On ne rompt pas par étapes avec le monde ;
il faut fuir scandaleusement, tout renier comme le font les bandits1.Hubert Aquin, L’invention de la mort
Lors de sa parution posthume, en 1991, on a immédiatement reconnu dans L’invention de la mort la genèse du célèbre roman que l’on avait cru être le premier d’Hubert Aquin. Si on y retrouvait unanimement la voix et le style en gestation qui donnent sa couleur à Prochain épisode, le politique semblait cependant en être absent – tant sur le plan thématique que celui de l’assemblage formel, certes moins étoffé – au profit d’une trame psychologique presque exclusive. À l’instar de nombreuses œuvres québécoises parues dans les années subséquentes à son écriture (qui correspondent à la période de la Révolution tranquille), L’invention de la mort aborde la question de l’inceste, étroitement liée à l’enfance, et convoque explicitement la théorie freudienne – bien que par une lecture et une application tronquées, sinon douteuses. Comme son titre le laisse entendre, le suicide est omniprésent d’un bout à l’autre du roman, et en constitue l’aboutissement. Ce drame personnel est en fait le résultat d’un parcours psychologique dont le politique apparaît comme soustrait, mais qui pourrait justement être le lieu qui le contient, d’où le politique parle et d’où le politique est parlé, à même la relation du sujet – qui est aussi sujet politique – avec le réel. C’est en regard de la question nationale québécoise que nous tenterons de cerner comment ce roman psychologique d’Hubert Aquin est en cela même un roman politique. Nous verrons comment le complexe d’Œdipe, explicitement nommé, et la pulsion de mort cohabitent et s’entrecroisent dans les paroles du narrateur, et renvoient, sur un mode fantasmatique, à un désir de la mère, qui lui-même paraît cacher un autre désir : un désir de retour à l’origine, comprise surtout comme matrice, qui se décline en différents objets. Nous ferons ainsi ressortir certaines chaînes signifiantes qui traversent le texte, dans lequel nous tenterons également de cerner les apparitions du politique, comme autant d’indices autorisant notre lecture.
D’entrée de jeu, nous sommes jetés dans un univers particulier – celui de René Lalemant dans les dernières heures de sa vie – dont la narration ne se limite pas aux barrières temporelles du présent. Ainsi, le texte pointe dans trois directions différentes, qu’on dirait opposées : celle du temps présent, celle du passé et celle du futur (de l’inexistence, de l’après-mort). Le temps présent et le temps futur sont présentés de manière chronologique, progressive, alors que le temps passé se scinde en deux, entre passé immédiat, constitué de réminiscences de scènes vécues par le narrateur avec d’autres personnages respectant la chronologie, et passé lointain, que le narrateur revisite jusqu’au ventre de sa mère et dans lequel il replonge par une chronologie inversée et régressive. Ces trois directions du texte correspondent à des trajectoires physiques autant que temporelles. Le temps présent suit le déplacement physique du narrateur sur la route le guidant vers le lieu de son suicide, en remontant le fleuve. Le temps passé est davantage statique – à l’exception de voyages en Europe et à Québec (140) qui tiennent lieu d’apartés et qui symbolisent en quelque sorte le retour à un temps plus ancien. Le temps futur, pour sa part, s’inscrit dans une remontée du fleuve.
Dès l’abord de ce roman, nous notons la répétition de l’image d’un ventre de femme. À plusieurs reprises, René, le narrateur, évoque des ventres qui le contiendraient. Ainsi, il serait « enfermé dans un ventre blanc » (39), celui de son amante, Madeleine, dont il aurait « vécu collé [aux] parois comme un placenta » (9). Dès leur première relation amoureuse, un souvenir d’enfance surgit, celui d’un évènement où il était resté « hypnotisé pendant des heures à caresser le ventre d’une petite fille de [sa] rue » (17). Déjà, le retour fantasmé dans le ventre de sa compagne est inscrit sous le signe du plaisir : « Le plaisir, ce fut cette lente noyade dans le ventre de Madeleine, ma glissade éperdue dans ce firmament liquide… » (38)
Le narrateur pointe très vite le rapport à la mère comme ayant déterminé sa vie amoureuse : « Que de nuits blanches j’ai passées à regretter de ne pas avoir manifesté à ma mère que je l’aimais. De son vivant, je l’aurais enveloppée de démonstrations insensées, de baisers, de caresses, si je n’avais pas redouté de perdre son amour à force de lui prouver le mien. » (20) Dans une chambre d’hôtel, il se met à pleurer parce que les « les murs de cette chambre [sont] de la même couleur que ceux de la chambre de [ses] parents » (42). Dès l’enfance, une rivalité envers son père semblait s’installer, dévoilant un lien affectif particulier avec la mère :
Un jour, mon père a quitté la maison, après une dispute avec ma mère. Par la fenêtre de ma chambre, je l’ai vu s’en aller seul sur le trottoir de la rue Christophe-Colomb, et je me suis réjoui de sa défaite qu’il ne pouvait masquer, même de dos, en s’éloignant tristement de sa propre maison. Il marchait comme un homme qu’on vient d’humilier et qui ne sait pas se défendre. (139)
Dans ces citations, nous voyons se dessiner le sentiment problématique du narrateur envers le couple parental, sentiment marqué par son rapport antagonique au père et son rapport ambigu et érotisé à la mère.
