Écrire « les petites choses sans importance qui font la vie » : l’incursion dans l’ordinaire dans le cycle autobiographique Mon combat de Karl Ove Knausgård

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Lorsque, en 2011, l’écrivain norvégien Karl Ove Knausgård publie le sixième tome du cycle autobiographique intitulé Mon combat [Min kamp], il parachève à moins de 43 ans un véritable tour de force : consacrer plus de 3500 pages au récit d’une vie ordinaire. La réception de Mon combat est elle aussi sans précédent1 : le premier tome a été acheté par un Norvégien sur dix, a remporté le plus grand prix littéraire du pays, le Brageprisen, et a donné lieu à un scandale médiatique, nourri par une tribune dans laquelle des proches de l’auteur l’accusent de divulguer des éléments de leur vie privée2. Parus entre 2009 et 2011 en Norvège, puis traduits rapidement dans de nombreuses langues, les six volets de Mon combat acquièrent une renommée internationale.

Si cet engouement est en partie lié au scandale que les œuvres suscitent dès leur titre dérangeant, qui fait allusion au Mein Kampf (1925) d’Hitler3, il peut paraître étonnant au fil de la lecture : Knausgård n’y raconte après tout qu’une vie tout à fait banale. Malgré la prise en compte d’épisodes marquants, dont la mort du père dans le premier tome, la plus grande partie de Mon combat s’attache à des événements ordinaires, que soient évoqués les souvenirs de l’enfance et de l’adolescence ou le quotidien d’un écrivain père de famille. Knausgård positionne ainsi l’écriture de soi, comme il l’exprime dans un entretien, sur le terrain des « entre-deux, [d]es petites choses sans importance qui font la vie », désireux d’introduire « d’autres manières de voir » en littérature (Leyris 2017, n.p.). Si un tel parti pris n’est pas nouveau, les dimensions de l’œuvre qui en résulte sont quant à elles inédites, instaurant une tension entre l’ampleur du cycle autobiographique et l’apparente banalité de son matériau.

Ces choix sont apparus comme une nécessité. D’abord romancier, Knausgård en est en effet arrivé à saisir les limites de ce genre après avoir longtemps essayé d’écrire, en vain, sur sa relation complexe avec son père. Déplorant la distance que le roman, par les détours que nécessite l’élaboration d’une intrigue et de personnages, instaure avec le monde, mais aussi avec la singularité de l’expérience vécue, l’écrivain est finalement parvenu à élaborer la méthode d’écriture qui guidera son entreprise autobiographique. Celle-ci consiste en une narration la plus factuelle possible d’événements ordinaires, effectuée rapidement, sans retouches, guidée par la recherche d’une écriture dépouillée et spontanée. C’est donc d’abord à la mise au point de cette méthode que je m’intéresserai ici, avant d’en étudier l’application et les effets, en montrant comment les six tomes de Mon combat proposent une incursion dans la masse et dans les détails d’événements ordinaires. Je tenterai ensuite de mesurer le bouleversement des hiérarchies de la représentation que produit Knausgård en plaçant au centre de son entreprise des faits et des objets mineurs, qui peuvent être jugés indignes de figurer en littérature.

Réduire la distance avec le monde, soi-même et l’expérience vécue

Le premier roman de Knausgård, Ute av verden (1998), avait déjà des accents autobiographiques : l’écrivain y brossait le portrait d’un père inspiré du sien. Néanmoins, il est peu à peu apparu à l’auteur que l’écriture romanesque qu’il pratiquait n’assurait pas une prise directe sur le monde, comme il en témoigne dans un entretien :

I had felt for many, many years that the form of the novel, as I used it, created a distance from life. When I started to write about myself, that distance disappeared. If you write about your life, as it is to yourself, every mundane detail is somehow of interest – it doesn’t have to be motivated by plot or character. That was my only reason for writing about myself. It wasn’t because I found myself interesting, it wasn’t because I had experienced something I thought was important and worth sharing, it wasn’t because I couldn’t resist my narcissistic impulses. It was because it gave my writing a more direct access to the world around me. (cité dans Rothman 2018, n.p.)

