« J’avais envie de vomir. J’essayais de ne pas regarder ce que je voyais, juste de cadrer. »
- Reporter-photographe anonyme de Paris Match
La culture contemporaine, entendue comme l’ensemble des manifestations artistiques et médiatiques dans toute leur diversité, est de plus en plus marquée par une violence exacerbée. Son abondance actuelle dans les médias et les arts complexifie notre rapport et notre perception de celle-ci. Nous pouvons d’ailleurs observer que le répertoire des œuvres dans diverses pratiques des arts évolue vers un langage aux formes plus radicales de l’agressivité. Depuis l’arrivée dans les années 1970 d’Orange mécanique de Stanley Kubrick au cinéma, l’image, mais aussi le langage littéraire et théâtral, sont souvent poussés jusqu’au bord du vérisme, voire de la vulgarité pour ne citer que la prose de Michel Houellebecq et le théâtre de Krzysztof Warlikowski.
Ce phénomène est particulièrement visible dans le domaine de la culture populaire, une « culture de masse » produite et consommée par des masses, privilégiant le divertissement au détriment des valeurs intellectuelles1. C’est également à travers ce champ culturel que sont absorbées et diffusées le plus rapidement et le plus facilement les « nouvelles tendances ». De plus, nous constatons que les processus de brutalisation et de pornographisation de la production culturelle en sont l’aboutissement. Par contre, hors de cette spectacularisation, agit notamment un procédé qu’on peut appeler le « dévoilement du réel » : une tentative de suppression des tabous sociaux, culturels et sexuels. Les images créées par les artistes s’affrontent ainsi dans l’espace médiatique pour dépasser les limites de la représentation. De sorte que des œuvres mettent en scène un hyperréalisme de meurtres, d’agressions verbale, physique et sexuelle sans hésitation. Ce qui a pour effet de banaliser la violence par son spectacle.
Les exemples de cet usage des images par la culture populaire sont très nombreux, comme le confirme l’article dont la citation fait l’exergue de ce texte. Les paroles de ce jeune reporter anonyme de Paris Match publiées le 12 septembre 2013 sont rattachées à des images d’une extrême violence, celles de la décapitation de prisonniers par des rebelles syriens (de Montesquiou, 2013). Si la ligne éditoriale de Paris Match fut à ses débuts en 1949 un espace sérieux d’information et de reportage, aujourd’hui il tend au sensationnalisme d’une presse principalement intéressée par la vie privée des célébrités du monde contemporain. Il y a donc un basculement entre une thématique issue d’un journalisme sérieux à une presse lifestyle and celebrity news. Ainsi cohabitent des contradictions frôlant l’absurdité, comme dans ce cas, où le reportage photo consacré à la situation syrienne est suivi, quelques pages plus loin, des photos « glamour » de la première dame de France apportant soutien à son mari lors des visites officielles. De ce principe, une certaine culture populaire rend naturelle la promiscuité de l’horreur avec la rubrique people. En d’autres termes, il semble que la consommation d’une violence, ici celle de la guerre, peut, dans cette logique, aisément côtoyer les tendances mode de la nouvelle saison.
Le but de cet article est, d’une part, d’examiner les enjeux d’une diffusion de la violence dans les médias de masse, et d’autre part, d’observer la place et le rôle de l’art contemporain, en particulier l’art pictural, dans le débat sur la violence dans la vie sociale et la culture populaire du XXIe siècle. À l’époque des nouveaux médias, l’art soi-disant critique, ayant vocation à dévoiler les problèmes de nos sociétés actuelles, doit rivaliser avec la culture populaire puisque celle-ci décontextualise son message. Il arrive souvent que les œuvres critiques, caricaturales et ironiques, après avoir été diffusées sur Internet, perdent leur signification principale au détriment du simple divertissement. Par conséquent, les images violentes définies au sein d’une consommation imaginaire dans les pratiques des arts deviennent des objets d’amusement et perdent leur potentiel critique puisque banalisées. Nous tenterons de démonter ces paradoxes en nous appuyant sur le travail des artistes contemporains. Par quels usages et quelles formes de représentations la violence figure-t-elle ? Quel est le rapport entre l’omniprésence des images de la violence qui nous encercle et la réalité sociale ? Et finalement, que nous dit cette brutalisation de la culture populaire de la condition de l’homme contemporain, le producteur même de cet afflux d’images extrêmement violentes ?