La démission du père, autorisant une fusion entre la mère et son fils, paraît ensuite constitutive du rapport qui lie Madeleine et René. Le narrateur rattache en effet clairement son amante à son enfance, comme si sa vie n’avait suivi que cette seule direction : « […] de tout mon corps et du plus loin de mon enfance, j’étais tendu vers toi. » (16) Par les termes employés, cette inclination vers Madeleine nous paraît presque préméditée : « […] ce long baiser humilié, je le préparais en moi depuis mon enfance. » (46) Il apparaît à René que le lien qui l’unit à Madeleine est en germe depuis sa naissance : « Je me sentais étrangement lié à elle par une promulgation antérieure à notre rencontre et dont les conditions avaient été fixées dès ma naissance. » (18)
À l’instar de Madeleine, la neige rappelle également au narrateur son enfance : « Rien ne me relie tant à mon enfance que la neige. » (27) Le soir lors duquel s’énonce le monologue intérieur (qui précède immédiatement le suicide du narrateur) ainsi que le jour de son premier rendez-vous avec Madeleine (environ un an plus tôt) ont vu tomber la première neige de leur année respective (28, 56) : « C’était la première neige de la saison, celle qui métamorphose la vie des enfants et dans laquelle j’imprimais la trace de mes pas, premières souillures de la nuit. […] tout paraissait sublimé par la neige. » (33) On retrouve également la « neige de [son] enfance » (46) à l’hôtel le Laurentien, où René a l’habitude de rencontrer Madeleine, dont chaque chambre est décorée d’une même toile : le Village sous la neige2 (75). En fantasmant sa mort, René se voit le « front mouillé par la neige de minuit » (140). À cette neige se superposent Madeleine, sa « peau lumineuse » (75) et « la forme blanche de son corps » (85), son « grand corps blanc » (141). René cherche « le corps blanc de Madeleine dans les multiples lits où [ils ont] fait escale » (74). Conscient et dégoûté de ce que cette blancheur masque sous la surface du corps, il compare cette peau à de la soie, pouvant également rappeler la neige : « Son corps est trop présent sous sa peau blanche qui le dissimule comme une soie usée et à demi transparente, sous laquelle on imagine un dedans d’os et de ganglions. » (76)
L’association de Madeleine à l’enfance est aussi une association à la maternité, notamment lorsque René évoque une « étrange nativité » (46) :
Après son cri unique, je dormis un peu la tête au creux de son ventre par où je suis venu au monde. Après des années ou des secondes d’amnésie, j’ouvris les yeux et me retrouvai enlacé par deux cuisses magnifiquement dessinées, comme si Madeleine, après m’avoir éjecté de la nuit de son corps, me retenait encore dans son étreinte pour me protéger de la lumière. Nous étions nus tous deux, liés désormais par un malentendu vital. (45-46)
Après l’amour, Madeleine lui paraît en effet « défaite comme une femme qui vient de mettre au monde » (85). Elle-même adresse à René les propos d’une mère : « Si je vivais près de toi, il faudrait donc que je te berce toujours dans mes bras pour t’empêcher de sombrer. » (100) René se l’imagine inquiète en constatant son absence, « comme une mère qui cherche son enfant » (88). Il hésite par ailleurs sur le rôle à jouer auprès d’elle, celui de mari ou de fils, ne sachant lequel occuper : « Hélas, je ne serai jamais son père, ni lui-même… » (103) Jaloux du fils aîné de Madeleine qui a joui au moment de son accouchement (103), auquel elle reconnaît la plus grande intelligence et que René identifie donc comme son préféré (19), c’est surtout envers le mari de son amante qu’il éprouve la plus grande jalousie, la plus délétère également, mari dont il fantasme de prendre la place (85) afin d’ « échapper enfin à [sa] propre identité » (87). Échapper à son identité, c’est là une quête incessante du narrateur qui joue en quelque sorte deux rôles : à la fois celui de l’amant jaloux de son rival légitime, et celui du fils qui fantasme de remplacer le père auprès de la mère. La tonalité incestueuse du rapport entre Madeleine et René s’établit donc de plus en plus.
Nous pouvons d’ores et déjà relever une chaîne signifiante composée de différents éléments qui jalonnent le texte, que sont Madeleine, la neige, l’enfance et la mère, et qui renvoient les uns aux autres sur un mode circulaire. Sans affirmer que les éléments convoqués sont identiques, cette chaîne montre bien comment Madeleine, pour René, est prise dans un réseau de sens qui la lie invariablement et inextricablement à l’enfance et à la mère, expression manifeste d’un désir incestueux.
L’eau tient également une place importante dans les fantasmes du narrateur, sous de multiples facettes. Elle est à la fois fleuve et rivière, mer ou océan, ventre de mère, liquide amniotique, et est donc associée à la maternité : « l’eau théologale, portrait de tous les dieux, âme véritable de la création, sainte mère » (122). Au moment où débute l’énonciation, René décrit ainsi la dernière chambre qu’il a connu avec Madeleine : « Depuis cinq heures cet après-midi, nous baignons dans cet aquarium obscur, poissons aveugles qui se frôlent dans leur nuit liquide. » (4) Plus tard, autant en traversant le répertoire de ses souvenirs qu’en parcourant la route, il se dirige à un endroit précis : « Maintenant que j’ai traversé le Saint-Laurent, qui coule sous la neige comme une veine sombre, je vais remonter son cours, à quelque distance de sa rive sud, et me rapprocher de sa source déjà glaciale. » (57) Cette trajectoire physique du narrateur l’amène donc vers une première source, celle du fleuve, mais aura également pour effet de le ramener sur la voie par laquelle les premiers colons français sont venus sur le continent américain : « Quand je serai rendu au point de rencontre du barrage et du fleuve, véritable carrefour des trois routes, l’eau qui s’y trouve maintenant n’y sera déjà plus et roulera doucement dans son lit glacial vers Montréal, Cap Tourmente, Pointe-au-Père et l’Atlantique. » (109) À ce carrefour de trois routes rappelant le mythe d’Œdipe – plus précisément, le lieu où Œdipe est destiné à rencontrer son père et à le tuer, avant d’aller retrouver sa mère et de l’épouser –, c’est donc à la source même d’un pays qu’il retournera, à l’origine d’une nation.
