résolution de celui-ci par l’ensemble du Scoobie-Gang –, la série ne mise pas sur la peur et le suspense. Par conséquent, l’issue des combats n’inquiète personne, ce qui permet une forme d’« empowerment » lors de l’écoute (nous y reviendrons).

Le corps de l’héroïne modelé hors du regard masculin?

Un autre obstacle majeur à l’émancipation du personnage réside dans la représentation de son corps, et dans le contrôle qu’elle possède, ou non, sur ce dernier. Or, le monde télévisuel étatsunien est reconnu pour ses personnages de femmes-objets et sa dévalorisation de la subjectivité féminine. Le regard cinématographique commun est forgé par des attentes masculines, c’est-à-dire que les scènes sont traditionnellement réalisées de façon à réifier les femmes pour qu’elles correspondent au désir des hommes (Millard Daugherty, 2001, p.149). Ce dispositif prend forme à l’écran, entre autres, par l’absence d’interactions entre les personnages féminins, par le morcèlement de leur corps créé par les gros plans et par l’habillement suggestif des actrices.

Néanmoins, la représentation du corps féminin dans cette télésérie se veut un détournement des codes du regard masculin : il n’y a pas d’objectification ni de dépersonnalisation ni de déshumanisation (Middleton, 2007, p.164). L’une des critiques les plus souvent adressées à l’émission est d’ailleurs l’homogénéité des corps présentés, à la fois du point de vue de leur concordance aux stéréotypes physiques et de par l’absence de corps non blancs. Pour Michele Byers, cette critique sociologique ne reflète pas la mise en jeu des corps dans la série même :

Because Buffy the Vampire Slayer was created by the mainstream American media, the bodies it uses to articulate its message reflects that position. But the performance of these bodies must also be considered. These characters are more than pretty bodies on the television screen; they also raise interesting questions about gender (2003, p.175)13.

En général, la tactique de l’appât y est privilégiée : on présente une scène classique où la position du personnage masculin est renversée, car il se retrouve brusquement dans une situation ou une posture déstabilisante qui le rend confus et maladroit. Par exemple, dans l’épisode d’ouverture, Buffy arrive à Sunnydale High pour sa première journée. Parmi la foule, Xander se déplace sur une planche à roulettes en suivant Buffy du regard, perd de vue sa propre trajectoire et trébuche brutalement en s’accrochant à la rampe d’escalier. Finalement, la série donne plutôt l’impression d’être construite afin de résister à une vision cinématographique conventionnelle qui s’adresserait à un auditeur hétérosexuel (Middleton, 2007, p.165).

Pour preuve, la série développe, en leur consacrant chacune un épisode, plusieurs problématiques propres à la condition féminine14. Ainsi, « I Was Made to Love You » (5-15) raconte l’histoire d’un étudiant en sciences, célibataire, qui décide de se créer un « sexbot » pour satisfaire ses envies sexuelles, mais l’abandonne après avoir réussi à développer une relation avec une vraie fille. La femme robot, programmée pour l’aimer, part à sa recherche et ne comprend pas les motifs ayant conduit à son délaissement. Avant de cesser de fonctionner, elle s’interroge : « I was a good girlfriend. I’m only supposed to love him. If I can’t do that, what I am for? What do I exist for?15 » (35 min 30). Le personnage d’April exprime bien la problématique de la construction sociale d’une pseudo-identité féminine : standards de beauté élevés, soumission à l’homme, attitude prévisible, passivité, dévotion envers l’autre. Le créateur d’April, Warren, quant à lui, est un parfait exemple de machiste misogyne, et deviendra membre du Trio – un groupe de « geeks » qui s’est donné pour objectif de tuer Buffy. Par conséquent, l’accumulation d’épisodes où le Scoobie-Gang est confronté à des situations où les femmes sont victimes de violence à cause de leur sexe démontre que la télésérie défend un point de vue féministe en effectuant une déconstruction du regard et du désir de possession masculin.

Buffy the Vampire Slayer tend également à se distancier des mondes de superhéros, envers lesquels elle entretient une grande proximité thématique. L’accent mis sur la condition féminine de Buffy participe à ce projet. Le rapport qu’elle entretient avec son propre corps est bien plus problématique que celui qui lie Batman ou Superman au leur, par exemple. En fait, la représentation de son corps condense plusieurs éléments dénoncés par les luttes féministes, dont la peur du viol et l’infantilisation des femmes.

