De la porosité des mondes parallèles dans Le Maître du Haut Château

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La science-fiction est un genre qui permet d’explorer les mondes possibles que notre univers pourrait receler. Là où la science s’évertue à étudier les formes de vies qui peuplent notre terre, la science-fiction, elle, toute spéculative qu’elle soit, constitue un terrain où peuvent éclore de nouvelles formes de vie, où il est aisé de parcourir des mondes inaccessibles à la science — que ce soit le monde des morts, sillonné par des thanatonautes, ou une réalité dans laquelle des extra-terrestres décident d’envahir notre planète. La science-fiction, par l’intermédiaire d’auteurs inventifs tels que Bernard Weber ou H. G. Wells, a la capacité de nous faire miroiter d’autres existences et d’autres réalités que celle dans laquelle l’homme moderne est plongé.

D’un point de vue plus particulier, l’uchronie est un genre qui permet de voir le revers de l’Histoire : de mettre en relief des mondes possibles en modifiant les événements historiques avérés. Ainsi, dans ce que l’on appelle une uchronie, l’ordre des choses se voit basculer dans une autre réalité par la modification d’un événement précis, un point de jonction historique susceptible de tout changer. L’uchronie envisage ce qui serait arrivé si, par exemple, Napoléon avait gagné la bataille de Waterloo, ou encore si les États-Unis n’étaient pas venus au secours de l’Europe durant l’occupation nazie. En un mot, l’uchronie, c’est ce que tout un chacun a un jour expérimenté en se disant que s’il avait agi autrement la situation serait maintenant bien différente.

J’exposerai, dans le présent article, comment le roman de science-fiction Le Maître du Haut Château, écrit en 1962 par Philip K. Dick1, se présente en tant qu’uchronie, instaurant ce faisant une réflexion sur l’histoire du monde occidental moderne et remettant en mouvement un récit figé, celui de la Deuxième Guerre mondiale. En m’attardant à la forme du récit et à sa narration, j’explorerai les artifices littéraires que Dick déploie pour piéger le lecteur dans des mondes parallèles, ce qui permettra de retracer comment Le Maître du Haut Château se déconstruit, et devient ainsi porteur d’une réflexion ontologique.

Le Maître du Haut Château nous fait parcourir une réalité dans laquelle les nazis seraient sortis victorieux de la Deuxième Guerre mondiale. Cette uchronie explore un monde possible où auraient triomphé les nazis et les Japonais, où les États-Unis seraient sous le joug des Allemands à l’Est et de l’Empire nippon à l’Ouest. Le centre des États-Unis constituerait alors une sorte de no man’s land où « nous pouvons vivre nos vies étriquées. Si nous y tenons. Si nous y trouvons un intérêt quelconque » (M., p. 39), sans que les nazis ou les Japonais ne se soucient le moindrement de ces « États couverts de déserts ou de pâturages » (ibid., p. 39). Dans un San Francisco dominé par les Japonais, nous suivons le cours de la vie de Robert Childan, un commerçant américain d’objets d’art autochtone d’avant-guerre; de M. Nosubuke Tagomi, lui-même collectionneur d’art et dirigeant de San Francisco; de Frank Frink, un Juif caché sous une fausse identité, maître de la contrefaçon d’objets d’art autochtone; et de Juliana, l’ex-femme de ce dernier, qui tente de retracer l’écrivain du roman La Sauterelle pèse lourd.

Non content de nous plonger dans une réalité parallèle à la nôtre, Dick en invente une deuxième, qui représente cette fois un monde dans lequel les Alliés ont effectivement gagné la Deuxième Guerre mondiale. Mais cette réalité qui semble se fonder sur des faits historiques se révèle être elle aussi une uchronie. La Sauterelle pèse lourd, titre de cette œuvre dans l’œuvre, décrit un monde dominé par les Britanniques, soutenus par les Américains, mais où ceux-ci n’ont pas autant d’influence que celle qu’ils ont acquise historiquement. Ces deux réalités nous sont présentées progressivement, sans passages didactiques harassants. Tranquillement et subtilement, Dick nous fait glisser dans d’autres mondes possibles, jouant ainsi sur les rapports entre apparences et réalité. Par le biais d’une mise en abyme — l’insertion d’une œuvre dans une autre —, Dick souligne la relation qu’entretient le lecteur avec le réel ainsi qu’avec l’œuvre de fiction, et éveille un questionnement sur le simulacre, le vrai et le faux.