L’eau et la mer ont également marqué le passé de Madeleine, qui y a vécu ses étés d’enfance et vu son frère se noyer sous ses yeux (108). René imagine ce frère « mort à l’aube, après une nuit d’orage et d’inceste » avec Madeleine (110). S’identifiant à lui, il s’invente une relation incestueuse avec celle qu’il appelle « ma sœur » (110). Évoquant sa mort imminente, René reprend ce terme incestueux pour s’adresser à Madeleine :
Ma sœur, mon grand fleuve obscur, je m’apprête à passer ma première nuit entière dans tes bras. Oui Madeleine, je roulerai dans ton lit comme un possédé, je me noierai dans ton ventre, car tu es pleine d’eau. Je mourrai en toi, comme mon fils innommable est mort, il y aura bientôt un an, dans le sang de Nathalie. […] Je m’étends nu sur le lit et toi, ma mer, tu t’étends à mes pieds, tu coules éternellement. […] Nulle effusion du corps ne vaut celle de l’eau, nul épanchement celui de cette veine mystérieuse qui me portera jusqu’au néant, comme le sang menstruel transporte dans son flot autant d’amants indéfinis. (140-141. Nous soulignons.)
Dans ce seul court extrait de son monologue intérieur, René explicite les liens déjà créés par le texte entre le fleuve et Madeleine, en tant que sources et origines conjointes, se mêlant du même coup au ventre maternel et à la mère/mer. Nous reprenons donc la chaîne signifiante élaborée précédemment pour la prolonger, sans en atténuer la circularité, montrant comment Madeleine se trouve captive sans le savoir de signifiants propres à René et qui la traversent, affectant leur relation : le fleuve, la veine, le sang menstruel, le ventre, la source, la mère/mer.
Si ces éléments renvoient à Madeleine et que la mort de René équivaut pour lui, au plan fantasmatique, à trouver refuge dans le ventre de son amante – un ventre de mère –, un autre fantasme est également dit et exposé : celui du fils mort n’ayant pu souffrir et connaître d’autre lieu que la matrice maternelle. Il s’agit en fait d’un enfant jamais né, le fils qu’il n’a pas eu de Nathalie, son amante précédente, et dont elle a avorté à sa demande :
Je me suis retrouvé seul sur ce rivage, ma tête appuyée contre son ventre apaisé, à surveiller les pulsations de mon ancien enfant qui avait vécu sous cette enveloppe impénétrable et que moi, son père, j’avais fait cureter comme un parasite […]. Je baisais le ventre brûlant de Nathalie, mausolée de mon fils mort avant terme. […] Lui non plus n’aura jamais connu d’autres univers que le labyrinthe sacré d’un ventre. Oh ! je voudrais mourir comme rejeton d’une liaison malheureuse, étranglé dans un ventre, et y rester enseveli. / Ma tête roulait sur le ventre de Nathalie qui chantonnait des refrains d’enfance […]. Dans ce lit sombre, où je trahissais Madeleine, j’étais venu rencontrer mon fils. C’est lui que je vénérais dans sa mère impure, c’est lui, mon enfant perdu qui m’apprit, ce soir-là, que je devais finir comme lui, tout près de la source. / Oui, que je meure comme on l’a tué : avant d’avoir vécu, prisonnier de mon sépulcre vénérien, noyé dans mon grand fleuve, comme lui dans le sang de sa mère. Ô mon fils ! mon pauvre ami, tu m’as devancé, je te rejoindrai bientôt dans l’eau noire… (96-97. Nous soulignons.)
Il apparaît que ce que fuit notamment René tout au long de son récit, c’est la douleur, « toute la douleur humaine possible » (140), lui-même se considérant « inapte à vivre » (138). Son désir de suicide et son désir incestueux se rejoignent dans ce fantasme maintes fois répété de retour à l’origine, à un état protégé et une condition de plénitude à jamais perdue dans lequel les sentiments et les actions d’autrui ne viendraient pas l’atteindre. Il s’agit d’une part de fantasmer le retour au ventre de la mère, et, de l’autre, le retour à la mer, ou encore, à l’indéfini, à l’existence (ou l’inexistence) comme pur objet et non plus comme sujet, un « baiser froid avec le néant » (113). Ainsi, il rejette la réalité et appelle « la mort du réel et la destruction de toute signification » (136) : « […] d’ailleurs je ne réclame plus de compréhension, ni de logique. Je meurs. » (136) René aspire aussi à « tuer le temps » (88), à tuer ce qui cause la distance avec l’origine et qui inscrit l’existence dans une trame particulière, tout autant que dans une ou des trajectoires.
