Quand la meute fait cercle autour de son feu, chacun pourra avoir des voisins à droite et à gauche, mais le dos est libre; le dos est exposé découvert à la nature sauvage.
– Elias Canetti
La meute est définie par le Littré comme un groupe de canidés dressés pour la chasse. Cette définition n’intègre cependant pas l’étymologie latine motus, mouvement, dont fait état Élias Canetti dans Masse und Macht, et qui a surtout engendré des sens tels que mutinerie, émeute, ou sédition. Absentes du discours définitoire, ces acceptions du terme de la meute dans la fiction méritent pourtant d’être interrogées comme mécanisme de langage et de pensée à part entière. Cet article propose d’envisager une exploration du motif de la meute par l’intermédiaire de la figure du pirate, qui apparaît dans l’imaginaire collectif comme un archétype lié au motif de la liberté, auquel s’adjoignent la révolte, la violence, et l’équipage. Quel est l’intérêt des différents sens de la meute et quelles sont leurs implications dans le traitement narratif du pirate? Dans son atteinte au commerce des Nations, aux lois et à l’ordre, le pirate constitue une figure centrale de l’ennemi. Mis en marge et se nourrissant du système tout à la fois, ce renégat fascinant porte, dans un procédé littéraire classique de désignation des « méchants », les marques physiques de la délégitimation et de la chute. Les cadavres de pirates pendus à l’entrée des ports ont longtemps servi d’exemple à ceux qui, prenant le large, pouvaient « tomber » dans la piraterie. Nous postulons donc que ces cadavres sont toujours là, détournés dans la fiction, pour nous délivrer de tout désir insurrectionnel. L’objectif du présent article est de dévoiler le travail par lequel la fiction semble contrevenir au motif de révolte du pirate tout en engageant insidieusement un autre foyer insurrectionnel. Le motif de la meute nous amène à situer ces interrogations sous le signe de la chasse : un mouvement cynégétique littéraire permet-il de mettre au jour nos rapports de force? Permet-il à un personnage de nous influencer en retour de l’influence que nous exerçons sur lui via la fiction?
Dans The Light at the Edge of the World, une adaptation cinématographique très libre du roman posthume Le Phare du bout du monde de Jules Verne, Kevin Billington établit entre les pirates et la meute une analogie physique et sonore évidente. Poursuivant l’intuition du romancier français qui voyait en ses personnages une « bande d’oiseaux rapaces » (Verne, 1999, p. 188), la figure du pirate chez Billington — tantôt associée au loup, tantôt au charognard — se décline tout au long du film par une succession de grognements, de hurlements, de crocs et de griffes. Cependant, l’association du pirate à la meute réside essentiellement dans son organisation de groupe dont l’activité, comme celle de la meute animale, est dirigée vers la prédation et la dévoration d’une proie commune. Chaque membre, vu du dehors, appartiendrait à un groupe. La perception des individus comme un ensemble est basée sur le principe d’un regard extérieur et fonde une vision d’homogénéité dont Howard Becker, dans Outsiders fait une caractéristique essentielle de la déviance (Becker, 1985, p. 32). Dans le cas du pirate, cette indifférenciation est d’autant plus puissante et déshumanisante qu’on lui applique la formule cicéronienne devenue célèbre, « hostis humani generis »1 : il est un bloc uniforme face à la communauté humaine dont il est exclu.
Prédateur des mers, le pirate est perçu comme un loup pour l’homme, pour reprendre la formule de Plaute. Il s’agit, dans un premier temps, d’interroger les fonctionnements du discours fictionnel de délégitimation de cet animal asocial : le motif de la menace ne tourne-t-il pas à notre avantage dans une distinction animalisation/bestialisation? Demeurons-nous la proie du pirate, ou faisons-nous du pirate notre proie? En second lieu, le discours littéraire qui nous intéresse engage un discrédit en procédant, dans la mise en fiction même du personnage, à un mouvement d’individualisation au cours duquel la meute se voit progressivement défaite, dissoute, évacuant la violence possible de sa frappe. Enfin, il convient de souligner que ce travail littéraire ne se réduit pas à une apparence de normalisation : en intériorisant le pirate, la littérature permet à un nouveau corollaire de s’infiltrer en nous, dévoyant le rôle qui lui était dévolu.