La contradiction ouverte

Dans l’incipit du Maître du Haut Château, Philip K. Dick ne nous dépeint pas le monde initial, celui dans lequel réside Childan, comme une réalité parallèle, mais bien comme une représentation du monde dans lequel vit le lecteur contemporain du roman. Peu à peu, à force d’indices insolites, nous nous enfonçons dans cet univers d’après-guerre dominé par les nazis et par les Japonais. Dès la deuxième phrase du roman, le lecteur se bute à une expression insolite. Il y est question « des États des Montagnes Rocheuses » (ibid., p. 5). Plus loin, Tagomi, un client de Childan, parle d’une voix « sèche, impérative, à peine polie, à peine dans le code » (M., p. 6; je souligne). Un « code » existe donc, mais que révèle-t-il? Les écarts avec la réalité du lecteur se multiplient (les bombes qui ont cessé de tomber sur San Francisco, la politesse presque obséquieuse de Childan — un Américain de souche — face aux Japonais, ou encore les cigarettes de marijuana Land-O-Smile commercialisées) et sont les indices d’un univers différent qui prend forme au cours de la lecture. Le didactisme, c’est-à-dire les informations propres à l’intellection du monde imaginaire dans lequel nous sommes plongés, se révèle ainsi de manière progressive.

Cette description d’un monde étranger se déploie par l’intermédiaire des pensées de Frank Frink. Il devient clair que, dans cette réalité parallèle, les forces de l’Axe ont gagné la guerre en 1947 (ibid., p. 13) et que les États-Unis ont été séparés entre le Japon et l’Allemagne nazie. La note est lancée. Le roman, bien qu’il revête des apparences réalistes, se montre finalement beaucoup plus singulier qu’il n’y paraît, ayant pour référent un autre monde. Mais les informations sur ce monde métamorphosé arrivent au compte-gouttes. Le point de divergence avec notre réalité n’est pas immédiatement identifié : il nous est révélé assez tardivement, par la comparaison avec une autre fiction uchronique enchâssée dans le récit. En expliquant les fondements de l’uchronie de La Sauterelle pèse lourd, une fille anonyme dévoile l’événement fatidique à l’origine du changement de dimension historique : « Si Joe Zangara avait manqué Roosevelt, celui-ci aurait sorti l’Amérique de la crise et il l’aurait armée de telle sorte… » (ibid., p. 82). Cette affirmation laisse entendre que le premier monde uchronique décrit découle de l’assassinat réussi de Roosevelt. Le point de divergence qui donne lieu à l’uchronie nous est donc révélé, mais tardivement.

Avec l’uchronie, l’imaginaire ne réside pas dans une zone inconnue du réel (telle contrée lointaine, telle époque qui n’est pas advenue), plus ou moins plausible, mais que le lecteur peut toujours croire possible; l’imaginaire entre en collision directe avec le réel, de sorte qu’on passe, irrémédiablement, de la coexistence à la contradiction ouverte. (Saint-Gelais, 1999, p. 44.)

Cette « contradiction ouverte » instaure une distanciation qui vise à confondre le lecteur en mal de points de référence quant au monde qui se déploie sous ses yeux. L’uchronie, nous explique Saint-Gelais, plonge le lecteur en terrain miné, elle cherche à déjouer ses attentes. Le monde fictionnel, sous ses apparences réalistes, s’avère en fait différent, imperceptiblement transformé. Le monde science-fictionnel que nous parcourons dans Le Maître du Haut Château acquiert alors quelque chose de l’inquiétante étrangeté : il semble familier, mais ne l’est pas véritablement. Le visage familier de cet univers est peu à peu défiguré, et ce dernier se révèle enfin étranger à lui-même. Ainsi, la ville de San Francisco, et par extension la fresque complète que nous peint Dick, peut générer des sentiments angoissants pour le lecteur puisque la ville, qui au premier abord lui apparaissait familière, se montre en fait déformée. Freud affirme d’ailleurs dans L’Inquiétante étrangeté que « mieux un homme se repère dans son environnement, moins il sera sujet à recevoir des choses ou des événements qui s’y produisent une impression d’inquiétante étrangeté » (Freud, 1927, p. 216). À la lumière de cette affirmation, nous pouvons dès lors déclarer que moins le lecteur se repère dans l’univers diégétique du Maître du Haut Château, plus les événements qui s’y produisent sont susceptibles de provoquer chez lui un sentiment d’inquiétante étrangeté.

