La poétique de l’espace et l’expérience de l’écriture dans Les Nourritures terrestres d’André Gide

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Parler de l’espace en littérature semble à première vue paradoxal : dans la mesure où l’œuvre littéraire s’accomplit dans la durée et que la lecture même de l’œuvre se fait dans le temps. Néanmoins, la littérature entretient avec l’espace des rapports fermes et solides, car ce dernier constitue une matière constante dans laquelle certains écrivains et certains poètes puisent leurs sujets de création littéraire.

Encore faut-il ajouter que la littérature s’exprime en termes d’espace : le vocabulaire spatial offre aux écrivains des procédés d’expression très riches. Dénué de sa fonction de localisation, il permet de créer un langage métaphorique. Comme en témoigne Genette, il peut même symboliser l’idée du temps ou celle de la religion : « Dans ces métaphores le plus souvent irréfléchies (la ligne du parti, les perspectives d’avenir, la distance intérieure, le plan divin, etc.), on ne parle pas de l’espace : on parle d’autre chose en termes d’espace » (Genette, 1966, p. 102).

De surcroît, depuis l’expérience de Mallarmé qui a ouvert la poésie sur l’espace, l’écriture se spatialise et se visualise sur l’espace de la page. La spatialisation de l’écriture atteint d’ailleurs l’un de ses plus hauts points d’accomplissement avec le poème Un Coup de dés n’abolira jamais le hasard. Dès lors, le langage « s’espace afin que l’espace, en lui, devenu langage se parle et s’écrive » (Genette, 1966, p. 108). D’ores et déjà, l’espace érige une place considérable dans la littérature. Il cesse d’être un cadre où se déroulent les évènements pour devenir l’un des objets mêmes de l’écriture moderne.

Les Nourritures Terrestres d’André Gide illustre ce changement de perspective à propos de l’espace. Ce récit poétique retrace en fait l’itinéraire spatial d’un personnage-voyageur qui se lance dans un interminable mouvement de changement spatial. La mobilité constante du personnage émane à vrai dire d’une passion vertigineuse qui le porte à changer constamment d’espaces à la recherche de nouvelles promesses de bonheur. L’espace constitue ainsi l’enjeu même de l’écriture dans l’œuvre.

Dans le cadre de cet article, nous mettons l’accent sur la plénitude spatiale dans Les Nourritures terrestres, c'est-à-dire sur l’enrichissement que la diversité spatiale acquiert au personnage-voyageur. Nous cherchons également à montrer comment la mobilité spatiale du personnage se manifeste sur le plan de l’écriture. Pour ce faire, nous tentons d’étudier le parcours spatial et son évolution en termes d’intensité pour déboucher sur la spatialisation de l’écriture et sur le principe de dépassement qui régit l’écriture dans Les Nourritures terrestres.

Rencontres avec l’espace : de l’enrichissement au débordement

Conçu dans le roman classique comme le cadre du déroulement de l’action, l’espace devient, dans Les Nourritures Terrestres, son objet même. Il fuit les repères de fixité propres au roman classique et se dote d’ « une conception beaucoup plus mobile, faite de déplacements et de traversées » (Pickering, 1997, p. 244). Ce qui signifie que l’espace gidien perd sa dimension habituelle pour revêtir une nouvelle fonction définie en termes de mouvement et de déplacement. Il est moins un cadre préétabli qu’un espace en construction, puisqu’il se définit au fur et à mesure que le personnage-voyageur se déplace et avance dans le parcours spatial.

