« Je ne suis pas l’errante de la ville / Je suis la nomade de la Toundra 1 . »
Joséphine Bacon, Un thé dans la toundra
Les regards que posent les écrivain-es sur les lieux sont issus de positionnalités multiples : celui d’habitant.es, de migrant.es, de touristes, de colonisateur.trices, etc. Ces points de vue s’entremêlent pour sculpter des imaginaires spatiaux aux dimensions hétérogènes et conflictuelles. Cartographier leurs différentes poétiques, par l’analyse littéraire, sans en simplifier ou en effacer les reliefs et détails, pose un défi théorique et méthodologique de taille aux chercheurs et chercheuses. À ce sujet, la théoricienne abénakise Lisa Tanya Brooks explique qu’une étude décoloniale des lieux nécessite un engagement méthodologique ; elle propose aux chercheur-euses d’imaginer ce qui se passe quand les espaces autochtones sont mis au centre de l’Amérique. Dans son livre, The Common Pot : The Recovery of Native Space in the Northeast (2008), elle donne à voir des cartes alternatives du Territoire du Nord-Est américain qui émergent de l’étude d’écrits autochtones. Pour cet article, nous privilégierons le regard lyrique qu’adopte la poétesse Joséphine Bacon, dans son recueil Un thé dans la toundra/Nipishapui nete mushuat, afin de tracer des ébauches de cartes qui se superposent aux récits et aux regards majoritaires sur les espaces nordiques au Québec. L’altérité autochtone devient alors le centre d’où part la voix poétique pour révéler une relation d’admiration et de souveraineté sur un territoire toujours non cédé : le Nitassinan.
Nous montrerons d’abord en quoi cette poésie autochtone oppose l’image d’une toundra toute en mélodie au Nord silencieux occidental déjà relevé par les chercheur-euses. Nous examinerons ensuite les manifestations du dialogisme que Joséphine Bacon instaure entre elle, son territoire et son peuple afin de discerner certaines de ses caractéristiques littéraires (et culturelles). En replaçant l’écriture et ses modes d’hybridation au cœur d’une réappropriation à la fois politique et artistique, cet article vise à jeter de nouvelles lumières sur la poésie fraîche et impérieuse de Bacon qui s’interroge sur et à travers une cohabitation des corps, des identités et des visions du territoire.
La première strophe inaugure le recueil avec le vers « Tu es musique » (Bacon, 2013, 10) adressé à une toundra de bruits chaleureux. L’imaginaire du Nord qu’elle exprime tranche avec celui répertorié par le chercheur Daniel Chartier lorsqu’il centre le regard sur les propriétés des lieux septentrionaux dans son essai sur le « Nord silencieux » (Chartier, 2013). À travers une fine analyse de textes scandinaves, canadiens et japonais, le directeur du Laboratoire international d’étude multidisciplinaire comparée des représentations du Nord arrive à la conclusion que l’imaginaire septentrional occidental ne tolère pas les bruits. Ainsi, il écrit que
le silence est bel et bien constitutif de l’imaginaire du Nord et du froid ; les sonorités — sauf quelques bruits de la nature, ou les rares échos de quelque fête à l’intérieur — dérangent l’ordre symbolique par lequel le Nord est représenté : simplifié, horizontal, peu enclin à tolérer la présence de l’homme (28).
Dans son article, Chartier se réfère à des œuvres où les Autochtones — surtout Inuits — apparaissent comme personnages plutôt qu’auteur.trices. S’y trouvent, sous les plumes respectives des écrivains danois Peter Høeg et Jørn Riel, une héroïne qui se moque de l’incapacité des Européens à tolérer l’absence de son et une figure de femme qui commente leur inaptitude à comprendre le langage du silence (27-28). Remettre au centre de l’analyse la voix littéraire autochtone sur la musicalité nordique permet de dépasser ces seules images d’Épinal dans la représentation d’un Autre dont le rapport au silence est perçu comme exotique, féminin et mystique. Ce recadrage permet de doubler nos connaissances sur l’imaginaire du Nord d’une carte alternative qui rend compte du vécu autochtone irréductible à la pluralité des regards occidentaux.
Ainsi, dans les mots de Bacon, le son de la toundra se manifeste dans un entrelacement de bruits diffus et de silences pleins : le son de ses pas sur le sol la devance (Bacon, 2013, 34 et 82) ; les battements de son cœur l’accompagnent (26, 34, 48 et 82) ; le clapotis d’une rivière la guide (46) et le chant du loup surgit, tantôt heureux tantôt triste (42 et 82). La présence corporelle de la poétesse résonne ainsi dans la plaine, faisant de la mélodie du Nord une expérience d’abord lyrique et intimiste. Cette musicalité centrée sur l’expérience personnelle se dédouble d’un univers de signes où un rapport synesthésique à l’environnement charge l’air de communications mélodiques. D’ailleurs, ce qui sera exprimé dans ses mots comme un bruit est souvent la traduction d’un sentiment endigué dans des figures de style. Bacon se rappelle la « verte toundra » (12) à travers un air qu’elle ne sait pas chanter. Plus loin, elle « entend la terre » (18). À travers une appréhension où les sens se brouillent, l’absence de bruit n’exclut pas la présence d’autres communications : le silence raconte, par exemple, les couleurs de l’air (20) ou la toundra elle-même (38).