D’abord immergé dans un monde présenté par défaut comme le sien, le lecteur se voit confronté à des événements singuliers. Puis, peu à peu, il devient manifeste que la réalité représentée n’est pas la sienne, mais un monde possible qui découle d’un assassinat réussi. Dick produit cet effet d’étrangeté non seulement par la progression lente des contradictions entre ce monde fictionnel et le nôtre, mais aussi par l’insertion d’éléments étrangers au lecteur, d’éléments appartenant à une réalité qui se révèle autre.

L’élaboration d’une xénoencyclopédie

Par les perceptions de nombreux personnages, le lecteur pénètre une réalité pour le moins dérangeante. Il découvre, grâce à la pensée ou aux sens des protagonistes, un monde faussement familier qui s’avère étranger, par une accumulation de « lignes de fracture entre l’encyclopédie préalable du lecteur et celle que pose le texte » (Saint-Gelais, 1999, p. 143). Selon Richard Saint-Gelais, cet effet de distorsion du réel que crée le texte science-fictionnel réside dans la mise en place d’une xénoencyclopédie, principe qui relève de la notion d’encyclopédie préalable d’abord développée par Umberto Eco dans L’œuvre ouverte. L’encyclopédie préalable est cette connaissance du monde que tout individu acquiert par son expérience de la vie en société. La xénoencyclopédie, quant à elle, consiste en une sorte de culture étrangère au lecteur qui comprend « des individus imaginaires, des données générales, des règles de fonctionnement, des possibilités elles aussi imaginaires » (ibid., p. 140) fondant la vie au sein même du monde imaginé. Il s’agit du bassin de connaissances, dans l’œuvre qui nous concerne, renvoyant le lecteur au monde possible imaginé par Dick et s’écartant ainsi de l’encyclopédie préalable du lecteur. C’est la xénoencyclopédie, révélée partiellement et graduellement, qui génère un possible sentiment d’angoisse chez le lecteur, autrement dit un certain désarroi, puisqu’elle met progressivement en évidence l’écart entre l’univers dépeint et la réalité qu’habite celui-ci.

La narration, qui se fait d’un point de vue de « focalisation interne variable » (Genette, 1972, p. 205), dévoile au lecteur les pensées de plusieurs personnages du récit et participe à l’élaboration de la xénoencyclopédie qui permet la lecture de l’œuvre. Cette modalité de la narration restreint alors le champ de connaissance du lecteur aux seules perceptions des personnages constituant les points de focalisation du récit. Le fait que cette focalisation interne soit variable multiplie les perspectives et donne une vision multidimensionnelle du monde dépeint. Ainsi, Robert Childan, qui tient un magasin où « seul le passé p[eu]t être représenté » (M., p. 8), nous expose par ses pensées quelle est la place du natif américain dans la diégèse : « Cela ne trompe personne; je n’appartiens pas à ce milieu. À ce pays que les hommes blancs ont défriché et où ils ont bâti l’une de leurs plus belles villes. Je suis un intrus dans ma patrie. » (Ibid., p. 130.) Le voilà étranger au monde qui l’a vu naître, nous voilà évincé, en tant que lecteur, en dehors du San Francisco connu. Nous accédons alors à la formation d’une identité culturelle extérieure à celle qui gouverne notre réalité, nous élaborons ainsi une xénoencyclopédie qui permet l’intellection du monde parallèle. La pensée de l’envahisseur japonais nous est elle aussi transmise, par l’intermédiaire de Tagomi : « J’ai été interrompu par ce barbare blanc, ce Yankee du Néandertal. » (Ibid., p. 284.) Le maître de San Francisco n’est donc plus l’homme blanc d’Amérique, mais le Japonais conquérant. Au fil de la narration, nous discernons également le point de vue des Allemands, des Juifs, des amis des Juifs, à travers les perceptions de Freiherr Hugo Reiss (le chef de la police secrète allemande), de Frank Frink ou de Juliana. Nous promenant d’une perspective de la société à une autre, nous obtenons alors une appréciation d’une multitude d’univers personnels qui s’imbriquent dans une même réalité.