D’abord, la mission de Buffy l’oblige à traîner tard le soir dans les ruelles, les cimetières et autres endroits sombres afin de tuer des vampires. Comme leur morsure a souvent été liée au viol dans l’imaginaire16, sa présence dans la nuit permet aux femmes de se la réapproprier. Une scène très perturbante a également lieu entre Buffy et Spike qui a été son amant le temps d’une saison : alors qu’elle lui signifie qu’elle ne désire plus le voir, il fait irruption dans sa salle de bain. Au cœur de ce lieu intime, alors qu’elle est en peignoir et se prépare à prendre un bain, Spike tente de la forcer à avoir des rapports sexuels avec lui. Elle se débat, tombe sur le sol et réussit à le repousser d’un coup de pied (« Seeing Red », 6-19, 24 min). La violence de cette scène est exacerbée par des circonstances à l’opposée de l’imaginaire social entourant le viol, puisque l’agression se produit dans le confort de son foyer et est perpétrée par une personne avec qui elle a déjà eu des rapports sexuels consentis. Le fait qu’elle soit la Tueuse et qu’il soit un vampire – donc qu’elle possède en théorie un pouvoir physique sur ce dernier – amplifie la violence déstabilisatrice de la scène, par son association entre la pulsion de sang du vampire et les pulsions sexuelles du violeur (Marinucci, 2003, p.71).

De plus, les Tueuses ne peuvent atteindre une autonomie pleine et entière : le Conseil des observateurs tient à garder un pouvoir sur elles. Malgré leurs pouvoirs immenses, elles sont sous l’égide d’un Observateur (souvent un homme). Giles remplit cette fonction auprès de Buffy. Nous y reviendrons plus tard, mais leur jeune âge, qui constitue une garantie de leur obéissance, n’est pas un hasard. Le Conseil, dont la naissance concorde avec la création de la première Tueuse, détient l’ensemble des connaissances pertinentes au travail des Tueuses, exerçant un pouvoir symbolique (et parfois coercitif) sur les filles. Cette infantilisation, étrangère à l’univers des superhéros masculins, est directement liée au sexe des Tueuses, lesquelles peuvent se trouver à être dirigées par un homme sans expérience, sans force, sans initiative, sous le seul prétexte qu’il est plus éduqué et savant qu’elles.

La Tueuse, une jeune fille sacrifiée aux forces des ténèbres?

L’univers de cette émission télévisée peut poser une question difficile aux féministes : que l'héroïne soit présentée en position de domination face à ses opposants – exerçant du coup une violence cathartique – est-il suffisant pour que celle-ci soit considérée comme une figure féministe? Après tout, cette position de puissance n'est-elle pas justifiée, dans la série, par une mission sacrée, un destin, que l'héroïne doit porter seule jusqu’à sa mort, plutôt que par sa propre volonté d'émancipation? La récurrence des scènes de sacrifice – Buffy se retrouve enchaînée à cinq reprises et décède deux fois17 – tend également à donner à ce personnage une allure de jeune fille sacrificielle, en combinant le rêve, l’amour, l’idéal, la fragilité à la révolte et au refus de la vie adulte (Dufourmantelle, 2007, p.26). Les Tueuses seraient alors une forme d’incarnation de la jeune fille antique sacrifiée aux monstres pour que la civilisation survive, dont les atouts de superhéroïne leur permettraient d’être de véritables machines de guerre capables de tenir quelques années, avant de passer le flambeau à la suivante. Buffy the Vampire Slayer effectue ainsi la synthèse de deux paradigmes d’emblée irréconciliables – la jeune fille sacrifiée et le superhéros américain – au sein d’un seul et même personnage : la Tueuse.

Pour Anne Dufourmantelle, le sacrifice est ce qui « est venu signifier la séparation étanche entre les vivants et l’au-delà » (ibid., p.16); une définition qui fait étrangement écho à la situation de la Tueuse, qui incarne la limite morale entre le Bien et le Mal, la frontière entre les deux mondes. Bref, elle est responsable de tracer une ligne à ne pas dépasser, sous peine de mort. La création de la première Tueuse par les Shadow Men au début des temps se veut une solution à l’apocalypse « lorsque les structures du pouvoir étaient menacées d’effondrement » (ibid., p.16-17), afin de préserver les civilisations.

