Savoir regarder une image, ce serait, en quelque sorte, se rendre capable de discerner là où elle brûle, là où son éventuelle beauté réserve la place d'un « signe secret », d'une crise non apaisée, d'un symptôme. Là où la cendre n'a pas refroidi.
– Georges Didi-Huberman
Lorsque les romanciers s'emparent du cinéma dans leur fiction, il s'agit fréquemment de souligner son rôle prépondérant dans la mise en scène de la violence. Pour s'en convaincre il suffit de relire l'article de 1896 sur l'invention de Louis Lumière écrit par le romancier et dramaturge Maxim Gorki dans lequel il prophétise son usage propagandiste en proposant la recette suivante : « prendre un parasite à la mode, l'empaler à la manière turque sur une palissade, le photographier puis montrer ces images. Cela ne serait pas exactement piquant mais tout à fait édifiant » (1993, p. 33). En 1915, Luigi Pirandello publie On Tourne!, une fable sinistre qui cristallise l'asservissement du comédien par l'industrie cinématographique. Son narrateur est un chef-opérateur frappé de mutisme après avoir filmé une scène qui a tourné au drame. Alors que l'acteur pénètre dans une cage contenant une tigresse que le scénario destine à être abattue, il est dévoré par l'animal. Pirandello suggère que des foules fictives de spectateurs ont pu être exposées à la vision du drame effroyable sans avoir conscience qu'il ne s'agissait pas d'un trucage. Ces exemples nous permettent de comparer la violence exercée sur l'acteur avec celle qui affecte le spectateur. Dans les premiers temps du cinéma, nombreux sont les écrivains à dénoncer l'asservissement des masses de spectateurs zombifiés, consommateurs passifs de fictions médiocres, « poussés tels des animaux de boucherie, entre deux rampes de corde » vers un « sommeil de ruminant1 ». Cette veine ne s'est pas tarie dans la littérature postmoderne, en particulier américaine. Elle s'est au contraire amplifiée, parfois même chez des écrivains cinéphiles comme Don DeLillo ou Robert Coover ; que l'on songe chez le premier à la fascination pour le film d'Abraham Zapruder qui a enregistré l'éclatement du crâne de JFK (Libra, Underworld), ou à la grande fête macabre imaginée par le second lors de laquelle le couple Rosenberg, accusé d'avoir livré des informations sur la bombe aux Soviétiques, est électrocuté sur Times Square, au travers d'une mise en scène signée Cecil B. DeMille (The Public Burning). La fiction littéraire est donc un terrain propice pour sonder les profondeurs du couple violence et cinéma, et c'est précisément ce médium qu'a choisi l'historien de la contre-culture, Theodore Roszak, avec le roman Flicker (1991, 2005), traduit en français sous le titre La Conspiration des Ténèbres (2004). Contrairement à l'historien du cinéma ou à l'analyste de film, tous deux contraints d'appuyer leur propos sur des films existants et des faits historiques avérés, l'écrivain de fiction dispose d'une liberté qui lui permet d'explorer, au travers d'une filmographie apocryphe, les fantasmes suscités par la représentation cinématographique de la violence.
Le récit tentaculaire de ce polar nous conduit à suivre l'investigation de Jonathan Gates, un universitaire du département d'études filmiques de l'Université de Californie jeté sur les traces du cinéaste fictif Max Castle, de son vrai nom Max von Kastell, un immigré allemand qui, après avoir œuvré dans les studios de la UFA (Universum Film Aktiengesellschaft) à Berlin, s'est retrouvé cantonné à des sous-productions à Hollywood, réalisant des films de vampires et de zombies ou des films criminels anticipant le film noir, avant de disparaître mystérieusement en 1941. La conspiration imaginée par Roszak fait apparaître un projet d'autodestruction de la race humaine : les Orphelins de la Tourmente, une secte héritière de l'ordre des Templiers, des Cathares et des Manichéens, auraient pour objectif d'enseigner la lutte perpétuelle du Bien et du Mal par le truchement du médium cinématographique (puis plus tard télévisuel et vidéo), afin d'asphyxier tout désir de procréation, mettant ainsi un terme à l'existence de l'humanité, la condition charnelle de l'Homme étant selon leur doctrine la source même du Mal. Au cours de son enquête, Gates interroge les collaborateurs du cinéaste, découvre des bandes inédites et tente d'élucider les liens entre la secte et son art cinématographique. Kidnappé alors qu'il s'apprêtait à rencontrer l'un des hauts responsables des Orphelins dans une abbaye albigeoise, le narrateur se réveille sur une île au beau milieu du Pacifique où il fait la rencontre de Castle, retenu en captivité depuis plus de trois décennies. Il découvre alors l’œuvre ultime du cinéaste, des courts-métrages réalisés avec des moyens artisanaux et constitués de fragments de films préexistants, prélevés sur des pellicules que ses geôliers lui font parvenir. Pour tuer le temps, Gates se fait l'assistant de Castle puis décide de rédiger ses mémoires.
