La violence de l’infantile dans Nos Plaisirs de Mathieu Lindon

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En 1982, lorsque Mathieu Lindon veut publier son premier roman à la maison d’édition de son père, celui-ci refuse. Ce n’est pas tant la vulgarité de Nos plaisirs1 qui gêne Jérôme Lindon que la perspective qu’elle soit associée au nom de la famille. Après tout, Minuit publie la même année Les Chiens d’Hervé Guibert, une « plaquette pornographique » (Guibert, 1989, 85) pour reprendre les mots de l’auteur, qui n’a rien à envier aux obscénités du roman de Lindon. Il a fallu que Lindon père fasse lire anonymement le texte à Alain Robbe-Grillet − proche de la famille − et que celui-ci fasse « montre [d’]enthousiasme » pour que le conflit s’en trouve en partie résolu. Nos plaisirs est publié, mais sous le pseudonyme de Pierre-Sébastien Heudaux. Ce n’est que des dizaines d’années plus tard qu’est révélée l’identité de l’auteur réel, dans Ce qu’aimer veut dire (entre autres) d’où nous tirons l’anecdote2. Nos plaisirs, dans un style propre au Nouveau roman, raconte la vie à Barbecoul, laquelle ne tourne autour que d’une chose : le commerce de Capo, qui prostitue ses enfants. Tous les habitants de la ville en raffolent et se les arrachent. Les enfants meurent un par un d’être ainsi abusés de tous. Il s’agit d’un texte obscène, qui enfile de façon délirante les scènes de viols, de torture et de cannibalisme, mais qui le fait sur un mode tellement caricatural et grossier que c’est avant tout son caractère comique qui domine. Nous tenterons ici de ne pas nous laisser aveugler par la sexualité sordide du texte, pour en tirer plutôt une vérité bien plus essentielle ayant trait à l’infantile. Ainsi, le roman met en scène un sujet violemment happé par deux mouvements que nous repérons à travers les signifiants textuels reliés à la mère et au père. D’une part, un féminin dévorant menace de tirer le sujet vers la mort, et, d’autre part, un père tyrannique, en sortant le sujet de ce piège, le soumet à une loi tout aussi mortifère (rejouée par une voix narrative non moins tyrannique). Tout en retraçant le parcours des signifiants qui font apparaitre ce sujet du texte, nous serons attentifs aux autres éléments propres à l’infantile qui contaminent ce roman débridé.

La mère / la haine

Une chose est claire, dans Nos Plaisirs, la mère suscite la haine. Si les garçons sont l’objet de toutes sortes de violences, on insiste pour faire savoir que c’est par excès de désir à leur endroit3 qu’il en est ainsi. La mère des fils Capo, Henriette, n’inspire qu’horreur et dégoût. Elle n’a qu’une fonction : celle de « grossir neuf mois sur neuf pour que la maison tourne » (10). Les autres garçons quant à eux « n’ont des mères que pour leur frotter leurs caleçons » (52). Destituée d’emblée, « la Capo » meurt à la seconde phrase du livre, au grand plaisir de Capo : « il était si content, enfin morte4 » (11). Son enterrement ne dure que cinq minutes, et tous les habitants de la ville s’en portent bien : « le drame a été bien accueilli » (11). Dès lors, Henriette n’exerce plus aucune autorité : « elle n’allait pas nous donner des ordres par-delà la tombe » (11), avance le narrateur. Si elle reçoit un peu de respect, c’est seulement parce qu’elle porte le nom du père : « on n’a jamais aimé Henriette mais quand elle est devenue madame Capo il a fallu la respecter » (10). Tous les personnages de sexe féminin – en tant qu’ils présentifient la mère dans le texte – sont l’objet d’une haine systématique de la part du narrateur, ce qui constitue en soi une manifestation flagrante de l’infantile portée par l’énonciation5. En une seule phrase il est dit de la mère Capo qu’elle se prend pour Vénus, qu’elle raconte des idioties, qu’elle est laide comme un pou et qu’elle affiche un air méprisant (12). Si la voix narrative légitime l’affreux commerce du père (nous y reviendrons), c’est la mère qui est désignée comme une « obsédée d’avare6 » (13) du fait qu’elle refuse de coucher avec ses fils, qui de toute façon en seraient dégoutés : « tous les garçons souhaitent faire l’amour avec leur mère sauf les fils Capo qui ne crachent pourtant sur personne » (13).