Des œuvres littéraires illustrent ce propos : dans Le Marin des Sables de Michel Ragon, les problématiques de soumission des forbans des mers à la puissance étatique sont représentées. Les Mutinés de l’Elseneur de Jack London met particulièrement en avant non seulement la capacité d’opposition du pirate, mais également sa bestialisation par le regard de l’autre. Les pirates du cyberespace font quant à eux appel à la possibilité d’un nouveau foyer insurrectionnel saisi par la fiction qu’il s’agira de définir.
Dans L’animal que donc je suis, Jacques Derrida insiste sur la gêne que provoque en l’homme le regard de l’animal. Car c’est l’homme qui, dans la Genèse de la Bible, regarde l’animal et le nomme : suivre l’animal, lui succéder, c’est posséder sur lui un ascendant. Dans la fiction, la meute prédatrice des pirates déploie une activité de chasse dirigée vers une société de commerce, induisant un regard sur l’homme chassé. Ce regard implique à son tour un renversement d’ascendance : l’homme est mis en position de regardé, donc de faiblesse. Davantage qu’un trouble, la meute manifeste un soudain danger, une mise en péril. « Un navire qui s’approche, écrit Michel Ragon dans Le Marin des sables, représente toujours un ennemi potentiel. L’autre signifie danger. Seule l’étendue de la mer, dans sa nudité, rassure » (Ragon, 1987, p. 18). Car il faut se nommer devant l’autre, se signaler en hissant les couleurs; l’autre nous oblige. La nudité de la mer cesse donc d’être rassurante lorsque l’autre, regardant lui aussi, intervient, le voir devenant enjeu de pouvoir. Dans Pirates Latitudes, une femme du nom de Lazue devient la compagne d’aventures du héros grâce à sa vue exceptionnelle, qui la rend indispensable à l’expédition. En 1911, l’illustration célèbre du pirate Billy Bones par Newell Convers Wyeth2 représente la pulsion du voir3 en exposant un pirate debout au sommet d’un promontoire rocheux, muni d’une longue-vue et faisant face à un horizon que le spectateur, lui, ne voit pas. Le pirate devient ici celui qui observe ce que le spectateur de l’image ne peut pas voir. Le spectateur, quant à lui, n’observe que le pirate dans son observation. Un renversement se réalise : pour ne plus être la proie guettée par le prédateur, le spectateur doit à son tour scruter celui qui observe. C’est le sens que prend la diégèse stevensonienne en faisant de Billy Bones un animal traqué par ses anciens compagnons, et le premier des pirates à mourir, dans l’auberge de l’Amiral Benbow. Ce renversement de la relation proie/prédateur se fait par une animalisation du pirate : ce dernier passe à l’état de proie pour un adversaire chassant et domptant, prenant par la fiction le pouvoir sur celui qui était jusque là en position de traqueur.
La définition de la meute par le Littré induit précisément une relation de soumission à l’homme, un asservissement par le truchement duquel se réactive la dialectique maître/animal. On distingue meute de loups et meute de chiens : une distinction traditionnelle retrouvée dans la séparation juridique entre les pirates et les corsaires. L’activité corsaire repose sur une violence muselée qui maintient ces derniers dans leur activité de prédation, mais sous l’égide d’un commandement humain. On a d’ailleurs symptomatiquement appelé ces corsaires les chiens des mers, comme pour figer dans l’image et dans les lettres un état de soumission. Dans Le Marin des Sables de Michel Ragon, l’Olonnais, qui devient un célèbre corsaire, est d’abord vendu à des boucaniers à son arrivée dans les îles. Ceux-ci le traitent littéralement comme un chien : il dort, mange parmi les bêtes et fait partie de la meute de chasse : « Quand on ne vaut pas plus cher qu’un chien, lui dit-on, on ferme sa gueule » (Ragon, 1987, p. 40). Plus tard, quand l’Olonnais est devenu corsaire, le gouverneur de l’île, d’Ogeron, décide sous l’influence de Colbert de ne plus favoriser le pillage de navires et de domestiquer les forbans. Aux flibustiers sauvages et incrédules, il s’exclame, hilare : « Je vous donnerai des chaînes, messieurs! Oui, je vous donnerai des chaînes! » (Ragon, 1987, p. 173). Au chapitre suivant, la nature de ces chaînes est dévoilée aux forbans lorsqu’un navire arrive de La Rochelle : ce sont des femmes, à travers l’influence desquelles le pouvoir révèle sa volonté de maîtriser et sédentariser les corsaires.