L’identité du grand coupable, de celui qui est à l’origine de cette instrumentalisation de la violence filmique, est un Graal dérisoire dont la découverte relève des codes génériques du polar employés par le romancier. En revanche, la façon dont Roszak décline les moyens mis en œuvre par Castle pour asséner à ses spectateurs des scènes de violence paroxystique à leur insu soulèvent des questions bien réelles. Nous nous attarderons, dans cette étude, sur trois aspects marquants du cinéma de Castle : l'usage d'images subliminales, celui d'images documentaires au sein d'une fiction, et la recherche d'émotions extrêmes chez les acteurs. Dans le premier cas, le spectateur est exposé à des images censées l'atteindre par des voies inconscientes et éventuellement influencer son comportement ; dans les deux autres cas, le contrat fictionnel est rompu et les limites entre feintise ludique et expérience vécue sont transgressées. Nous entendons montrer comment Roszak exploite dans son roman les virtualités que recèle le cinéma, la part sombre de son histoire et de sa technologie, à travers deux thèmes qui cristallisent les craintes envers le médium : les images subliminales et le snuff movie.
Figure composite et polymorphe, le personnage de Max Castle est un masque derrière lequel on peut reconnaître de nombreux cinéastes réels : son origine germanique et sa particule (von Castle) l'assimilent à Erich von Stroheim ou à Joseph von Sternberg, son patronyme le rapproche de William Castle, émule bon marché de Hitchcock, à quoi s'ajoutent la présence d'Orson Welles comme personnage du roman et les lettres de John Huston et d'Edgar G. Ulmer adressées au narrateur grâce auxquelles se voient confirmées plusieurs collaborations non créditées de Castle sur des œuvres majeures. Ces éléments de preuve font du cinéaste fictif le génie spectral hantant les chefs-d’œuvre allemands et américains du film d'épouvante ou du film criminel de la première moitié du Xxème siècle.
Lorsque Jonathan Gates découvre les films de Castle au milieu des années 1960, le cinéma d'épouvante de l'entre-deux guerres n'effraie plus la majeure partie du public. Lors des diffusions en salle ou à la télévision, la déflation des effets et l'abondance des clichés provoquent davantage l'hilarité que la terreur. Symbole de ces transformations, la salle dans laquelle Jonathan Gates a reçu son initiation à la culture cinéphilique, The Classic, a fait l'objet d'une transformation radicale en changeant de propriétaire. Rebaptisée The Catacombs, elle devient le lieu privilégié de l'underground, avec au programme aussi bien des œuvres d'avant-garde comme Fuck d'Andy Warhol, des docu-drames didactiques d'avant-guerre devenus des films cultes dans le circuit des midnight movies que les films d'exploitation d'Herschell Gordon Lewis, des productions à bas coût faisant un usage outrancier d'éléments racoleurs, dont Blood Feast (considéré comme le film fondateur du gore grand-guignol) et The Wizard of Gore ou encore Night of the Living Dead de George Romero. Le narrateur est alors témoin d'une remise en question radicale des principes du cinéma classique et d'une propagation dans le cinéma underground puis mainstream d'une violence graphique inédite. L'opposition entre les périodes classique et post-classique est clairement lisible dans le travail des deux cinéastes fictifs du roman, Max Castle et Simon Dunkle. Le second est un jeune prodige, digne héritier du premier, qui émerge après l'effondrement du Production Code, l'ensemble de règles régissant jusqu'en 1968 la bonne conduite du cinéma américain. Comment la violence est-elle