Les trois moments de la modernité critique

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Premier moment

L’idée de modernité advient avec l’histoire, quand le monde cesse d’apparaître comme immuable sous le regard de Dieu et de son représentant sur terre, le Roi (qui et là de droit divin). Le premier moment de ce sentiment, qui marque dès lors un nouveau rapport au temps humain, correspond à la découverte du Nouveau Monde. C’est dire combien l’idée de modernité est une idée occidentale, mais c’est dire aussi qu’elle est indissociable de cette autre idée qu’est l’altérité. Car la découverte du Nouveau Monde est avant tout la découverte de cette altérité et, par conséquent, la découverte de Soi, devant l’Autre. Plusieurs éléments contribuent à rendre possible cette première modernité : d’abord l’institution des langues nationales, qui créent des ensembles sociaux homogènes, réunis de haut en bas de l’appareil gouvernemental, là où auparavant les langues vernaculaires étaient laissées aux usages quotidiens et au bas peuple ; puis l’imprimerie, qui met ces langues et ces savoirs à la disposition d’un nombre toujours croissant de personnes ; enfin, le développement des connaissances scientifiques auxquelles l’imprimerie donne une impulsion saisissante en élargissant la sphère de leur diffusion. Ce moment de rupture a été préparé par Galilée, qui réaffirme envers et contre tous que la terre est ronde et qu’elle tourne autour du soleil. Il y a là un décentrement, au sens propre, décentrement de notre monde qui cesse d’être le cœur de l’univers. Nous entrons dans l’ère des voyages, après avoir été propulsés dans celle de l’écriture. Le voyage découvrait l’ailleurs en même temps que le nouveau régime de l’écriture introduit par l’imprimerie, et parce qu’il porte l’héritage des savoirs passés, permet ce que Krzysztof Pomian appelle le « déverrouillage de l’avenir », c’est-à-dire le pouvoir d’imaginer une présence posthume au monde par l’intermédiaire de ses œuvres.

Sur le plan religieux, les incidences sont fondamentales. D’un Dieu tout-puissant, moteur unique d’une humanité toujours identique à elle-même, l’idée se développe d’une humanité relativement autonome, d’un sujet individuel responsable de ses actes, d’une communauté de sujets égaux devant Dieu. Parmi les grandes questions qui agitent alors la philosophie, se trouve d’abord celle de la structure politique qui oppose la Loi divine (ou naturelle) à la Loi politique. La publication par Hobbes de son Léviathan marque une date en ce que l’auteur énonce clairement que l’État est d’abord né d’un contrat entre les individus membres d’une même société qui consentent à déléguer leur pouvoir à un groupe de personnes choisies. Il y a là l’inversion de la thèse soutenue par la Bible, qui fait de Dieu celui qui aurait transmis les Tables de la Loi à Moïse. Autre débat de l’époque, celui qui oppose ceux qui croient que la connaissance s’acquiert par le travail, le raisonnement, la recherche et l’entendement (Locke, par exemple), et ceux qui croient que la connaissance est déjà en nous, comme déposée, et qu’il suffit de voir au-dedans de Soi pour découvrir les grandes Vérités de l’existence (Leibniz, par exemple). L’histoire signera la victoire de Hobbes et de Locke : le contrat et le consentement créent désormais les structures politiques (qui peuvent être révoquées de la même manière) ; la connaissance est construite par les idées humaines, qui relèvent de la perception, de la sensation et de l’intuition.

Sur le plan littéraire, cette première modernité est initiée par les poètes de la Pléiade, mais elle trouve son premier ancrage réel au XVIIe siècle avec la reconnaissance du statut particulier de l’écrivain. On relira sur ce point l’essai d’Alain Viala, Naissance de l’écrivain à l’âge classique, mais on prendra aussi pour exemple la Querelle des Anciens et des Modernes qui advient au milieu du siècle. Dans Les mots et les choses, Michel Foucault note pour cette époque le passage du commentaire (limité à l’érudition et à l’exégèse) à la critique, comme celui de l’émergence d’un langage second, qui se déploierait à l’intérieur de la représentation, comme un dédoublement de ce langage, lequel aura la fonction de distinguer le vrai du faux, le beau du laid.