Le message que le territoire charrie dans son silence se révèle être difficile à nommer pour la poétesse. Bacon cherche « des mots qui sonnent musique / des mots qui peignent couleur / des mots qui hurlent silence » (38). Cette quête de mélodies et de lexies n’est pas que celle d’un dépassement de l’indicible, mais également une recherche de l’héritage ancestral qui habite le territoire de sa mélodie. La culture innue, symbolisée par le son d’un tambour, revient souvent dans le recueil et devient à la fois le rythme du cœur de la poétesse, celui du territoire et de son peuple. Cette cadence tambourinée inlassablement est le signe de la persistance de la culture et de la vie innue, l’Innu Aitun, qui permet à la poétesse de retrouver la trace de modes d’existence de ses aïeux : « Toundra / Tu as vu naître ma famille / J’écoute ton cœur / Le tambour rythme ma vie / Je vis au présent le passé des ancêtres » (56). Ce Nord ne peut jamais être simplement muet ou inhabité parce qu’il évoque toujours, pour la poétesse, sa culture et son rapport au territoire : l’environnement y est dépositaire de l’existence innue dont il est le signe manifeste.
Au final, si un silence absolu ressort des études littéraires sur les écrits qui disent le Nord, c’est que le bruit assourdissant de la voix occidentale enterre la musicalité autochtone, d’où la nécessité d’une approche d’analyse par superposition des visions du territoire. Comme l’écrivait le linguiste et géographe Louis-Edmond Hamelin, au Québec, la présence autochtone impose l’utilisation d’une lentille interculturelle qui, au-delà du 49e parallèle, permettrait de changer le regard et, ultimement, nos comportements (Hamelin, 2006, 99). Ce penseur allochtone, qui a initié la création du premier Centre d’études nordiques, demandait aux chercheurs et chercheuses — dès 1965, avec son concept de nordicité — d’envisager un Nord qui tolère la pluralité des regards non totalisants et qui « reconna[isse] de plain-pied les Premières-Nations » (78-79). Privilégier un parallélisme entre la représentation de la toundra de Bacon et celle de l’étude de Chartier permet de rendre compte de cette polyphonie, d’envisager la multiplicité des voix qui résonnent dans l’imaginaire septentrional.
Suivant cet agenda de recherche, nous approfondissons maintenant l’étude littéraire des dynamiques d’interculturalité relevant des réalités autochtones en territoire nordique. Pour ce faire, nous prenons comme point de départ les travaux du linguiste marxiste Mikhaïl Bakhtine. Rappelons que les Québécoises Régine Robin et Sherry Simon, inspirées par ses travaux, ont analysé les manifestations d’une hybridation des cultures, des identités et des modes de vie en prenant pour objet pour objet l’espace urbain montréalais. Toutefois, la création d’espaces et de manières d’être par la superposition des esthétiques, la confrontation des récits, des modes d’habitation et des manières de sentir, n’est pas propre aux métropoles. Et si les grandes villes sont bien établies dans nos sociétés sédentaires comme étant les lieux de l’interculturel, la manière dont ces dynamiques habitent les territoires nordiques ruraux apparait moins claire. La mise de l’avant d’un imaginaire autochtone lié à la toundra permet de faire entendre les voix d’une culture semi-nomadique, ses musiques, ses savoirs et ses dialogues polyphoniques avec les non-humains. Cette parole poétique demande alors de penser les spécificités d’un dialogisme et d’une interculturalité hors ville.