présentée dans les films de Dunkle ? Elle se manifeste d'emblée par la musique heavy metal diffusée à un volume assourdissant et les vociférations du chanteur. Du point de vue visuel, les films de Dunkle mettent en scène la débauche organique qui caractérise le sous-genre du film gore. Comme le Zombie de Romero (1979), American Fast Food Massacre, premier opus de Dunkle, utilise la métaphore anthropophage comme parabole de la société de consommation, et ici plus particulièrement de la malbouffe. Tous deux mêlent le burlesque à l'horreur, « A great American cannibal feast as Mack Sennett might have handled it if he had lacked all inhibition » (Roszak, 2005, p. 407). Comme le rappelle Jean-Baptiste Thoret, les deux genres ont en commun d'être « fascinés par l'excrémentiel, le chaos et la contagion » (2006, p. 295). Dans un restaurant de fast food, des clients arborant des groins de cochons attendent leur repas, pendant que les clients qui veulent sortir sont saisis par des employés portant le masque à l’effigie de Ronald McDonald, traînés dans la cuisine pour être démembrés, disséqués et cuisinés. Avec Sub Sub, Dunkle s'attaque au cinéma d'anticipation. Dans un monde post-apocalyptique, des mutants et des survivants dégénérés se livrent à d'intenses carnages avant de faire exploser une tête nucléaire, vestige de l'ancien monde devant lequel se prosternent des fanatiques religieux. Dans Sad Sewer Babies, les égouts de la ville sont transformés en limbes où des embryons ayant survécu à leur avortement livrent bataille aux rats pour le contrôle du territoire. Lors d'un entretien avec le narrateur, le cinéaste avoue nourrir l'ambition de tourner un remake du Magicien d'Oz qui se terminerait par la crucifixion de Dorothy Gale. Ce que l'on observe dans le travail de Dunkle, c'est le principe selon lequel « la représentation de la violence, jusque-là inféodée à la loi du hors-champ (ne pas montrer) et de l'implicite (suggérer) » (Thoret, 2006, p. 21) investit désormais le champ de l'image. La menace n'est plus un Autre qui proviendrait du hors-champ et qui, au terme du film, y serait renvoyé. Pour reprendre les mots de Jean-Baptiste Thoret, « le refoulé ne se contente plus de faire un petit retour et de s'en aller » (2006, p. 294). La menace est désormais à l'intérieur même du cadre et elle compte bien y rester.
Dans les films de Max Castle, à l'inverse, la monstration de l'hémoglobine n'est pas de rigueur. Son cinéma appartient à une esthétique de l'implicite et de la suggestion. Ses films d'épouvante reposent principalement sur des motifs codés de l'altérité : vampires (Feast of the Undead, Count Lazarus, Kiss of the Vampire, House of Blood) ou zombies (Zombie Strikes). Il s'illustre aussi dans le genre du thriller et sa figure du tueur psychopathe (Queen of Swords, The Ripper Strikes). Certaines scènes inédites censurées par les studios comportent néanmoins un pouvoir envoûtant et diffus dont le spectateur ne parvient pas identifier l'origine. Il est vrai que Castle sait faire preuve d'audace quant au respect des codes de son époque, comme le prouve un long plan séquence pré-générique, en caméra subjective et sans musique, visant par la mise en scène à identifier le spectateur à la proie traquée par les zombies. Mais rien en apparence ne justifie l'intensité de l'émotion suscitée. Les termes qui qualifient cette émotion nous renvoient à un impact d'ordre psychologique : « unclean », « depression », « claustrophobic » ; mais également physiologique : « revulsion », « nausea », « sickly loathing », « unbearable disgust » (Roszak, 2005, pp. 130, 299, 124, 163, 229).