Tout en contrecarrant les reproches de narcissisme que pourrait lui attirer sa monumentale autobiographie, Knausgård pointe ici les insuffisances du roman, palliées par une certaine forme d’écriture de soi. La distance avec le monde qu’introduit l’écriture romanesque tient d’après l’écrivain aux recherches stylistiques qui la caractérisent, comme il l’exprime ailleurs : « J’en avais assez des styles travaillés. Ils vous emmènent trop loin du monde. Et le monde alors disparaît sous les mots… » (cité dans Noiville 2019, n.p.). Si ces constats guident l’écrivain vers une écriture de soi plus dépouillée, débarrassée de ce qu’il appelle ses « idéaux esthétiques élevés » (Korsgaard 2010, n.p.), s’y ajoute également le souci de trouver une forme adéquate pour écrire sur la relation spécifique avec son père, après avoir échoué à le faire pendant de longues années4. La lecture des Mémoires d’un chasseur (1852) de Tourgueniev participe à la résolution du problème. Cette œuvre, selon Knausgård, parvient à plonger son lectorat dans la réalité de la Russie des années 1840, par le biais de portraits et de descriptions qui donnent à voir la vie de l’époque de manière authentique et concrète (2018, 72-73). L’écrivain norvégien y perçoit ainsi une voie possible pour se rapprocher du monde. Prenant alors conscience que ses tentatives inabouties consistaient à écrire de façon générale et détournée sur la relation père-fils, tandis qu’il voulait en réalité rendre compte des spécificités de sa propre relation avec son père en dehors de la fiction (2018, 73), il opte non seulement pour l’écriture autobiographique, mais aussi pour une méthode à même de réduire la distance avec le monde et avec l’expérience vécue. C’est dans les termes suivants qu’il décrit cette méthode :

Les règles que j’ai alors établies étaient exceptionnellement simples. Je n’écrirais que sur des choses qui s’étaient réellement passées, et je les raconterais conformément à mes souvenirs, sans faire de recherche ni de correction en les comparant à d’autres versions des faits. J’écrirais aussi un certain nombre de pages par jour, d’abord cinq, puis dix, et jusqu’à vingt à la fin. De cette façon, je n’aurais tout simplement pas le temps de penser, de planifier et de calculer, mais je devrais seulement suivre ce qui chaque fois apparaîtrait sur l’écran devant moi. Cette méthode a vu le jour parce que j’allais écrire sur moi-même, et comme le moi est la chose que nous connaissons le mieux, il était important d’éviter les versions figées, l’enchaînement de souvenirs à partir duquel nous forgeons notre identité, que nous avons tous et qui sert à notre compréhension de nous-mêmes, et de chercher à la place la complexité qui réside sous la connaissance et l’image de soi, et qui ne peut être révélée que si nous arrêtons de penser à l’effet produit par nos pensées et nos sentiments5[…]. (2018, 33-34, je traduis)

Le processus de rédaction élaboré allie écriture factuelle et vitesse d’exécution. Il vise à se positionner au plus près du réel et au plus près de soi, en court-circuitant tout ce qui fait obstacle à cette double exploration. Afin de conserver cet élan initial, Knausgård indique d’ailleurs avoir très peu révisé le texte (cité dans Noiville 2019, n.p.). L’écrivain reconnaît le « manque de sophistication » (Leyris 2017, n.p.) de l’œuvre ainsi composée. Faisant part du sentiment de liberté et de l’impression de transgression liés au fait de parvenir de nouveau à écrire, cette fois en son nom propre et en prise directe avec les événements vécus, Knausgård s’interroge toutefois sur la littérarité déficiente de son projet (2018, 74-75).