Dans les mots de Bacon, le territoire du Nord se fait ami, esprit, siège de l’identité au sein d’un échange poétique coconstitutif entre la poétesse et ce qu’elle trouve dans le territoire : des parts de son identité, de sa culture et de ses ancêtres dans l’horizon, la lumière et le lichen. Dans le deuxième poème du livre, un « puisque je suis / toi » (Bacon, 2013, 12) adressé à la toundra est un premier moment de reconnaissance de soi dans l’altérité territoriale. Cette découverte est toutefois incomplète et le « je » poétique cherchera, tout au long du livre, des mots pour trouver les airs de la toundra qu’il ne connaît pas. La poétesse se découvre elle-même inachevée dans un territoire avec lequel elle entre en dialogue. Sa démarche reste toutefois marquée par la plénitude ; sans qu’elle ne réussisse à communiquer pleinement avec le lieu, elle y sent la présence réconfortante de ses aïeuls — un soi culturel et territorial retrouvé — accompagnée d’un sentiment de liberté :
je suis libre / Sur la terre de Papakassiku / Je suis libre / Dans les eaux de Missinaku / Je suis libre / Dans les airs où Uhuapeu trace une vision / Je suis libre là où Uapishtanapeu / Conserve le feu de mon peuple / Je suis libre / Là où je te ressemble (52)
Le territoire se double ainsi d’esprits qui deviennent autant interlocuteurs que compagnons de route, au nombre desquels on compte Papassik (l’esprit du caribou), Missinak (le maître des animaux aquatiques) et Uapishtanapeu (le maître des animaux à fourrure). Bacon s’engage dans un dialogue avec une pluralité d’êtres ; quoiqu’elle se retrouve seule dans la toundra, elle entre en communion avec des figures mythiques propres aux traditions spirituelles innues. À l’opposé, la représentation de la ville donne à voir un enfermement et un silence plus oppressant que celui de la plaine. Ainsi, alors qu’un battement du cœur résonne dans la toundra, le lieu urbain fait taire les cris d’une culture ignorée. Cet étouffement se trouve illustré dans un court épisode narratif adressé au « tu » où un personnage féminin, « une fillette effrayée » (Bacon, 2013, 86), se rend à la ville : « Tu pries pour être entendu / Mais ton cri reste silencieux » (88). Ici, deux altérités se profilent en guise d’interlocuteurs privilégiés : la toundra et le personnage de l’Innue urbaine. Dans le premier dialogue, les esprits, le territoire, la culture et les animaux se confondent ; dans le second, c’est une parole inquiète pour elle-même et ses descendantes qui est entendue.
Le dialogisme mis en scène dans Un thé dans la toundra / Nipishapui nete mushuat se manifeste dans la quête d’un Soi innu qui se donne à voir et se retrouve dans un Autre territorial, spirituel et animal. Apposer à ce territoire autochtone le cadre théorique bakhtinien demande donc d’élargir la vision de ce qui est dialogique et d’y inclure la présence d’un rapport de réciprocité à un environnement — à une faune et une flore non chosifiées. Sur le plan des études autochtones, ce dialogisme est un exemple de ce que le théoricien Cherokee Jace Weaver désigne sous le nom de communitism (1997), un engagement proactif pour les communautés autochtones qui vise à inclure les relations non humaines. L’Allochtone, devant la poésie de Bacon, devra reconsidérer son rapport avec des éléments qui ont été posés comme naturels, inhabités ou sauvages dans la culture occidentale. Il ou elle verra une autre façon dont l’espace public urbain agit comme l’illusion d’un lieu de dialogue et de reconnaissance où se jouent aussi l’isolement et l’effacement culturel. Cette parole témoigne bien des réalités coloniales d’une culture qui doit lutter pour sa survivance.
Au cœur de cette dynamique de pouvoir, soulignons que le recours à l’écriture est politiquement marqué sur la scène culturelle innue. Par exemple, dans le recueil de correspondance Amititau ! Parlons-nous ! l’autrice innue Anne-Marie Saint-Onge Andrée écrivait en 2008 :
Même si on est déjà au XXIe siècle, j’ai du mal à accepter l’alphabétisation en langue innue, par les Innus, parce que depuis des millénaires, les transmissions des enseignements ont lieu oralement et par observation (Saint-Onge Andrée, 2008, 109).
De son côté, Bacon explique sa démarche d’écriture dans son recueil Bâtons à message / Tshissinuatshitakana :
Nous sommes un peuple de tradition orale. Aujourd’hui nous connaissons l’écriture. La poésie nous permet de faire revivre la langue du nutshimit, notre terre, et à travers les mots, le son du tambour continue de résonner (Bacon, 2009, 8).
Traditionnellement, la culture innue s’est vécue à travers un territoire, une langue, une tradition orale et un mode de vie, le semi-nomadisme. Par contre, comme toute culture, elle n’est pas figée dans le temps et s’adapte à de nouvelles techniques et pratiques. En choisissant le médium de l’écriture, Bacon s’approprie une technologie du peuple colonisateur et majoritaire pour organiser une appropriation subversive à l’aune de sa culture orale.