Avec la course notamment, l’État développe un pouvoir cynégétique qui, selon Grégoire Chamayou, demeure essentiellement territorial (Chamayou, 2010, p. 26). C’est un pouvoir sédentaire et, surtout, « sédentarisateur » ainsi que centralisateur : les prédateurs commandés par l’État y reviennent sans cesse. « Le politique suppose le bétail » (Derrida, 2006, p. 134), écrit Derrida. C’est dans la dialectique de la meute-bétail que se définit l’identité corsaire : la meute de chiens est à la solde de l’État, seul détenteur du « monopole de la violence légitime » (Weber, 1959, p. 27). Le corsaire manifeste ainsi à travers l’image du chien la face domestiquée de la piraterie. Le chien, un loup civilisé, titrent Évelyne Teroni et Jennifer Cattet : c’est la domestication qui confère au chien, comme au corsaire, cet apparat de civilisation. De cette manière, le terme meute, dans une axiologie positive, prend le sens de « harde de chiens dressée pour la chasse ». Par la figure du chien se voit favorisée et récompensée la soumission à un maître : on peut bien être meute, si la meute est également bétail.
Le pirate, a contrario, demeure un loup hors de la civilisation, car usant d’une force que ne justifie pas l’État. La condamnation comme ennemi commun de l’humanité contient toute la charge déshumanisante dirigée vers le pirate et vers le second sens de meute, séditieux, assimilé à l’insoumission. Si la meute de chiens est acceptée comme objet de civilisation, le pirate est au contraire saisi comme figure de sauvagerie. Alors que l’assimilation corsaire-animal est prise comme une construction culturelle, l’assimilation pirate-animal est quant à elle perçue comme un substrat naturel. Le choix d’une existence en mer participe par ailleurs de ce postulat : le pirate nomade est celui qui choisit de vivre dans la sauvagerie d’un espace incontrôlé, qui privilégie le trait et non le point, contrairement au corsaire polarisé par un pouvoir-niche. Il s’agit dès lors, dans la perspective d’un enjeu de pouvoir, de briser par la fiction l’instinct de meute comme soulèvement en faisant du mutin un animal au sens le plus péjoratif de bête sans dignité, primitive. Un principe que relèvent Gilles Deleuze et Félix Guattari, selon lesquels l’originalité du guerrier, du point de vue de l’État, apparaît toujours sous une forme négative (Deleuze et Guattari, 1980, p. 437).
L’équipage des Mutinés de l’Elseneur de Jack London est décrit comme un groupe « d’abrutis et de fous » (London, 2004, p. 91) et de « vers de terre humains » (London, 2004, p. 104). Ces pirates en devenir, désireux de se mutiner et qui portent haut les marques négatives de la sédition, sont comparés aux deux seconds du navire, Pike et Mellaire, qui « étaient les vrais maîtres de ces misérables créatures […]. Oui! En vérité, ils étaient bien plus différents de ces hommes d’un niveau inférieur que ces derniers ne se distinguaient des Hottentots et – pourquoi pas? – des singes » (London, 2004, p. 37-38). Le narrateur poursuit, à propos d’un membre de l’équipage qui voulut se jeter à la mer :
Il était devenu une véritable bête, répugnante à voir. J’avais eu l’occasion, une fois, de contempler dans un zoo un orang-outang terrifié : cette face humaine à l’expression bestiale, qui grimaçait et poussait des cris inarticulés, me rappela tout à fait l’animal en question (London, 2004, p. 39).