À la mort d’Henriette apparaît un second personnage féminin, mademoiselle Robica, qui reçoit le même sort de la part du narrateur. Cette « idiote d’exploitée » (14) est chauve depuis ses dix-huit ans (14). Sa peau est « un champ de crevasses » (14), elle se maquille avec une eau de toilette qui ne sent rien (15) et sa laideur est contagieuse (18). Un accident l’a privée de ses lèvres et le médecin chargé de l’opérer « l’a trouvée si laide qu’il s’est évanoui au milieu de l’opération » (16). Cette « horreur de vieille fille » (100) est apparemment « ignorante comme une idiote » (59). « Ah, la tentation du suicide, vivement qu’elle y succombe! » lance-t-on à son endroit (59). Cette haine des personnages féminins est absolument omniprésente; nous ne pouvons pas en relever toutes les traces7. Poussée jusqu’à l’absurde, elle fait carrément figure de logique narrative. Le narrateur précise même que Robica est contrainte « d’être amoureuse de son propre vagin faute d’autres volontaires » (82). Si les garçons sont des objets de désir dont on consomme même la chair et les excréments (50-51), le féminin semble être un repoussoir jusque sur le plan alimentaire. Robica, par exemple, « n’est pas très appétissante » (39).

S’éloigner du féminin n’est pas suffisant pour les Barbecouliens : ils font également l’objet de multiples agressions. On tente, entre autres, d’injecter un kilo d’air dans une veine de mademoiselle Robica pour « que le cœur flanche dans la seconde » (57). Tous les habitants sont invités (afin de la punir pour un méfait indéfini) à défigurer Carmine « de sorte que même la plus grande joie ne puisse plus la rendre séduisante » (82). De manière encore plus glauque, lorsque Dédé entre dans la famille Capo, elle se voit torturée : « Tous les Capo la battaient, à chacun ses fantasmes, mais Dédé souffrait d’être méprisée de tous et de passer ses nuits enchaînée dans l’écurie […], au bout d’une semaine elle était morte et Chrétien enchanté du divorce, tout redevenait simple » (76).

Si cette méchanceté semble à première vue aléatoire, on remarque en s’attardant à la perception d’Henriette par les habitants de Barbecoul que leur haine démesurée est motivée par une caractéristique bien précise : l’arbitraire. C’est à en croire les habitants « pour le plaisir de faire mal » qu’Henriette « vient [leur] ôter les fils Capo de la bouche » (16). Nous savons que l’infans (l’enfant, avant d’acquérir la parole) vit une grande frustration lorsque sa mère, qu’il croyait jusque-là faire partie de son propre corps, ne répond plus à l’appel, lorsque se crée un écart entre sa demande et la satisfaction d’un besoin. Tout se passe comme si Nos Plaisirs se déroulait dans cet écart. Au lieu du sein, l’enfant apparaît comme ce que la mère leur enlève de la bouche pour le plaisir de faire mal8.

La vie à Barbecoul semble se situer entièrement dans ce moment d’insatisfaction infantile inaugural. La mère Capo est bien souvent représentée comme l’instance qui interrompt les personnages dans leurs élans de plaisir : « on rêvait déjà à sa mort quand […] elle nous expliquait trois fois par jour qu’il ne fallait pas forcer brutalement l’anus des Capo » (18). Le narrateur lui prête des intentions malveillantes alors même qu’elle est morte et enterrée : « ç’avait dû être le dernier plaisir d’Henriette agonisante de voir le ciel bleu comme jamais et de penser qu’on allait crever à suivre le cortège en plein soleil, on l’imagine se frottant ses mains moites de bonheur dans son lit de condamnée » (12). Son enterrement, sans doute n’est-ce pas anodin, est le lieu d’une « inimaginable » insatisfaction : « il faisait une soif inimaginable et on n’avait pas prévu l’ombre d’un rafraichissement » (10) 9.

La dévoration

Tout le monde cherche à s’éloigner du féminin, qui est dévorant à son tour. Il est dit d’un des fils Capo qu’il se plaint « des filles qu’il détestait approcher à moins de cinq mètres » (41); de Robica, que « personne n’ose se risquer » dans « son vieux corps de pucelle » (18). Lorsque cette dernière serre Herbert dans ses bras, le narrateur lance : « on imagine le traumatisme » (35).