Certaines descriptions physiques corroborent cette lente indifférenciation et cette indéfinition dans lesquelles s’est engagé le narrateur, et qu’il entend faire culminer par son suicide. Dès les premières pages, son visage semble se déformer, se décomposer, se défaire (4-5). Plus loin, son corps entier se pétrifie (48), comme pour échapper à la douleur rencontrée dans le réel, pour cesser de l’éprouver :
La vie s’échappe progressivement de mon corps et mon refroidissement futur empiète déjà sur ma température organique. […] / Je n’éprouve plus rien, je sombre lentement dans l’inexistence. Mon corps est souvenir, mon visage le moule impatient d’un masque mortuaire. (50)
Cette tentation de s’indifférencier – qui est désir de disparition, de fusion et d’adéquation – reconnue par Freud lors de l’élaboration de la notion de pulsion de mort3, s’inscrit et s’élève contre le réel sur lequel le narrateur bute depuis sa naissance : « Je pense encore, mon esprit est actif. Si c’était possible, je supprimerais dès maintenant ce commerce avec le réel. » (74) René est bien conscient de ce retour désiré à l’indifférencié, c’est-à-dire à la matière non vivante, voire inorganique, à la nature qui le placera en dehors du monde, et il l’appelle de ses vœux : « Rien ne me survivra, je suis un arbre mort. Je m’évanouirai dans les quatre éléments de la nature, et nul procédé d’ensevelissement ne peut me faire échapper à son étreinte finale. » (89) Une « amnésie totale, l’éclatement définitif de tout regret » (65) que René cherche évidemment dans la mort, dont toutes les variantes possibles l’amènent au fond du fleuve (118), dans « l’eau qui est le principe de la vie » (122), la source de toute vie sur terre, ce « fleuve plus vivant que [lui] » (113) dans lequel il souhaite « [se] jeter vivant » (113) et « [qu’il enrichira] mystérieusement de [sa] participation » (113). Même avant sa mort, il est déjà mêlé à ce fleuve en direction de l’océan : « J’avance inexorablement vers le fleuve océan, je cours vers lui. » (98)
René refuse que l’on accorde une quelconque importance à sa mort (127-128) 4, de tout sens pouvant le prolonger, de toute transmission éventuelle. Celui qui est « indifférent, mort à [son] passé et à toute forme d’avenir » (113) fantasme un retour à toutes les origines. D’une part, à l’origine maternelle, allant de la relation mère-enfant à l’incubation dans le ventre d’une mère. D’autre part, à l’origine purement matérielle et organique, par une fusion avec la nature en tant qu’indéfinie et indifférenciée. Finalement, il est également question de l’origine collective nationale et historique, la France, se tenant au bout du fleuve qui mène à l’Atlantique, autrefois en sa possession et exploré par elle, France dans laquelle se trouve la ville de Rambouillet (11). Cette origine peut cependant être plus antérieure encore, des premières formes de vie et de l’évocation de la mer Champlain (122) jusqu’à la matière même dans laquelle toute vie est rendue possible et que rappelle le ventre des mères, soit l’eau, dont l’eau du fleuve-berceau d’une nation. La – longue – citation qui suit permet d’appréhender comment différents éléments soulignés dans cette étude, placés à proximité, sont noués les uns aux autres et fonctionnent conjointement pour former l’imaginaire à l’œuvre dans le roman. Ce passage est en effet riche en superpositions et prend ensemble tout un réseau de signifiants construit au long du texte – une chaîne que nous avons déjà nommée –, qu’il s’agisse notamment de la recherche de la mer (ou de la mère et de la relation amoureuse qui la lie au narrateur) ou de l’association entre l’eau et le liquide menstruel :
Je coulerai avec ma carrosserie comme un capitaine aux commandes de son navire perdu. Je descendrai subitement dans l’eau du fleuve et là, je frôlerai les grands poissons préhistoriques, égarés dans les eaux douces et cherchant leur mer, à contre-courant. / Le moment approche où je plongerai dans l’eau dissolvante qui me métamorphosera en eau. Que tout se rompe en moi, et que je me liquéfie comme tous ces animaux marins qui enrichissent l’eau de leurs corps dissous, depuis des millénaires […] ! Je m’enfoncerai dans ce grouillant cimetière, je mêlerai ma substance à ce courant multiple et éternel. […] // Enfin, mes parois mentales se dilateront et je deviendrai, après cet épanouissement suprême, pur liquide. Je serai enveloppé de ma vraie substance, cette eau dans laquelle toute vie a germé et qui dissout tout ce qu’elle porte. L’eau pénètre tout et se glisse dans tous les interstices du réel. […] L’eau du fleuve m’envahira par la bouche et les narines, puis, sous l’effet de cette imprégnation, glissera sous mes paupières comme une larme et m’emplira le crâne, puis elle possédera mon sexe par une infusion excessive qui le rendra méconnaissable. Sa caresse patiente visitera toutes les fissures de ma peau, coulera entre mes tissus comme une hémorragie interne, et tout ce qui contient, en moi, contiendra de l’eau. Je serai vase, outre, putain. Possédé enfin par le dedans, je m’identifierai à mon envahisseur ; je deviendrai semblable à lui : coulant, insaisissable, profond. Toutes les images consistantes que j’ai accumulées en vingt-neuf années de vie réelle, à la surface des choses, disparaîtront dans mon naufrage. J’enfoncerai avec mes trésors, mes angoisses, mes certitudes et les numéros de chambres que nous avons habitées pendant quelques heures. La liste de mes amis, mon carnet d’adresses, le catéchisme que j’ai déjà su par cœur, mes souvenirs d’enfance, les robes soyeuses de Nathalie, tout ce que je possède s’épanchera comme un liquide menstruel. Mes os, encore en place, iront rejoindre les carènes des navires coulés pendant la guerre de Sept Ans. Je disparaîtrai. Je ne serai rien, rien d’autre que l’eau assoiffée dans laquelle je me serai répandu. D’aucune façon, je n’existerai par moi-même, selon la notion courante d’identité. / Couché au fond de mon lit sans soleil […] je voguerai lentement le long des deux rives du fleuve… comme, une fois seulement, j’ai suivi un fleuve de sang qui coulait entre les cloisons endolories d’un ventre, pour me jeter, au terme de cette épopée amoureuse, dans l’affreuse lumière. Depuis, mes yeux ne se sont jamais habitués au soleil. Je le fuis depuis ma naissance. Ce que je veux retrouver, c’est cette course ténébreuse dans l’eau du fleuve, et tout ce que j’ai aimé dans l’intervalle entre ma venue au monde et ma mort prochaine. / Tous les paysages de ma vie, je les reverrai, peut-être, quand je longerai la rive de Verchères, ou les falaises de Saint-Angèle et quand, au large de l’île d’Orléans, j’apercevrai au nord les forêts de sapins […]. […] / Verrai-je aussi, en descendant le Saint-Laurent, les Laurentides sombres derrière Pointe-au-Pic et Tadoussac […] ? (119-121. Nous soulignons.)