C’est par l’intermédiaire du personnage de Mulligan Jacobs que se cristallise véritablement le lien entre bestialité et mutinerie. Présenté comme « un rouge » (entendons un révolutionnaire) pour qui l’action directe et le piratage sont les seules voies à explorer, le personnage s’exprime sur un « ton venimeux » que souligne le héros, Pathurst, qui demeure longtemps à le contempler :
Ses yeux flamboyants, aux paupières rouges, s’exprimaient sur son visage torturé, flétri, tordu par un rictus; la méchanceté se traduisait jusque dans la crispation de ses mains, avec leurs doigts aux ongles cassés semblables à des griffes. À ce moment de frayeur instinctive et de répulsion, la pensée me vint que je pouvais prendre à la gorge cette espèce d’avorton estropié à la peau parcheminée et l’étrangler en en faisant sortir la vie toute tordue qui se cachait en lui. Mais cette idée ne trouva guère d’aliment en moi, pas plus que chez un homme dans une grotte pleine de serpents ou dans une fosse de scolopendres : car, avant de pouvoir les écraser en totalité, il sait que ces bêtes déverseront leur poison en lui (London, 2004, pp. 119-120).
Sous le regard de Pathurst, la bestialisation du personnage d’insurgé potentiel tend à la démonisation. À bord de ce navire, entouré par des hommes dont il nie l’humanité pour en faire des bêtes sans dignité, Pathurst réalise un « détour par le non-humain » (Granger, 1994), une plongée même dans un non-humain qui l’écœure et au-dessus duquel il n’aura de cesse de vouloir s’élever. Le discrédit de la meute-émeute est ainsi complet.
« L’analogie entre l’organisme et la colonie, écrit Dominique Lestel, est d’autant plus frappante qu’aucune fourmi ne commande les autres, et que la notion d’une individualité de chaque insecte est a priori dépourvue de sens » (Lestel, 2004, p. 95). Le pirate, seul, est lui aussi dépourvu de sens : on peut être pirates au pluriel, mais nullement pirate au singulier. L’individualisation du pirate devient, par conséquent, un véritable enjeu pour qui souhaite s’en débarrasser ou l’intégrer : faire-individu, c’est défaire la meute. La mise en fiction du pirate nécessite précisément un travail d’individuation presque incontournable dans la construction romanesque traditionnelle, qui exige de mettre à mal l’identité collective afin de se concentrer sur quelques personnages. Le roman établit de cette manière une certaine carte d’identité du personnage qui, chemin faisant, permet l’élaboration de ce que Vincent Jouve appelle l’effet-personnage. La littérature peut ainsi être potentiellement saisie comme une arme du social pour défaire la meute et rendre reconnaissable l’individu.
Chez Jack London, Mellaire, le second du navire, illustre ce processus de reconnaissance. Le personnage semble a priori ne pas partager l’animalité de l’équipage aux yeux du héros Pathurst. Mais une cicatrice prodigieuse sur son crâne découverte par hasard par lui intime le contraire : cette dernière est finalement, comme une étiquette, l’indice permettant de révéler sa véritable identité de meurtrier et de futur mutiné. Dès que Pathurst le réalise, il animalise Mellaire et substitue à son discours premier un discours de déformation et de crainte :
pendant le court silence qui suivit – tandis qu’il se passait la langue sur les lèvres –, la "chose" embusquée au fond de son crâne m’observait à travers ses yeux et semblait sur le point de sauter et de me fondre dessus. […] je pouvais presque voir les dents découvertes et menaçantes qui pointaient dans la mâchoire de cette "chose" que je devinais cachée derrière son regard (London, 2004, p. 190-191).