Il ne fait aucun doute que la culture du XXIe siècle est celle de l’image. Au centre de notre perception sensible du monde, la presse, la télévision, l’Internet, tout appareil photo et/ou cellulaire contribuent à concentrer notre contemporanéité principalement à travers des images. De plus en plus, des images et des photos amateurs sont publiées volontairement dans les médias. Elles sont les preuves ou les témoins d’événements suscitant leur intérêt. Ce phénomène est parallèle à l’intérêt des médias pour tout ce qui est spectaculaire. Le spectaculaire est aujourd’hui devenu synonyme de brutal, voire de macabre par « les catastrophes, les conflits et les éclats de violence dont ils nous bombardent chaque jour » (Baudrillard, 1991)2. Cela affecte également la culture populaire inspirée de la vie quotidienne et de l’actualité. Cette culture dite « du peuple » se nourrit à même son existence, à la fois de ses aspects les plus banals et les plus extrêmes.
L’exemple de Paris Match montre bien comment les médias, notamment la presse à grand tirage et Internet, font circuler librement milliers d’images de violence – vraies et fictives – qui, de cette façon, entrent naturellement et souvent involontairement, en raison de la diffusion de masse et leur omniprésence, dans notre imagerie et influencent notre vision du monde et de l’autre. Par conséquent, plusieurs représentants de la culture et de l’art contemporain, comme Thomas Hirschhorn, Adel Abdessemend ou Mariel Clayton, essaient de dialoguer avec ce phénomène en se référant eux-mêmes à la violence et à la médiasphère qui deviennent dans leurs œuvres une source d’ « inspiration » et/ou un outil d’expression. En observant ce phénomène, on peut avoir l’impression que la violence, à côté du sexe et souvent de pair avec lui, est devenue un élément essentiel de l’image et de l’imaginaire contemporain (Ardenne, 2006).
Cette liaison de l’image et de la violence n’est pas nouvelle ; on l’observe en histoire de l’art depuis les gravures médiévales, en passant par les tableaux de Goya et ceux de Picasso. D’autant plus que la violence a toujours été, et reste aujourd’hui aussi, aux sources mêmes de la création en tant que déclencheur du geste créatif de l’artiste. Ayant pour fonction de libérer les pulsions internes, elle trouve son accomplissement dans l’œuvre, ce que Freud a appelé le « mécanisme de sublimation » (Plon et Roudinesco, 2006, p. 1028)3. Jean-Luc Nancy, philosophe et théoricien de l’image, note qu’un changement fondamental au XXe siècle a déplacé « la représentation de la violence dans l’art à la présentation de celle-ci » (Nancy, 2000)4. C’est-à-dire que la violence n’est plus voilée ou suggérée par l’image qui montrait jadis souvent un moment avant ou après le coup final sans dépeindre les détails du drame5. Aujourd’hui, elle est plutôt dénuée de toute métaphore, exposée au public comme tel, dans sa brutalité et sa monstruosité, dans la force de destruction pure qui cherche à se montrer pour créer « un effet ». L’auteur va encore plus loin dans son analyse, car selon lui, non seulement l’art et l’image naissent d’une sorte de violence des expériences internes, mais la violence se réalise toujours en image6 :
La violence toujours se met en image, et l’image est ce qui, de soi, se porte au-devant de soi et s’autorise de soi. [...] Or la violence [...] s’accomplit toujours dans une image. Si ce qui compte dans l’exercice d’une force, c’est la production des effets qu’on en attend [...], ce qui compte pour le violent c’est que la production de l’effet soit indissociable de la manifestation de la violence. Le violent veut voir sa marque sur ce qu’il a violenté, et la violence consiste précisément à imprimer une pareille marque. C’est dans la jouissance de cette marque que s’effectue l’« excès » par lequel on définit la violence : l’excès de force dans la violence n’a rien de quantitatif, il ne procède pas d’un mauvais calcul, et finalement il n’est pas un « excès de force » : mais il consiste dans l’impression par la force de son image dans son effet, et comme son effet (Nancy, 2000).