Les mécanismes narratifs permettent donc de mettre au jour la réalité de chaque personnage dans un monde aux apparences trompeuses. La narration à focalisation interne nous donne l’occasion d’explorer plus en détail une autre dimension historique, une réalité parallèle à la nôtre, tout en présentant la question principale que soulève le roman, à savoir, « qu’est-ce qui est réel ou ne l’est pas? » Dès le troisième chapitre, Frank Frink, faussaire expert dans la reproduction du matériel de la guerre de Sécession, définit ainsi Robert Childan : « […] est-il possible que vous, le détenteur, le vendeur de tels objets, vous ne puissiez distinguer les faux de ceux qui sont authentiques? » (Ibid., p. 71.) Comme le vendeur d’objets du passé, le lecteur ne distinguera plus, à la fin du roman, la fabulation du fait digne de foi en ce qui concerne la diégèse principale, et sera même confronté à sa propre perception de la réalité.

La métafiction ou La Sauterelle pèse lourd

La sauterelle pèse lourd, en sa qualité de métafiction, est dans le récit l’élément majeur qui introduit la confusion entre le vrai et le faux. À la suite de Richard Saint-Gelais, je considère en effet La sauterelle comme une métafiction enchâssée au récit : « Métafiction sera entendue comme tout ce qui, d’une manière ou d’une autre, amène la fiction à se donner pour telle et, donc, à insister, explicitement ou implicitement, sur sa “fictivité”. » (Saint-Gelais, 1999, p. 248.) Cette métafiction est ici enchâssée, puisque La sauterelle constitue elle-même un récit fictif qui se donne à lire à l’intérieur de la diégèse. Cette particularité ouvre la porte à des échanges entre les personnages sur le statut de leur propre monde ainsi que sur les particularités de la fiction à l’intérieur de la fiction.

L’apparition de La sauterelle pèse lourd lors d’un souper où Childan est invité permet ainsi une réflexion sur la notion de genre en littérature. Cette intervention des personnages tentant de baliser le genre auquel appartient La Sauterelle pèse lourd appelle d’ailleurs un questionnement sur le statut du roman de Dick :

— [Ce] n’est pas un policier, dit Paul. Au contraire, c’est un roman d’un genre intéressant, s’apparentant à la science-fiction.

— Oh non! dit Betty […]. Il n’y a aucune science là-dedans. Ni aucune vue sur le futur. La science-fiction traite de l’avenir, en particulier d’un avenir où la science aura progressé par rapport à ce qu’elle est aujourd’hui. Ce livre ne remplit aucune de ces deux conditions.

— Mais, dit Paul, il traite d’un présent différent. Bien des romans célèbres de science-fiction appartiennent à ce genre. (M., p. 136.)

La critique d’une métafiction par ces protagonistes intradiégétiques nous met en présence d’une mise en abyme : « [Est une] mise en abyme […] tout signe ayant pour référent un aspect pertinent et continu du récit qu’il signifie au niveau de la diégèse, le degré d’analogie entre signe et référent donnant lieu à divers types de réduplication. » (Dällenbach, 1980, p. 24.) Le lecteur se trouve effectivement confronté à un « signe ayant pour référent un aspect pertinent et continu du récit » : le genre du roman qu’il lit est souligné. Une définition générale de la science-fiction, à laquelle appartient d’emblée le roman, nous y est même livrée. La Sauterelle pèse lourd peut alors être considérée comme une métafiction qui soulève doublement la question des réalités parallèles à l’œuvre dans le récit.

