Dans une nouvelle intitulée Le portrait1, Gogol décrit une scène où la chambre du peintre Tchartkov s’apparente à un tableau dont le contraste entre la lumière et les ombres provoque des liens inattendus entre les objets et dessine un corps désarticulé — corps de choses dont le déploiement rappelle les orchestrations incohérentes de l’être glissant dans le sommeil : « La lune se jouait toujours à travers la pièce, arrachant à l’ombre ici une toile, là une main de plâtre, ailleurs une draperie abandonnée sur une chaise, un pantalon, des bottes non cirées 2. » À cette vision d’un corps découpé en artefacts répond, dans la nouvelle, celle d’un visage : la description d’un tableau énigmatique dont Tchartkov fera la malheureuse acquisition et qui représente le visage d’un vieillard. Le lecteur réalise que, si ce visage impassible (de bronze, précise la nouvelle) constitue l’objet du tableau, il agit à son tour tel un autre cadre dans le cadre du tableau : « le peintre semblait avoir encastré dans sa toile des yeux arrachés à un être humain3 ». Œuvre d’art dans l’œuvre d’art, les yeux sont décrits comme « vivants ». « Vyrezany iz jivovo tchelovieka» écrit Gogol à propos des yeux, c’est-à-dire littéralement « découpés d’un homme vivant » et non « arrachés » comme le suggère ici la traduction classique. Or le découpage est bien l’acte qui préside au cadrage d’un tableau. C’est aussi un paradigme important de la culture visuelle occidentale : peindre, écrire, analyser, photographier, filmer supposeraient que le regard distingue, singularise et prélève des signes, des unités de sens, et qu’il maintienne la réalité à distance en l’objectivant.
Dans les deux cas — soit le découpage de la chambre par le jeu des ombres et de la lumière, et le surcadrage du tableau où des yeux vivants apparaissent — ce qui est donné à voir selon les modalités mêmes de la découpe se trouve pourtant à brouiller la limite entre la représentation et le donné phénoménologique. Sans doute est-ce à dire que toute représentation est aussi, d’un point de vue phénoménologique, un phénomène livré à la perception. Mais cela serait sans compter l’épaisseur manifeste qu’entretiennent les diverses strates de ce découpage, la différence d’appréhension qui caractérise ici, précisément, le fait de voir. Car Gogol ne peut décrire cette vision qu’en plusieurs étapes : dans l’épaisseur nocturne de la chambre, les objets apparaîtraient les uns après les autres tels les signes d’une écriture; et le visage du vieillard ne révèle le secret du tableau qu’aux limites d’une découpe en abyme : les yeux du tableau renversent l’orientation même du regard censé l’envelopper; c’est le peintre qui se voit désigné ici « objet du regard », tandis que l’objet de son propre regard se voit différé à l’infini. Alors, l’assurance que pouvait fournir la découpe du regard le dispute à la puissance métamorphique et narrative des images.
La nouvelle de Gogol semble « illustrer » parfaitement les rapports entre l’art et la littérature. Elle applique de manière exemplaire les techniques éprouvées de l’ekphrasis classique, c’est-à-dire l’art de représenter verbalement une représentation visuelle. Mais au-delà de cette merveilleuse concordance, la nouvelle devrait nous amener plus loin. Aussi, à partir de l’exemple de Gogol, j’aimerais tirer trois conclusions qui me permettront justement de présenter le débat autour de cette relation entre les arts et la littérature.
La première consiste à reconnaître que le rapport entre les arts et la littérature passe toujours par une expérience des choses et des êtres, par une relation avec le monde. Si Tchartkov voit se composer dans sa chambre le jeu de l’ombre et de la lumière, c’est bien parce qu’il est peintre et que son expérience est d’abord constituée de ce qui caractérise l’expérience d’un peintre. Il ne peut voir et regarder autrement qu’avec cette expérience qui est la sienne. Et si, à son tour, ce tableau phénoménologique produit une intrigue, en ce que s’y révèle dans le temps de la lecture la composition énigmatique et inusitée d’un corps, c’est bien parce que la matérialité même de l’écriture oblige Gogol à la décrire dans cette forme. La rencontre entre la peinture et l’écriture suppose donc une expérience de ces matérialités et de ces formes, des habitudes, des ensembles de gestes et d’attitudes. L’art ne rencontre pas la littérature comme deux objets se rencontreraient dans l’espace, car chacun de ces termes renvoie à des pratiques bien concrètes dont on ne saurait pourtant préciser l’exact commencement ou la fin précise. L’expérience humaine, comprise dans son historicité, est elle-même le lieu de toutes les métamorphoses parce qu’elle débute elle-même avec les techniques de l’art4.