Roszak exploite ici de façon magistrale un paradoxe inhérent à la récurrence d'une condamnation de la violence au cinéma à travers son histoire. Dans un article dédié à ce phénomène, Alexis Blanchet rappelle que Scarface (Howard Hawks, 1932) fut accusé par un journaliste de provoquer « un sentiment aigu de nausée ». « Il y a certaines choses qui ne devraient pas apparaître sur les écrans de cinéma. […] Ce film n'aurait jamais dû être tourné » (2008, p. 14). La réciprocité entre la sensation de dégoût insurmontable – capable de provoquer des troubles digestifs – et la répugnance d'ordre moral – qui conduit à condamner l'existence même du film – participe pleinement de la rhétorique des croisades contre le cinéma comme école de la violence et du vice. Pourtant, un spectateur contemporain, saturé d'images d'une violence graphique bien plus explicite, serait bien en peine de se trouver affecté par le film de Hawks au point de ressentir une quelconque manifestation somatique. Selon la logique explorée par Roszak dans son roman, si de tels films ont pu dégoûter leurs contempteurs, c'est qu'ils recèlent un contenu iconographique latent d'une brutalité bien supérieure à leur contenu littéral.
En 1957, l'utilisation d'images subliminales fut l'objet d'une vive polémique aux États-Unis, après qu'un publiciste, James Vicary, eût affirmé que l'insertion répétée du message : « Eat pop-corn, Drink Coke » pendant une projection permit d'atteindre une hausse spectaculaire des ventes. Si la validité de ces résultats n'a jamais pu être démontrée, le soupçon d'une possible manipulation des spectateurs se répandit dans l'esprit du public. Quelques années plus tard, la CIA publia un rapport intitulé « The Operational Potential of Subliminal Perception » concluant à un réel danger de telles pratiques, même s'il restait difficile d'en affirmer la portée effective, en particulier son influence sur le comportement des individus. Au cinéma, des images subliminales de visages en surimpression furent aussi utilisées pour renforcer le sentiment de terreur : on pense à Hitchcock dans Psychose (1960), superposant au visage de Norman Bates celui de sa mère empaillée lors d'un ultime fondu enchaîné, à la face démoniaque de John Cassavetes sur le visage de Mia Farrow dans Un Bébé pour Rosemary (Polanski, 1968) ou au visage du démon sur la jeune fille de L’Exorciste (William Friedkin, 1973).
Dans ces exemples, les cinéastes jouent sur la défiguration : en superposant deux images ils provoquent un rictus exprimant visuellement le mal intérieur qui ronge le personnage ; ils le font apparaître dans le champ, non par une irruption du hors-champ mais par transparence, autrement dit par quelque chose qui s'y trouve déjà. Dans le thriller Queen of Swords, Castle emploie une double image subliminale : sur le visage de la fiancée du criminel psychopathe se superpose celui de sa mère terrifiée. Ce premier fondu, tout juste perceptible pendant le visionnement du film, ne justifie cependant pas la sensation de dégoût que provoque la scène. En réalité il a pour fonction de détourner l'attention d'une seconde image subliminale emboîtée dans l’œil de la mère : un corps en décomposition se débattant contre les vers qui le dévorent. Sous-éclairées, miniaturisées, apparaissant pendant une durée infime, ces images ne devraient logiquement pas atteindre le subconscient du spectateur. Or, Castle se sert de motifs visuels récurrents pour préparer le spectateur et ainsi amplifier l'efficacité du procédé : « Castle has systematically schooled the eye in the course of the movie to receive his secret message. When it comes it penetrates like an invisible dagger » (Roszak, 2005, p. 270). Contrairement à son utilisation chez Hitchcock, Polanski ou Friedkin, l'image subliminale n'est pas un élément supplémentaire dans l'arsenal de techniques visant à terroriser le spectateur. Elle est l'objectif même du film, le point culminant auquel la mise en scène et le montage sont subordonnés. L'empreinte de ce « message secret » sur l'inconscient est assimilée à une agression physiologique du spectateur.