Renouveler l’espace, fuir le lieu présent, c’est l’objectif qui anime l’ensemble du texte. Inconnu et fuyant, l’espace gidien est à découvrir. Il fuit toute saisie véritable et se construit à travers la dynamique de déplacement. Selon la logique gidienne de dépassement, le cadre spatial est perpétuellement voué au changement. Il devient un potentiel d’enrichissement, un stimulus de dépassement condamné à la négation du stade atteint : « C’est une route à élire dans un pays de toutes parts inconnu où chacun fait sa découverte de sorte que la plus incertaine dans la plus ignorée Afrique est moins douteux encore... Des bocages ombreux nous attirent. » (Gide, 1936, p. 20)

Animé par un désir perpétuel de dépassement, le personnage-voyageur suit un parcours spatial infiniment inachevé. Il visite des pays et les quitte sans nostalgie ni regret, dans l’objectif d’explorer d’autres lieux qui lui sont encore inconnus: « je voyageai, je renaquis avec un être neuf, sous un ciel neuf au milieu des choses complètement renouvelées » (Gide, p. 180).

Cette dynamique de dépassement, préalable catalyseur de l’action dans Les Nourritures terrestres, explique la diversité et l’inachèvement du parcours spatial qui se veut illimité et ouvert à toute possibilité de renouvellement. Le « Livre III » retrace, en l’occurrence, un itinéraire marqué par la pluralité et la multiplicité des lieux visités. Cette trajectoire spatiale s’ouvre sur les villes du nord (villa Borgia, Adriatique, Florence, Rome, Naples, Montpellier, Syracuse, Malte) pour déboucher sur celles de l’Orient (Biskra, Tunis, Blidah). Le personnage-voyageur s’élance dans une expérience très riche à la recherche d’un autre paysage susceptible de créer en lui de nouvelles impressions : « Colline de Vincigliata. Là j’ai vu pour la première fois les nuages, je m’en étonnai beaucoup » (Gide, p. 50).

Dans les « Livre VII » et « Livre VIII », le personnage-voyageur opte pour un parcours centré essentiellement sur les villes de l’Orient. Il se plaît à énumérer tous les lieux qu’il a visités au cours de son voyage (Biskra, Tunis, Chetma, El-kantara, Kairouan, Sousse, Chegga, M’rayer, Megarine, Temassine, Enfida). Cette énumération met en évidence la mobilité vertigineuse qui l’anime. Elle met également l’accent sur la diversité qui marque son itinéraire spatial. Aussi pourrait-on dire que ce qui caractérise le plus ce parcours géographique est son évolution du nord vers l’Orient, c’est-à-dire de la civilisation au désert, du familier à l’exotique. Cette progression dans la découverte du cadre spatial va de pair avec le processus d’intégration du [moi] dans l’espace.

Le [moi] entre en contact avec le monde qui l’entoure de manière progressive. Son initiation à l’espace se fait lors de son voyage à Villa Borghèse et à l’Adriatique. Au cours de cette première expérience spatiale, nous remarquons l’absence de toute implication subjective et de toute imposition pronominale «je, mon». C’est en parlant de Rome et de Florence que le [moi] commence à s’afficher : « j’ai vu, ma joie, je ne voyais pas ». Ce n’est qu’à partir de la description de Naples que nous pourrons parler de l’implication des sens, jusqu’alors il n’est question ni d’osmose avec la nature ni de synesthésie. Plus le personnage-voyageur avance dans l’espace, plus le narrateur déploie un langage fortement modalisé dont témoigne la redondance de l’adverbe « très » : « Extraordinaire ivresse des crépuscules d’été sur les places, quand il fait encore très clair. Exaltation très spéciale » (Gide, p. 53).

La plénitude spatiale se traduit à travers cette saisie sensorielle de l’espace, puisque les sens sont impliqués dans le processus de l’intégration spatiale. C’est par le biais de ceux-ci (la vue, l’odorat, l’ouïe et le toucher) que le dehors se trouve intériorisé et que l’extérieur et l’intérieur s’interpénètrent mutuellement :

Et par une attention subite, simultanée de tous les sens, arriver à faire (c’est difficile à dire) du sentiment même de sa vie, la sensation concentrée de tout l’attouchement du dehors ... (ou réciproquement). - j’y suis; là j’occupe ce trou, où s’enfoncent :

                                                                                        dans mon oreille :

                               ce bruit continu de l’eau ; grossi, puis apaisé, de ce vent
                               dans ces pins, intermittent, des sauterelles, etc.

