La profondeur d'une œuvre. Pour un aperçu des espaces esthetiques en littérature et en art

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Cet article pourrait avoir comme origine la préface de l’ouvrage Les Mots et les choses de Foucault. Dans son introduction à une conception de l’histoire des connaissances, l’auteur rend compte de l’effet que produit la lecture de l’encyclopédie chinoise de Borges, en prenant soin de lier celui-ci à la question de l’espace et de l’organisation :

[…] il y a pire désordre que celui de l’incongru et du rapprochement de ce qui ne convient pas; c’[est] le désordre qui fait scintiller les fragments d’un grand nombre d’ordres possibles dans la dimension, sans loi ni géométrie, de l’hétéroclite; et il faut entendre ce mot au plus près de son étymologie : les choses y sont « couchées », « posées », « disposées » dans des sites à ce point différents qu’il est impossible de trouver pour eux un espace d’accueil, de définir au-dessous des uns et des autres un lieu commun.  (Foucault, 1966, p. 9)

Ce passage offre les termes constitutifs d’une approche analytique de la littérature et de l’art, une méthode d’appréhension qui apparaît liée à la conception de la création artistique comme objet qui s’élabore à partir de réseaux plus ou moins complexes et rigides de signification. Cette approche aurait comme visée de rendre compte des jeux sémantiques qui s’inscrivent dans une œuvre et également des espaces sur lesquels ces jeux se produisent. Au cours du présent article, il s’agira précisément de proposer un aperçu de cette démarche, qui se rapprochera d’une analyse formelle de la création artistique, tout en s’éloignant de cette rigidité propre aux analyses structurelles et des interprétations plus ou moins légitimes. Pour ce qui est de l’assise théorique, il sera possible d’y trouver une certaine influence de l’approche deleuzienne de l’art et quelques emprunts aux concepts relatifs aux schèmes de l’interconnexion.

La littérature et les arts nous offrent des exemples qui mettent en relief l’articulation d’espaces que nous qualifierons d’esthétiques1. C’est en adoptant une perspective sémiotique de l’espace, ainsi qu’en intégrant une visée descriptive du lieu où s’effectuent des interconnexions sémantiques, que s’ouvre la possibilité d’élaborer une méthode qui donne accès à l’organisation des œuvres. Qu’il soit question de la littérature ou des productions artistiques, nous pouvons déjà comprendre l’espace comme un lieu où se dépose un réseau de signification et où une expérience est possible. L’espace esthétique est une étendue qui peut être abstraite et qui sous-tend une relation entre des éléments qui viennent l’occuper, lesquels répondent à des règles d’organisation qui les rendent cohérents entre eux. Cette approche permet d’étudier l’espace esthétique à la fois dans ses propriétés dimensionnelles et temporelles, ce qui implique qu’il faut également envisager l’espace esthétique comme un lieu où peut s’effectuer un cheminement, tel que le parcours d’un élément sémantique évoluant dans l’œuvre par ses agencements avec d’autres éléments. C’est sur ce type d’espace que les réseaux de signification viennent se coucher et donner corps à une réalisation artistique, et c’est donc en l’étudiant qu’il est possible de rendre compte de l’organisation d’une œuvre.

Délimitation des espaces esthétiques; profondeur et frontières d’une œuvre 

C’est en envisageant une œuvre dans ce qu’elle contient comme articulation de la signification qu’il nous est donné d’isoler ses espaces esthétiques et d’y trouver la matière abstraite qui les compose. Puisqu’il s’agit essentiellement d’une expérience avec l’art et la littérature, nous ne pouvons réduire l’espace à ce qui se donne à l’observation ou au mouvement habituel de la lecture, et il apparaît donc nécessaire d’ajouter à l’actualisation d’une œuvre une autre dimension, que nous cernerons par la notion de profondeur. Une lecture ou une observation d’une œuvre qui ajoute cette dimension à sa modalité d’actualisation se trouve télescopée vers des couches sédimentaires de sens, chacune détenant la possibilité d’une expérience qui lui est propre. Afin de mieux saisir ces espaces, nous proposerons de voir comment nous pouvons les isoler, et ce, à l’aide de deux exemples pris respectivement dans l’art et dans la littérature, soit Dandelion Field de David Bouchard et Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze d’Antoine Volodine.