Castle va encore plus loin, ne limitant pas l'emploi de cette technique aux visages des personnages. La clé de l’investigation menée par le narrateur est le « Sallyrand », un filtre anamorphique inventé par les Orphelins permettant d’observer ce qu'un film cache. L'usage du filtre ou d’un microscope sur une visionneuse peuvent venir confirmer l’impression d’une présence indiscernable dans les ténèbres du film ou dans ses faux-raccords, dans la brume qui inonde ses décors ou dans ce qui se donne à première vue comme des altérations de la pellicule. Les photogrammes extraits du flux filmique, examinés à la loupe ou à partir d'agrandissements, dévoilent la source des effets ressentis par les spectateurs. Avec la technique du negative etching Castle parvient à introduire son imagerie macabre dans les zones d'ombre du film, comme c'est le cas dans Count Lazarus : « There are twisting bodies, orgiastic couplings, acts of sadistic violence. Here was all the gore and sexuality that didn't appear at the surface of the film, more of it than the Hays Office would have ever licensed in its day » (Roszak, 2005, p. 273). Dans The Ripper Strikes, il emploie une variante en exploitant les jeux de lumière associés à une série de motifs tels que le brouillard, la fumée, les miroirs ou les reflets de l'eau :
There, instead of deep shadows, he uses fog to hide his secret imagery, permeating the faintly glowing haze of the London streets with a ghost dance of imperceptible atrocities. The crimes the historical Ripper is said to have committed—brutal rape, mutilation, disembowelings—have never been more than hinted at in the movies. Castle showed them, but below the level of conscious perception. (Roszak, 2005, p. 273)
Ces motifs, indices de la présence d'images cachées, fonctionnent à la fois comme véhicules (ils sont conducteurs des messages subliminaux) et comme écrans (ils les dissimulent à la perception consciente du spectateur). A l'instar d'Hitchcock, Castle est passé maître dans la « direction de spectateurs », mais à l'inverse du premier, les moyens qu'il emploie sont dissimulés. Ils atteignent le spectateur sans que ce dernier ne s'en aperçoive. Alors que chez Hitchcock, le spectateur prend conscience d'avoir été manipulé à l'issu du film (le principe du MacGuffin2) avec Castle il ne ressent que les symptômes d'un trouble indéfinissable. Les questions éthiques soulevées par le romancier sont en quelque sorte une extension de celles soulevées par la propagande, lorsque celle-ci emploie la technique pour déjouer l'attention du public et induire à son insu une modification de son comportement. Dans le grand projet des Orphelins, le cinéma est un outil de propagande visant à obtenir l'adhésion du spectateur par des moyens qu'il est possible de juger condamnables dans la mesure où il lui est refusé la possibilité d'appliquer son jugement critique. Néanmoins, une des interrogations centrales du roman consiste à évaluer à quel point le projet esthétique de Castle est en accord avec la doctrine de la secte. Autrement dit, Castle est-il véritablement convaincu du rôle que son cinéma doit jouer dans le complot funèbre ou bien profite-t-il de cette rhétorique apocalyptique afin d’augmenter l’impact de ses films et de construire autour de sa personne une aura sulfureuse ? Lors de la rencontre entre Gates et le cinéaste à la fin du roman, le lecteur découvre un personnage faisant preuve d'humilité et d'autodérision qui ne croit pas avoir eu la moindre influence sur le cours de l'Histoire. Irrévérencieux envers la doctrine, cherchant sans cesse à contourner le contrôle de la secte sur son œuvre et revendiquant pleinement son statut d'auteur, Castle aurait détourné les procédés subliminaux enseignés par la secte pour en faire la signature autour de laquelle construire une œuvre personnelle. Et c'est précisément pour ces raisons que l'artiste maudit aurait été condamné à l'exil et censuré par les commanditaires de la propagande.
Le second point éminemment discutable du cinéma de Max Castle est son usage de la dimension documentaire des images cinématographiques. Dans le cinéma de fiction, le recours à des images d'archive montrant des scènes de violence n'est en général pas dissimulé. Dans The Stranger d'Orson Welles ou Verboten! de Samuel Fuller (qui a d'ailleurs personnellement filmé l’ouverture du camp de Falkenau par les soldats américains) l'insertion des images de la Shoah est motivée par le récit (traque d'anciens responsables nazis ou dés-embrigadement de jeunes fascistes) et distanciée par la mise en scène (scène de projection enchâssée avec commentaires d'un personnage). Dans le cas de Castle, c'est bien différent. Il n'est pas nécessaire de ménager une transition entre les deux régimes d'images puisque les images d'archive ne sont pas perçues consciemment. Dans les scènes subliminales insérées au montage de Zombie Doctor, Gates découvre des images d’actualité, des films de propagande nazie, des scènes de combats tournées dans les tranchées de la Première Guerre mondiale. Gates fournit une interprétation référentielle du sujet du film : le contrôle des zombies par un sorcier renvoie à l'asservissement d'un peuple par un régime totalitaire3. Dans la filmographie apocryphe imaginée par Roszak, ce film de série-B constituerait alors la première trace avérée d'une prise de position contre le régime nazi venant d'accéder au pouvoir. S'il s'agit d'un subterfuge efficace pour contourner la censure, il n'est en revanche pas certain que les méthodes employées soient davantage légitimes que celles qu'elles dénoncent. Le cinéaste, en dissimulant ses images et en transgressant la frontière entre le documentaire et la fiction, n'est-il pas lui aussi quelque peu sorcier, un illusionniste ou un hypnotiseur jouant à manipuler son public ? En tant que définition négative de la subjectivité, le zombie est la figure du spectateur que cherchent à créer les Orphelins : une créature décérébrée, privée de tout libre arbitre.