À partir de cette étude, il semble que l’image et la violence soient indissociables, parce que l’une se manifeste et matérialise dans l’autre. Le fait que la violence dans l’image et de l’image deviennent de plus en plus explicites est caractéristique de notre époque, parce que l’homme contemporain cherche des expériences plus extrêmes7. Il tend à dépasser les frontières sociales, éthiques et esthétiques dont la ligne de démarcation se déplace constamment plus loin. En d’autres mots, moins nous sommes sensibles à la réalité qui nous entoure et à ses images, plus nous avons besoin de stimulants puissants. Cela est également l’objet de réflexion d’Ivan Illich, penseur et critique reconnu de la société contemporaine qu’il juge comme un sédatif : « Dans son paroxysme, une société analgésique accroît la demande de stimulations douloureuses » (Illich, 1975, p. 150). Ceci explique la popularité de jeux vidéo extrêmement violents, ainsi que de nombreuses vidéos-amateurs diffusées sur Internet dont la pratique du happy slapping8 semble être l’un des loisirs préférés de la jeunesse d'aujourd'hui (Saunders, 2005).
À ce sujet, Dominique Baqué dans son livre L’effroi du présent remarque que dans l’ionosphère du XXIe siècle où la violence est pratiquement omniprésente, nous traitons avec deux types d’image restant en dialogue continu. L’un se réfère à des images médiatiques, aveuglant le regard ou cherchant juste à choquer ou attirer notre attention. L’autre a trait à des images d’art qui « prennent le relais, soit par appropriation, soit par distanciation critique, ou qui « donnent à penser » [...] autour de la violence » (Baqué, 2009, p. 14). Dans cette perspective, le reportage de Paris Match présenté en exergue est un bon exemple des enjeux au cœur des médias de masse contemporains qui se répercute dans l’art actuel.
Ce reportage dense raconte l’histoire du conflit syrien dans toute sa violence. Les événements sont présentés sur quatre photos : le prisonnier agenouillé, yeux bandés, est entouré par la foule de rebelles équipés d’armes et filmant la scène avec des téléphones portables, attend son exécution par le bourreau qui est en train d’essayer sa machette autour du cou de sa victime. Lorsque nous tournons la page, l’image du corps décapité avec la tête ensanglantée déposée au dos de la victime apparaît soudainement. En s’y attardant, l’on s’aperçoit que le public de ce spectacle macabre est constitué par des enfants du village situé à l’arrière-plan de la photo. La dernière photo montre un des rebelles qui tient en l’air la tête découpée du prisonnier. Les gestes et l’expression sur le visage suggèrent que la photo a été prise au moment où il s’apprêtait à écraser son trophée sur le sol. D’ailleurs, le reporter y a laissé ce commentaire : « De cette boucherie, cette photo est l’une des seules publiables » (de Montesquiou, 2013, p. 45). Nous pouvons donc nous interroger sur les motifs de ce jugement et du but de cette publication. Qu’est-ce qui est plus choquant et violent qu’une image de corps humain défragmenté et profané ? La rédaction, tout en étant consciente de la force dévastatrice de ces images décide de les publier et annonce ledit reportage sur la couverture de la façon suivante : « Syrie, la barbarie au quotidien. Des photos-chocs ». Dans ce cas, nous croyons que la rentabilité du magazine en soit la réponse. C’est la preuve indéniable que la rhétorique économique et le sensationnalisme de consommation ont prévalu sur les règles du professionnalisme journalistique et le respect du confort intellectuel et psychique des lecteurs.