Dandelion field2 est constitué d’une zone où les déplacements d’un sujet sont captés du réel, substitués et réorganisés dans un espace virtuel qui s’affiche sur un écran. Un des effets de l’installation est que le sujet s’adonnant à l’expérimentation de l’œuvre n’est plus toujours l’actant3, puisque son attention est parfois réservée aux mouvements de son empreinte virtuelle au détriment de son corps réel, qui se déplace sur une partie de l’installation (le field). Notons qu’à partir du moment où les déplacements du sujet sont uniquement attribuables à son existence virtuelle, ceux-ci peuvent être saisis en terme de mouvements à l’intérieur d’un espace objectivement distinguable de celui où il effectue concrètement ses actions : « Le virtuel est ce qui tient lieu de réel, c’en est la solution finale dans la mesure où, à la fois, il accomplit le monde dans sa réalité définitive et il en signe la dissolution. » (Baudrillard, 2000, p. 52) Nous avons affaire à un passage, à une relance du sujet au cœur même du projet artistique, et c’est ici que nous pouvons identifier ce que nous avons préalablement compris comme profondeur. Dès le moment où un sujet se prête à cette œuvre, et où sa référence corporelle devient son image spéculaire, l’œuvre s’ouvre de sorte que le sujet s’éclipse derrière un reflet fragmenté de sa propre personne : son empreinte trouve comme lieu d’existence un écran. Il n’est donc plus placé dans une position binaire sujet/objet artistique, une position qui le maintiendrait au simple stade d’observateur d’une production artistique. L’interaction que demande l’œuvre est ce qui le fait mouvoir, et on se retrouve avec deux positions distinctives qui sont engendrées par des mouvements, du sujet réel avec son image virtuelle et vice versa, qui s’influencent réciproquement. C’est de par l’origine de ces mouvements que nous pouvons isoler les deux espaces esthétiques que sont le réel et le virtuel. Il s’agit là de deux espaces esthétiques distincts, deux endroits où l’expérience de l’œuvre diffère, deux lieux où le contexte référentiel propre à ces espaces interfère directement sur les mouvements du sujet.

Nous serions portés à croire que la littérature, quant à elle, ne pourrait être sujette à de telles transformations dynamiques, puisque la lecture d’un texte ne fait pas subir à une œuvre de semblables modifications. Or, s’il ne peut s’agir d’un saut entre le réel et le virtuel au sens où nous l’avons observé dans l’œuvre de Bouchard, il n’en demeure pas moins que les écrits littéraires contiennent une profondeur. Chez un auteur comme Antoine Volodine, les strates de la spatialité esthétique sont à la base même de la structure de certains de ses écrits. Son roman qui affiche le plus manifestement des stratifications et qui élabore des jeux de profondeur entre ses sédiments diégétiques est sans aucun doute Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze. Ce texte est un ouvrage limite qui veut s’inscrire au-delà de multiples frontières, soit celles de la temporalité, de la fiction, voire de lui-même; les dix premières leçons du post-exotisme sont explicitement déposées sur la onzième, qui ne devrait pas, selon le titre, exister. La mise en page confirme les espaces, délimite le territoire où viennent se dérouler les préceptes souvent paradoxaux du courant fictif. C’est que des encadrés balisent les dix premières leçons, les détachant ainsi de la onzième; la narration de cette dernière se trouve entrecoupée, et, ainsi, sa forme ne se donne que par saccades. Cette onzième leçon est un espace troué par d’autres espaces, lequel parfois, est un fragment incomplet (« Inventaire fragmentaire des dissidents décédés ») (Volodine, 1998, p. 14), un contenu qui s’affiche comme indépendant (« Parlons d’autres choses ») (Volodine, 1998, p. 47), ou une « liste aux apparences objectives [qui] n’est qu’une manière sarcastique de dire à l’ennemi, une fois de plus, qu’il n’apprendra rien » (Volodine, 1998, p. 10). Chacune de ces couches constitue un espace esthétique qui vient prendre sa place au sein de l’organisation textuelle. La profondeur devient surface, elle se tient toujours en amont, elle n’est pas dessous ou au-dessus : les leçons viennent éclore sur l’espace principal du texte (la onzième leçon) à la manière d’un gaz dans un liquide.