Il faut rappeler que les récits oraux de nombreux peuples autochtones partent d’éléments géographiques pour ancrer leur histoire. Sous cet angle, Bacon participe au mouvement de résurgence des traditions autochtones par l’inclusion d’appuis territoriaux traditionnels dans ses œuvres. Cette pratique se dénote déjà dans son recueil Bâtons à message. Le titre n’est pas anodin. Bacon fait le choix de lier sa pratique poétique aux pièces de bois qui servent à s’orienter : des symboles mnémotechniques autochtones. Dans Un thé dans la toundra / Nipishapui nete mushuat, la référence constante au territoire nommé (la toundra) permet de lier sa pratique poétique à cet élément central des récits oraux. Ce procédé se déploie dès le début par le recours à une assise minérale :
Après le repas, Maïna m’a demandé d’aller chercher une pierre que je devrais déposer sur la roche où elle avait tranché le caribou. Ainsi, chaque fois qu’elle reviendrait à cet endroit, cette pierre allait signifier ma présence (Bacon, 2013, 8-9).
Le texte consacré à la toundra est ainsi inauguré par la pose d’une pierre sur le sol symbolisant la présence de la poétesse en terre nordique. Avec ce recueil, la poésie francophone trouve également écho dans une langue autochtone puisque chaque poème est accompagné de sa traduction en innu à la page suivante. Cette polyphonie linguistique expose un dialogue en raison des visions et des idéologies qui résistent à la traduction. Il convient ainsi de souligner, comme l’expose Lynn Drapeau dans sa Grammaire de la Langue innue parue en 2014, que cette langue porte un regard particulier sur le monde, notamment grâce à la distinction entre animé et inanimé intrinsèque à sa grammaire (Drapeau, 2014, 12-13).
Finalement, le texte poétique emprunte la forme de la prière religieuse dédiée aux esprits : « Ma prière ressemble / À un acte de contrition / Je demande pardon / Aux Maîtres des animaux » (Bacon, 2013, 70). Le mot de Bacon se fait bivocal : entre confession intime au territoire et poésie de l’héritage religieux, il mélange les styles et les visées. À ce sujet, Lisa Tanya Brooks, dont la démarche de recentrement sur les écrits autochtones nous guide, remarque que les écrits autochtones sont souvent ignorés du fait de leur non-conformité aux formes convenues de la littérature. Elle propose d’élargir l’horizon d’analyse pour rendre compte de la culture écrite se déployant en lettres, traités, pétitions et écrits sur écorce de bouleau (Brooks, 2008). Au pays, la chercheuse Diane Boudreau, dans son Histoire de la littérature amérindienne au Québec, invite à considérer ce qu’elle appelle la littérature orale pour ajuster nos catégories d’analyse aux cultures autochtones (Boudreau, 1993). L’étude des dynamiques interculturelles et d’une voix minorisée en littérature vient ainsi interroger les limites et la morphologie du territoire littéraire américain.
Par ailleurs, le choix de l’écrit permet de faire vibrer la voix innue dans les foyers québécois allochtones comme autochtones. Un thé dans la toundra / Nipishapui nete mushuat présente ainsi au lecteur une vision autre sur un territoire qu’il a cru, s’il est québécois, maîtrisé et lié à son identité. La prise de connaissance de la sensibilité et du regard innu permet de dénaturaliser le rapport à l’espace national de la majorité canadienne-française sédentaire et d’envisager le lieu comme un construit vu et modelé par des regards, des imaginaires et des modes de cartographies théoriques alternatives.
Enfin, il convient de souligner la persistance d’une dynamique coloniale au cœur même de cette analyse. Ancré dans un contexte universitaire, nous travaillons à lier un produit culturel innu à un mode d’étude de tradition occidentale. Dans cette dynamique, comme le remarque la professeure de littérature métisse ojibwée Kimberly M. Blaeser, le modus operandi consiste à valider la littérarité d’un texte en démontrant son adhérence à un mode, un style ou une théorie littéraire respectée, comme celle de Bakthine par exemple (Blaeser, 1993, 55-56). Le mouvement est toujours impérial ; l’autorité émane des centres critiques occidentaux vers les textes amérindiens marginalisés. Notons également, comme l’écrit la chercheuse maorie Linda Tuhiwai Smith, que les nations autochtones possèdent leurs propres agendas de recherche. Pour cette théoricienne de l’impérialisme occidental, c’est seulement par le biais de partenariats consensuels que l’analyse peut véritablement participer au projet décolonial (Tuhiwai Smith, 1999, 5). Ultimement, notre analyse littéraire ne participe pas à défaire l’occupation canadienne et québécoise du territoire innu, mais elle s’engage dans le mouvement postcolonial d’inclusion de théories et écrits autochtones (voir Bhambra, 2014).
BACON, Joséphine. 2013. Un thé dans la toundra = Nipishapui nete mushuat. Montréal : Mémoire d’encrier, 102 p.
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DRAPEAU, Lynn. 2014. Grammaire de la langue innue, Québec : Presse de l’Université du Québec, 644 p.
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