Une incursion dans la masse et dans les détails d’événements ordinaires

Ce choix d’une méthode soucieuse de se rapprocher de soi-même, du monde et de l’expérience vécue conduit l’écrivain à une écriture de l’ordinaire. Dès le premier tome de Mon combat, Knausgård se propose de revisiter des épisodes passés ou présents au sein de longs passages narratifs qui restituent leur atmosphère et leur déroulement de façon circonstanciée. Aussi la chercheuse Isabelle Daunais fait-elle remarquer, à partir de La Mort d’un père [Min kamp 1] (2009), que l’écrivain non seulement « donne aux êtres et à l’existence un poids concret » (2021, 60), mais convie aussi son lectorat à une expérience de la durée devenue rare dans le monde et la littérature d’aujourd’hui. Tandis que la littérature de la seconde moitié du XXe siècle, comme elle l’écrit, s’était souvent penchée sur de courtes périodes temporelles, allant d’un instant à une journée, « donner à éprouver la durée de toute une vie ou de toute une portion de vie est une entreprise beaucoup plus complexe » (2021, 63) à laquelle se livre pourtant Knausgård. Voilà sur quoi repose, en grande partie, la singularité de Mon combat. Qui plus est, l’expérience de la longue durée, déjà possible à la lecture du seul premier volet, prend peu à peu de l’ampleur, tandis que la lectrice ou le lecteur entre plus profondément dans l’existence banale qui se déploie d’un tome à l’autre. L’écrivain donne ainsi accès aux événements ordinaires dans leur masse, à mesure qu’ils se succèdent et s’accumulent au fil des pages du cycle entier.

Tout au long de Mon combat, l’écrivain norvégien esquisse en particulier une mise en scène de soi en tant qu’écrivain et père de famille, saisie à travers des faits ordinaires. Le récit oscille globalement entre l’évocation de souvenirs, le compte-rendu de la vie quotidienne appartenant à un présent ou à un passé relativement proche et des moments réflexifs, en particulier dans Fin de combat [Min kamp 6] (2011), qui rapprochent l’œuvre de l’essai. Le passage de l’un à l’autre se fait au gré des associations d’idées, des réminiscences ou des digressions.

Au sein de cette trame hétérogène, qui résulte de la méthode d’écriture présentée précédemment, l’auteur évoque à intervalles réguliers le quotidien de l’écrivain au travail, dans un souci manifeste de rendre compte de son caractère routinier, mais aussi de ses difficultés. Au début de la deuxième partie de La Mort d’un père, Knausgård évoque par exemple l’écriture difficile de son deuxième roman, En tid for alt (2004), notamment dans le passage suivant, extrait d’une séquence de quarante pages consacrées à l’élaboration de ce texte :

Après avoir essayé pendant une demi-heure, je me redressai et laissai mon regard s’attarder sur l’affiche d’une exposition de Peter Greenaway que j’avais vue à Barcelone avec Tonje il y avait longtemps […]. Puis je regardai par la fenêtre. Au-dessus de l’hôpital de l’autre côté de la rue, le ciel était clair et bleu. Le soleil bas faisait briller les vitres, les pancartes, les rampes, les carrosseries de voiture. La vapeur qui s’élevait des passants donnait l’impression qu’ils se consumaient. Tous bien enveloppés dans leurs vêtements. Bonnets, écharpes, moufles, vestes épaisses. Leurs mouvements étaient précipités, leurs visages fermés. Puis mon regard se posa sur le sol de la pièce. C’était un parquet relativement neuf et sa teinte marron-rouge n’avait rien à voir avec le style fin de siècle de l’appartement. Tout à coup, à environ deux mètres de ma chaise, je vis que les nœuds et les cernes du bois formaient l’image du Christ avec sa couronne d’épines6. (Knausgård 2015a, 238, je souligne.)