Chez Volodine, la potentialité d’existence des espaces esthétiques est assurée, mais c’est leur logique qui défie parfois l’actualisation. D’ailleurs, à l’intérieur de ces espaces clairement indiqués par la mise en page s’en découvrent d’autres. Certaines phrases du texte appartenant à la onzième leçon demeurent ouvertes, car éclatées, de sorte que les syntagmes tendent à se défaire des articulations extrêmement serrées qu’impose la langue : « D’où, quand la pression atmosphérique baissait, la puanteur qui. » (Volodine, 1998, p. 10) Selon Lefèvre,

si nous voulons tenir un discours cohérent il nous faut respecter la syntaxe, nous contraindre — mais librement — à accepter un ensemble de règles grammaticales qui constituent en quelque sorte les murs d’un labyrinthe […] dans lequel nous nous imposons d’évoluer si nous voulons être compris. (Lefèvre, 2001, p. 172)

Comment situer alors ces phrases qui ne répondent pas aux règles rigides du labyrinthe syntaxique? Ce mode du dire qui se défait de la contrainte grammaticale n’est manifestement pas situé dans un non-lieu étranger à la complexité du discours littéraire. Il est plutôt une ouverture du texte qui ne saurait amener la lecture sur une absence. Par exemple, cette phrase contient des questions-réponses (où — quand — qui), une dynamique de dialogue, et plus proprement d’interview. Elle ne peut plus se contenter de se plier à des lois syntaxiques. Elle doit prendre forme selon les préceptes du courant fictif qu’est le post-exotisme, mais surtout sur des espaces qui sont réservés à ce dernier. Nous pouvons conclure ici en remarquant que la logique qui régit les espaces du texte Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze n’est donc plus syntaxique, ni propre à un genre : elle s’organise ailleurs, selon d’autres pans de l’esthétisme littéraire, sur d’autres espaces que le texte contient et articule, et ce, dans des agencements qui amènent les règles sémantiques, syntaxiques et romanesques au-delà de leur limite.

Au terme de ces premières observations sur l’espace esthétique en art et en littérature, il nous est déjà possible d’établir certains faits et d’évaluer certaines règles qui paraissent régir la profondeur. Une œuvre est soumise à une stratification plus ou moins contrôlée par sa structure, que nous pouvons interpréter comme une organisation complexe d’espaces esthétiques appartenant à un même objet. Les espaces sont parfois extrêmement volatils et toujours déphasés par rapport à ceux qui les précèdent. Ils constituent également des lieux de fluctuations d’éléments cohérents appartenant à une même strate et dont le nombre n’est pas infini. Par exemple, chez Bouchard, « virtualité » et « réalité » deviennent tour à tour des espaces, puisqu’ils présupposent une expérience vécue par rapport à un lieu esthétique qui diffère de ceux qui le précèdent. Les espaces sont également compris comme tels, en autant qu’ils soient constitués d’éléments signifiants et cohérents qui les occasionnent, tels que les onze leçons de Volodine. Il apparaît indispensable d’ajouter que ces éléments ne sont pas exclusifs à une seule strate : ils peuvent se trouver sur deux, trois, voire tous les espaces que contient une œuvre. Afin de rapprocher cette hypothèse d’un modèle déjà éprouvé, soit celui de la phénoménologie des formes de Husserl, nous pouvons comprendre ces éléments comme des qualia qui occuperaient le corps spatial d’une forme. L’important maintenant est de déterminer les impacts des éléments sémantiques qui occupent et donnent forme à ces espaces, et d’évaluer l’organisation des interconnexions sémantiques qui se profilent sur et au travers des différents espaces contenus dans certaines œuvres.