Il est à noter que ces images de violence, du fait de leur brutalité excessive, étaient au départ uniquement accessibles sur Internet. Pourquoi alors font-elles l’objet d’une publication dans les pages d’un des magazines les plus populaires de France entre les articles consacrés à l’art de vivre et aux stars du show-business ? Tout se passe comme s’il existait une graduation de la violence selon les types de médias, comme si on pouvait indiquer clairement que la décapitation était moins violente que la fusillade ou le viol9. Au final, cela conduit à l’effet inverse. Les images de brutalité excessive ou « photos-chocs » entrent en une sorte de dialogue étrange avec les photos chics10 qui les suivent. Ce qui a pour effet de banaliser la violence, voire repousser nos limites d’acceptation d’actes extrêmes. Les théoriciens de la culture contemporaine Jean Baudillard et Susan Sontag expliquent que dans le monde où l’information est devenue entertainement et où la réalité a été remplacée par un spectacle, la guerre, la terreur et la violence sont aussi le spectacle11 et révèlent la même nature de divertissement que les autres sujets de notre contemporanéité. En ce sens, si aujourd’hui la violence est une composante intégrée à la culture populaire et qu’on ne peut plus arrêter l’afflux des images de violence dans les médias de masse, comment leur rendre au moins leur force émotive et/ou éducative ?
En considérant que les artistes contemporains sont conscients du fait que la saturation de la culture populaire par la violence a affaibli la sensibilité du public, par quelles nouvelles stratégies cherchent-ils à rendre compte de la violence présente dans le monde actuel ? Cette violence n’est pas de l’ordre du jeu comme dans les jeux vidéo, ni n’appartient au système social, mais est une interruption de celui-ci (Nancy, 2000). Selon eux, elle est capable de troubler ce système et crée un danger bien réel, celui de brutalisation des relations interpersonnelles dans la vie quotidienne. C’est pourquoi l’une des stratégies des artistes est la réappropriation de l’image de presse (Baqué, 2009, p. 66) qui, mise dans un autre contexte, reprend sa vraie signification et (re)gagne une force d’émouvoir. Nous pouvons ici observer un renversement paradoxal où l’image de presse devient souvent moins crédible que celle reprise et exposée au public par un artiste. Cela s’explique par le fait que la presse tend à la spectacularisation des images, parce que ce qui compte c’est l’effet, la première impression du spectateur. Contrairement aux publications de masse, certains artistes essaient de rendre à ces images leurs valeurs intellectuelles et éducatives.
L’autre stratégie cherche à toucher le public de la culture populaire tout en restant au cœur de ce système. Ainsi, les artistes utilisent des produits et des outils propres à cette culture purement consumériste pour la critiquer et la montrer sous un autre jour. Dans cet ordre d’idées, les œuvres des artistes en art actuel, comme Thomas Hirschorn ou Mariel Clayton, proposent des formes et des usages souvent très différents de l’image de violence, mais qui vise le même but : la (re)sensibilisation de la société contemporaine.