L’idée de devenir semblable à son envahisseur prend un sens second par la convocation de la Guerre de Sept Ans, qui se solda en Amérique en une Conquête de la Nouvelle-France par l’Angleterre. Devenir semblable à son envahisseur colonial, c’est aussi ne plus exister par soi-même, perdre son identité. Habilement, le texte entremêle donc deux niveaux de sens, soit un niveau personnel et organique, celui d’un suicide et d’une tentation de s’indifférencier, mais aussi un niveau politique et historique, dans lequel le suicide lui-même paraît politique, et l’indifférenciation, une assimilation ou un renoncement à soi-même, au bout d’une quête impossible de retour à une origine perdue. Cette quête est par ailleurs imagée dans la descente du fleuve vers l’océan et l’observation des paysages qui composent ses rives, jusqu’à la source.
Son malaise d’être au monde, René le reporte dès l’instant de son entrée dans ce monde hostile, s’imaginant après-coup s’être senti pris dans quelque chose qui s’imposait à lui de l’extérieur et qui lui procurait un intense sentiment d’étrangeté :
Il me semble que j’ai déjà crié ainsi comme un étranglé, au fond d’un couloir annelé, quand j’ai aperçu une fenêtre entrouverte sur le dehors, et que j’ai compris, trop tard, qu’il y avait une fissure dans mon univers fermé. […] J’ai revécu, l’autre nuit, l’instant, brutal et inoubliable, de ma naissance ; à travers l’écran de vingt-neuf ans d’obscuration, j’ai gémi une seconde fois au seul affleurement indistinct de ce souvenir atroce. / Je n’aime pas le jour et ma venue au monde m’a traumatisé à jamais, si bien que, depuis, je ne cesse de dépérir et de me sentir nu, comme un arbre à qui on aurait, d’un seul tour de main, enlevé son écorce. Il doit y avoir des naissances heureuses ou terribles, vite obnubilées par l’autodéfense de l’enfanté ; moi je n’ai rien oublié, et j’ai grandi dans la terreur de vivre et dans la haine du soleil. […] Ma nostalgie a commencé dès le jour de ma naissance. / Je mourrai sans un cri, car mon regard est déjà fait à la noirceur de l’eau. (123-124)
Cette naissance traumatisante que se figure le narrateur, cette sortie de la matrice originelle, subite et brutale, ressemble également à l’expérience historique du peuple québécois qui, autrefois protégé et couvé par une mère-patrie qui le possédait, s’est vu prématurément coupé de son lien « maternel » et démuni par une entrée précoce et forcée dans un monde qui lui était hostile et étranger, sans se posséder davantage. La rupture prématurée, qui aurait dû représenter une coupure symbolique d’avec la mère-patrie, n’a conduit dans les faits qu’à un asservissement et à la domination d’un autre maître, causant la nostalgie des origines et l’éloignement du politique5. Ce peuple, retourné à la fois vers et contre lui-même, est bel et bien habitué à cette noirceur qui pourrait être celle d’une culture fatiguée décrite par Hubert Aquin (1995), et qui mène sourdement à sa disparition. L’inceste politique apparaît donc comme le premier temps du suicide politique. Ce renfermement sur soi et ce retournement contre soi, cette tentation de s’indifférencier et de ne plus exister comme sujet, cette quête incessante de l’origine, comme lieu ou état précédant la douleur de la venue au monde, mènent également au désir incestueux et à l’acte suicidaire. Ainsi, tonalité incestueuse et suicide sont liés, parce que symptômes d’un mal commun, chez le sujet colonisé, conséquences d’un rejet du politique répété qui engage le sujet dans son propre refus du monde et du politique, désormais synonymes de cette souffrance.
La douleur de René s’explique par une autre cause que la jalousie viscérale qu’il éprouve envers les hommes ayant traversé la vie de Madeleine :
Je mourrai comme son frère, mais sans posséder ma sœur apocryphe. Je ne tiendrai jamais, entre mes jambes et sous mon regard fraternel, cette jeune baigneuse qui s’ébattait dans l’Atlantique, tandis que, ce même été, ma mère, enceinte de sept mois, rêvait que je devienne un grand homme. (111)
Ce nombre de sept mois, s’il rappelle la création du monde dans sa version biblique – qui eut lieu en six jours et un jour de repos –, rappelle également la Guerre de Sept Ans que mentionne René (120). Tout au cours de la vie de René, cette ambition maternelle sera déçue, et il souffrira au contact de chaque homme symbolisant pour lui la réussite personnelle et le succès :
Hier, comme par dérision, j’ai fait un article sur un homme qui a tout réussi, un dénommé Epstein qui dirige une des plus grandes chaînes de journaux au monde. Depuis mon entrée au Canadien, il y a cinq ans, chaque jour je rencontre un homme à succès. Mes rêveries d’ambition ont ainsi changé, de jour en jour, selon mon interlocuteur ; j’ai regretté de ne pas être banquier, diplomate, politicien nationaliste, armateur, délégué aux Nations unies, chef arabe, Ernest Hemingway, courtier en valeurs, roi de Thèbes… À côté de cela, je continue de jouer le plus sérieusement possible au journaliste, faute d’avoir réussi ma licence en droit. Depuis que j’ai raté ce stupide examen, me voilà condamné à parler du succès des autres. On me dit souvent : « Vous autres journalistes, vous êtes privilégiés : vous vous exprimez. » Allez donc ! L’expression de soi n’est qu’un simulacre de la puissance. Et si, à la limite, elle constitue une force réelle, ce n’est toujours que dans l’univers de l’écrit qui entretient avec la réalité les mêmes rapports que le journaliste avec un chef d’État. C’est le pouvoir qui m’intéresse, n’importe lequel ! J’ai rêvé d’être un homme riche ou un criminel impuni, et je remplis deux colonnes par jour d’interviews dans le second quotidien de Montréal, Le Canadien. (10)
À travers ce personnage typiquement aquinien, hanté par le suicide et marqué par l’impuissance, il est difficile de ne pas voir un exemple de la fatigue culturelle conceptualisée par l’auteur peu après la rédaction de ce roman, et selon laquelle le colonisé canadien-français se trouve replié et encouragé à occuper le champ artistique, au sens strict de la production d’objets d’art ou de biens symboliques, mais non à s’investir en des domaines octroyant une prise réelle et collective sur le monde, comme la politique ou l’économie (Aquin, 1995 ; Bouthillette, 1995). Ainsi, la destinée de René, de qui « [la] vie antérieure […] n’a été qu’un patient échec » (127), est aussi symptomatique d’une condition sociale particulière :
Je ne connais de ma vie que les temps morts. Aucun souffle ne m’anime, sinon pendant nos trop rares extases. Rien de continu en moi, mais la mort devenant une habitude, la vie un plaisir volé au hasard. Il m’est douloureux d’imaginer que des hommes sont portés par un grand élan, soulevés par une passion persévérante. Je suis en fait creux comme une matrice infécondable. (21)
Une « matrice infécondable », dont la stérilité empêche autant la réalisation de soi que l’émancipation collective, enfermant le narrateur dans une structure incestueuse6.