Interconnexions sémantiques reliant les espaces esthétiques

a) organisation des éléments; texture d’un espace

Il faut rappeler que les espaces sont fondamentalement des lieux où une expérience esthétique est possible grâce aux éléments sémantiques qui se profilent à leur surface. Afin de rendre compte de l’organisation des éléments qui nous intéressent, nous nous proposons de les étudier en littérature chez Borges, et en art chez Bouchard et Lewis. Il s’agit avant tout de s’intéresser à la nature des éléments sémantiques qui viennent constituer la texture des espaces esthétiques, avant de comprendre les relations qui peuvent les unir et faire fluctuer les divers niveaux de spatialité d’une œuvre.

La littérature et l’art nous offrent des exemples qui mettent au premier plan des éléments sémantiques minimaux, qui viennent tisser un espace esthétique prêt à s’ouvrir sur d’autres. Pensons par exemple à Alien Letter Forms Cette œuvre fut présentée dans le cadre du colloque en sémiotique computationnelle, COSING 2004, qui a eu lieu en Croatie., de Bouchard et de Lewis, dans le domaine des arts. Ce projet utilise les lettres alphabétiques comme des agents quasi autonomes, qui se caractérisent par leur typographie et par un comportement venant déterminer leurs mouvements au sein d’un espace visuel. Ces agents sont appelés à entrer en contact, à former des mots et à subir des mutations gérées par des lois lexicales algorithmiques. L’espace sur lequel se déplacent ces agents amène les mots à constituer des phrases, mais également à influencer leurs caractéristiques, à métamorphoser leurs composantes. Nous pouvons comprendre qu’un premier espace se donne comme aformel, et que des éléments préindividuels émanent de celui-ci pour le recouvrir et l’ouvrir à la multiplicité :

Il faut essayer de penser ce monde où le même plan fixe, qu’on appellera d’immobilité ou de mouvement absolus, se trouve parcouru par des éléments informels de vitesse relative, entrant dans tel ou tel agencement individué d’après leurs degrés de vitesse et de lenteur. Plan de consistance peuplé d’une matière anonyme, parcelles infinies d’une matière impalpable qui entrent dans des connexions variables. (Deleuze et Guattari, 1980 p. 312-313)

Ces lettres peuvent être appréhendées comme étant à l’origine de l’organisation d’espaces esthétiques, sur lesquels s’effectuerait une multiplicité d’agencements pouvant déterminer l’individualité de l’œuvre. Avec Alien Letter Forms, nous sommes conviés à la genèse de stratifications signifiantes, avec comme fond une surface représentationnelle très près d’un motif chaotique. Ceci n’est pas sans évoquer La Bibliothèque de Babel, « la machine narrative combinatoire la plus vertigineuse de l’œuvre de Borges » (Nicaise, 1990, p. 20). A priori, cette bibliothèque ne semble toutefois pas contenir quelque chose qui pourrait se rapprocher des lois lexicales algorithmiques d’Alien Letter Forms. Or, comme nous l’avons vu chez Volodine, les mécanismes abstraits qui régissent un espace esthétique peuvent opérer à l’extérieur des règles syntaxiques du langage, et rien n’empêche qu’ils fonctionnent hors des lois lexicales, du moins si l’on en croit Borges :