Le lieu de la mère apparaît à rebours comme celui d’un anéantissement, puisque lorsque l’enfant s’y trouve, il n’est pas encore sujet, différencié, parlant; il confond son corps avec celui de l’autre. L’acquisition de la parole se fait lorsqu’il se conçoit comme un et qu’il demande à autrui de le reconnaître comme tel. Les Barbecouliens ne peuvent se coller au féminin, puisque celui-ci est, dans le roman, synonyme de mort et d’anéantissement, d’une jouissance si grande que le sujet risque de s’y abolir. Il leur faut tenter de s’éloigner du corps féminin ou de le mettre en pièce. Il y a bien un personnage qui s’y colle, mais il en meurt rapidement. Il n’a justement pas de nom propre. On le nomme l’« orphelin » ou « le nouveau-né », et il est précisément du côté de la mère, c’est-à-dire sous la terre : décédé juste après Henriette, il « l’a rejointe trois jours plus tard dans la tombe » (10). On dit aussi de lui qu’il est « celui des sables mouvants qu’il connaissait de l’intérieur » (22). Mourir, dans le roman, c’est rejoindre la mère et la terre, ce sur quoi le récit insiste beaucoup en enchaînant les enterrements, rituels auxquels toute la ville de Barbecoul doit se soumettre.

Une fois la mère enterrée, la terre, le sol, le sable, les profondeurs de la mer (de la mère) apparaissent comme des lieux mortifères et dévorants. D’ailleurs, manger les enfants constitue, selon le narrateur, une alternative économique à l’enterrement (51). C’est-à-dire que lorsque la mort d’un enfant se produit, soit il rejoint la mère dans la terre, soit il est mangé. La ville de Barbecoul elle-même est bordée de sables mouvants et de cadavres, sujette à l’avalement et aux agressions extérieures :

Ailleurs il y a les sables mouvants alors on est aussi bien chez soi10, ailleurs on se noie dans les dunes à chaque pas, c’est ridicule, alors qu’à Barbecoul n’importe qui peut gambader dans la rue sans danger la chaussée n’a jamais avalé une mouche, c’est bien ici que sont installés Capo Toutou le docteur Vache et les enfants, on ne sache pas qu’ils aient créé un village concurrent, car ici le sol est stable tandis que les sables mouvants désorganisent la vie sociale, comment jouer au ballon sans ballon ? , il s’enfonce jusqu’à disparaître et les joueurs avec, alors on ne joue plus, voilà la vie hors de Barbecoul, des cadavres par milliers (20).

Chaque fois qu’un des fils Capo meurt, un enterrement est organisé et on comprend que l’enfant est englouti par le sable où il rejoint la mère. Le sable fait à la fois figure de ventre et de tombeau; lieu d’un désêtre où les enfants tombent tous un par un. « [Q]uand le sable s’est refermé sur les boucles du gamin Capo n’a pas pensé à pleurer, il faisait ses comptes » (22), mentionne le narrateur à propos de Terre-Neuve. Chrétien, quant à lui, « s’effondr[e] directement dans le trou réservé à Toutou car le sol s’est écroulé sous lui, la contagion des sables mouvants » (nous soulignons, 75).

De manière plus cryptée, on mentionne dans le texte que Béarn est amoureux des mandragores, mais qu’il appellerait sa fille Marguerite s’il en avait une; « mandragore est trop original » (77). Or, il ajoute que « les mandragores n’auraient qu’à aller pousser dans les sables mouvants » (77). Sachant que la racine de mandragore est reconnue pour avoir une apparence étrangement humaine, nous pouvons penser que l’évocation n’est pas insignifiante : d’une part, l’image de la mandragore dans le sable mouvant est celle d’un corps doublement englouti; d’autre part, le narrateur précise qu’on ne peut pas être à la fois ce corps englouti et porter un nom, Béarn privilégiant le nom Marguerite plutôt que celui de Mandragore. Encore une fois, les sables mouvants sont le lieu d’un désêtre. Si l’analogie entre le corps des garçons et les mandragores paraît ténue, soulignons qu’il est aussi mentionné que « les fils Capo on a pas le droit de les effeuiller gratuitement et quand on les écrase ils ne repoussent pas » (nous soulignons, 78). On ne peut rejoindre les profondeurs de la terre – qui est ici le lieu de l’Autre, de la mère – qu’au prix de sa vie et de son Nom. Sinon, ce n’est que sur le mode du fantasme que les habitants de Barbecoul peuvent convoiter ce lieu11.