Après avoir permis ce clin d’œil à la notion de genre en littérature, le discours sur La Sauterelle mène également à une critique sur le best-seller : « On ne peut pas juger un livre par son aspect commercial, dit-il [Robert Childan]. Nous savons tous cela. Bien des best-sellers appartiennent à la littérature de bas étages. Celui-ci cependant… » (M., p. 136-137.) En plus de définir le genre auquel appartient le roman qu’il a écrit, Dick, sous les traits de Robert Childan, critique la doxa ambiante de son époque, qui marginalise la littérature de science-fiction. S’il est légitime d’associer ces paroles à l’auteur réel, c’est que, comme le soulève Dällenbach, « les mises en abyme ont pris le relais de l’“intervention de l’auteur” » (Dällenbach, 1980, p. 32), ce qui aurait permis à Dick de se prononcer sur la place du best-seller dans les sphères cultivées de la société. En soulevant lui-même l’effet de mode qu’engendre la science-fiction, Dick déconstruit l’idée selon laquelle « il est de bon ton d’ignorer poliment, voire de mépriser sans détour » (Saint-Gelais, 1999, p. 150) les best-sellers et la science-fiction.

Dick prend la représentation à son propre piège, puisqu’il parle de la place du best-seller dans la culture tout en nous donnant à lire un best-seller acclamé par la critique, son roman ayant été récipiendaire du prix Hugo. Dällenbach a théorisé ce phénomène ainsi :

Cette manière de prendre la représentation à son propre piège lui impose des ratés qui suscitent un état d’alerte, sapent l’illusion référentielle du lecteur et arrachent celui-ci à son transfert pour lui faire épouser un point de vue critique, la question portant sur le monde comprenant désormais celle qui porte sur la réception, la production du spectacle et le spectacle lui-même. (Dällenbach, 1980, p. 33.)

Sous l’effet de ce jeu, le lecteur se trouve en rupture avec le roman, et il lui est alors facile de transposer les paroles des personnages sur son expérience de lecture personnelle. Une telle transposition crée un effet de distanciation du texte : un lecteur qui se voit dans sa posture de lecteur en vient à développer un point de vue critique et à s’interroger sur ce qu’il lit. Partie prenante de ce processus, les personnages sont justement en train de parler de la diégèse à laquelle ils participent. Il devient alors manifeste que la mise en abyme instaurée par l’arrivée de La Sauterelle pèse lourd à l’intérieur du récit donne lieu au retournement de l’œuvre sur elle-même et ouvre les frontières qui séparaient la réalité du lecteur de celle des personnages.

La portée ontologique

Plutôt que d’être fermé et cloisonné, le récit s’ouvre et contamine des régions inattendues. Il critique le phénomène du best-seller : la réflexion amorcée sur la réception du roman contamine alors le monde du spectacle en entier. C’est ici que l’uchronie déploie sa capacité à instaurer une réflexion ontologique sur le monde dans lequel vit le lecteur. Les frontières du Maître du Haut Château sont ainsi poreuses, autant en ce qui a trait au genre de ce roman que dans son contenu. N’étant pas complètement dégagé de l’utopie, le roman de Dick donne lieu à des spéculations sur des inventions qui auraient pu aider l’humanité dans sa quête de connaissances, plutôt que de la détourner de sa volonté de savoir et de l’abrutir. La représentation de la télévision dans ce roman constitue un parfait exemple de telles spéculations. Nous savons que la télévision commença à être commercialisée dès 1939 et qu’en 1960 déjà plus de 50 millions de familles américaines possédaient un poste de télévision où au moins trois réseaux diffusaient des émissions de variétés (Encyclopædia Britannica, consulté le 12 avril 2007). Pourtant, dans le monde que nous décrit Dick, Juliana tombe sur un article qui parle justement des dernières avancées technologiques en matière de télévision :

Il y avait dans le dernier numéro de Life un grand article intitulé LA TÉLÉVISION EN EUROPE : UN COUP D’ŒIL SUR L’AVENIR. […] Elle vit la photographie d’une famille allemande en train de regarder la télévision dans son salon. […] [E]n 1970, on en construira un à New York. (M., p. 95.)