Thomas Hirschhorn est sans doute l’un des artistes les plus engagés dans la critique de la civilisation contemporaine. Selon lui, si elle devient de plus en plus le reflet d’une société de violence, paradoxalement, elle en fait un objet de divertissement. Dans sa pratique artistique, il utilise la technique du collage et se sert de matériaux qui sont des déchets de la culture populaire. En outre, il s’approprie des photos découpées dans des journaux ou trouvées sur Internet, dont de nombreuses images pornographiques ou de cadavres, de victimes de guerres et de catastrophes. Au final, sur des mannequins en celluloïd, du carton et du scotch unissent tous ces éléments tels une sorte de métaphore de la reconstruction d’un monde brisé et fragmenté. Ces mêmes techniques lui ont servi lors d’une exposition intitulée Concretion-Re organisée en 2007 à la Galerie Chantal Crousel à Paris. Ses installations ont bouleversé le public par la violence des images. En particulier, une série de têtes de mannequins criblées de clous plantés dans la chair étaient accompagnées par une multitude d’images de guerre et de corps mutilés. Elle a été jugée « spectacle à la limite de l’insupportable » (Francblin, 2007). Hirschhorn a commenté ces réactions du public en disant :
Nous vivons aujourd'hui dans un monde où l'information est omniprésente (...). Tout le monde veut tout le temps être informé sur tout, car nous avons l'illusion d'avoir un pouvoir. Mais je dois constater que personne ne souhaite «voir» finalement. Lorsque j'utilise des images d'hommes déchiquetés, détruits, on me demande d'où elles viennent. Je les récupère certes sur Internet, mais elles proviennent en fait du monde qui nous entoure ! Mais personne ne veut les voir ! Donc, l'une des mes missions en tant qu'artiste est de montrer ces images. Je suis une personne très sensible, mais je hais l'hypersensibilité luxueuse : dans Concretion-Re, en voyant des gens choqués face aux images et photos, j'ai compris qu'ils ne souhaitaient pas objectivement se rendre compte des atrocités présentes dans le monde. J'ai voulu faire comprendre aux visiteurs qu'ils étaient implicitement complices des tyrans responsables de ces atrocités. Je veux problématiser ce cynisme en quelque sorte (Ibid.).
C’est dans ce même état d’esprit que l’artiste a créé ses nouvelles expositions. Théâtre précaire (2010) à la Biennale de l’art contemporain à Rennes présentait des mannequins en plastique habillés en robes de soirée plaquées d’images de misères du monde. Dans la vidéo Touching Reality (2012) créée pour la Triennale de Paris, une main faisait défiler du bout des doigts des images sur un écran tactile. On assistait alors à des déplacements rapides ou des arrêts pour agrandir les détails. Si, de prime abord, il ne semble n’y avoir rien d’extraordinaire à cette activité du quotidien, ces images que l’on touche sont celles de cadavres, de victimes de guerre, de corps humains détruits. Ainsi, le titre de la vidéo est à comprendre de manière littérale. Il s’agit d’un contact physique quasi réel. En ce sens, le doigt devient ici le prolongement du regard observant des images de morts violentes. Cette œuvre « pointe la contradiction qui existe entre la possibilité de toucher à tout, le désir même de toucher à tout, immédiatement, et la répulsion que génèrent ces images fulgurantes. Elle révèle un conflit entre une sensibilité tactile du regard et une hypersensibilité vis-à-vis des images de la réalité qui empêche de les regarder en face » (Hirschhorn, 2012). Cette contradiction rend compte de la pulsion scopique et du fascinum platonicien : la fascination vouée au cadavre (Baqué, 2009, pp. 9-24). Cet esthétisme de la beauté macabre des images extrêmes s’exprime d’un désir irrationnel, d’une jouissance fulminante et morbide à regarder ce qui est interdit et irregardable, ce qui dépasse notre raison, qui nous dégoûte et nous attire en même temps.
Touching Reality, avec ses images hyperréalistes, parle de toutes ces pulsions qu’on essaie de refouler au quotidien. Néanmoins, on peut également voir cette vidéo comme un manifeste. Thomas Hirschhorn souhaite montrer qu’aujourd’hui l’on ne touche la réalité qu’à travers l’écran, celui de notre télé, de notre ordinateur ou de l’écran tactile de notre téléphone portable. Et puisqu’elle est médiatisée, malgré tous nos efforts pour l’atteindre, l’on reste séparé du réel. L’enjeu principal du travail de l’artiste est ici de ne pas se laisser « neutraliser » par les médias. Éviter la banalisation. Dans une entrevue, il souligne que l’art qu’il crée n’a rien à voir avec de l’obscénité :
Des termes tels que obscène sont utilisés rapidement afin de protéger les gens contre l'exposition à la vérité. La vérité doit être payée. Pour qu'il y ait la vérité, il faut faire un sacrifice. Je veux dire la vérité - pas un fait, pas une opinion, et non pas une information. [...] En tant qu'artiste, je ne veux pas rêver ou échapper à la réalité. Je ne veux pas fuir le hard core de la réalité (Cruzvillegas, 2010).