                                                                                         dans mes yeux :

                               l’éclat de ce soleil le ruisseau, le mouvement de ces
                               pins...(tiens, un écureuil)... de mon pied, qui fait un trou
                               dans cette mousse, etc.

                                                                                          dans ma chair :

                                  (la sensation) de cette humidité ; de cette mollesse de
                                  mousse ; (ah ! quelle branche me pique ?...) de mon
                                  front, etc.

                                                                                     dans mes narines :

                                     … (chut ! l’écureuil s’approche), etc.  (Gide, p. 125)

Dès lors, le [moi] fait partie de l’expérience spatiale. En créant une osmose entre le dedans et le dehors, une certaine réciprocité naît entre lui et l’espace. Cette intégration dans l’espace qui débouche sur une symbiose parfaite entre l’extérieur et l’intérieur se traduit dans deux mouvements.

Le premier est celui du « mouvement d’extériorisation » : le moi se projette dans l’espace qui devient le reflet extérieur des fantasmes intérieurs. Le personnage-voyageur entre en harmonie avec la nature qui l’entoure. Il extériorise ses sentiments et ses pensées : « je sème mon amour sur la vague, ma pensée sur la stérile plaine des flots, mon amour plonge sur les flots » (Gide, p. 59).

Le deuxième est celui du « mouvement d’intériorisation ». Le personnage-voyageur s’ingénie à déguster tous les fruits sur lesquels se pose son regard: « Fruits! J’ai mangé votre pulpe juteuse » (Gide, p. 105). Incorporer les nourritures permet d’intérioriser l’espace et de l’intégrer dans le [moi]. Ce mouvement d’intériorisation est aussi traduit dans le « Livre VIII » par le biais du verbe « se recueillir » : « Ce que l’on appelle : se recueillir... Etre seul en moi, c’est n’est plus personne : je suis peuplé - d’ailleurs je ne suis chez moi que partout. » (Gide, p. 151)

Le débordement de l’expérience atteint ici son plus haut point d’intensité. Le personnage paraît n’être jamais seul, car il semble toujours construit de façon multiple. Cette multitude spatiale n’est que l’aboutissement de ce principe de disponibilité qui l’anime tout au long de son parcours : « chaque nouveauté doit nous trouver toujours tout entiers disponibles » (Gide, p. 65).

De surcroît, cette plénitude spatiale trouve sa parfaite illustration dans les phrases à « compartiments », qui ponctuent l’ensemble de l’œuvre. L’emploi de ces phrases « pleines » est ce qui fait, d’ailleurs, la singularité de l’écriture dans Les Nourritures Terrestres, d’après l’expression de Marie-Thérèse Veyreng :

On touche ici à une propriété distinctive de la phrase gidienne, phrase trop pleine et comme bondée, chargée de sens dans chacun de ses compartiments et que l’écrivain compare lui-même dans son journal à la valise de voyage qu’il ne résigne pas à fermer, voulant y faire entrer toujours autre chose. (Veyreng, 1969, p. 312)

Ces « phrases pleines » corroborent le foisonnement spatial vécu par le personnage-voyageur. Elles traduisent la disponibilité de ce personnage qui s’attarde sur tous les détails susceptibles de faire renaître en lui des impressions fugitives. Cette volonté de capter les variations éphémères de l’espace donne lieu à des « phrases à tiroirs »1, selon l’expression de Ch. Bruneau :

La lumière qui s’infiltrait d’en bas, entre les fentes des volets clos et renvoyait au plafond blanc les reflets verts de la pelouse cette clarté du soir m’était la seule chose délicieuse, pareille à la clarté qui paraît douce et charmante, venue entre les feuilles et les eaux, et qui tremble, au seuil des grottes, après qu’on a longtemps senti vous envelopper leurs ténèbres. (Gide, p. 26)