Knausgård met en scène, ici, le travail d’écriture comme étant enrayé. Le récit accompagne ce mouvement de déconcentration, dans un passage scandé par les directions prises par le regard de l’écrivain (soulignées dans la citation). Des descriptions suivent chacun de ces changements et comportent des détails sur le cadre spatial. À l’occasion de cette déconcentration, d’autres objets du quotidien s’invitent dans l’extrait (le téléphone, la bouilloire), et Knausgård précise aussi bien le nombre de sonneries du téléphone que la quantité de café soluble qu’il met dans sa tasse (2015a, 239). Si ces détails apparaissent comme superflus et convoqués uniquement dans un souci de précision, il reste qu’ici, contrairement à bien d’autres moments de l’œuvre, le récit de cette scène ordinaire est motivé par la vision qui apparaît à la fin du passage cité et qui, dans les deux pages suivantes, est mise en relation avec un souvenir d’enfance qui ressurgit brutalement à cet instant. Parmi les détails fournis, apparemment insignifiants, les formes du parquet en arrivent à revêtir une signification, de même que la scène, basculant d’observations anodines vers une épiphanie, donne lieu à une réflexion de l’auteur sur le fonctionnement des réminiscences, en héritier avoué de Proust (2015a, 239-240). Le visage dans le parquet rappelle en effet à Knausgård une autre vision d’enfance, celle d’un visage aperçu dans la mer, qu’il raconte au début de l’œuvre (2015a, 16-18). Si le moment d’épiphanie fait prendre à ce passage au départ mineur (un simple moment d’égarement dans le travail d’écriture) une importance qui justifie sa présence, la plupart des épisodes racontés qui mettent en scène l’écrivain en exercice ne prennent pas une telle signification, mais témoignent d’une volonté de rendre compte de l’activité d’écriture dans sa dimension ritualisée. La manière dont le récit et la description épousent les mouvements du regard, de la pensée et de la mémoire de l’écrivain, en revanche, est plus représentative du cycle autobiographique dans son ensemble. On peut y observer le résultat de la méthode mise en place par l’auteur, alliant rapidité d’exécution et recherche de l’authentique et du factuel. L’écriture, dès lors, peut donner l’impression d’être menée au fil de la plume, bien qu’elle soit sous-tendue par un effort de construction et d’agencement qu’ont à juste titre relevé certain·e·s critiques (notamment Asselin 2019, 6), et qui contredit en partie les revendications d’écriture spontanée exprimées par Knausgård.

Mis bout à bout, les passages consacrés à l’écriture esquissent ainsi une présentation de soi en écrivain. On peut remarquer, cependant, qu’un décalage est instauré entre l’activité d’écriture évoquée et le volet de Mon combat qui la met en scène. Le premier tome de Mon combat, La Mort d’un père, revient ainsi sur l’écriture du deuxième roman de Knausgård, En tid for alt. Un homme amoureux [Min kamp 2] (2009), évoque quant à lui la rédaction de La Mort d’un père, notamment par le biais de l’autocitation (Knausgård 2016b, 716-717), mais aussi à travers des considérations sur sa méthode d’écriture (2016b, 724-725). Le dernier, Fin de combat, opère un retour réflexif sur la conception et la réception des cinq premiers tomes (en particulier par ses proches). Les passages consacrés à l’activité littéraire dans lesquels temps de l’écriture et temps du récit coïncident relèvent de l’exception. Parmi eux, on peut citer les quelques pages de La Mort d’un père dans lesquelles le pacte autobiographique est scellé, introduit par la phrase suivante : « Lorsque j’écris ces lignes, assis à ma table, plus de trente ans se sont écoulés. » (Knausgård 2015a, 38). La plupart du temps, Knausgård rend compte de l’activité d’écriture avec un décalage. C’est cette vision rétrospective qui permet d’ailleurs une distance réflexive sur les œuvres passées, de leur conception à leur réception, s’accompagnant parfois d’observations amusées sur les tentatives inabouties et les échecs des débuts. On retrouve ce décalage dans l’écart entre les événements racontés et leur récit : Knausgård n’entend pas rendre compte sur le vif des expériences vécues, contrairement à d’autres pratiques de l’écriture de soi, telles que les carnets ou les journaux intimes. En revanche, cet écart ne donne pas lieu à une relecture analytique des épisodes vécus, comme le montre Daunais (2021, 61) : Knausgård donne à voir sa vie passée telle qu’il s’en souvient, d’une façon brute et le plus souvent dénuée de tout effet stylistique.