Cela conduit à ma seconde conclusion : la relation entre les arts et la littérature suppose une expérience toujours déjà elle-même engagée dans des matérialités appelées à se transformer. C’est le cas parce que toute expérience est toujours déjà médiatisée. Pour apprendre à observer le monde comme un peintre doit le faire, Tchartkov a dû recevoir de ses maîtres un savoir-faire qu’il met à son tour en pratique. C’est, bien sûr, ce qu’on appelle la « transmission ». Mais le fait est que toute transmission exige une médiation, un cadre matériel : c’est, en l’occurrence, le cadre de vision perspectiviste, le prestige de la statuaire dont la matière semble conférer à l’éternité de l’art, c’est la matérialité du cadre qui découpe et enserre la représentation plus qu’elle ne la porte, ce sont les nuances picturales des huiles par lesquelles les couleurs et les ombres attirent le regard. Mais c’est aussi la peinture devenue art du solitaire que l’on transporte désormais chez le collectionneur comme on le ferait d’un livre chez le lecteur; c’est cet art qui a quitté l’horizon des grands projets (les fresques, les vastes compositions publiques). Cet art-là partage avec la littérature, matériellement parlant, l’expérience du repliement dans la sphère du privé. D’où, en partie, la nostalgie romantique pour les ruines d’un monde où l’art se serait exprimé jusque dans la vie la plus profane, faisant de la nature elle-même le génie des représentations et de la rêverie la plus solitaire l’exploration funambulesque d’un dehors illimité. Au moment où ces deux espaces — intérieur et extérieur, privé et public, imaginaire et réel — se radicalisent jusqu’à éclater, prolifèrent justement les considérations sur le mélange des arts, comme si l’on souhaitait par là abolir les frontières entre des matérialités différentes afin de prouver une fois pour toute la seule puissance de la créativité artistique — autre avatar de l’imagination créatrice. Pourtant, c’est la matérialité nouvelle des médiations qui, depuis la Renaissance, prépare cet éclatement : inventions optiques, technologies nouvelles de vision qui permettent de relativiser les mondes. L’éclatement trouvera son climax moderne au moment où, pour le dire comme Baudelaire, l’artiste « ordonne la somme de matériaux involontairement amassés5 ». Le peintre que celui-ci décrit dans son essai entreprend des « tableaux vivants et surprenants, décalqués sur la vie elle-même6». La véritable nature de la relation entre littérature et peinture ne semble-t-elle pas liée, chez Baudelaire, à ce sursaut du vivant au cœur de l’œuvre et qui abolit toute distinction entre les pratiques? C’est aussi le grand subterfuge (et l’angoisse essentielle) dans la nouvelle de Gogol que de convaincre le lecteur de ce que l’art le plus parfait, en s’approchant ainsi de la vie, risque d’abolir l’art dans la vie elle-même. Mais tandis que Gogol se débat contre les démons qu’évoque une telle possibilité, Baudelaire renchérit.
Or le rapport entre les arts et la littérature ne se laisse pas départager entre, d’une part, une conception « essentialiste » des arts (par exemple : dans le célèbre Laocoon de Lessing au milieu du XVIIIe siècle) et une conception « abolitionniste », aussi peu radicale soit-elle, qui supposerait le mélange entre les arts. C’est la dernière conclusion à tirer de la leçon du peintre Tchartkov : le « découpage » ou la « division » produit des effets de renversements et de brouillages qui n’autorisent pas à traiter des arts et de la littérature comme il en serait de disciplines adversaires ou purement transitives. Comme le « cadre » du tableau de Tchartkov qui, en multipliant ses effets, finit par s’abolir dans la réalité d’un regard, c’est parfois en explorant la singularité la plus forte d’un art qu’on y trouve ce qu’on attendait d’un autre. C’est le langage sur l’art et, avec lui, l’institution de l’art qui apposent trop souvent les scellés sur ce qui, en pratique, ne cesse de s’ouvrir et de communiquer. En visant la reconnaissance et la légitimité, chaque art, destiné par de nouvelles possibilités matérielles, est confronté à la nécessité de prouver sa spécificité. Mais ce sont là des questions fondamentalement institutionnelles. Les pratiques ne dialoguent pas moins pour autant, du plus lointain des arts au plus récent. C’est ce que révèle, par exemple, les nouvelles textualités multimédiatiques, ne serait-ce que parce que le mot « texte », de textus, au sens propre, renvoie à l’action séculaire de « tisser » et relie non seulement l’écriture et les images électroniques, mais les plus anciennes traditions orales aux technologies de l’image les plus récentes et les plus multiformes. On conçoit alors l’importance de reconnaître les médiations de l’expérience dans le temps. Car ces diverses relations se croisent et interfèrent de manière temporelle; elles induisent une lecture anachronique de nos médiations. D’où la nécessité de considérer les relations entre médias en termes d’une « épaisseur » temporelle. Parce que les arts ont leurs histoires, leurs intrigues et leurs énigmatiques repliements, étudier leurs relations consiste alors à prendre en compte la charge historique que chacun libère et qui fait de leurs échanges non pas un simple croisement de thèmes, un simple jeu d’influences mutuelles et d’interdiscursivité, mais une ouverture sur le possible.
C’est à partir de là, me semble-t-il, que la réflexion contemporaine sur l’intermédialité, les nouvelles textualités, les interférences et le dialogisme peut porter. Depuis quelques années, dans ce domaine, les analyses comparatistes ou interdiscursives ont laissé place d’une part à des efforts de théorisation du rapport entre les différentes matérialités et modalités des médias, d’autre part à des analyses d’œuvres et de pratiques plus sensibles à la complexité et à la diversité des croisements intermédiatiques.
La revue Postures s’engage aujourd’hui de front dans ce débat.
Villeneuve, Johanne. 2005. «Le tableau de Gogol: petites anachronies au sujet des arts et de la littérature», Postures, Dossier «Arts, littérature: dialogues, croisements, interférences», n°7, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/villeneuve-7> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Villeneuve, Johanne. 2005. «Le tableau de Gogol: petites anachronies au sujet des arts et de la littérature», Postures, Dossier «Arts, littérature: dialogues, croisements, interférences», n°7, p. 11-15.