Les Tueuses qui précèdent Buffy, pour la plupart inconnues, s’inscrivent à la perfection dans la logique de la jeune fille sacrificielle. L’imaginaire de la fin qui hante le récit, les monstres et autres démons qui menacent l’humanité; tout cela appelle un grand sacrifice : « un événement singulier dont la portée est collective, un acte qui retranche un être de la communauté tout en assurant sa cohésion » (ibid., p.21). Ainsi, de génération en génération, jusqu’au temps présent, une jeune fille est choisie pour accomplir ce destin. Est-ce que celle qui y dévoue son existence y « gagne en puissance, une place d’élection qui la place au-dessus de tous » (ibid., p.23)? Le parallèle est troublant entre la condition de la Tueuse et celles des femmes sacrifiées de Dufourmantelle, pour lesquelles le sacrifice était l’« une des seules alternatives pour exister, pour quitter l’anonymat, la servitude, l’oppression, dans un événement qui donnerait enfin sens à leur vie » (ibid., p.23). Encore une fois, la pensée de cette théoricienne s’applique bien à la série, car la société patriarcale du monde de Buffy est emblématique, d’une certaine façon, de la violence de notre société actuelle.

Les Tueuses meurent et se succèdent depuis la nuit des temps, non parce que leur pouvoir est inférieur à celui des monstres, mais par épuisement et lassitude, comme les femmes sacrificielles. Buffy, dans « Fool for Love » (5-07), a failli subir le même sort, un soir de patrouille comme les autres, dans les cimetières, lorsqu’un quelconque vampire retourna son pieu contre elle. Désorientée, elle interroge longuement Spike qui lui raconte comment il a réussi à éliminer deux Tueuses, un fantasme récurrent chez les vampires. Souvent, les Tueuses abandonnent tout simplement cette guerre continuelle et solitaire pour un repos bien mérité : la mort.

La récurrence des scènes de combat et la violence dans Buffy the Vampire Slayer peuvent désorienter au premier abord. Pourtant, le mode de résolution des conflits de Buffy et du Scoobie-Gang évite d’y avoir recours et, dans la mesure du possible, d’autres tactiques sont utilisées. Nonobstant ce fait, les oppositions de valeurs de cet univers et des luttes qui s’y mènent conduisent inévitablement à un combat à mort entre la préservation d’une éthique égalitariste et humaniste et l’imposition par la force d’un ordre autoritaire, sanguinaire et patriarcal18. La non-violence ne peut malheureusement pas être une option envisageable dans ces conditions. D’ailleurs, Buffy le montre très clairement dans « Anne » (3-01), alors qu’elle se bat contre un démon esclavagiste qui enferme les jeunes de la rue dans une dimension de l’enfer pour les forcer à travailler dans une usine du XIXe siècle toute leur vie. Avant d’éliminer le démon en question, elle lui lance : « Wanna see my impression of Gandhi? ». Certes, il serait possible que Buffy ne connaisse pas la philosophie de l’Indien, mais il serait plus probable qu’elle prononce ces mots en toute connaissance de cause afin d’exprimer sa croyance en l’utilisation de la violence comme réponse adéquate et nécessaire devant certaines formes d’injustice. Comme le souligne Marinucci :

by drawing this comparison between Gandhi’s plight and her own, she invites us to conceive of the evil actions of the vampires, demons, and monsters that she faces as symbolic equivalent to the evil actions of human being (2003, p.63)19.

L’émergence d’un personnage féminin puissant dans le paysage télévisuel a de quoi perturber la routine de l’humiliation des femmes dans la culture. Toutefois, l’attitude et les actions de Buffy s’opposent directement à l’imaginaire traditionnel de la violence. Buffy the Vampire Slayer nous permet, au contraire, de s’imaginer un instant « en guerrières, non plus responsables personnellement de ce que [nous] av[ons] bien cherché, mais victimes ordinaires de ce qu’il faut s’attendre à endurer si on est femme et qu’on veut s’aventurer à l’extérieur » (Despentes, 2006, p.43). Et pourtant, l’usage de la violence au féminin dans la fiction est très mal perçu et provoque des réactions épidermiques chez certains critiques. La métaphore du viol, présente dans la série, pourrait s’étendre à toute forme de violence perpétrée par les élites, les initiés et tous ceux qui détiennent un pouvoir sur les habitants de ce monde. C’est pourquoi Buffy the Vampire Slayer permet d’interroger l’utilisation de la violence par les femmes dans une perspective d’émancipation. Buffy apparaît comme une luciole20 dans les ténèbres, par sa capacité à nous affirmer haut et fort que sa « puissance ne reposera jamais sur l’inféodation de l’autre moitié de l’humanité » (ibid., p.136).