Outre l’activité d’écriture, déployée de livre en livre, c’est aussi au quotidien d’un père de famille que Knausgård réserve une place importante dans Mon combat. Cela est particulièrement marqué dans le deuxième tome, Un homme amoureux. L’écrivain raconte aussi bien des événements routiniers de sa vie familiale (courses, cuisine, garde et promenade des enfants, etc.) que des querelles de voisinage, comme dans l’extrait suivant :

L’automne laissa la place à l’hiver et la vie qui tournait autour des bouillies, de la layette, des pleurs, des renvois, ces matinées largement oisives et ces après-midi vides commencèrent à m’user, mais je ne pouvais rien dire ni me plaindre, je n’avais qu’à fermer ma gueule et faire mon devoir. Dans l’immeuble, les petits harcèlements continuaient et ce qui s’était passé le soir de la Saint-Sylvestre n’avait rien changé à nos relations avec la Russe. […] Il suffisait que nous allumions la radio le matin dans la chambre, que je fasse tomber un livre par terre ou que je plante un clou dans le mur pour qu’elle frappe à grands coups sur la tuyauterie. Une fois, j’avais oublié un sac IKEA rempli de linge propre dans la buanderie, quelqu’un l’avait mis sous l’évier et avait dévissé le tuyau de sorte que l’eau qui coulait, et c’était surtout de l’eau sale, atterrît dans le sac7. (Knausgård 2016b, 428)

Après avoir évoqué un à un, au fil des pages, des événements ordinaires, Knausgård les envisage ici dans leur répétition, en soulignant leur caractère ritualisé, traduit par l’énumération d’objets, d’aliments et de faits associés à des activités habituelles. Dans la dernière phrase de l’extrait, l’évocation de ces rituels s’articule au récit d’une anecdote, qui vient s’inscrire dans le récit de conflits de voisinage eux aussi répétés, sur lesquels l’œuvre revient d’ailleurs plusieurs fois. Le passage me semble représentatif de la place centrale accordée, dans Mon combat, à la vie quotidienne : Knausgård rend aussi bien compte de l’accumulation des faits ordinaires que de certaines anecdotes qui viennent rompre le cours habituel des choses. Bien que certains événements racontés soient de plus grande ampleur – telle la naissance d’un enfant, dans Un homme amoureux –, ils s’insèrent dans le quotidien routinier d’un écrivain et d’un père de famille comme les autres.