Le morcellement

Construire des barrages et élever des murailles pour éviter d’être avalé par les sables mouvants est une préoccupation des Barbecouliens. Les ouvriers s’abiment à cet ouvrage, en perdent leurs membres au plaisir du docteur Vache qui voit là une occasion d’affaires : « chaque jambe et chaque bras à couper tombaient dans sa cagnotte » (25). On voit ici les deux destins du récit – le morcèlement et le paiement de la dette – s’enchevêtrer parfaitement. « Les sables mouvants avaient englouti l’argent des contribuables » est-il écrit plus haut (25) 12.

Le danger est clair : l’anéantissement du sujet est un véritable morcèlement du corps. C’est bien sur ce mode que l’enfant s’éprouve au moment clef où il devient sujet, lorsqu’il « assume une image » (Lacan, 1966, 94), se voit un. Cette image unifiée à laquelle l’enfant s’identifie lors du stade du miroir permet la constitution d’un moi où tient ensemble tout ce qui jusqu’à présent lui apparaissait comme des morceaux de corps distincts. L’acquisition des limites imaginaires du corps se fait dans la douleur et la suppression. Du coup, le lieu de la mère peut apparaître à rebours comme celui d’un démembrement; c’est bien elle dans Nos Plaisirs, par association aux requins et aux sables mouvants (qui en sont les signifiants), qui menace de mettre le sujet en pièces. Le nom d’un des enfants, Casse-cou, évoque d’emblée ce corps morcelé. Castration, mutilation, démembrement, dislocation, éventrement, dévoration, éclatement du corps, ces quelques « imagos du corps morcelé » énumérés par Jacques Lacan dans « l’agressivité en psychanalyse » (Lacan, 1966, 104) parsèment le texte de Lindon. Pour ajouter aux exemples déjà rapportés, mentionnons que Béarn, atteint d’une appendicite dégénérée en péritonite, est opéré au ventre avec « le bistouri meurtrier » qui a « déjà servi trois fois à Barbecoul » (28). Durant cette opération, le docteur craint de « rester en plan le ventre ouvert » (28). La mère d’Herbert, quant à elle, meurt « d’un coup de poignard dans le dos » (34). Lorsqu’Adélaïde avale des sachets de « psychocarabine » pour en faire le trafic, il meurt d’une « agonie éprouvante » (62) après qu’un sachet se soit ouvert dans son estomac « sous l’action des sucs gastriques » (62). Quand Dédé se pique à cette drogue, elle rate sa veine dix fois de suite et voit son sang gicler (72).

De l’arbitraire à la tyrannie

 Tout se passe comme si les fils Capo vivaient dans un moment d’indécision, toujours menacés d’être tirés vers la mort où vers la tyrannie du père. En mourant le premier, Terre-Neuve « introdui[t] la prostitution de masse » (22) à Barbecoul et symbolise du même coup la superposition de ces deux destins :

c’était grâce à Terre-Neuve que [l]es gamins ne pourrissaient pas toute leur jeunesse inutilisée, et même si l’initiateur n’a pas profité personnellement de son système il est resté pour tous le symbole de la prostitution, un puceau on aurait pu mieux choisir, ou celui des sables mouvants qu’il connaissait de l’intérieur, ou le lieu concret entre les deux, si le sol ne s’était pas envolé sous les pieds de Terre-Neuve les fils Capo dormiraient toujours dans leur lit (Nous soulignons, 22).

En ayant le sol qui s’envole sous ses pieds – et en portant la terre jusque dans son nom –l’enfant se voit doublement englouti. De la même manière, lorsque Casse-cou meurt, on « l’enterr[e] d’urgence » et sa « vengeance tombe à l’eau » (nous soulignons, 29), engloutie avec lui.