La Bibliothèque comporte toutes les structures verbales, toutes les variations que permettent les vingt-cinq symboles orthographiques, mais point un seul non-sens absolu. Rien ne sert d’observer que les meilleurs volumes parmi les nombreux hexagones que j’administre ont pour titre Tonnerre coiffé, La Crampe de plâtre, et Axaxaxas mlö. Ces propositions, incohérentes à première vue, sont indubitablement susceptibles d’une justification cryptographique, allégorique; pareille justification est verbale, et, ex hypothesie, figure d’avance dans la Bibliothèque.  (Borges, 1983, p. 80) 

La Bibliothèque de Babel est un univers où règne la multiplicité, mais, déjà, le narrateur évoque qu’elle contient en elle les termes par lesquels il est possible de donner du sens à son contenu. C’est un défi lancé à l’aléatoire, au pur chaos, à tout élément qui se voudrait asémantique, et ce, qu’il réponde ou non aux règles lexicales et syntaxiques. Nous devons donc comprendre que les espaces esthétiques impliquent un ordre sous-jacent, ainsi que des principes de liaisons qui ordonnent les articulations du sens à leur surface. Nous avons droit à une texture dont les mailles peuvent être plus ou moins serrées, donc à une étendue plus ou moins poreuse qui peut laisser entrevoir une sous-couche prête à la remplacer. Ceci nous permet également de remarquer que ces espaces sont des organisations qui n’ont pas comme seul mode d’existence le traitement cognitif, puisque leur morphologie peut être saisie de façon objective.

b) Interconnexions;  intrications et disjonctions

Il s’agit maintenant d’aborder les interconnexions sémantiques qui relient les espaces esthétiques, soit ce qui permet le passage au travers de la profondeur d’une œuvre. Ces interconnexions ne répondent pas à une seule loi, et les œuvres contiennent leurs propres articulations de leurs espaces. Par exemple, la traversée des différentes stratifications, dans le roman de Volodine, se fait selon la disposition des dix premières leçons, qui s’immiscent dans la onzième, tandis que, dans Dandelion Field, le passage entre les espaces que nous avons abordés est tributaire de l’interaction réel/virtuel et virtuel/réel. Toutefois, les interconnexions sémantiques ne peuvent être réduites à ces seules données, parce qu’elles peuvent être saisies à l’extérieur des propriétés qui individualisent une œuvre. Il nous est possible de comprendre les interconnexions en termes de disjonction et d’intrication. Proposons que, en l’absence de disjonctions4, isoler les différentes stratifications d’une œuvre soit irréalisable, et que, à défaut d’intrications, le passage d’un espace à un autre soit inexécutable. Exemple, Dandelion Field est élaboré autour de relations qui se tracent entre des polarités établies, et c’est là que se découvre la disjonction (réel ou virtuel). Toutefois, ces polarités viennent se croiser à la manière d’enchevêtrements (réel et sujet, objet et virtuel), et ces relations répondent au concept d’intrication :

Le concept d’intrication […] exprime le lien orienté entre des entités distinctes et dépendantes. Ce lien, plus ou moins fort, constitue un code particulier de description du monde. Il peut être de nature très diverse : influence entre les éléments interconnectés d’un système, association, régularité statistique entre phénomènes, causalités plus ou moins diffuses. (Lefèvre, 2001, p. 168)