Le quotidien et le banal auxquels Knausgård convie son lectorat apparaissent cependant comme le fruit d’une recomposition. Face au niveau de détails qui caractérise le récit de certains événements pourtant peu mémorables, certain·e·s critiques n’ont pas manqué de s’interroger sur le caractère factuel des épisodes narrés, en particulier des discours rapportés (Behrendt 2011, 302). C’est de fait une observation confortée par des propos de l’écrivain, bien que cela paraisse entrer en contradiction avec son projet de s’en tenir aux faits, tels qu’il s’en souvient du moins. Le récit très détaillé d’une soirée de Réveillon à l’adolescence, dans La Mort d’un père, comportant de longs passages dialogués, éveille par exemple des soupçons : comment l’écrivain peut-il se souvenir aussi précisément, après tant d’années, du déroulement de cet évènement et des longs échanges qui le ponctuent? Knausgård indique lui-même dans La Mort d’un père qu’il a « brûlé tous [s]es journaux et toutes [s]es notes » (2015a, 432) concernant ses vingt-cinq premières années. Cette précision, qui appelle à se méfier de la fidélité aux faits d’un certain nombre de souvenirs racontés, paraît ne concerner qu’en partie cette soirée de Réveillon : un passage d’Un homme amoureux (2016b, 717) indique que l’épisode échappe à la destruction des traces, car l’écrivain a conservé des notes qui y font allusion. Il semble néanmoins que seuls quelques mots à propos de sacs de bière oubliés dans un fossé aient suffi à Knausgård pour élaborer un récit d’une centaine de pages dans La Mort d’un père. La découverte de ce détail a certes pu rappeler dans son sillage l’événement dans son ensemble, jouant le rôle d’un catalyseur réactivant d’autres souvenirs enfouis, selon un mécanisme de la mémoire dont l’écrivain s’étonne dans Uforvarende (2018, 19-20). Cela ne peut toutefois constituer qu’une hypothèse, dans la mesure où l’auteur lui-même, d’un tome à l’autre, n’a de cesse de souligner les failles de sa mémoire, précisant qu’il oublie pratiquement tout ce qu’on lui dit (2015a, 530), ou remettant plus globalement en cause la fiabilité de la mémoire humaine au début de Jeune homme [Min kamp 3] (2017, 21). Dans le tome six de Mon combat, Knausgård précise la part de recomposition effectuée. Celle-ci concerne autant les épisodes racontés – « ce qui est décrit s’est passé, quand bien même pas jusque dans les moindres détails8 » (2015d, 59, je traduis), peut-on y lire – que les dialogues : à propos de certains d’entre eux, l’auteur signale qu’« ils [sont] peut-être vraisemblables, mais […] pas vrais9 » (2015d, 152, je traduis). C’est d’ailleurs une des raisons qui ont pu amener l’écrivain à désigner constamment les volets de Mon combat comme des « romans autobiographiques10 » (2015d, 59, je traduis).

Que Knausgård s’en tienne plus ou moins aux faits dans Mon combat, il apparaît que son entreprise est tout entière marquée par un souci de restitution, de recomposition ou de recréation, d’une part de la vie quotidienne, et d’autre part d’un grand nombre de souvenirs, égrenés moins pour leur importance en tant que telle que pour suivre le mouvement chaotique de la mémoire. En donnant à voir des événements ordinaires dans leurs détails et dans leur masse, le récit donne l’impression de rendre compte in extenso d’un certain nombre d’entre eux et de tendre vers la restitution d’une vie dans sa totalité. Il produit dès lors un « effet de présence11 » notable (Behrendt 2011, 299-302). C’est bien une immersion dans son quotidien que propose Knausgård à son lectorat. Sans doute une telle plongée n’est-elle possible, d’ailleurs, qu’au prix d’une recomposition qui peut faire passer du vrai au vraisemblable, voire à la fiction. Toujours est-il que c’est bien le niveau de détail du récit ainsi que l’ampleur du cycle qui permettent une incursion dans l’ordinaire d’une vie, jusque dans ses événements mineurs.  

Pour une reconsidération de l’ordinaire

Élargir le champ des objets dignes de figurer en littérature afin de s’aventurer dans le domaine des événements routiniers : c’est là une volonté que Knausgård partage dans une certaine mesure avec Annie Ernaux. Cette dernière a mis en œuvre un tel projet dès ses premiers textes parus dans les années 1970, tout en soulignant la dimension politique que revêt le

désir de bouleverser les hiérarchies littéraires et sociales en écrivant de manière identique sur des « objets » considérés comme indignes de la littérature, par exemple les supermarchés, le RER, l’avortement, et sur d’autres, plus « nobles », comme les mécanismes de mémoire, la sensation du temps, etc., et en les associant. (2003, 80-81)

L’autrice prône donc le mélange et la mise à égalité, dans l’attention stylistique qui leur est accordée, des matériaux d’écriture. Ce souci trouve un écho dans les préoccupations de Knausgård, formulées ainsi, à propos des scènes consacrées au ménage dans La Mort d’un père que j’évoquerai ensuite :

D’un point de vue littéraire, c’est intéressant. Justement parce que l’on décrit quelque chose qui n’est pas décrit habituellement. C’était exactement cela, le point de départ du roman : je voulais dépeindre le quotidien, tout ce qui, d’habitude, n’est pas littéraire. De la sorte, le livre tente d’exorciser le monde réel. C’est tellement rare de vivre dans l’ici et maintenant. Mais, en décrivant le monde concret, ce sens de l’ici et maintenant se manifeste très nettement. (Knausgård cité dans Korsgaard 2010, n.p.)