Herbert, contrairement aux fils Capo, semble justement (pour un temps) se tenir sur la frontière entre ces deux destins, ce lieu concret entre les deux : il tue sa mère, fait accuser son père et devient orphelin. Si le texte nomme d’abord Capo (c’est le premier mot du roman) et identifiant ensuite les enfants à ce nom (« Les fils Capo »), c’est au nom du fils qu’est nommé le père d’Herbert (« le père Herbert »). Herbert n’est donc pas nommé par son père, c’est lui qui le nomme. Bref, Herbert est celui qui tente de défier la loi du père et de faire dévier son destin « au point d’avoir une après-midi l’idée de changer sa ligne de vie à coups de couteau » (35). Refuser la loi du père ne se fait pas sans heurts : « quand sonnait le douzième coup de minuit son père apparaissait devant le lit d’Herbert dans un épouvantable fracas de chaînes en portant la tête de son épouse sous le bras » (34). Puisque cette posture semble intenable dans la logique de Nos plaisirs – « le gamin traînait toute la journée libre comme un orphelin, ça ne pouvait pas durer » (32); « il ne va pas passer son temps à être orphelin » (52) –, Herbert rejoint les rangs de Capo et devient un « Capo adoptif » (52) régi par la même loi, devant « verser la commission à Capo » (52) lorsqu’il s’envoie en l’air avec les Barbecouliens.

La loi du père

Ainsi, la loi du père réel triomphe par-dessus toutes les autres. Lorsque tous les habitants de la ville se disputent Dédé, par exemple, on croit d’abord que c’est à la mère qu’elle reviendra : « Tata prétendait qu’elle lui revenait de droit vu que si la gamine souhaitait une mère sa génitrice était toute trouvée pour le rôle » (69), mais c’est finalement Capo qui s’en empare, « pour la marier à Chrétien de façon que la pharmacie de Toutou passe dans la famille » (76).

Qu’en est-il justement de cette loi? Capo prostitue ses enfants, c’est même l’incipit du texte. On sait d’ailleurs que le mot « Capo » désignait les détenus qui, dans les camps de concentration, commandaient d’autres détenus. Capo porte ainsi le nom d’une « loi » tout à fait perverse et abominable. Ce dernier a « six enfants à ses ordres » (62) et a droit de vie ou de mort sur eux. Ces enfants, la narration ne leur attribue aucune personnalité, si ce n’est de mentionner qu’ils attisent le désir de tous. Ainsi, ils répondent à la loi du père sans broncher. On insiste pour dire qu’ils en tirent du plaisir, puisque « si Capo leur commandait de repriser ses chaussettes ou de préparer son bouillon ils seraient sûrement moins empressés à lui obéir » (9). Il faut donc que surgisse un autre enfant pour que toute la violence de la loi du père apparaisse. D’Herbert on dit : « insensé ce gamin qui débarque le dernier dans la famille et qui se prend pour le roi des Capo » (49), ou, de manière encore plus sordide : « ce n’est pas à un gamin qui sous le fouet rampe nu souillé d’urine et des pinces à linge aux tétons d’imposer sa loi » (nous soulignons, 46). L’enfant doit n’avoir aucun pouvoir sur le monde, sur son existence ou sur son plaisir, sinon il est vite rappelé à l’ordre. Encore une fois, Herbert en tant que figure d’exception fait apparaître la loi en question : « Les parents voyaient bien que leur fils n’était pas malheureux mais ils n’arrivaient pas à le changer » (33).

Dans Ce qu’aimer veut dire, Lindon – à l’écoute du principe énonciatif de son texte, plusieurs années après l’écriture – nous offre une certaine clef de lecture, proposant que son roman exacerbe un sentiment qu’il a entretenu vis-à-vis de son père, celui de s’être laissé utiliser par son père :

Mon père n’avait aucun scrupule à m’utiliser – ma résistance quasi inexistante ne le freinait pas – de sorte que, sans que je m’en rende compte dans mon effrayant abrutissement, mon roman mettait en cause un fonctionnement qui dépassait de beaucoup celui de mon appareil génital n’aspirant à aucune génitalité effective. Dans mon imagerie de la famille, un père sert concrètement son fils. [...] La réciprocité, quand elle m’apparut, me sembla inégale. (Lindon, 2011, 279)

Lindon a raison de parler de mise en acte plutôt que de transposition, car s’il est tentant de voir dans le portrait de Capo soumettant ses enfants une fictionnalisation de Lindon père envers Lindon fils, il est important de souligner que la violence de Capo, de sa loi, est d’abord et avant tout portée par l’énonciation qui la légitime, mais aussi la rejoue sur le plan langagier. Toutes les horreurs du roman, c’est le narrateur (qui n’est pas un personnage) qui les prononce. Pour bien comprendre cet enjeu il faut se pencher sur la question de la nomination, qui excède et traverse le roman.