C’est à partir de ces deux concepts que nous allons analyser brièvement les sauts qu’il nous est possible d’effectuer entre les espaces que nous avons déjà identifiés. De tout ce que contient l’installation de Bouchard, c’est à la zone concrète où se déplace un sujet que nous devons accorder la fonction de disjoindre les deux espaces esthétiques que sont le réel et le virtuel. Le field permet au sujet d’être à la fois lui-même et autre à l’intérieur de l’œuvre, c’est-à-dire son corps physique et une image potentielle de son existence. Au mimétisme morphologique de la représentation du sujet qui transforme l’espace et le déplace vient s’ajouter une relation de dépendance du sujet à son corps médiatisé. L’image du sujet qui se déplace sur l’écran vient perdre progressivement son aspect spéculaire, pour finalement imposer l’étendue virtuelle comme espace surpassant le réel, et, ainsi, aux « images virtuelles correspondent des couches plus ou moins profondes de l’objet actuel » (Deleuze et Panet, 1996, p. 180). La représentation du sujet dans l’œuvre de Bouchard devient un mode d’Être. Le field qui sépare deux espaces esthétiques se donne comme lieu d’une possible dialectique, mais plus encore comme une forme d’englobant, à savoir les limites ultimes de l’Être qui vit dans l’œuvre aussi bien concrète (le field) que dans sa portion de virtualité (ce qui occupe l’écran). Ainsi, à la primauté de la modalité simulatrice qu’impose l’œuvre vient s’ajouter l’intrication, soit celle de l’influence (qui devient plus ou moins rapidement « association ») entre le sujet et sa représentation. Le field est ce qui marque la disjonction, et le sujet, une fois sur celui-ci, autorise l’intrication entre deux étendues distinctes. De plus, nous ajouterons que le lien entre les deux espaces esthétiques n’en est que plus renforcé, si l’on remarque que l’interconnexion répond à la loi proxémique des causes et des effets. C’est le sujet, en se déplaçant sur le field, qui occasionne un monde virtuel, donnant ainsi corps au reflet et à une étendue. En d’autres termes, l’espace de l’autre côté du miroir est sûrement impossible en l’absence d’une « Alice », mais également sans la présence d’un « premier côté5 » auquel cet « autre » est connecté.

En littérature, nous retrouvons également la mise en évidence de disjonctions et d’intrications au sein d’espaces appartenant à un même texte. Outre Volodine, Borges nous offre une multitude d’exemples extrêmement intéressants. Dans Abenhacan el Bokhari mort dans son labyrinthe, le lecteur est en présence de deux espaces esthétiques explicites, l’un poétique et l’autre logico-mathématique. C’est le poète qui expose les prémices du récit, et ce, sous la forme d’une multitude d’énigmes irrésolues : « En premier lieu, cette maison est un labyrinthe. En second lieu, elle était gardée par un lion et un esclave. En troisième lieu, un trésor secret disparut. En quatrième lieu, l’assassin était mort quand le crime se produisit. En cinquième lieu […] » (Borges, 1967, p. 156). Les mystères énoncés par le poète doivent être compris comme l’émergence d’éléments sémantiques venant occuper et matérialiser un premier espace. Notons également que ceux-ci ont la possibilité de venir solidifier l’interdépendance entre l’espace poétique et l’espace logico-mathématique. C’est que les propositions du poète sont autant d’ouvertures vers une autre expérience qui, elle, est en relation avec un lieu où l’expérience de l’espace poétique se trouve ruinée. En somme, ils constituent la texture poreuse d’un premier espace pouvant donner sur un autre. Ces propositions peuvent être appréhendées comme les agents quasi autonomes d’Alien Letter Forms, puisque

les mots sont porteurs, générateurs d’idées, plus encore que l’inverse. Opérateurs de charme, opérateurs magiques, non seulement ils transmettent ces idées et ces choses, mais eux-mêmes se métaphorisent, se métabolisent les uns dans les autres, selon une sorte d’évolution en spirale. (Baudrillard, 2000, p. 9)

C’est exactement ce qui se produit dans la nouvelle de Borges, et nous ne pouvons nous empêcher d’évoquer ici le concept peircéen de semiosis ad infinitum, puisqu’il nous est donné de saisir comment les propositions du poète sont reprises par le mathématicien : « Toute la journée, il fut préoccupé et insociable, combinant et recombinant les pièces du puzzle. » (Borges, 1967, p. 164) L’espace attribuable au mathématicien s’élabore à partir d’éléments appartenant à la même matière sémantique, mais c’est dans un agencement et un développement différent de cette matière qu’un autre espace prend forme, venant ainsi conférer à l’espace logico-mathématique une indépendance par rapport à celui qui le précède : « Les faits étaient vrais ou pouvaient l’être, mais, racontés comme tu l’as fait, ils constituaient de façon évidente, autant de mensonges. » (Borges, 1967, p. 164)