Au-delà des motivations relevées précédemment qui ont conduit l’auteur à un nouveau type d’écriture, le désir de bouleverser les hiérarchies littéraires en vigueur (sans s’attaquer aux hiérarchies sociales comme le fait Ernaux) occupe une place centrale dans ce processus. Son écriture déliée l’amène en outre à faire d’incessants allers-retours entre objets « dignes » et objets « indignes ». Mon combat regorge ainsi des associations proposées par Ernaux dans l’entretien cité plus haut, lesquelles font en l’occurrence voisiner des événements ou des objets quotidiens avec des réflexions ou des épisodes consacrés à des sujets volontiers associés au littéraire (fonctionnement de la mémoire, lecture, écriture, etc.). Pour n’en donner qu’un exemple, Knausgård passe, dans une page d’Un homme amoureux, de considérations sur la littérature qui mêlent Wijmark, Bernhard et Hölderlin au récit d’un repas ordinaire chez des amis (2016b, 518). Ce glissement se fait sans transition ni modification stylistique. Il est représentatif d’un bouleversement des hiérarchies qui marque l’ensemble de Mon combat – un bouleversement qui tient autant à la place prépondérante accordée aux objets et aux événements ordinaires qu’à leur voisinage avec des objets a priori plus « dignes ».  

Quant au fait de s’attacher, par le biais de l’écriture, à « vivre dans l’ici et maintenant » et à « exorciser le monde réel », Knausgård entend ici déplacer son attention de l’extraordinaire vers l’« infra-ordinaire » pour interroger « l’habituel », les « “choses communes” » (Perec 2006, 11), dans leur dimension concrète, s’inscrivant dans la lignée de Perec sans s’y référer. Ce déplacement amène à reconsidérer l’ordinaire, pour prendre la pleine mesure du caractère essentiel des « petites choses sans importance qui font la vie », en reprenant les termes de l’écrivain norvégien (Leyris 2017, n.p.).

Parmi ces « petites choses », on trouve le rituel du ménage. Knausgård y consacre de nombreuses pages dans La Mort d’un père, à l’occasion du nettoyage de la maison partagée par la grand-mère et le père après la mort de ce dernier. Le ménage décrit succède dans ce contexte à un événement extraordinaire. On peut cependant y mesurer à la fois le niveau de détail recherché par Knausgård, qui fait notamment part de considérations sur les produits de nettoyage rares en littérature (2015a, 444-445), ainsi que la tentative d’« exorciser le réel » (Korsgaard 2010, n.p.) qui, si elle sous-tend l’ensemble de l’œuvre selon l’auteur, est particulièrement perceptible ici. Le récit du ménage effectué dans la maison passe par un compte-rendu foisonnant de ses différentes étapes, la description de l’état de telle ou telle pièce, ainsi que l’inventaire des objets trouvés. Rappelant certaines pratiques de Perec, la liste de ces objets dans la salle de bain, notamment (2015a, 393), est ici assortie de caractérisations négatives qui, tout en exprimant la saleté concrète des lieux, indiquent l’état physique et psychologique de celles et ceux qui y vivent. L’inventaire est aussi justifié par les réminiscences déclenchées par les lieux et les objets : la salle de bain, pièce dans laquelle le grand-père s’était un jour écroulé avant de mourir peu après, se peuple de présences imaginées (2015a, 394). Entrecoupé à de nombreuses reprises par l’évocation de souvenirs troublants, le récit du ménage est présenté explicitement comme une forme d’exorcisation du réel :