Le Nom

Le roman s’ouvre sur le meurtre de la mère par le père, ouverture qui fait à la fois office de scène primitive du roman et de théorie sexuelle; « théorie délirante sur l’origine […] fusionnant la scène sexuelle avec le meurtre et la naissance » (Mijolla-Mellor, 1996, 21), pour emprunter les mots de Sophie de Mijolla-Mellor. On peut lire :

Les fils Capo sanglotaient, […] ils jouaient les surpris comme si quelqu’un avait jamais prétendu que leur mère était éternelle, même Capo n’en faisait pas tant, avec aux lèvres son sourire habituel, on aurait dit qu’il avait assassiné son épouse et que c’était le crime parfait, […] les fils Capo ont brusquement fixé leur père l’œil réprobateur comme si des enfants avaient à juger leurs parents, Capo pourrait assassiner la terre entière ses fils seraient malvenus de le lui reprocher, il le fait pour eux (10-11).

Dans cette même page, le père tue la mère et nomme ses sept enfants, les fait naître dans le récit. D’abord Terre-Neuve, Paul, Yves, Chrétien, Casse-cou et ensuite – puisqu’il voulait d’abord des filles – « les deux suivants se sont appelés Adélaïde et Micha, il y a des clients à qui ça peut plaire » (10). Nous l’avons déjà évoqué, le roman a été publié sous pseudonyme suivant un ordre du père de Lindon. Dans Ce qu’aimer veut dire, l’auteur souligne à plusieurs reprises sa fierté de posséder un nom dont la notoriété le dépasse. On devine que l’injonction à l’anonymat recouvrait quelque chose de problématique : « mon père m’avait donné son nom puis me l’avait repris » (2011, 280). Le plaisir de nommer est au centre de la poétique de Nos plaisirs. Nous croyons qu’il peut d’abord être compris comme une tentative de renverser l’assujettissement au nom. Alors même que Lindon porte le pseudonyme sous la contrainte, il passe d’objet à sujet de la nomination dans le texte, ce que le « on » de la narration permet parfois de mettre en évidence : « on a appelé Herbert Herbert à cause des requins » (31). Les personnages, les villes et même un perroquet sont nommés. On retrouve d’ailleurs un état d’esprit avec un nom propre : « on arrive au cimetière plein d’espoir et on le quitte Gros-Jean » (39). La drogue de Barbecoul a également sa propre appellation (la « psychocarabine »), même si on spécifie qu’elle n’a rien de différent de l’héroïne; « la psychocarabine est simplement de l’héroïne et tout le monde en raffole » (56). La plupart des personnages portent des noms farfelus, mais surtout, leurs noms apparaissent systématiquement avant que la narration ne leur octroie une quelconque substance. Il faut par exemple attendre douze pages avant d’apprendre que le docteur Vache est le maire de Barbecoul, ou cinquante avant que soit spécifié que Béarn est un artiste. La nomination est centrale, elle étouffe pratiquement le récit13.

Le plaisir de nommer peut aussi être compris comme le plaisir infantile de jouer avec les mots. Lindon évoque dans En enfance à quelques reprises la « jouissance inépuisable » (2009, 226) qu’il tirait à chanter et répéter des mots et des comptines. À propos de la « chanson des éléphants » de son album de Babar, il écrit  : « "Patali dirapata, cromda cromda ripalo." […] Quelque chose de magique se produit rien qu’à prononcer les mots, même sans les chanter » (2009, 226). Il écrit aussi « se répéter indéfiniment » les chansons qu’il aime (2009, 252). À propos de la matérialité de la langue, on trouve ce joli passage dans le même ouvrage :

Il ne fait pas de différence entre les nombres et les mots, les uns et les autres sont des jouets, des instruments qui ne trouvent leur accomplissement qu’à passer par sa bouche, tel un pistolet qui repose misérable dans un coin de sa chambre quand il n’a pas envie de se prétendre cow-boy. Rien de concret ne leur est attaché, seule sa compétence à sortir les uns et les autres au moment opportun leur donne un sens (2009, 273-274).