Rendu individu, c’est-à-dire reconnu, Mellaire devient à son tour « chassable » dans une société où l’histoire de chacun se constitue « comme une série d’engagements de plus en plus nombreux et profonds envers les normes et les institutions conventionnelles » (Becker, 1985, p. 50). Je me fais suivre donc je suis, pourrait-on résumer.
Dans le Treasure Island de Robert Louis Stevenson, le motif de la jambe manquante permet de réaliser l’individuation des pirates, rendant le personnage à la fois imaginable et reconnaissable. À l’auberge de La Longue-vue, Jim Hawkins identifie en un clin d’œil le pirate dont lui avait parlé le vieux Billy Bones. Ce penchant littéraire à rompre la meute se retrouve à l’intérieur même de la diégèse, chez Stevenson toujours, dans la lutte des pirates entre eux, passant d’un groupe soudé à des conflits internes : l’individuation rend manifestement la meute pirate inopérante.
Le processus d’individuation du pirate s’effectue notamment par l’illustration physique du personnage et par la multiplication de ses retranchements, de ses blessures et ses signes distinctifs. Jambe de bois, bandeau sur l’œil, perroquet sur l’épaule, poignard entre les dents, foulard sur le crâne : amputé ou affublé de prothèses en tous genres, le pirate devient hybride par l’entremise d’un stéréotype littéraire. Principe de représentation collective, le stéréotype engage la mise en place d’une familiarité avec le pirate. Si celui-ci est historiquement un personnage sombre et destructeur, la construction de son cliché culturel en fait au contraire une sorte de compagnon agréable, trop connu pour représenter un danger véritable. Le perroquet qu’il porte si souvent sur l’épaule, de Stevenson à Mac Orlan, lui confère l’aspect ludique qui facilite son acceptation par son nouveau public : les enfants, à qui s’adressent en particulier les éditions illustrées qui fixent dans leur esprit des images de pirates avant tout chamarrés. Cette approche se caractérise plus encore dans le Peter Pan de James Matthew Barrie, qui établit une dualité profonde dans le personnage du pirate. Menaçant à l’instar de l’illustration qu’en propose le Britannique Francis Donkin Bedford dans la première édition du roman en 1911, le célèbre capitaine Hook connaît un autre visage. À cet ogre dévoreur d’enfants répond en effet celui d’un pirate victime et craintif à l’excès, se faisant croquer la main par un crocodile gourmand. Le terrible capitaine paie, ce faisant, une sorte de tribut à l’animalité. Dès lors, le pirate croqué par l’animal voit sa propre bestialité rendue non seulement ludique, mais comique.
Ce principe est mis au jour par Barrie dans une scène du roman où Peter imite la voix du capitaine pour faire libérer la princesse indienne. Hook s’en aperçoit, dialogue avec la voix, et lui demande, intrigué : « si tu es Crochet, dis-moi qui je suis, moi? ». Ce à quoi la voix sentencieuse répond : « Un cabillaud. Un simple cabillaud » (Barrie, 1997, p. 123-123). Une affirmation que les crédules compagnons de Hook peinent à digérer : « Quelle honte », s’écrient-ils, médusés. La féroce créature des mers est soudain devenue un poisson commun; et le personnage de pirate, s’il est animalisé, n’est plus pour autant bestialisé. La production de jeunesse façonne ainsi une infantilisation du personnage, faisant du forban – notamment dans le passage au dessin animé (le Peter Pan de Disney) – un objet de rire. L’édification sociale culturelle, à travers un travail de stéréotypisation et d’infantilisation, annihile non pas l’animalité du pirate mais sa bestialité, entendons son potentiel d’insurrection : l’animal-pirate est alors collectivement domestiqué, le rire fonctionnant comme un désaveu du danger.