Plus loin, Juliana tombe sur un autre texte faisant référence à la télévision. Celui-ci se trouve dans La Sauterelle pèse lourd et décrit ce qu’aurait été la télévision pour le monde que nous présente cette uchronie enchâssée dans le récit :

Il n’y avait que le savoir-faire américain et le système de production en grande série […] pour réaliser ce prodige, faire déferler jusque dans le moindre village et les régions les plus reculées d’Extrême-Orient un flot irrésistible de postes de télévision en pièces détachées à un dollar […]. Accroupis devant l’écran, les jeunes gens du village — et souvent les vieux, tout aussi bien — voient les mots. L’instruction. Apprendre à lire, pour commencer. (Ibid., p. 194.)

Ainsi, par le biais d’une réflexion naïve sur le rôle que la télévision aurait pu jouer dans un monde idéal, l’uchronie réciproque permet d’ouvrir les frontières entre fiction et réalité, et suggère une critique du monde contemporain de Dick. Le prodige de la communication par satellite ne saurait être fortuit, car c’est en 1962, l’année même de la parution du roman de Dick, que les États-Unis réussissent pour la première fois à envoyer des ondes télévisuelles par satellite d’un océan à l’autre.

Cet exemple pourtant banal, qui met en scène une technologie et l’utilisation possible qu’aurait pu en faire l’humanité, appelle une réflexion sur les valeurs mêmes de notre monde, lesquelles peuvent différer de celles des autres mondes possibles. En faisant référence à un objet de consommation en vogue à son époque, Dick ne fait pas seulement qu’exposer d’éventuelles divergences, mais critique de façon implicite le monde dans lequel il vit. La cloison entre la fiction et le réel se fissure alors et devient perméable. En présentant l’utilisation de la télévision comme un moyen de civilisation et d’éducation, Dick souligne l’utilisation futile et antihumanitaire perpétrée dans la réalité. Cet exemple permet de comprendre comment notre réalité de lecteur peut être suscitée par un tel roman. En effet, voici deux mondes où la télévision existe, mais n’est pas utilisée de la même façon. Dans l’un, elle est sous-exploitée et ne fait pas partie des priorités de développement alors que, dans la seconde uchronie, elle a été développée d’une manière telle qu’elle soit accessible à tous afin de permettre l’éducation du plus grand nombre. Le contraste entre ces deux façons d’envisager la télévision peut inspirer chez le lecteur un questionnement sur la place que ce média occupe dans son propre monde; le roman de Dick passe alors d’un simple moyen de divertissement à une exploration des possibilités qui s’ouvrent à l’humanité. Lorsque l’on considère l’exploitation que les grandes entreprises font de la télévision, il devient facile de penser ce média non pas comme un moyen éducatif, mais plutôt comme un mass media qui subvertit la vision du monde. Cette même mécanique est à l’œuvre dans le roman de Dick puisque le point de vue apporté par la narration est appelé à modifier la perception qu’a le lecteur de son propre monde.

En instaurant un jeu de miroirs qui met en évidence le rapport que le lecteur entretient non seulement avec l’œuvre, mais aussi avec son propre monde, Dick soulève des questions ontologiques sur la perception qu’a l’Homme face à sa réalité. L’appareil autoréflexif à l’œuvre dans Le Maître du Haut Château, incarné entre autres par La Sauterelle pèse lourd et par la propulsion de Tagomi dans le San Francisco contemporain du lecteur, est capital pour la compréhension des enjeux du roman dickien.

En effet, lorsque Juliana, après avoir tout fait pour sauver l’auteur de La sauterelle pèse lourd, rencontre Abendsen et lui demande si elle peut consulter l’Oracle afin de savoir pourquoi celui-ci a écrit La Sauterelle pèse lourd, la réalité fictionnelle perd encore de son étanchéité, et le roman de Dick se voit irrémédiablement renversé :

— Cela veut dire que mon livre est vrai?

— Oui, dit-elle [Juliana].

— L’Allemagne et le Japon ont perdu la guerre? dit-il [Abendsen], fou de colère.

— Oui. (Ibid., p. 316.)