Nous avons affaire ici à « une phrase pleine », marquée par le recours à la comparaison. Ce procédé permet d’ancrer l’espace décrit dans un espace-temps qui renvoie au courant romantique. La présence des adjectifs (clos, blanc, verts, délicieuse, douce, charmante) participe, aussi, de cette volonté de tout dire, afin de rendre compte de l’intensité de l’expérience. Le principe de l’enchâssement des propositions permet la dilatation spatio-temporelle du concept de lumière dans des topoï oscillant entre la rêverie intime (espace du dedans : volets, plafond, pelouse) et les confins de l’univers (espace du dehors : feuilles, eau, seuil des grottes).

De l’expérience spatiale à l’expérience de la page

Afin de mettre l’accent sur la multiplicité de cette expérience spatiale, Gide se tient par-delà une énonciation générique systématiquement reconduite. Les Nourritures Terrestres est une œuvre qui se présente « sous les apparences les plus déconcertantes et déroutantes qui soient2 » (Martin, 1897, p. 35). Elle surprend par l’absence de cohésion et d’unité formelle. Chacun des huit « Livres » qu’elle contient est indépendant l’un de l’autre. Aucune trame narrative ne les enchaîne et aucun genre ne les unifie. C’est une œuvre qui frappe par sa singularité et sa volonté d’échapper aux classifications traditionnelles. Martin dit à ce propos que Les Nourritures Terrestres «  n’est ni un poème, ni un roman…il demande à être jugé comme une manifestation d’art isolée et unique »3 (Martin, p. 35).

C’est une œuvre hybride et multigénérique. Nous y trouvons le genre épistolaire qui se manifeste dans « la préface » ainsi que dans « l’envoi » et le genre épique dont témoigne le fragment sur Tyncéus. Le genre lyrique est également présent à travers « le chant de l’ivresse » et « le chant des fruits ». Le genre narratif et le genre didactique y coexistent aussi d’une manière parfaitement agencée. L’espace de la page devient ainsi le lieu d’un assemblage étrange de strophes, de paragraphes, de vers libres et de maximes. Bref, la diversité des genres, qui se disputent l’espace de la page, n’est que le reflet de cette intensité spatiale vécue par le personnage.

En outre, l’auteur met en œuvre « une disposition typographique très audacieuse projetant les élans affectifs et les aléas de la perception » (Pickering, 1997, p. 246). Il a le souci de mettre l’accent sur l’intensité de l’expérience vécue. L’emploi excessif de la majuscule est à cet égard très significatif. Une emphase matérielle s’ajoute à l’emphase sémantique dans le but de visualiser la plénitude spatiale sur l’espace de la page :

Chambres quittées ! Merveille des départs que je n’ai jamais voulu tristes.
Une exaltation me vint toujours de la possession présente de CECI.

À CETTE fenêtre, penchons-nous encore un instant ... » (Gide, p. 97)

L’auteur emploie non seulement la majuscule, mais aussi l’italique : « Afin que dans la volupté tu t’éveilles - puis me laisses - pour une vie palpitante et déréglée » (Gide, p. 44). Elle est l’une des techniques de mise en relief déployées par l’auteur, dans le but de souligner l’intensité de l’expérience spatiale. Le chapitre III du « Livre IV », où les rondes et les ballades sont entièrement écrites en italique et dont les titres sont en majuscules, est caractérisé par une disposition typographique extrêmement inédite.

La subversion typographique culmine à la dernière phrase du « Livre VIII » où la minuscule, la majuscule et l’italique alternent d’une manière particulièrement remarquable. Ceci corrobore la tendance gidienne à déployer une typographie vertigineuse  et anticonformiste, où l’on exploite la page avec beaucoup plus de liberté : « Que dirai-je ? Choses véritables -AUTRUI- importance de sa vie ; lui parler » (Gide, p. 158).