Deuxième moment

Les historiens considèrent qu’une deuxième modernité advient avec les grandes révolutions constitutionnelles. L’Angleterre la verra à la chute de Charles II et à la prise du pouvoir subséquente par George III. L’Allemagne et la France connaîtront de semblables mouvements à la fin du XVIIIe siècle. Ces grandes révolutions changent la structure du pouvoir. Dieu et le Roi – le Roi peut-être avant Dieu – y sont mis à mal, jetés au bas de leur piédestal. S’il reste une monarchie après coup, elle est de nature radicalement différente puisque, en Angleterre comme en France, elle doit désormais compter non seulement avec un Tiers-État, mais avec un Parlement, une forme d’association participative par délégation de pouvoir. À partir de là, l’enjeu politique premier sera surtout celui de la représentation et de l’élargissement des conditions de participation, des conditions de la citoyenneté. Aux bourgeois d’abord, puis aux hommes de toutes les classes et, enfin, aux femmes, puis, sous certaines réserves, aux enfants, aux criminels, aux handicapés mentaux.

Ces grandes révolutions politiques ont mis en place un champ normatif, selon le terme qu’utilise Michel Freitag, qui recouvre de diverses manières la société tout entière. Là où le Sujet avait été soumis à Dieu et à Dieu seul, il est désormais soumis aux Lois humaines : de Locke jusqu’à Montesquieu, on distinguera ainsi la Loi naturelle (norme, coutume, institutions sociales) et les Lois politiques (droit, règles). Le Sujet naturel disparaît pour être remplacé par un Sujet juridiquement construit. De même que l’enjeu politique avait été l’élargissement de la citoyenneté, de même l’enjeu, vu sous cet angle, devient le quadrillage de toutes les activités sociales par un système de règles et de normes. L’Art, la Littérature, la Science font partie de ce champ normatif en ce qu’elles introduisent des systèmes de règles. La Science opère ainsi à partir d’un système clair, fondé sur la recherche des Lois générales, c’est-à-dire une formalisation de plus en plus abstraite du monde réel. La botanique et les sciences naturelles, qui avaient connu leurs beaux jours dans la première modernité, cèdent le pas aux mathématiques, à la physique et à la chimie. L’Art et la Littérature opèrent à partir de règles intériorisées, déduites le plus souvent de l’observation ou acquises sur les bancs d’école (l’institution transforme ces normes et ces règles en habitus). La critique littéraire naît, disons, avec Sainte-Beuve et elle marque ce moment où l’institution prend conscience d’elle-même. Quand elle adopte les règles reconnues comme système de référence, elle mesure l’adéquation de l’œuvre nouvelle au cadre normatif. Le critique s’imagine le maître de l’écrivain. Quand il adhère aux principes neufs que l’œuvre tente d’imposer et qu’il tente plutôt de saisir et de mettre en valeur l’intention de l’auteur, le critique se rêve alors le double de l’écrivain.

À cette seconde modernité, correspond aussi le développement des théories de l’art pour l’art qui ont eu le grand avantage de dégager les artistes et les écrivains de toute obligation envers le pouvoir. Le système de privilèges et le mécénat sont remplacés par les lois du marché et par de nouvelles instances de légitimation, dont la première est la fonction critique. La première fracture du champ littéraire, qui conduit à son autonomie, est là, dans ce double système de reconnaissance. D’un côté, la légitimation par le marché, c’est-à-dire par le public lecteur, légitimation mesurable aux chiffres de ventes ; de l’autre côté, la légitimation par les pairs, dans ce qu’on appelle le circuit restreint, légitimation à la valeur, destinée à la durée. Ces deux systèmes vont se développer en opposition l’un à l’autre. Cependant, il n’est pas si simple de prendre parti pour l’un ou l’autre de ces systèmes, dans la mesure où le public témoigne d’un succès de nature démocratique alors que la critique renvoie à une structure élitaire héritée de l’Ancien Régime ; dans la mesure où le succès auprès du public renvoie à une esthétique de l’obsolescence alors que le succès d’estime renvoie souvent à une recherche authentique ; dans la mesure où la frontière entre les deux n’est guère aussi étanche qu’elle paraît à première vue. 