Du point de vue de la diégèse, l’histoire que le lecteur a lue se révèle donc fausse. Elle n’est qu’une illusion dont se bercent tous les protagonistes de l’histoire. M. Nosubuke Tagomi, lui, expérimentera le monde réel après s’être plongé dans la contemplation d’une œuvre d’art américaine moderne. Cette allégation peut être certifiée par l’apparition de l’autoroute de l’Embarcadero dans la vision fugace qu’a Tagomi de notre monde : « C’est l’autoroute de l’Embarcadero. Il y a un tas de gens qui disent que ça gâche complètement la vue. » (Ibid., p. 285.) En fait, l’Embarcadero freeway fut terminé en 1959 et, comme le soulignait le badaud, elle fut à l’origine de nombreuses plaintes concernant la pollution visuelle qu’elle engendra. Dick projette donc Tagomi dans le vrai monde. Celui-ci n’est pas une hallucination, au vu de la révélation finale selon laquelle les Alliés ont effectivement gagné la guerre, révélation qui souligne la fictivité de la diégèse principale. Ainsi, trois mondes s’impliquent mutuellement dans Le Maître du Haut Château, ce qui a pour effet de mettre l’accent sur la question de la perception et du point de vue.

Par le biais de l’uchronie, Philip K. Dick donne une relecture de l’histoire. Il renoue avec des événements encore marquants pour notre société et remet en question l’utilisation que nous faisons de nos avancées technologiques. L’uchronie sert bien l’histoire en permettant une multiplication des points de vue et une exploration des implications qu’engendre un fait historique.

Par une narration travaillée dont nul ne peut douter de la valeur littéraire et par l’utilisation d’artéfacts métafictionnels comme la mise en abyme, Dick insère la réalité même du lecteur à l’intérieur de ses mondes parallèles. À travers son roman, l’auteur se permet des réflexions sur la représentation artistique, sur le rôle de la littérature de science-fiction et même sur les formes que prend le spectacle dans la réalité avérée.

Les mondes possibles représentés dans le roman de Dick permettent au lecteur de se distancier de sa propre réalité afin de mieux l’apprécier et la juger. La littérature uchronique nous permet dès lors de nous questionner sur les fondements de notre monde et appelle ainsi une vision plus critique de ce qui nous entoure. Par la relecture d’éléments historiques, Dick donne à repenser l’histoire, en instaurant une relation directe entre le passé et la situation actuelle de notre monde. À l’ère du néolibéralisme et de la domination du capital, qui souvent l’emporte sur le bien-être de notre planète, l’uchronie se révèle être un outil précieux pour envisager d’autres modes de fonctionnement pour notre société. Elle pourrait représenter un bon moyen d’évaluer notre monde, de la même façon que la science de la futurologie, de plus en plus en vogue dans des laboratoires scientifiques de renommée mondiale et derrière les portes de certains ministères américains. L’uchronie permettrait dès lors une ouverture sur d’autres façons de concevoir la vie au XXIe siècle.

 

Bibliographie

DÄLLENBACH, Lucien. 1980. « Réflexivité et lecture ». Revue des Sciences Humaines, vol. 49, no 177, p. 23-37.

DICK, Philip K. 2006 [1962]. Le Maître du Haut Château. Coll. « Science-fiction », Paris : J’ai lu, 318 p.

ENCYCLOPÆDIA BRITANNICA. Consulté le 12 avril 2007. « Broadcasting ». Encyclopædia Britannica Online.

http://www.britannica.com/eb/article-25195

FREUD, Sigmund. 1985. L’Inquiétante étrangeté et autres essais. Coll. « Folio essais », Paris : Gallimard, 342 p.

GENETTE, Gérard. 1972. Figure III. Coll. « Poétique », Paris : Éditions du Seuil, p. 203-211.

SAINT-GELAIS, Richard. 1999. L’Empire du pseudo. Modernités de la science-fiction. Coll. « Littérature(s) », Québec : Éditions Nota bene, 399 p.

 

Pour citer cet article: 

Mayo-Martin, Benjamin. 2008. «De la porosité des mondes parallèles dans Le Maître du Haut Château», Postures, Dossier «Les écritures de l’Histoire», n°10, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/mayo-martin-10> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Mayo-Martin, Benjamin. 2008. «De la porosité des mondes parallèles dans Le Maître du Haut Château», Postures, Dossier «Les écritures de l’Histoire», n°10, p. 66-79.