Dans un court métrage inédit intitulé Prince of Exile, Castle exhume à nouveau des images documentaires (Première Guerre, guerre civile espagnole, occupation japonaise en Chine, émeutes et répression policière, scènes de lynchage), pour s'en servir comme signes annonciateurs de l'imminence de l'apocalypse. Le procédé témoigne de l’ingéniosité du cinéaste quant au problème de la représentation de la terreur avec des moyens réduits. Les effets comiques produits par la vitesse accélérée du montage et le passage à l'envers des bandes tendent à accentuer le malaise du spectateur et à susciter une image absurde de la condition humaine.
Les deux cas évoqués ici concernent une violence que l'on peut qualifier en termes filmologiques d'afilmique, c'est-à-dire existant indépendamment du tournage et donc ne relevant pas de la responsabilité du cinéaste. Mais que penser alors de la violence profilmique, c'est-à-dire d'une violence infligée à un acteur dans le seul but d'être filmée ? Quel degré de souffrance physique ou psychique les acteurs sont-ils censés endurer lors d'un tournage ? Pour le simple spectateur, la frontière entre les émotions simulées et ressenties par le comédien n'est pas aisément perceptible. Les effets spéciaux, les trucages opérés par le montage, laissent généralement croire au spectateur qu'il est en présence d'un faire-semblant et que le corps du comédien n'est pas réellement affecté. Mais la souffrance éprouvée par l'acteur ne dépend pas nécessairement du récit filmique. Prenons l'exemple de Way Down East (Griffith, 1920) cité par Linda Williams, spécialiste des porn studies : l'actrice, Lilian Gish, a déclaré souffrir des conséquences d'un tournage au cours duquel elle resta les mains trempées dans l'eau glacée d'une rivière pendant de longues heures (Williams, 1999, p. 202). L'exemple peut apparaître dérisoire par rapport au sujet traité dans le chapitre d'où il provient, c'est-à-dire la pornographie hardcore sado-masochiste, mais il renvoie à une question trans-générique qui parcourt l'histoire du cinéma. Quel plaisir le spectateur prend-il à regarder une scène en ayant conscience de la souffrance réellement éprouvée par l'acteur pendant la prise de vue ?
Dans ce même ouvrage, Williams fait référence à un film qui mérite davantage de développement que le cas de Lilian Gish. En 1973, Raymond Gauer, président de la ligue de vertu CDL (Citizens's for Decency through the Law), suggère l'existence de films pornographiques culminant dans la mise à mort de l’interprète féminine. Les clichés autour d'Hollywood, Sodome de la côte ouest, permettent d'accréditer la thèse. La presse sensationnaliste, exploitant l'ère du temps (liens entre le crime organisé et l'industrie pornographique, massacre rituel d'une vedette de cinéma par les compagnons de Charles Manson), s'empare de la rumeur et l'amplifie. Le potentiel marketing n'aura pas échappé au producteur de films d'exploitation, Alan Shackleton, qui achète les bandes de Slaughter, tourné en Argentine en 1970 par Michael et Roberta Findlay, et le distribue sous le titre Snuff (1976), après lui avoir adjoint un épilogue remettant radicalement en question le statut fictionnel du film. à l'issue d'une scène de carnage, on entend le réalisateur crier « Cut ! ». Ce geste pourrait mettre à distance le réalisme de la fiction, révélant ainsi les trucages et les rendant moins terrifiants. Or, le réalisateur s'en prend subitement à son assistante et l’éviscère pendant que l'équipe filme la scène. Le film se clôt sans générique. L'horreur apparaît alors comme plus réelle que la fiction qui la précède. Si les artifices furent assez rapidement révélés au grand jour4, la possibilité que de tels films existent demeure pourtant vraisemblable. Cet exemple est particulièrement extrême puisqu'il promet de montrer la vérité « hard-core » des spasmes de la mort. La volonté de duper le spectateur est certes contraire aux codes usuels de la fiction, mais la violence infligée à l'acteur demeure entièrement de l'ordre