La disjonction la plus facilement repérable dans la nouvelle de Borges est celle qui est clairement identifiée comme étant « “la chambre centrale” du récit »(Borges, 1967, p. 163). C’est un lieu d’aboutissement pour le premier espace esthétique, et la frontière qui marque l’entrée dans un second. Cette disjonction s’inscrit dans le texte à la manière d’un mécanisme prêt à reprendre la matière sémantique afin qu’elle subisse une réorganisation, engendrant conséquemment d’autres formes qui sont nécessairement déposées sur un espace différent du premier. À la manière du field de Bouchard, cette « chambre centrale » est un lieu où il est impossible que se tiennent simultanément les deux espaces : « ce qui est impossible, ce n’est pas le voisinage des choses, c’est le site lui-même où elles pourraient voisiner » (Foucault, 1966, p. 8). C’est une segmentation entre deux étendues opposées, qui sont cohérentes dans leur agencement respectif de la matière sémantique, et un connecteur au sens logique du terme. La première étendue est élaborée de façon à supporter l’idée d’une complexité surpassant la raison, et, en cela, il n’est pas étrange qu’elle prenne forme au sein d’une multiplicité. L’autre espace s’oppose à cette constitution chaotique en trouvant comme fondement la logique et en normalisant la matière sémantique. Le mathématicien demande au poète de ne pas multiplier les mystères, prétextant que la solution doit être très simple. Ainsi, Unwin veut figer la multiplicité en faisant valoir un raisonnement logique par sa référence à La lettre volée de Poe et à la chambre close de Zangwill.

Pour ce qui est d’une des intrications qui viennent permettre le passage entre les deux espaces esthétiques que nous avons déjà identifiés, le motif labyrinthique est des plus intéressants. Remarquons toutefois que, si l’intrication que nous avons soulevée dans l’œuvre de Bouchard relève d’une influence entre des éléments appartenant à un même système, il en est autrement chez Borges. Nous nous trouvons plutôt en présence d’une intrication qui répond à une conception formaliste et atemporelle. C’est qu’il ne s’agit plus d’influences qui sont empiriquement observables comme dans Dandelion Field, mais d’associations qui font subir à un élément à la fois une dégradation et une évolution; il y a une perte de la valeur poétique du motif labyrinthique au profit d’une conceptualisation arbitraire. Le motif labyrinthique est une forme conceptuelle qui est utilisée pour interconnecter les deux étendues, puisqu’il vient prendre le rôle déterminant d’ouvrir à l’intrication : « Toutefois, je confesse que je n’ai pas compris que cette antique image m’apportait la clé du mystère, si bien qu’il fut nécessaire que ton récit me fournisse un symbole plus précis : la toile d’araignée. » (Borges, 1967, p. 166) Cependant, à lui seul, le labyrinthe ne parvient pas à permettre le passage d’un espace à un autre, si bien qu’un autre élément appartenant à la matière sémantique du premier espace est nécessaire pour qu’il y ait intrication.

Les interconnexions sémantiques qui viennent relier les espaces esthétiques sont issues d’une matière essentiellement constituée de multiples réseaux de signification. Pour cette raison, il n’est pas étrange qu’un seul élément ne parvienne pas à ouvrir un espace sur un autre. C’est d’ailleurs ce qui apparaît clairement dans la nouvelle de Borges et ce qui nous confronte à de multiples difficultés analytiques. La matière sémantique n’est pas contrainte par des règles fixes et ne peut donc pas être modélisée sous une forme stable. Une œuvre peut parvenir à instaurer sa propre logique, à élaborer ses propres règles qui viendront régir sa morphologie et la dynamique du sens qui l’habite. Loin de nous empêcher d’inventer des moyens pour appréhender l’art et la littérature, ces qualités nous poussent à réinventer une méthode d’approche. Nous sommes conviés à ne pas rejeter la pluralité, mais à saisir l’organisation réseautique qui façonne les espaces sur lesquels se déplie une œuvre. C’est pourquoi nous avons proposé les outils que sont les concepts d’intrication et de disjonction, sans toutefois prétendre qu’ils étaient les seuls à marquer les espaces et à permettre le passage à travers différents niveaux de spatialité.