Quelle forme de pouvoir? Le Conseil des observateurs et son contrôle sur la Tueuse

Réfléchir aux liens entre le corps, les savoirs et le pouvoir permet de saisir la démarche de Buffy qui vise à reprendre le contrôle de son propre corps. En ce sens, le principal opposant du Scoobie-Gang est le Conseil des observateurs, l’un de leurs alliés qui possède à la fois l’ensemble des connaissances nécessaires à la mission de la Tueuse et qui incarne le pouvoir masculin traditionnel, donc hiérarchique. La vision Buffy, qui s'oppose à la leur, promeut une horizontalité dans la prise de décision et une éthique féministe. Comme l'expose Durand, la forme de pouvoir défendue par Buffy :

poses both a critique and a threat to the previous easy dominant view. This is shared power, and its goal is the empowerment of all. A vision of shared power is threatening to the patriarchal conception of power because it subverts the very structure of the patriarchy itself. This shared power attempts to enable others to fully realize their potential, even if it does not immediately garner overt authority for oneself. […] The Buffyverse is no less than a radical repudiation of the patriarchal power structure that is so often simply assumed as the standard operating condition of the universe21 (2009, p.45-46).

Le savoir est au cœur de la série : la bibliothèque de Sunnydale High est le principal lieu d’action pendant les trois premières saisons; Giles travaille comme bibliothécaire, les Scoobies passent plusieurs minutes par épisode le nez plongé dans des bouquins à faire des recherches et leur sérieux s’oppose à l’ambiance consumériste dans laquelle sont produites les téléséries (Hastie, 2007, p.83). Ce faisant, non seulement la représentation des savoirs se veut en décalage avec l’époque contemporaine, mais elle est un enjeu de pouvoir fort au sein même de l’univers, à un point tel que la participation aux recherches avec les Scoobies et l’invitation à assister aux réunions devient le signe de l’intégration dans le groupe.

Mais c’est surtout le mode de répartition des pouvoirs et le processus de prises de décisions au sein du Scoobie-Gang qui est à même d’expliquer cet ébranlement des structures patriarcales. Les membres du groupe réussissent à créer une collectivité tout à fait hors-norme dans le monde des superhéros, faisant d’eux les seuls dans cet univers à combattre réellement les forces du mal : le patriarcat et la domination (Durand, 2009, p.56). L’organisation du Scoobie-Gang reflète l’idée même de la Société des marginales de Virginia Woolf. Alors que cette dernière voulait une société sans trésorière, sans financement, sans bureaux, sans comités et sans conférences, indifférente à la guerre (Woolf, 2002, p.176-177), les Scoobies fonctionnent sans rémunération, avec une répartition horizontale du pouvoir et sans incursion de l’actualité politique dans le récit22. En fait, il est possible d’affirmer que Buffy applique une logique du « Comme non », car Buffy se représente à la fois comme la Tueuse – celle qui est en charge de la lutte – et à la fois comme non, un interstice qui nous permet de la lire comme sujet révolutionnaire, tel qu’expliqué par Giorgio Agamben :

[Paul, dans ses lettres] appelle usages des conduites de vie qui, en même temps, ne se heurtent pas frontalement au pouvoir – reste dans ta condition juridique, dans ta vocation sociale –, mais les transforment complètement dans cette forme du comme non. […] c’est une pratique dont on ne peut pas assigner le sujet (Agamben, 2000).

À l’opposé du superhéros classique, Buffy se construit et se développe par sa capacité à partager sa puissance. « Comme non » est sans doute la façon la plus adéquate de décrire son rapport au pouvoir, puisque ce dernier glisse sur elle, sans qu’elle tente de l’usurper. Effectivement, l’union des corps au sein d’une même cause est sans doute la manifestation la plus importante du pouvoir dans cet univers : dans « Primeveral » (4-21), pour réussir à battre Adam23 (le cyborg créé par l’armée étatsunienne), Giles, Willow et Xander fusionnent leurs esprits momentanément avec Buffy. Lorsqu’Adam tente de l’anéantir à coups de balles et lui dit qu’elle ne pourra pas résister éternellement, elle affirme calmement : « We can. We are forever. [...] You could never hope to grasp the source of our power24 » (38 min)25.