Le geste suicidaire du narrateur ne doit pas être compris comme une négation de toute vie, mais comme un refus de poursuivre la sienne en tant que telle :
Je ne condamne rien, je déserte. Une fois de plus, je fuis, et j’inscris ma fuite dans celle du fleuve… J’ai décidé d’interrompre un jeu cruel dont je ne vois plus la raison d’être et où je n’ai plus rien à perdre ou à gagner. […] je me retire d’un combat qui continuera bien sans moi… (114)
C’est contre son existence même que se retourne René dans sa démission mélancolique, plus encore qu’en réaction aux nombreux déboires qu’il a connus (113), mais aussi contre la société dans laquelle il a jusqu’alors évolué :
Je ne me révolte pas contre la douleur et l’injustice, mais contre le principe qui contient tout cela et l’encourage de son souffle. […] / Si je devais continuer à vivre, je demeurerais respectueux des coutumes en vigueur dans la société. Par la mort toutefois, j’échappe à toute loi, posant ainsi le premier acte de ma vie qui ne soit pas moral. Mon suicide échappe à tous les codes ; il est absolu et sans appel. (113)
Il apparaît clairement, à la lecture du roman, qu’à maintes reprises le narrateur a tenté de prendre part au monde, et qu’à autant de reprises, le monde lui a été refusé, de sorte qu’il n’a pu que le subir, sans avoir de prise sur lui. René ne s’est donc senti bien qu’isolé des autres, à l’abri de la maison maternelle que le père avait quittée, replié sur lui-même comme dans l’inceste :
Quel cauchemar que l’enfance, quelle jungle sans pitié que l’école où j’ai dénombré mes premiers ennemis ! Même à l’annonce des congés, j’avais peur, car je voyais de longues journées disponibles devant moi où j’allais jouer avec les autres, c’est-à-dire me battre et perdre. J’attendais fiévreusement la tombée du jour et le couvre-feu de sept heures qui me ramenait au fond de ma maison, protégé par les murs de plâtres […]. J’étais bien, enfermé dans ma chambre, quand je ne voyais rien par ma fenêtre, que l’opacité protectrice de la nuit. J’ai vécu en chambre ; le dehors, le reste du monde, les autres, la lumière du jour, tout cela m’a terrifié, pour des raisons obscures […]. (123-124)
Selon Jean-François et Roger Payette, la douleur que ressent le colonisé dans ses approches du politique marquées par l’échec l’incite à y renoncer, à craindre de nouvelles tentatives d’accession au monde et de prise sur le réel (2013, 43-54). Or, l’enfance de René nous est présentée comme douloureuse sur le plan du contact avec les autres, du « jeu » qui en découle. Ses tentatives d’advenir dans le monde se sont soldées par des échecs constants et des défaites le repoussant hors de la communauté et lui faisant trouver refuge dans la cellule familiale7, saisi par sa propre impuissance. Pour Hannah Arendt, une telle privation du monde et du politique équivaut à une exclusion de l’humanité (2001, 20). Pour René, cela correspond à un pas de plus vers la mort.
Certaines occurrences contribuent à activer le politique dans le texte, et agissent comme des traces de la politique dont notre lecture doit tenir compte. Le principal hôtel nommé par le narrateur, dont chacune des chambres est décorée d’un Village sous la neige, le Laurentien (3), ne porte pas un nom anodin8. Si c’est dans cet hôtel que René voit Madeleine pour la dernière fois, après un an de visites hebdomadaires (3), il n’est pas non plus sans intérêt que leur première rencontre ait eu lieu à l’Alliance française (14), ni que le nom du journal où travaille René avec peine s’intitule le Canadien9 (10). René passe également une nuit au motel Jacques-Cartier (133), dont le nom se rapporte au mythe fondateur de la découverte française et de la première remontée du Saint-Laurent, tout comme l’évocation de la mer Champlain (122) rappelle indirectement l’acte de fondation de la Nouvelle-France. D’autres noms de lieux, inscrits ici et là, rappellent quant à eux la fondation coloniale du Canada; notamment la gare Windsor et le Square Dominion (54), une chambre qui donne sur un parc dans lequel s’élève une statue de John-A. MacDonald (99), l’hôtel Queen’s (113) et l’hôtel Windsor, où il a fait l’amour à Madeleine pour la première fois (23), ainsi que le monument de Laurier (64). Par ailleurs, de l’aveu de René, les paroles qu’il a tenues à Madeleine lors de leur premier rendez-vous « ressemblaient à des préambules constitutionnels » (25). La rencontre de Madeleine avec son mari, auquel René voue une terrible jalousie, a eu lieu chez les Trudeau (105), faisant immanquablement penser à l’homme politique Pierre Eliott Tudeau10. Bien que son discours ne s’inscrive jamais explicitement sur le plan politique, René est néanmoins engagé comme « [m]embre actif du Syndicat des Journalistes canadiens-français » (129). Si le mariage, « chose affreuse » (82) qui subordonne Madeleine et en fait l’« esclave de son mari » (84) « avilie » (82) et « humiliée » (82) est matrimonial, celui que René veut rompre concerne plutôt la société et le monde :