Considérations brèves et générales concernant les espaces esthétiques

La profondeur se découvre dans l’ouverture des œuvres, et celles-ci mettent précisément en jeu l’élaboration, l’agencement et la construction progressive d’espaces esthétiques compris comme lieux où se déposent des réseaux de signification. Ces espaces, s’ils sont relevés au moment de leur actualisation, appartiennent d’abord à la morphologie même des œuvres qui se donnent à l’étude. Ainsi, on doit se placer dans une position près de celle de Petitot, soit dans une perspective qui redonne à la forme la qualité d’être un objet de science. En effet, il s’agit de comprendre les œuvres « comme des structures morphologiques émergentes [et] objectives » (Petitot, 1996, p. 66). Notre tâche demeure alors la même : interpréter. Toutefois, comme l’affirmait Barthes, « interpréter un texte [et nous ajouterons une œuvre d’art], ce n’est pas lui donner un sens (plus ou moins fondé, plus ou moins libre), c’est au contraire apprécier de quel pluriel il est fait » (Barthes, 2002, p. 123). Ce pluriel appartient à l’œuvre, c’est son ossature qui préexiste avant toute forme de traitement cognitif qui pourrait lui adjoindre une valeur. Il s’inscrit dans les œuvres à la façon de couches sédimentaires de sens, et ces dernières, qu’elles soient aussi perceptibles qu’en poésie concrète (nous pensons par exemple à Velocidade de Ronaldo Azeredo) ou alors qu’elles soient complexes, sont assurément les lieux où se produisent nos expériences d’un texte ou d’une production artistique.

 

Bibliographie

Barthes, Roland. 2002. Œuvres complètes III. Paris : Seuil, 1074 p.

Baudrillard, Jean. 2000. Mots de passe. Paris : Fayards, 106 p. 

Borges, Jorge Luis. 1967. L’Aleph. Paris : Gallimard, 220 p.

Borges, Jorges Luis. 1983. Fiction. Paris : Folio, 185 p.

Deleuze et Guattari. 1980. Mille plateaux. Paris : Éditions de Minuit, 645 p.

Deleuze et Panet. 1996. Dialogues. Paris : Flammarion, 184 p.

Foucault, Michel. 1966. Les Mots et les choses. Paris : Gallimard, 400 p.

Lefèvre, Claude. 2001. Le Labyrinthe, Un paradigme du monde de l’interconnexion. Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 245 p.

Nicaise, Christian. 1990. La Bibliothèque totale de Jorge Luis Borges. Rouen : Instant Perpétuel, 31 p.

Petitot, Jean. 1996. « Les modèles morphodynamiques en perception visuelle ». Visio, no 1, printemps, p. 65-73

Volodine, Antoine. 1998. Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze. Paris : Gallimard, 107 p.

 

Pour citer cet article: 

St-Onge, Simon. 2005. «La profondeur d'une œuvre. Pour un aperçu des espaces esthétiques en littérature et en art», Postures, Dossier «Arts, littérature: dialogues, croisements, interférences», n°7, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/st-onge-7> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : St-Onge, Simon. 2005. «La profondeur d'une œuvre Pour un aperçu des espaces esthétiques en littérature et en art», Postures, Dossier «Arts, littérature: dialogues, croisements, interférences», n°7, p. 18-31.