Le partage de ses pouvoirs et le soutien constant de sa communauté permettent à Buffy d’aspirer à s’émanciper du Conseil des observateurs. Présentés comme les alliés suprêmes de la Tueuse – ceux qui lui offrent conseils, outils, savoirs –, ils dévoilent peu à peu leurs véritables intentions, soit de préserver coûte que coûte leurs pouvoirs, et par conséquent, le statu quo dans la lutte contre les forces du mal. Bref, ils incarnent l’institutionnalisation d’un contre-pouvoir. Pour ce faire, lorsqu’une Tueuse atteint ses dix-huit ans, ils la droguent et l’enferment, sans défense, dans un espace clos avec un vampire. Cet examen que subit Buffy dans « Helpless » (3-12) rompt la confiance qu’elle avait dans le Conseil, et Giles se fait renvoyer pour s’être opposé à ce rituel barbare26. Après avoir réussi à retirer aux membres du Conseil tout pouvoir décisionnel sur sa vie, elle doit de nouveau les contacter afin qu’ils lui transmettent une information cruciale. Leur vision de leur rôle, tout à fait patriarcale, entre en confrontation avec l’éthique féministe développée par le Scoobie-Gang27.

C’est pourquoi l’une des quêtes centrales de Buffy vise à lui permettre de comprendre l’origine de ses pouvoirs28 afin de réussir à casser son assujettissement au Conseil. À la clôture de la série, Buffy choisit de détruire radicalement la logique même de sa condition – celle qui empêche plusieurs Tueuses d’exister à la fois. Dans son combat contre « The First » – une manifestation pure du mal – le Conseil des observateurs n’existe plus, et toutes les filles qui ont le potentiel de devenir des Tueuses sont pourchassées de par le monde. C’est pourquoi Buffy décide de partager son pouvoir avec elles :

In every generation, a slayer is born because a bunch of men made up that rule. They’re powerful men, but this women (en pointant Willow), is more powerful than all of them combined. So I say we change the rule. I say my power should be our power. […] Now on, every girl in the world who might be a slayer will be a slayer. Every girl you could have the power will have the power. Can’t stand up, will stand up. Slayers, every one of us. Make your choice. Are you ready to be strong29? (« Chosen », 7-22; 28 min)

Voilà comment la télésérie explore les rapports de pouvoirs entre les sources d’autorité détentrices de savoirs et le corps de la tueuse, tout en montrant les différentes étapes du processus d’émancipation que suit l’héroïne. Au fil des saisons, Buffy accumule lentement davantage d’autonomie et de contrôle. En parallèle, aucune structure patriarcale ne survit au Scoobie-Gang, peu importe son camp dans la guerre du bien contre le mal. Ce faisant, Buffy, au même titre que la femme sacrificielle, « vient inquiéter dangereusement l’espace social où elle est inscrite; elle vient subvertir les catégories du politique, de l’espace commun et de la famille » (Dufourmantelle, 2007, p.31). Alors que la logique patriarcale des Shadow Men et du Conseil des observateurs requérait le sacrifice d’une jeune fille, la finale de Buffy the Vampire Slayer met en échec la logique même du sacrifice originel en supprimant le caractère individuel de la mission de la Tueuse, mettant en œuvre l’élément réellement subversif de la notion de femme sacrificielle :

Tout sacrifice est un retournement. On se retourne vers les dieux pour les interroger, demander ou se révolter. Mais on se retourne aussi contre soi ou contre le sort, on prend les armes […]. Ce retournement est le mouvement même de la liberté. Le sacrifice, même et surtout par son aspect le plus noir, le plus désespéré, est quand même une tentative de sortir du cercle, de s’ouvrir à l’inespéré, d’imaginer un possible (ibid., p.43).

« Déplacer à peine » est ce que réussissent à accomplir les Scoobies lors de la finale de la télésérie. « Déplacer à peine » est le leitmotiv de Buffy et de sa lente émancipation du Conseil des observateurs. En offrant à toutes celles qui en ont le potentiel la totalité de sa puissance, Buffy est parée d’une auréole et permet l’avenue d’« une zone où possibilité et réalité, puissance et acte ne peuvent plus être différenciés » (Agamben, 1990, p.60).

Dépasser la Tueuse? Une survivance des lucioles

En regard des démonstrations précédentes, il n’est plus possible de lire cette série comme un autre dérivé mercantile de la télévision pour adolescentes : elle incarne au contraire l’utopie, le fantasme, du pouvoir féminin. Buffy est une luciole-née : elle condense à la fois des éléments du contre-pouvoir – par sa mission de résistante contre le Mal – et elle évoque par la métaphore filée du viol la lutte pour l’émancipation des femmes (Marinucci, 2003; 71).