Mais comment maintenir ce trouble à distance? En nettoyant, tout simplement. En récurant et décrassant, détachant et décapant. En voyant l’éclat que jette chaque carreau lavé. En pensant que tout ce qui a été abîmé serait réparé. Tout, absolument tout. Et en me disant que jamais et sous aucun prétexte je ne me retrouverais dans la même situation que lui12. (2015a, 295)

Expliquant ce qui sous-tend ce nettoyage méticuleux, ce passage associe ménage et réparation, autant au sens concret qu’abstrait du terme. La tentative d’« exorciser le réel » (Korsgaard 2010, n.p.) passe, au sein du récit, par cette recherche d’effacement de la ruine du père. Le livre place dans l’inventaire du réel, aussi minutieux que le ménage lui-même, cette tentative d’exorcisation. En rendant compte du quotidien aussi bien que de ce type d’épisodes douloureux décrits et dénoués par et dans l’écriture, l’œuvre adopte dans une certaine mesure une visée thérapeutique. L’apparemment inessentiel, en l’occurrence le nettoyage lui-même, revêt ainsi une importance qui justifie sa mise en récit.

L’ordinaire, dans cet épisode du ménage comme dans l’ensemble de Mon combat, s’inscrit non seulement dans l’écriture de soi, mais aussi dans une trame narrative. Bien que Knausgård accorde une place centrale à l’anodin, ce n’est que dans un projet ultérieur en quatre volets qu’il met en scène des objets quotidiens sans les inscrire dans la trame d’un récit. Cette entreprise, qualifiée par l’auteur d’« encyclopédie des saisons » (årstid-encyklopedi), s’échelonne sur une année13. En s’attachant à décrire de près des choses du quotidien, elle se situe explicitement dans la lignée du Parti pris des choses de Francis Ponge, sans recourir pour autant à une forme poétique. Cette « encyclopédie des saisons » consiste en une succession de textes courts organisés selon les saisons et les mois de l’année et accompagnés d’illustrations. Knausgård entend y présenter le monde par le biais d’éléments du quotidien, fort du constat que ceux-ci, en permanence sous nos yeux, échappent paradoxalement à notre attention et perdent leur signification (2016a, 17). Les textes, qui mêlent récit, description et réflexion, sont adressés à l’une de ses filles dans des lettres successives placées en début de mois, d’abord pour la préparer au monde dans lequel elle s’apprête à naître, puis pour poursuivre cette initiation après sa naissance. L’écrivain y exprime son projet de montrer le monde environnant à travers des objets, des animaux ou encore des sentiments de la vie de tous les jours : pommes, guêpes, sacs plastique, soleil, dents, essence, grenouilles, églises, solitude, douleur, bouteille Thermos, etc. (Knausgård 2016a). Ces éléments hétérogènes offrent à l’auteur l’occasion d’une mise en scène de l’ordinaire sous une autre forme que dans Mon combat. Knausgård s’éloigne de l’écriture de soi, se positionnant davantage comme un observateur du monde qui l’entoure que comme le point focal d’un récit autobiographique. En esquissant ce pas de côté, il donne plus encore à sentir la concrétude des choses qu’il ne le faisait dans Mon combat. L’écrivain infléchit sa saisie du monde, la tournant plus résolument vers l’extérieur, et explore une autre forme littéraire, qui préfère la succession de fragments à la narration suivie. Cependant, on retrouve dans la qualification même d’« encyclopédie des saisons », ainsi que dans l’élaboration des quatre volets qui balaient tous les mois d’une année, un goût pour la totalisation déjà perceptible dans Mon combat.

 

Bibliographie

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Pour citer cet article: 

Pagès, Laurent. 2021. « Écrire “les petites choses sans importance qui font la vie” : l’incursion dans l’ordinaire dans le cycle autobiographique Mon combat de Karl Ove Knausgård », Postures, Dossier « Le parti pris de l'ordinaire : penser le quotidien », n° 33, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/pages-33> (Consulté le xx / xx / xxxx).