En mimant l’avènement du sens ou en produisant du « sens dans le non-sens » (Freud, 1988, 244), les mots d’esprit, nous apprend Freud, concernent aussi l’infantile. Ceux-ci pleuvent dans Nos plaisirs14. À Barbecoul, « mieux vaut être cancéreux qu’enrhumé » (82), par exemple. « Tandis qu’il n’y a que la perversité qui ne s’imite pas, on peut toujours faire semblant d’être puceau » avance le narrateur (38). À propos du docteur Vache, il nous assure qu’« au moins personne ne peut lui reprocher d’être compétent » (26). À ces mots d’esprit s’ajoute la contrainte que Lindon s’est imposée de ne faire qu’une phrase par paragraphe tout au long du roman15 et celle de n’accoler aucune virgule aux noms propres qui se succèdent, même lorsque la syntaxe l’exige.

Dans la logique de Nos Plaisirs, le fait d’être nommé rappelle constamment l’assujettissement à Capo. L’espace d’un instant, un autre personnage, Béarn, se plaît à baptiser deux des fils Capo « les frères Marguerite » (78), ce qui ne dure qu’une phrase : « appeler les fils Capo les frères Marguerite ne peut pas prendre » précise ensuite le narrateur. C’est bien un motif important du texte, puisqu’il est rejoué dans la conclusion : Capo meurt et l’espace d’une phrase « les enfants n’appart[iennent] à personne » (102). À la phrase suivante, c’est Béarn qui se les approprie encore une fois, mais il est vite rattrapé par la loi du père qui opère par-delà sa tombe :

du jour au lendemain les Capo survivants sont devenus pour tout le monde les frères Marguerite Béarn ayant immédiatement voulu faire preuve d’autorité il croyait détruire d’un mot l’œuvre de Capo mais Capo restait à jamais le créateur du trafic l’autre n’est qu’un épigone, d’autant que Béarn n’était pas de force à être chef de famille16 (Nous soulignons, 102).

Quelques lignes plus loin il est fait mention que les enfants quittent Barbecoul, la ville du père17, mais conservent définitivement son nom : « c’était bien la peine que tant de gens soient morts pour que deux fils Capo quittent Barbecoul de leur vivant, car ils étaient définitivement redevenus fils Capo en se séparant de Béarn » (102).

La dette

Nous ne pouvons évidemment pas retracer toutes les « transactions » des fils Capo : Nos plaisirs est un véritable encan! L’argent régit toute l’activité de Barbecoul. Qu’un enfant vive ou meurt, c’est en argent que se calcule sa valeur. Les enfants – les « fils Capo vénaux » (17) – sont de réels produits de consommation pour les habitants :

si en une semaine on passait trois soirées avec le même fils Capo la quatrième était gratuite […], la vraie affaire était pour Capo qui ne déboursait pas un centime et augmentait la rentabilité de ses fils qui ne demandaient pas mieux ils coucheraient bien gratis, s’ils se font payer c’est pour que leur père ne croie pas qu’ils perdent leur temps (36).

Lorsqu’un des Capo est malade on parle de « marchandise gâchée » (62); lorsque Capo meurt, on dit qu’il a « flanqué sa démission » (101). Jérémie, le fils du docteur Vache, n’a aucun client, ce qui pousse le narrateur à s’interroger sur la pertinence de son existence : « en définitive le plus indécent était peut-être qu’il soit demeuré en vie si longtemps, un enfant qui ne servait à personne » (67). Se plier à la loi du père est la seule alternative à la mort. Chaque fois qu’un personnage est sur le point d’advenir comme sujet, il est soit fauché par la mort, soit rabroué par le narrateur. Les deux options sont bien définies dans la conclusion du premier chapitre, lorsqu’on évoque l’argent de l’assurance-vie que Capo empoche suite à la mort de Casse-cou : « Capo a tout gardé pour lui, il voulait montrer aux fils survivants qu’en se révoltant contre leur père ils lui offraient du même coup leur fortune, ça leur fera passer l’envie de se suicider » (30). Dès qu’un personnage apparaît comme insoumis à la loi du père, la narration souligne le caractère absurde de cette position : « il y a les petits malins comme Chrétien et Micha qui ne pensent qu’à être heureux, leur vie est un calvaire » (96), lit-on par exemple. Lorsqu’on apprend qu’Herbert et Léonin ont ensemble des relations sexuelles non rémunérées – « on a vu Herbert enculer gratis Léonin » (47) – le narrateur annonce : « ce sont ces garçons qu’il vaudrait mieux écraser » (47).