de la simulation. Tout autre est le cas de Tippi Hedren dans son interprétation de Mélanie Daniels, l'héroïne des Oiseaux de Hitchcock, qui fait écrire au critique Jean-Luc Lacuve que « les oiseaux ne sont le symbole de rien mais les outils qui rendent visible le déchaînement de violence qu'Hitchcock déploie contre Mélanie et, de façon plus moderne et plus psychotique encore, contre Tippi Hedren » (Lacuve, 2009). Les témoignages confirment le traumatisme subi par l'actrice lors du tournage de l'attaque des oiseaux dans le grenier, blessée à proximité de l’œil par un des centaines d'oiseaux, vivants ou en papier mâché, qui lui furent jetés au visage par les techniciens pendant sept jours5. Les accidents de tournage sont relativement fréquents. Mais quel est le degré de maîtrise des risques ? à quel point le metteur en scène cherche-t-il à apporter à son film un degré supérieur d'émotion ? à exploiter la douleur infligée pendant la fabrication du film ?
Autrement dit, est-il acceptable de faire subir les pires supplices à un acteur ou une actrice sous prétexte que l'on effectue un geste esthétique ? La cruauté doit-elle s’arrêter à un certain point ? Sans doute, mais lequel ? Dans ses confessions au narrateur, Olga Tell, égérie et ex-compagne de Max Castle, dépeint un personnage sombre et ambigu, expliquant qu'il avait régulièrement recours à la drogue (the reefers, the happy pills) pour obtenir des acteurs la dévotion requise en levant leur inhibition. Il organisait de petites fêtes privées au cours desquelles se tournaient des scènes à caractère morbide ou érotique. Elle avoue n'avoir que de vagues souvenirs des tournages. Elle se rappelle une scène où les acteurs devaient manger jusqu'à s'en rendre malade et vomir, une autre destinée à son film inachevé, Heart of Darkness, une adaptation du roman de Joseph Conrad, dans laquelle il n’était plus question de jouer ni de faire semblant, puisque le rapport sexuel devait être avéré et non simulé. Son partenaire, un danseur noir dénommé Dandy Wilson, était accoutré de façon à incarner une divinité païenne mi-homme, mi-faucon. Lorsque Max lui demanda de décapiter son partenaire au terme de leur accouplement, Olga, qui ne prenait pas très au sérieux la spiritualité de Castle, fut pourtant convaincue qu'elle s'apprêtait à tuer Dieu.
Quelques temps plus tard, Gates parvient à visionner les bandes de ce film à l'aide du filtre anamorphique. Il peut donc évaluer la portée de la scène subliminale, en identifier les procédés et en accréditer le témoignage : la danse érotique avec l’épée, l’acte sexuel avec Dandy Wilson. Alors que la scène atteint son paroxysme, faisant alterner images positives et négatives de plus en plus vite, arrive la décapitation. Sur le visage d'Olga, Gates vérifie l'effet des narcotiques, il lit le supplice d'une actrice en proie au psycho-drame que le cinéaste lui faire vivre : « That was painful to watch » (Roszak, 2005, p. 589). La scène est particulièrement troublante dans la mesure où elle oscille entre le spectacle de la douleur et du plaisir, le spectacle de la nudité et du corps mis à mort, jouant sur de nombreuses transgressions : transgression générique, en faisant culminer l'acte sexuel dans la mort et non dans l'orgasme comme dans la pornographie ; transgression raciale, en choisissant des partenaires de couleur de peau différente et en soulignant cette opposition par l'alternance du positif et du négatif : « black man, white woman ; black woman, white man » (Roszak, 2005, p. 589). La transgression est aussi à l’œuvre du point de vue des codes habituels de la fiction. En introduisant le problème lié aux altérations cognitives et perceptives provoquées par la drogue, suscitant le trouble entre trucage ou acte réel, mise en scène fictionnelle et acte symbolique religieux, le cinéma de Castle interroge la frontière entre la feintise ludique, qui préside à la substitution d'identité entre le comédien et le personnage, et l'expérience vécue, qui ressort davantage de la possession6.