Le déplacement dans l’espace trouve aussi son expression dans la pratique de l’écriture. À la démarche libre et « vagabonde » du personnage est associée une écriture ondulante et « ondoyante ». La sinuosité de l’écriture correspond à l’évolution du parcours spatial suivi par le personnage. La phrase gidienne dans Les Nourritures terrestres est « une phrase flexueuse serait mieux – dit "phrase ondoyante et voyageuse", construite sur un rythme de marche libre » (Skander, 1997, p. 404) :

Oh ! s’il est encore des routes vers la plaine, les touffeurs de midi ; Les breuvages des champs, et pour la nuit le creux des meules ;

S’il est des routes vers l’orient : des sillages sur les mers aimées ; des jardins à Moussoul ; des danses à Touggourt ; des chants de pâtre en Helvétie.

S’il est des routes vers le nord; des foires de Nigni des traîneaux soulevant la neige ; des lacs gelés ; certes Nathanaël, ne s’ennuieront pas nos désirs. » (Gide, p. 37)

L’étalement de cette phrase est représentatif du type de phrases ondulées que l’on retrouve dans Les Nourritures terrestres. Celles-ci permettent d’imiter l’itinéraire spatial, lequel est parcouru par le personnage et voué à l’inachèvement. Le parcours spatial se trouve ainsi visualisé par le biais de ces phrases sinueuses et contaminées par la mobilité vertigineuse  du personnage.

Le recours à la ponctuation suspensive met également l’accent sur cette volonté de mettre en œuvre le potentiel de la page. L’emploi fortement marqué des points de suspension se manifeste remarquablement à la fin du « Livre V » :

La dernière porte sur la plaine.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . (Gide, p. 107)

L’étendue plate à laquelle renvoie le mot « plaine » trouve une extension immédiate dans l’égalité des points, dont le tracé ininterrompu et indifférencié figure la « platitude ». Les mots deviennent de plus en plus insaisissables et incapables de véhiculer l’intensité de l’expérience vécue, c’est pourquoi l’auteur a recourt aux points de suspension qui semblent plus aptes à exprimer le sens de l’ouverture de l’expérience spatiale.

Écriture et dépassement

Cette interaction entre l’écriture et l’expérience spatiale trouve sa parfaite illustration dans le principe de kaléidoscope qui permet l’expression du dépassement de l’espace. Dans Si le grain ne meurt, Gide définit le kaléidoscope comme : « Une sorte de lorgnette, qui dans l’extrémité opposée presque à celle de l’œil, propose au regard une toujours changeante rosace, formée de mobiles verres de couleurs emprisonnés entre deux vitres translucides. » (Veyreng, 1976, p. 395)

Le principe d’une représentation kaléidoscopique permet de rendre compte de la succession rapide et changeante des lieux dans Les Nourritures Terrestres. La description des jardins dans le « Livre III » repose précisément sur cette technique liée au fonctionnement du kaléidoscope et permettant de rendre sensible le passage rapide d’une ville à une autre :

Nathanaël, je te raconterai les plus beaux jardins que j’ai vus :
À Florence, on vendait des roses : certains jours la ville toute entière embaumait (…)
À Séville, il y a, près de la Giralda, une ancienne cour de mosquée ; des orangers y
poussent par places (…)
Que dirais-je de l’Alcazar ? jardin semblant de merveille persane ;(…)
A Grenade, les terrasses du Generaliffe, plantées de lauriers-roses, n’étaient pas
fleuries lorsque je les vis ;(…)
À Naples, il y a des jardins bas qui suivent la mer (…)
à Nîmes, la Fontaine, pleine d’eaux claires canalisées…
à Monpellier, le jardin botanique(…)
À Malte, dans les jardins du résident, je vins lire ;(…)
Mais à Biskra je connais les jardins de Ourdi (…)
À Tunis, il n’y a pas d’autre jardin que le cimetière. À Alger, au jardin
d’Essai…j’ai mangé des fruits que je n’avais auparavant jamais vus (…) (Gide, p. 54-57)

Cette énumération des lieux illustre le nomadisme du personnage-voyageur qui quitte les villes (Séville, Florence, Naples, Nîmes, Montpellier) aussitôt qu’il les visite. À peine est-il arrivé à Maltes qu’il poursuit son voyage vers l’Orient à la recherche d’un autre paysage. Il se dirige ainsi vers Biskra, Tunis et Alger pour découvrir le désert et déguster les fruits exotiques.