Aucun mariage n’est indissoluble et toutes les précautions canoniques n’empêcheront jamais le divorce. Je ne fais rien d’autre que divorcer : je romps une liaison agonisante. Ou plutôt, je brise, par ma seule volonté, un contrat unilatéral avec la société des vivants et la nature tout entière. (73)
Jean Bouthillette considère la culpabilité comme un trait spécifique du Canadien français provoqué par l’intériorisation d’un sentiment d’infériorité issu de la colonisation anglaise (1989, 67-92). Ce malaise existentiel, culpabilité d’agir et d’exister pour soi-même, n’est pas très éloigné de ce que René lui-même observe : « [R]ien n’est plus persévérant que le malaise et rien ne ressemble autant à mon existence que la mauvaise conscience » (72) 11. Ce que René refuse, c’est de se raccrocher à la vie comme à une survivance, en désespéré, et non à une vie pleine et entière. Devant l’impossibilité de se relever et de réaliser son émancipation, de devenir le « grand homme » dont sa mère rêvait, il dresse un constat sans appel :
À vrai dire, je suis défait, terriblement défait, depuis que je me suis relevé d’une certaine bataille d’écoliers. […] Chute de bicyclette, ai-je expliqué à ma mère, après avoir pleuré longtemps, assis sur les bancs déserts de l’église Saint-Louis-de-France. […] J’ai perdu honteusement, puisque j’ai demandé pardon, de quoi grandir le triomphe de mon adversaire et me rabaisser le plus possible. […] / J’ai vécu mes défaites plus profondément que mes victoires. En ai-je seulement eu des victoires, autres que morales ? L’école m’était une arène où je devais sans cesse me battre, mais dans le rôle du perdant. Que ma vie me paraît claire, quand je regarde à la lumière de tous mes échecs… / L’autre jour encore, quand je suis sorti du Canadien, après avoir appris la nomination de Pierre Lorion […]. Je n’ai rien dit à Madeleine, je me suis tu comme jadis devant ma mère. Ce même combat d’enfants s’est déroulé, dans la salle de rédaction du Canadien, entre mon adversaire et moi. Rien n’a été changé au prototype de ma défaite. (114-115)
Encore une fois, Madeleine tient la place de la mère, tout comme l’église aux « grandes formes féminines [qui] tiennent lieu de caresses12 » (115) et qui, sans doute non par hasard, est nommée Saint-Louis-de-France.
La révolte, pour René qui est « angoisse, pauvreté, fatigue, mort » (22), s’avère néanmoins inutile : « La vraie vie est interdite […]. » (35) Le radeau blanc sur lequel il vogue avec Madeleine n’en fait que des « naufragés de la Méduse » (85), symbole de survie et non de vie pleine : « En vérité, c’est moi qui ai perdu contact avec le dehors. […] Je sécrète prématurément mon propre linceul qui me protège de tout regret et m’isole de la vie. » (34) Victime d’une défaite « sans nom » (42) dans « la quête vaine d’une terre promise » (42), René ressemble au personnage Fabrice del Dongo du roman de Stendhal La Chartreuse de Parme, qui fait penser au colonisé maintenu à bonne distance du réel et du politique :
Oui, j’ai commencé à aimer cette histoire quand Fabrice entre dans sa tour et que lentement il refait le monde à travers cette visière magique. J’envie son orgueilleuse prison qui lui permet de différer indéfiniment l’instant de sa chute. Ne pas s’évader de la tour de Farnèse, rester plutôt prisonnier de l’espoir d’en sortir, aimer d’un amour invérifiable une femme trop pure, mourir ainsi… (16)
La tour de Fabrice est en quelque sorte la maison d’enfance de René, de laquelle sa vision ne pouvait s’étendre sur le monde extérieur, évitant du même coup la répétition de sa naissance. Ce parallèle fait prendre un sens particulier à un rêve qu’il fait d’un intrus qui se glisse dans sa maison par une fenêtre, et dans lequel la maison peut être entendue à la fois comme demeure maternelle et comme pays (122-123). Cette tour, c’est également l’Institut Prévost, qui lui a pour un temps servi de refuge lors d’un épisode dépressif (21).
À la fin de sa vie, René s’identifie pour la première fois à son père dont il s’était réjoui du départ : « Pauvre père, je ne l’ai pas aimé ; en ce moment, et pour quelques instants encore, je l’aime parce qu’il a été mon père et que tous les jours de sa vie, il s’est levé tôt le matin pour aller à son travail, sans jamais se révolter contre sa condition. » (139) C’est à travers une figure de dominé qu’il se reconnaît lui-même, et c’est là où ce père l’avait amené dans son enfance qu’il choisit de se donner la mort (134-135). René reconnaît finalement sa filiation paternelle, quoique celle-ci fasse irruption tardivement au cours du roman. Or, l’héritage paternel est représenté sous les traits d’un homme « humilié » (46) – ce que sont également René auprès de Madeleine et Madeleine auprès de son mari – et d’un père défaillant. Comme pour échapper à cette lignée assujettie et mettre fin à sa prolongation, René refuse de tenir son rôle dans l’histoire et s’abstient de toute transmission : son fils ne naîtra jamais et sa propre mort n’aura pas de sens.