Dans le cas d'Olga, ce qui intéresse Castle n'est pas de capter les spasmes involontaires du corps mutilé de la victime, mais la réaction émotionnelle du bourreau. N'est-il pas néanmoins pervers d'impliquer un comédien dans ce type de psycho-drame ? La création artistique dédouane-t-elle son auteur de ses actes pervers ? Quelle que soit la forme que prend la direction d'acteur en matière de violence physiologique, une grande part repose sur le consentement mutuel et la liberté de poursuivre ou d'interrompre la collaboration. Pour conclure sur ce point, on pourrait ébaucher un dernier exemple, celui de Malcolm McDowell dans le rôle d'Alex Delarge dans le film Orange Mécanique de Stanley Kubrick. Alors que la cohabitation entre l'acteur et le boa (qu'il a affublé du nom de Basil) s'est passée de façon plutôt harmonieuse, il n'en a pas été de même pour le tournage de la scène du traitement Ludovico. Attaché par une camisole, Alex doit subir une séance de projection d'images insoutenables censée le programmer par réflexe conditionné à rejeter toute forme de violence. Ce n'est pas le parallèle entre les images elles-mêmes et leur usage qui nous intéresse ici (des défilés nazis et des bombardements comme dans les films précédemment cités de Castle), ni même la situation spécifique du spectateur, (contraint à regarder sans pouvoir détourner le regard ou fermer les yeux). C'est l'expérience de l'acteur, s'exposant à plusieurs heures de tournage les paupières retenues par des pinces, un docteur en ophtalmologie lui versant des gouttes pour éviter (au personnage et à l'acteur) des dommages irréversibles comme la perte de la vue. Contrairement à Tippi Hedren, McDowell n'a jamais déclaré avoir subi un quelconque traumatisme en se soumettant de la sorte à une expérience extrême dirigée par le réalisateur. Et enfin s'il faut chercher un acte de violence réelle lié à ce film, on le trouve dans les menaces de mort reçues par Stanley Kubrick, contre sa personne et sa famille, adressées par les contempteurs du film, et qui le conduisirent à interdire la diffusion de son film en Grande-Bretagne jusqu'à sa mort.
Par le recours à la fiction, Theodore Roszak évite l'écueil du didactisme dont aurait pu souffrir un ouvrage théorique. Il soulève néanmoins d'épineuses questions tout en laissant le soin au lecteur d'en tirer ses propres conclusions, d'interroger ses propres émotions face à la violence filmique. Pour ma part, je dirais que les trois aspects polémiques du cinéma de Max Castle soulevés ici renvoient d'abord à la relation du cinéaste à son spectateur. Vouloir s'adresser au subconscient des spectateurs sans leur accorder le droit d'avoir recours à leur facultés intellectuelles, de juger de la pénibilité des images, c'est transgresser la règle selon laquelle le spectateur doit rester libre de s'exposer ou de refuser de s'exposer à des images, règle que vient compromettre la technique des images subliminales. L'usage d'images documentaires dans une fiction est bien entendu admissible, à condition qu'il soit donné au spectateur de reconnaître ou au moins de s'interroger sur le statut des images et de distinguer leurs différents régimes. Le critère du consentement vaut tout autant pour le spectateur que pour le comédien. Il me semble parfaitement évident que l'acteur doit se savoir acteur, c'est-à-dire qu'il doit être conscient d'être filmé, de jouer la comédie, et rester maître à tout moment de mettre fin au contrat qui le lie au tournage. Si l'on devait imaginer qu'un jour le cinéma s'affranchisse de ces règles, que des spectateurs soient forcés de regarder des films sous la contrainte, quelque peu à la façon du traitement de choc subi par Alex dans Orange Mécanique, ou bien que des personnes soient contraintes de jouer dans un film, de subir ou d'infliger des sévices réels, alors la caméra ne serait plus l'instrument du septième art mais un instrument de torture.
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