Troisième moment

Peut-on parler d’une troisième modernité à propos de ce qu’il est convenu de nommer la postmodernité ou le postmodernisme ? Ce n’est pas le lieu ici de faire une distinction particulière entre les deux, même si la littérature préfère généralement l’idée de postmodernisme, pour marquer le mouvement. Ce qui caractérise la postmodernité, c’est avant doute l’extension du doute classique, qui avait fondé l’idée de l’Homme et de l’humanité, envers tous les champs normatifs, quels qu’ils soient. Jürgen Habermas a montré comment la sphère publique débouchait sur la publicité dans nos univers contemporains et comment les années récentes se caractérisaient par la crise de la légitimité, de toute légitimité. Cela se mesure de maintes façons, tant par le peu de crédibilité des hommes politiques, que par la remise en question des diverses instances de légitimité artistique ou littéraire (académies, prix, critique et histoire). Et Michel Freitag montre bien comment les nouvelles structures administratives visent l’efficience plutôt que la qualité et la valeur, comment l’« organisation » remplace l’« institution », comment les sciences appliquées et la résolution de problèmes dominent la recherche fondamentale et comment, en définitive, la technocratie remplace les modes de régulation juridique et institutionnelle. Il considère ce fait non pas comme relevant d’une modernité nouvelle, mais comme le troisième mouvement d’une modernité – celui de son épuisement, mais pas encore de son remplacement –, qui a d’abord transformé la référence au Sacré en référence transcendantale à l’Homme, puis qui a abouti à la dissolution même de toute idée transcendantale. Ne reste désormais que le pluri-, le multi-, l’éphémère, le circonstanciel, l’incertain, le précaire voire l’errance, le partout et le n’importe où.

La fin des Grands Récits, c’est d’abord la fin des grands systèmes d’interprétation. À travers eux, ce sont aussi les grandes entités qui formaient les sujets de ces récits qui disparaissent – la Nation ou la Littérature, par exemple. Il en résulte une sous-information narrative, faute de fresque voire d’épopée, qui empêche de saisir tout mouvement d’ensemble ; une histoire « sans sujet », c’est-à-dire que les sujets naissent de son écriture et non l’inverse ; la perte du Sens, qui résulte de la dissolution des réseaux narratifs ou thématiques. Par-dessus tout, peut-être, se perd la référence au temps humain, au profit d’un temps découpé administrativement en heures, en minutes et en secondes, mais qui ne révèle guère autre chose que la durée, voire la répétition. Autrement dit, les travaux postmodernes visent davantage la déconstruction du sens, à travers l’analyse des discours existants plutôt que dans la construction de discours nouveaux. Cette opération de déconstruction vise avant tout à questionner les catégories mêmes du savoir et du social. La déconstruction ne propose pas de nouvelles lectures, de nouvelles interprétations, de nouveaux récits. Elle montre comment ces lectures, ces interprétations, ces récits ont été construits sur des valeurs particulières (souvent discutables, j’en conviens), par des agents situés dans un temps, un lieu, une classe sociale donnée, selon une idéologie préconçue.

La critique, telle qu’on la concevait au XIXe siècle, perd ainsi sa légitimité ; elle se maintient sur le mode du savoir dans les universités, de l’essai réflexif dans la vie littéraire ; elle s’autonomise. Certains voient là le symptôme de la fin de la littérature, qui aurait ainsi atteint le moment où elle n’est plus capable de dire autre chose qu’elle-même. De plus en plus fréquemment est dénoncée cette logique de la complicité voire de la collusion des milieux créatifs et des milieux critiques, contre le lectorat qui en serait la victime, désignant le gouffre qui se creuserait entre la critique et le public lecteur. Ainsi sont justifiés encore et toujours les assauts périodiques qui visent la liquidation de la critique plutôt que sa transformation. Il est vrai que la critique a échoué à se redéfinir dans l’extension contemporaine de la sphère publique.