L’écriture liée à la technique du kaléidoscope est également perceptible dans le « Livre VI », où le personnage-voyageur est amené à quitter les villes aussi rapidement que possible, afin de répondre à ce besoin incessant de partir vers les sentiers inconnus :

Nathanaël, je te parlerai des villes :

J’ai vu Smyrne dormir comme une petite fille couchée ; Naples, comme une lascive baigneuse, et Zaghouan, comme un berger kabyle, dont l’approche de l’aube a fait rougir les joues. Alger tremble d’amour au soleil, et se pâme d’amour dans la nuit.

J’ai vu, dans le Nord, des villages endormis au clair de lune ; les murs des maisons étaient alternativement bleus et jaunes ; autour d’eux s’étendaient d’énormes meules de foin. (Gide, p.122)

L’énumération des lieux permet la mise en place de ce principe lié au fonctionnement du kaléidoscope en vertu duquel se concrétise la dynamique du dépassement. La rapidité du changement spatial est rendue sensible par la cadence rythmique des phrases. Le passage du dedans « villages endormis » au-dehors « autour d’eux » symbolise le mouvement du départ, qui anime notre personnage-voyageur tout au long du texte.

Le déplacement dans l’espace devient un stimulus et un catalyseur de l’écriture. Il va, certes, de pair avec la nécessité de susciter tout le potentiel de la création littéraire. Derrière l’inachèvement du parcours spatial s’affirme la volonté de renouveler l’expérience littéraire. Le déplacement permet, ainsi, l’acquisition d’une nouvelle expérience scripturale, comme l’enseigne Ménalque : « Que ta vision soit à chaque instant nouvelle » (Gide, p. 30).

La littérature moderne – dont le principe fondateur est le dépassement des sentiers battus – trouve sa parfaite concrétisation dans Les Nourritures terrestres : « Et ce que je cherchais sur les routes, ce n’était pas d’abord tant une auberge que ma faim » (Gide, p. 99). Cette citation résume une tendance majeure de la création moderne, c’est-à-dire celle qui est vouée perpétuellement au dépassement et à l’inachèvement. Skander trouve à cet égard que « cette recherche effrénée d’un espace autre est tout simplement ... une métaphore de l’écriture sujette à un perpétuel mouvement et condamnée à l’inachèvement» (Skander, 1997, p. 413).

Au demeurant, parler de l’espace dans Les Nourritures terrestres nous renvoie à l’ouverture de la lecture. Le rapport entre celle-ci et l’espace semble être difficile à identifier, dans la mesure où la lecture d’une œuvre, étant une succession d’instants, s’effectue dans le temps. Néanmoins, la littérature moderne associe l’activité lectorale à un parcours qu’effectue le lecteur averti dans les dédales du livre. Dans les mots de Genette, « Proust comparait lui-même son œuvre à une cathédrale. Lire... c’est parcourir sans cesse un livre dans tous ses sens, toutes ses dimensions » (Genette, 1969, p. 46).

Gide invite le lecteur (Nathanaël) à relancer l’expérience de la lecture : « Je voudrais arriver à cette heure de nuit où tu auras successivement ouvert puis fermé bien des livres cherchant dans chacun d’eux plus qu’il ne t’avait encore révélé; où tu attends encore » (Gide, p. 22). L’enseignement même de Ménalque illustre la nécessité d’aller par-delà tout accomplissement, y compris celui de la lecture qui est vouée constamment au dépassement. La lecture est donc conçue comme une quête effrénée de la nouveauté et de l’inconnu : « Jette mon livre, dis-toi bien que ce n’est là qu’une des mille postures possibles en face de la vie » (Gide, p. 163).