Cependant, le narrateur, dont le nom (re-né) peut être lu comme une « nouvelle naissance », commet de nombreuses comparaisons entre sa personne et celle du Christ, nous menant à la phrase ultime du roman, reprise de la dernière Cène des Évangiles : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang. » (142) Par l’effet précis de ces paroles, cette mort christique a donc lieu sous le signe du partage, et s’adresse par le fait même à une communauté13. Une adresse à une multitude qui remet en cause toute lecture qui aurait tendance à ne lire le parcours de René qu’en lui-même, sur le strict plan personnel. Le « crime parfait » (55) que cette mort représente est interprétable sur le plan collectif, relativement à la mort (politique, mais aussi symbolique, identitaire et culturelle) possible de tout un peuple également en quête de ses origines, et ayant, depuis la rédaction du roman jusqu’à la fin du vingtième siècle, refusé à deux reprises son entrée véritable dans le politique. Tel qu’avancé par Jean-François et Roger Payette, le suicide politique – qui est renoncement définitif au politique – et la tentation de s’indifférencier sur le continent nord-américain ou dans une mondialisation désincarnée guettent le peuple québécois (2013, 167-204), alors que les peuples amérindiens se butent également à de nombreux obstacles dressés devant leur émancipation collective.
L’opposition des trois directions du texte (présent, passé, futur) se résorbe en un seul point de convergence, soit l’instant précis de la mort de René, « véritable carrefour des trois routes » (109), à la fois extrémité de son présent, commencement d’un futur qui n’en est pas un, extrémité de l’à-venir, qui vise un retour à l’extrémité du passé, vers l’origine fantasmée et toujours échappée, trajectoire dans laquelle le passé immédiat sert de pont au passé lointain pour qu’il puisse se lier au présent sur le point d’être anéanti. Si ce roman, dans sa forme de monologue intérieur, est semblable au cours d’un fleuve, il présente un récit circulaire qu’attestent les « cercles autour de la forêt de Rambouillet » (48-49) et autour du corps de Madeleine (117), elle-même « cercle sublime » (141), comme un seul cercle incestueux maintes fois répété, à l’image du colonisé qui ne sait pas se sortir de son état et de sa condition, et qui reconduit chaque fois les barreaux et les murs de sa prison, position mortifère que le texte décrit et décrie comme intenable.
Prisonnier de l’inceste et d’une position infantile aliénante, René ne parvient pas à atteindre la fusion et la plénitude qu’il recherche comme un état antérieur qu’il s’agirait de retrouver :
[…] l’image du corps de mère sur lequel je m’étais jeté comme un enfant qui remonte la fuite du temps, vers cette bague noire14 d’où s’échappe et où retourne tout homme. Chaque étreinte est un retour, mais le retour est impossible, de la même façon qu’il est impossible à la fois de posséder et de se perdre. (45)
Les échecs se multiplient, les femmes de sa vie le déçoivent, aucune prise sur le réel n’est possible et cette prison qu’est l’inceste le détruit peu à peu. De toute part la douleur est exacerbée par la répétition et le pousse à fuir le réel vers l’indéfini, à s’indifférencier, comme il l’annonce dès le début du roman : « Je suis plongé dans une eau ancienne. Mon immersion est un souvenir confus. Les bains sont en forme de ventres, j’aime me glisser entre leurs parois blanchâtres et m’y replier comme un fœtus sans conscience et, par conséquent, sans douleur. » (7) Devant la douleur que représente une difficile accession au politique par un agir collectif, certains peuples finissent eux aussi par se suicider politiquement, s’enfermant alors dans un horizon culturel restreint et renonçant à leur potentiel d’universalité, à leur participation au monde, à l’humanité qui se fait. Entre les trois directions construites par le texte, nous voulions en tracer une quatrième. Notre lecture est une tentative de restituer à ce roman un sens qui engagerait à un futur autre que la fatigue culturelle et le suicide politique, au bénéfice des vivants et des actes à venir.
Aquin, Hubert. 1995 [1962]. « La fatigue culturelle du Canada français ». Mélanges littéraires II. Comprendre dangereusement. Montréal : Bibliothèque québécoise, p. 65-111.
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Aquin, Hubert. 1995 [1963]. « Profession : écrivain ». Point de fuite. Montréal : Bibliothèque québécoise, p. 45-59.
Arendt, Hannah. 2001 [1993]. Qu’est-ce que la politique?. Paris : Éditions du Seuil, coll. « Points essais », 195 p.
Bouthillette, Jean. 1995 [1967]. « Écrivain faute d’être banquier ». Hubert Aquin. Point de fuite. Montréal : Bibliothèque québécoise, p. 9-17.
Bouthillette, Jean. 1989. Le Canadien français et son double. Montréal : Éditions de l’Hexagone, 97 p.
Desroches, Nadia. 2003. « L’invention de l’amor : une conception aquinienne de l’érotisme à partir de l’analyse du premier roman de Hubert Aquin ». Mémoire de maîtrise, Département d’études littéraires, Université du Québec à Montréal, 118 f.
Freud, Sigmund. 2010 [1920]. Au-delà du principe de plaisir. Paris : Éditions Payot & Rivages, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 160 p.
Freud, Sigmund. 2010 [1923]. Le moi et le ça. Paris : Éditions Payot & Rivages, coll. « Petite Bibliothèque Payot »,128 p.
Lapierre, André. 1993. « Le cœur de l’œuvre. Introduction à la problématique de l’intensité : l’exemple de L’Invention de la mort de Hubert Aquin ». Mémoire de maîtrise, Département d’études littéraires, Université du Québec à Montréal, 127 f.
Ouellet, François. 2002. Passer au rang de père. Identité sociohistorique et littéraire au Québec. Québec : Éditions Nota Bene, 155 p.
Pairon, Sébastien. 1996. « Autant en emporte le sang suivi de Le monologue intérieur dans L’invention de la mort d’Hubert Aquin ». Mémoire de maîtrise, Département d’études françaises, Université de Montréal, 139 f.
Payette, Roger et Jean-François Payette. 2013. Ce peuple qui ne fut jamais souverain. La tentation du suicide politique des Québécois. Montréal : Éditions Fides, 276 p.
Berthelet, Charles. « Tout est fini: L'invention de la mort ou le suicide politique », Postures, Dossier « L'enfance à l'œuvre », En ligne < http://revuepostures.com/fr/articles/berthelet-21 > (Consulté le xx / xx / xxxx)