L’histoire de ces débats et discussions montre que la critique est porteuse d’enjeux, aujourd’hui comme autrefois. On peut la considérer comme effrontément subjective, élitiste et, par là, parasitaire ; on peut bien dénoncer les effets de collusion, voir là une altérité menaçante ; on peut rêver à un rapport non médiatisé entre l’œuvre et son lectorat. Dénoncer l’institution littéraire et ses instances de légitimation est généralement pratiqué par ceux et de celles qui occupent les meilleures places ou qui y aspirent. Car, la globalisation actuelle de la culture et l’effondrement de l’instance critique soulèvent de nouveaux enjeux : ceux des sujets qui sont restés dans l’ombre du XIXe siècle, comme des sujets inachevés du discours et de l’histoire (les littératures postcoloniales, les femmes) ainsi que ceux qui se concentrent dans les marges de l’innovation, de la recherche et de l’expérimental. Les multinationales de l’édition et des médias (les anciens comme les nouveaux) n’ont pas précisément le cœur tendre ni les valeurs sociétales fortes. Comment saisir l’inégalité structurelle des écrivains et des lecteurs dispersés entre le marché local et les marchés mondiaux, écartelés entre la petite maison de production et la multinationale toute-puissante ? Comment poser désormais les nouveaux enjeux, liés à la production immatérielle des données culturelles diffusées sur les plateformes numériques ? Ces données sont-elles encore des œuvres ? Et que penser de l’actuelle tendance des plateformes numériques à instrumentaliser les données culturelles dans le but de fidéliser un consommateur qui est lui-même devenu une marchandise pour les entreprises de publicité et de sondage ? Pendant un bref moment, la toile aura donné naissance au rêve d’un accès direct non médiatisé à l’œuvre. Nous savons maintenant qu’il n’en est rien : streaming et flux divers sont des accès aussi médiatisés que les autres, mais sans le discours, l’argumentation et la justification. Il y a quelque trente ans, j’écrivais, dans un autre contexte, que la critique n’avait d’avenir que si elle contribuait à imaginer la démocratie du futur. Je n’ai pas changé d’avis. Et je crois encore que Michel Freitag a raison d’affirmer que l’avenir n’est pas nécessaire et encore moins prévisible, ni le leur, ni le nôtre, mais que rien n’adviendra sans effort.

 

BIBLIOGRAPHIE

CASANOVA, Pascale. 2008 [1999]. La république mondiale des lettres. Paris : Seuil, coll. « Points. Essais ».

FOUCAULT, Michel. 1966. Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines. Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines ».

FREITAG, Michel. 1999. « La dissolution postmoderne de la référence transcendantale. Perspectives théoriques », Cahiers de recherches sociologiques. n°33, p. 181-217.

HABERMAS, Jürgen. 1978 [1962] L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise. Paris : Payot, coll. « Critique de la politique ».

MATTELART, Armand, Xavier DELCOURT et Michèle MATTELART. 1984. La culture contre la démocratie ? L’audiovisuel à l’heure transnationale. Paris : La Découverte, coll. « Cahiers libres ».

POMIAN, Krzysztof. 1984. L’ordre du temps. Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires ».

ROBERT, Lucie. 1986. « La critique est un dinosaure », Jeu. Cahiers de théâtre. nº 40, p. 55-60.

VIALA, Alain. 1985.  Naissance de l’écrivain. Paris : Les éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1985.

 

Pour citer cet article: 

Robert, Lucie. 2016. « Les trois moments de la modernité critique », Postures, Postures, Actes du colloque «Réfléchir les espaces critiques : consécration, lectures et politique du littéraire», En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/robert-24> (Consulté le xx / xx / xxxx).