La lecture est un processus infiniment ouvert dont l’un des buts est d’être engagé sans cesse dans des voies nouvelles. Réfractaire à toute clôture ou à tout principe de conclusion, elle cesse d’être linéaire et se définit dans la diversité des dimensions :

Elle ne réside pas seulement dans des rapports horizontaux de voisinage et de succession, mais aussi dans des rapports qu’on peut dire verticaux ou transversaux, de ces effets d’attente, de rappel, de réponse, de symétrie, de perspective. (Genette, 1969, p. 46)

Les Nourritures terrestres véhicule une conception de la lecture qui rompt avec l’horizontalité et la linéarité et repose sur la multiplicité des dimensions. L’enseignement de Ménalque qui clôt le livre corrobore cette volonté de définir la lecture par le principe de dépassement du stade atteint : « Nathanaël, à présent, jette mon livre. Émancipe-t’ en. Quitte-moi. Quitte-moi » (Gide, p. 163). Le lecteur doit, en somme, dépasser le texte lu afin d’éviter d’être enfermé dans une vision très réduite du monde et de la littérature.

Conclusion

L’espace dans Les Nourritures Terrestres cesse d’être un cadre stable et fixe pour acquérir une nouvelle dimension qui se définit dans son rapport avec l’écriture. Il s’agit d’un espace subversif qui épouse les mouvements de la pensée du personnage-voyageur et qui apparaît dans la configuration même de la page. Celle-ci devient l’espace privilégié dans lequel se manifeste aussi bien le parcours spatial du personnage que l’itinéraire de sa pensée.

Tout inconnu, inachevé et insaisissable qu’il soit, l’espace dans Les Nourritures Terrestres permet d’exprimer l’instabilité et la mobilité vertigineuse du personnage-voyageur. C’est en déployant une écriture audacieuse et exploratrice que l’auteur met l’accent sur cette plénitude débordante qui caractérise l’expérience spatiale du personnage.

L’une des caractéristiques de cet espace est le principe de dépassement dont l’intérêt est d’ouvrir le personnage sur d’autres perspectives. Cet impératif qui anime le personnage-voyageur va au-delà de l’expérience spatiale pour atteindre celle dite scripturale. Aussi, l’auteur relance son expérience de l’écriture pour entamer une nouvelle création qui donne lieu à une autre œuvre intitulée Les Nouvelles Nourritures. Dans ce texte, où l’espace revêt une dimension philosophique, le [moi] change de préoccupations et adopte une vision beaucoup plus lucide à l’égard du monde qui l’entoure.

 

Bibliographie

Genette, Gérard. 1966. Figures I. Paris : Le Seuil, coll. « Points »

Genette, Gérard. 1969. Figures II. Paris : Le Seuil, coll. « Points »

Gide, André. 1936. Les Nourritures Terrestres. Paris: Gallimard, coll. « Folio»

Martin, Claude. 1897. André Gide. Paris: Bordas.

Pickering, Robert. 1997. « Les Palais de la pensée, récit poétique et topographique mentale », L’Histoire et la géographie dans le récit poétique, Clermont-Ferrand: PUBP.

Skander, Kamel. 1997. « La subversion de l’espace dans Aurora », L’Histoire et la géographie dans le récit poétique, Clermont-Ferrand : PUBP.

Veyreng, Marie-Thérèse. 1969. Genèse d’un style: La phrase d’André Gide dans Les Nourritures Terrestres. Paris : A.G. NIZET.  

Pour citer cet article: 

Yahia Khabou, Saadia. 2013. « La poétique de l’espace et l’expérience de l’écriture dans Les Nourritures terrestres d’André Gide », Postures, Dossier « Nord/Sud », n°17, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/yahia-khabou-17> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures, Dossier « Nord/Sud », n°17, p. 97-108.