Si le sable est le signifiant maternel le plus prégnant dans Nos plaisirs, c’est donc l’argent qui représente le père et sa fonction. C’est d’abord pour lui rapporter de l’argent que les fils Capo se prostituent. La sexualité est comptée, monnayée. Les choses valent « leur pesant de foutre » (65); « l’amour est ruineux » (89). Pour Capo, « l’amour, c’est des chèques à trois chiffres » (100). D’une manière assez schématique, nous pourrions proposer que la dette symbolique18 à l’endroit du père fait figure de dette réelle dans le roman. Capo est bien celui qui tue la mère dévorante et qui nomme les enfants, mais il est aussi celui qui exige des enfants que cette dette soit payée de leur corps et de leur vie, ce que la mort d’Adélaïde éclaire grandement :

on se demandait à quoi Adélaïde avait servi puisqu’on l’enterrait à peine trois mois après sa mise en circulation, en voilà un qui n’avait pas rapporté lourd de son vivant mais n’a pas non plus coûté cher mort. […], on imagine la déception du père qui avait misé gros dessus et le gamin qui s’en va avant d’avoir rien remboursé (nous soulignons, 60).

 

La finale de Nos plaisirs laisse d’abord présager un triomphe des fils Capo. Une fois le père mort, le narrateur mentionne :

on s’est précipité sur les fils Capo et on les a couverts de billets comme s’ils étaient leurs propres maîtres, scène navrante, trois gamins qu’on nommait rois juste parce que leur père était mort, on aurait aussi bien pu les violer pour pas un sou mais on redoutait que l’héritier de Capo ne fasse grief des passes arrachées gratuitement dès qu’il sera désigné (101).

On comprend rapidement que l’univers de Barbecoul demeurera le lieu de morts répétées, de prostitution, d’assujettissement au père et de désirs toujours à satisfaire. Ce n’est donc pas dans le dénouement du récit qu’il faut chercher les possibles traces d’une déprise de la loi. Nous aurons tenté de révéler à cet égard que la tyrannie de l’énonciation constituait une sorte de renversement de l’assujettissement au nom du père. Étant également attentif à la circulation des signifiants de la mère, nous aurons aperçu, en éclats, quelque chose de la haine infantile envers le corps féminin, cette haine avec et par laquelle le sujet se constitue. Ainsi, parmi tous les indices qui nous permettent de déceler l’enfance à l’œuvre dans les ramifications du texte, le morcèlement du corps est peut être celui qui s’inscrit avec le plus d’insistance. Coup de poignard, ventre ouvert, visage blessé, corps fouetté, avalé, violé, transpercé, ravagé, enterré; autant de motions contaminant Nos plaisirs et qui nous rappellent que c’est dans la douleur que le sujet acquiert les limites imaginaires du corps auquel il doit s’identifier pour advenir.

 

 

Bibliographie

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Freud, Sigmund. Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Paris : Gallimard, 1988 [1905], 442 p.

_____. 1962 [1905], Trois essais sur la théorie sexuelle (traduit par B. Reverchon-Jouve), Paris : Gallimard, 242 p.

_____. 1986 [1968], « Pulsion et destin des pulsion », Métapsychologie, Paris : Gallimard, coll. « Folio essais », p. 11-43.

Guibert, Hervé. 1982. Les Chiens, Paris : Minuit, 37 p.

_____. 1989. Fou de Vincent, Paris : Minuit, 85 p.

Lacan, Jacques.1966. « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique », Écrits, Paris : Seuil, p. 93-100.

_____. 1966. « l’agressivité en psychanalyse », Écrits, Paris : Seuil, p. 101-124.

_____. 2004. Séminaire X. L’angoisse (1962-1963), Paris : Seuil, 389 p.

Lindon, Mathieu [sous le pseudonyme de Pierre-Sébastien Heudaux], 1982. Nos plaisirs, Paris : Minuit, 103 p.

_____. 1986. Le livre de Jim-Courage, Paris : P.O.L., 108 p.

_____. 2009. En enfance, Paris : P.O.L., 352 p.

_____. 2011. Ce qu’aimer veut dire, Paris : P.O.L., 315 p.

 

Pour citer cet article: 

Godin, Louis-Daniel. 2015. « La violence de l'infantile dans Nos plaisirs de Mathieu Lindon », Postures, Dossier « L'enfance à l'œuvre », n° 21, En ligne < http://revuepostures.com/fr/articles/godin-21 > (Consulté le xx / xx / xxxx).