Le pirate domestiqué, rendu convenable et agréable à la société, devient vendable dans une transformation marketing élaborée par la popularisation de sa figure au sein du circuit culturel. Sa mise en produit constitue de cette manière une sorte de chasse littéraire et culturelle dont l’enjeu n’est pas d’extérioriser la proie, de la chasser hors de, mais bien au contraire de l’intérioriser, de l’intégrer à un corps plus vaste, et de la digérer. Cette assimilation ne va pas, cependant, sans un juste retour. « Au cours de la chasse, écrit Dominique Lestel, le chasseur s’animalise. Il acquiert les rythmes de la "proie". Il ne devient pas l’animal lui-même, mais il est mû par les mêmes rythmes, et il vit progressivement dans des espaces temporels et affectifs voisins de ceux de sa proie » (Lestel, 2004, p. 23). Puis, reprenant la terminologie de Michel Butor, il poursuit : « l’homme et l’animal se débordent mutuellement » (Lestel, 2004, p. 131). Ce débordement, toujours selon Dominique Lestel, a la particularité d’être un débordement intérieur : après les colonisations extérieures de l’animal que constituaient la chasse et la domestication, nous entrons désormais dans l’époque des colonisations intérieures de l’animal (Lestel, 2004, p. 110). La poussée de l’homme dans le personnage-pirate – poussée identitaire, poussée historique, littéraire, imagée – participe de ce mouvement de colonisations intérieures, à laquelle le pirate répond évidemment. Car le débordement est bien mutuel et, au lieu de conserver son statut d’apatride, d’ennemi extérieur, le pirate profite de l’intériorisation dont il a fait l’objet pour être à son tour intériorisé en l’homme.
De quelle manière le modèle cynégétique permet-il, dans une perspective littéraire, à un personnage de nous influencer? La meute possède, selon Elias Canetti, deux caractéristiques essentielles : l’égalité et la direction. Intégrée à la masse et donc démultipliée, elle acquiert deux propriétés supplémentaires : la densité et l’accroissement. Tous pirates? Peut-être, suite à une cérémonie comme en présente l’auteur de Masse et Puissance :
Une cérémonie de multiplication d’espèce particulière est le repas en commun. Dans un rite spécial, on remet un morceau de l’animal abattu à chacun des participants. On mange ensemble ce que l’on a capturé ensemble. La meute tout entière s’incorpore des parts de la même bête. Quelque chose d’un corps unique passe en tous ses membres. Ils prennent, mordent, mâchent, avalent la même chose. Tous ceux qui en ont mangé sont désormais liés par ce seul animal : il est contenu en eux tous à la fois. Ce rite de consommation collective est la communion (Canetti, 1966, p. 119).
Le pirate, chasseur chassé, devient la proie de la masse, et profite de l’occasion qu’offre sa propre dévoration pour procéder à sa multiplication. Devenu personnage et produit culturel consommable, le pirate est en somme dévoré par la masse en un repas littéraire par le truchement duquel il s’insinue en tous. Le personnage du pirate, dont la substance est absorbée, demeure extérieurement cette enveloppée stéréotypée que l’on se permet d’exhiber en trophée. Mais le résultat véritable et insidieux de la communion, du repas littéraire, est l’intériorisation du pirate, le débordement du personnage en nous. Et dans le mouvement qui se joue de la piraterie extérieure à la piraterie intérieure, se dévoile le passage symbolique de la piraterie au piratage, qui euphémise la violence de la prise de force au profit d’une approche définitoire par le détournement. Piraterie intérieure, piraterie depuis l’intérieur : dans cette menace interne se fait l’écho d’une meute plus ancestrale que la domestication sémantique que représente la horde de chasse.