Dans tous les cas, on en revient à la question essentielle de la vérité12, ici liée à l’image et à la violence. À ce propos, Jean-Luc Nancy parle d’une double violence et d’une double vérité. Il y a d’une part la « vérité (négative) de la violence ». Celle-ci n’étant « pas au service d’une vérité : elle se veut elle-même la vérité » (Nancy, 2000). Et d’autre part, il y a la « bonne13 violence de la vérité », car « il ne fait pas de doute que la vérité elle-même – la véritable vérité, si j’ose dire – est violente à sa manière » (Ibid.). C’est de ce paradoxe que l’art contemporain essaie de retrouver une vérité de ces images omniprésentes de la violence, les images que la culture populaire de notre temps semble dévorer trop facilement. D’ailleurs, selon Hirschhorn, ces œuvres choquent non par leur violence stricto sensu, mais par leur vérité frappante, par la « bonne violence », dans le sens de Jean-Luc Nancy, des images-témoins de la réalité.
Néanmoins, la réappropriation des images de presse est juste une des stratégies utilisées par les artistes contemporains qui cherchent de nouveaux moyens pour réveiller la conscience de la société. D’autant que la violence de guerre et la terreur physique sont les formes d’agression les plus visibles et les plus médiatisées, alors que la violence psychologique et domestique, la « violence ordinaire » comme l’appelle Dominique Braqué (Baqué, 2009, p. 187), reste toujours au second plan.
C’est de ce type de violence dont parle l’artiste photographe canadien Mariel Clayton. Dans ses projets, il réunit plusieurs « sujets de base » de la culture populaire : le sexe, la pornographie, les stéréotypes de la beauté idéale, et enfin, la violence. Son projet le plus connu est sans doute la série Dolls (2010), dont un cycle Barbie Murderess dans lequel Clayton montre cette icône féminin du XXe siècle en train de torturer et de tuer, avec un sourire éclatant sur le visage, son partenaire efféminé Ken. De nombreuses images de la série illustrent la maison et la vie de Barbie, impeccablement plastique comme elle-même. On peut l’observer dans des scènes « délicieusement » brutales de massacre qu’elle effectue dans un décor idyllique. Comme à la cuisine, durant le morcellement du corps de Ken, où des fusils Kalachnikov sont accrochés contre le mur à côté de casseroles et pendant que deux petites Barbie-filles assistent joyeusement à l’opération de vidage de la tête ouverte de Ken. Aussi, une deuxième série de photos montre Barbie, avec le même sourire attirant, qui humilie et agresse sexuellement son partenaire, voire même le castre. Cette violence aux pastels, « douce » comme la blondeur des cheveux de notre héroïne et « innocente » comme son visage d’ange, c’est dans toutes ses contradictions une violence parfaitement taillée par la culture populaire, polie et même amusante.
Clayton joue avec tous ces clichés de la culture populaire pour renverser les rôles et provoquer la réaction du public, qui dans son cas reste avant tout le public d’Internet. En ce qui concerne son œuvre, au moins deux niveaux de lecture sont possibles : un premier niveau primaire, superficiel et/ou ludique recherche l’effet impressionnant en termes de surprise ; le deuxième niveau, de son côté, propose une lecture approfondie, l’interprétation du sens que lui donne Clayton. Sa Barbie-bourreau est une femme émancipée et forte qui prend sa revanche pour toutes les femmes victimes de violences domestiques et sexuelles, traitées encore comme des objets dans un monde qui appartiennent aux hommes. Le choix de cette icône à la fois féminine et enfantine illustre sans défaillance le rapport contemporain à la femme et à son corps, « objet du violent gaze masculin et la femme-enfant, une princesse infantilisée » (Ibid., p. 245). Cependant, la Barbie de Clayton reste toujours Barbie. Cette tueuse glamour et sexy est un produit de rêve pour la culture populaire.