La comparaison des techniques narratologiques utilisées dans Buffy avec la théorie développée par Umberto Eco dans son essai De Superman au surhomme valide le fait que cette série confronte les préjugés afin d’opérer un dépassement et une réflexion critique. En effet, les dénouements des épisodes de Buffy the Vampire Slayer, même s’ils apportent un réconfort, ne résolvent pas la problématique mise en lumière par le récit. Ce faisant, « la catharsis démêle le nœud de l’histoire, mais ne réconcilie pas le spectateur avec lui-même, c’est précisément le dénouement de l’histoire qui le trouble » (Eco, 2003, p.17). D’ailleurs le mode de fonctionnent de l’émission est bâti selon un modèle révolutionnaire30, où l’ordre des choses doit être renversé pour permettre la résolution de la problématique. Que l’héroïne gagne à chaque fois, qu’elle réussisse à vaincre ses opposants l’inscrit dans un processus d’« empowerment » féministe, puisque la démonstration constante des victoires d’une héroïne soumise aux mêmes conditions matérielles que la plupart des femmes participe à la création d’un pouvoir féminin dans l’imaginaire. Ses combats récurrents dans des cimetières la nuit, c’est une « danse des lucioles, ce moment de grâce qui résiste au monde de la terreur, […] la chose la plus fugace, la plus fragile qui soit » (Didi-Huberman, 2009, p.21).

Concevoir Buffy, ses amis rapprochés et les Tueuses qui la précèdent comme des lucioles, c’est d’abord et avant tout considérer que leur présence et leurs actions quotidiennes dans le monde imaginaire de la série projettent une « lueur erratique, certes, mais lueur vivante, lueur de désir et de poésie incarnée [que ce sont des] moments d’exceptions où les êtres humains deviennent lucioles – êtres luminescents, dansants, erratiques, insaisissables et résistants comme tels » (ibid., p.19). Par leurs combats quotidiens, les personnages rendent hommage aux « petites lumières de la vie » (ibid., p.15), une célébration de l’amitié, des plaisirs simples, et de tout ce qui aide un individu à s’accrocher quand le monde semble s’écrouler tous les jours. La violence des combats entre Buffy et ses opposants illustre bien la dureté, les obstacles, la douleur de la vie contemporaine, sans tomber dans une monstration spectaculaire.

Au même titre que Passolini « a voulu montrer la puissance spécifique des cultures populaires pour y reconnaître une véritable capacité de résistance historique, donc politique, dans leur vocation anthropologique à la survivance » (ibid., p.28), il importe de mettre en lumière le motif de la survivance dans Buffy the Vampire Slayer. Les combats de tous les instants qui animent les épisodes ne sont pas une lutte pour la survie, mais ancrent plutôt leur puissance de résistance dans l’idée de la survivance, car l’individuel est mis entre parenthèses, sans être nié. Si la mort même signifie passer le flambeau à autrui, il s’agit peut-être d’une faillite de la survie, mais surtout d’une plongée dans la survivance, pour les Tueuses par exemple.

Dès lors, le phénomène d’apparition et de disparition des Tueuses, à la vie très courte, aux quatre coins de la planète, peut rappeler l’intermittence propre aux lucioles. Nous avons donc, en quelque sorte, une responsabilité à l’égard de la série : celle de balayer du regard l’immensité de la culture populaire et d’affirmer « que dans notre façon d’imaginer gît fondamentalement une condition pour notre façon de faire de la politique. L’imagination est politique, voilà ce dont il faut prendre la mesure » (ibid., p.51, l’auteur souligne). En effet, au-delà de la tension constante entre la force de la Tueuse, le savoir détenu par les autorités et le véritable pouvoir, la série s’ouvre sur un vaste éventail de questions morales, par la révolte, l’opposition féroce des personnages devant les injustices sociales et le nécessaire usage de la violence dans une visée émancipatrice.

 

Bibliographie

Corpus étudié

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Corpus théorique

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Corpus secondaire

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Pour citer cet article: 

Tremblay-Cléroux, Marie-Ève. 2014. « Corps, savoirs et pouvoirs : la représentation de l’émancipation féminine dans Buffy the Vampire Slayer », Postures, Dossier « Violence et culture populaire », n°19, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/tremblay-cleroux-19> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures, « Violence et culture populaire », n°19, p. 73-90.