Après avoir privé le pirate de la meute comme horde de chasse, une nouvelle appropriation fictionnelle du pirate lui autorise un renouvellement à partir du sens de la meute-émeute. La volonté de domestiquer le pirate s’est symptomatiquement doublée d’une domestication du langage : le sens d’émeute a été bâillonné au même titre que la puissance de soulèvement qu’elle suppose, tandis que le sens horde de chasse, soumise à un État-maître, a été privilégié. Avec l’intériorisation littéraire du pirate et la formation du piratage, la meute réalise un affranchissement du langage, délivrant la force de rébellion qui sommeillait en elle. La fiction, prise comme une arme du social pour domestiquer le pirate, déjoue ainsi son propre rôle. Le nouveau pirate-piratage, qui n’est pas un membre à part entière du corps social, mais davantage un virus, un cheval de Troie est alors insinué en nous. L’intériorisation devient par ce biais une infiltration virale, avec tout le sémantisme de risque et de menace que cela comporte. Le motif du virus manifeste quant à lui la résurgence animale et réprouvée du pirate : issu du latin poison, le virus utilise les constituants d’une cellule hôte pour se multiplier. La formule à succès de Gilles Lapouge selon laquelle « la piraterie appartient à l’Histoire comme un parasite à sa branche, plus secrètement comme le mal concourt au bien, comme Satan accomplit Dieu » (Lapouge, 1987, p. 19), connaît par ce biais une réactualisation brûlante. Le pirate-piratage, désormais mis au cœur d’une double hybridité (homme-virus mais également homme-machine : casque et micro pour les pirates de The Boat That Rocked, écran, clavier et connexion internet pour les pirates du web, du célèbre The Matrix au Nikolski de Nicolas Dickner en passant par les romans cyberpunks de William Gibson), correspond à un dévoiement de la partie domestique de la machine qui, porteuse de virus, ne joue plus son rôle domestique, mais devient destructrice : le pirate dévoilant la partie animale de la machine.
Sans présumer d’un projet auctorial liant nécessairement la figure du pirate au motif de la révolte, l’exemple de la meute permet au moins de souligner certains des rapports de violence, révolte et soumission, mis au jour par ce personnage de forban. Violence bilatérale, puisque la situation du pirate ne se résume pas à celle d’un prédateur fondant sur sa proie, ou d’un éternel mutin prêt à renverser l’ordre du bord. L’introduction du modèle cynégétique permet de préciser le fonctionnement de ce rapport, en faisant de la meute le nœud des tensions et des hiérarchies. Si elle permet de placer le pirate en situation de chasseur, elle devient le point sur lequel la fiction opère un travail de sape en déconstruisant cette meute de deux manières : d’une part par l’individuation; par la bestialisation d’autre part. Parallèlement, la fiction s’affirme comme un processus duel : si elle désavoue l’émeutier d’un côté, elle lui donne en même temps l’occasion de resurgir en une autre place. La mise en fiction du personnage est l’occasion d’une colonisation intérieure, d’une révolte inoculée qui permettrait à la fiction de nous influencer via des personnages dans une perception virale de la consommation culturelle. Une dévoration littéraire, en somme, qui dans sa ritualisation virale fait resurgir l’émeute en nous.
Jacques Derrida rappelle dans L’animal que donc je suis la distinction kantienne entre « la guerre animale, celle qui maintient dans la bestialité sauvage, [et la] guerre humaine, qui, au contraire, ferait sortir de l’état sauvage, ouvrant alors sur la culture et la conscience sociale » (Derrida, 2006, p. 135). Le piratage est précisément dénoncé pour cette improductivité d’ordre à la fois économique et politique. En allant à l’encontre de la domestication machinique, le pirate réalise une contre-performance qui constitue, comme l’aurait peut-être dit Thoreau, une forme de désobéissance civile. Cependant, il importe d’observer que la multiplication du pirate l’a également fait perdre en qualité de direction au sens que prête Canetti à la meute, c’est-à-dire de visée collectivement admise. Incidemment, si la vraie férocité demeure chez les pirates qui nous sont toujours extérieurs et qui sévissent encore aujourd’hui dans certaines mers du monde, le nouveau pirate en revanche, appelé piratage ou piraterie culturelle, entraîne à un assagissement du langage : le pirate serait pour nous, quotidiennement, la douce insurrection qu’on s’autorise.
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Deleuze, Gilles et Félix Guattari. 1980. Capitalisme et Schizophrénie. Tome II : Mille Plateaux. Paris : Minuit. 645 p.
Derrida, Jacques. 2006. L’Animal que donc je suis. Paris : Galilée. 218 p.
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