Ce qui est intéressant, c’est que le paradoxe de Barbie correspond parfaitement à la polysémie de cette série photographique dont elle est l’héroïne. D’ailleurs, elle a gagné une grande popularité sur Internet14 en tant que nouvelle curiosité publiée sur les portails de divertissement et fut partagée volontairement par les utilisateurs de ces sites. L’œuvre de Clayton critique le système dont elle fait partie de manière totale, système duquel il en retire la matière pour créer. La Barbie, en tant que produit-outil emblématique de la culture populaire, est ici utilisée contre ses propres principes de pure consommation culturelle. Ainsi, la violence devient ici à la fois « légère et divertissante » et un instrument critique. L’artiste réussit, avec une note d’humour noir, du kitsch15 et d’ironie, à faire dialoguer deux extrémités. Mais contrairement à Thomas Hirschhorn, il ne cherche pas à agresser le spectateur par une brutalité écrasante des images qu’il montre, mais lui laisse le choix et sa réaction devient un test de sa sensibilité – l’œuvre de Clayton reste ouverte, dans le sens d’Umberto Eco (Eco, 1979), aux interprétations. On peut voir dans son travail riche et complexe une nouvelle approche artistique et analytique, un indice de comment l’on peut déplacer le regard à l’intérieur même d’un système qui, tout en conservant son iconographie de la culture populaire, profite de sa possibilité de large diffusion dans les médias pour en faire la critique et inviter le public à une réflexion plus globale sur la violence dans le monde contemporain.
L’élimination de la violence de la vie sociale, des médias et par conséquent de la culture populaire contemporaine paraît aujourd’hui plutôt impossible. Le paradoxe de la violence dans la culture populaire, c’est qu’elle ne semble jamais assez violente. De plus en plus, elle est considérée comme un divertissement, pour revenir par exemple à la pratique du happy slapping. Il s’agit de rendre à la violence sa force repoussante, sa négativité absolument incontestable pour qu’elle appartienne à nouveau à l’ordre de ce qui est dans la société moderne inacceptable, et non pas à l’ordre d’un ludisme qui déforme sa signification. Cela est particulièrement important puisque ce glissement peut se révéler dangereux pour le système social et pour la culture elle-même. Il les pousse à de nouvelles extrémités.
Ainsi, certaines stratégies de l’art contemporain, comme le montre l’exemple des artistes présentés, tentent de le faire, soit en révélant le visage réel de la violence brutale et dévastatrice soit en entrant en jeu avec les stéréotypes majeurs de la culture populaire. De ces deux techniques extrêmement différentes, d’un côté l’une met en scène une violence pure et hyperréaliste, et de l’autre côté, elle est plutôt « kitsch », presque amusante. À tout le moins, ces deux formes de réappropriation de la culture populaire sont une réponse de l’art contemporain au problème de désensibilisation des sociétés du XXIe siècle et proposent un regard critique sur la faiblesse éducative et émotive de l’image, et surtout, de l’image de violence à l’époque d’Internet et des nouveaux médias.
Adorno, Theodor W., Horkheimer, Max. 1983. La Dialectique de la raison, Paris : Gallimard, 281 p.
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Braqué, Dominique. 2009. L’effroi du présent. Figurer la violence, Paris : Flammarion, 285 p.
Cruzvillegas, Abraham. 2010 « Interview with Thomas Hirschhorn », BOMB Magazine [En ligne], no. 113/Fall 2010, http://bombsite.com/issues/113/ articles/3621
De Montesquiou, Alfred. 2013. « Syrie. Surenchère dans l’horreur », Paris Match, no. 3356, 12-18 septembre 2013, p. 42-47.
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Ferrières-Pestureu, Suzanne. 2012. « Figures de la violence dans l’art pictural », Cahiers de psychologie clinique, no. 39, 2012/2, p. 11-30.
Francblin, Catherine. 2007. « Thomas Hirschhorn/ à propos de l’exposition « Concretion-Re » », Paris Art [En ligne], mis en ligne le 21 mai 2007, http://http://www.paris-art.com/interview-artiste/thomas-hirschhorn/hirschhorn-thomas/ 232.html#haut
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