La vérité en effet. Critique et catharsis dans l’œuvre de Musset

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Dans un poème intitulé « Impromptu, en réponse à cette question : Qu’est-ce que la poésie? », Alfred de Musset décrit son rôle de poète comme étant d’« aimer le vrai, le beau, chercher leur harmonie; / Écouter dans son cœur l’écho de son génie; / Chanter, rire, pleurer, seul, sans but, au hasard; / Faire une perle d’une larme » (Musset, 1962, 388). Il postule dès lors qu’en tant que poète, entendu ici au sens large d’écrivain, son rôle consiste à négocier un lieu de partage entre le beau et le vrai, à travailler leur harmonie. Cette théorie de la vérité, Musset la reprendra allègrement tout au long de son œuvre. Dans son texte inachevé du « Poète déchu », il écrit notamment que « la douleur apprend la vérité » (Musset, 1960, 311) et que « Vingt-cinq vers rendent un homme immortel [...] parce que celui qui lit vingt-cinq vers après cinq siècles, s’il a du cœur, tombe à terre et pleure, et qu’une larme est ce qu’il y a de plus vrai, de plus impérissable au monde » (315). Il réitérera aussi cette idée dans le poème intitulé « Aux critiques du Chatterton d’Alfred de Vigny » alors qu'il écrit : « Quand vous aurez prouvé, messieurs du journalisme, /Que Chatterton eut tort de mourir ignoré, /Vous n’aurez pas prouvé que je n’ai pas pleuré » (Musset, 1962, 529).

Il nous semble alors juste de considérer, avec Olivier Bara, que l’« élection des larmes »sert de« seul étalon critique » pour le poète français (Ledda et al, 2013, 221) en ce qui a trait à la valeur esthétique d'une œuvre. Ces larmes servent de vecteur au « vrai » mussetien, elles visent à démontrer ce qui est authentique dans un récit, quand bien même celui-ci serait fictif. En ce sens, nous pouvons voir cette vérité de deux manières : soit que le vrai nourrit le beau  ̶  « rien n’est beau que le vrai, dit un vers respecté » (Musset, 1962, 424) écrit Musset citant Boileau dans son poème « après une lecture »  ̶  nous pourrions alors dire que l’esthétique passe par la logique. À l’inverse, ce serait le beau qui alimenterait le vrai  ̶  « Et moi, je lui réponds, sans crainte d’un blasphème; /Rien n’est vrai sans la beauté. » (424)  ̶  et donc la logique deviendrait tributaire de l’esthétique. Dans les deux cas, « la beauté, c’est tout » (424). Mais de par l'alternance entre les deux, Musset démontre la réversibilité de la vérité et de la beauté. La conciliation de ces deux modalités résulte alors en vraisemblance, véritable résultat de cette harmonie.

En termes de preuves rhétoriques, nous pourrions dire que le sentiment véhiculé, de l’ordre du pathos, se trouverait légitimé par une forme de logos dont la vérité profonde ne serait pas de l’ordre d’un enthymème1, c'est-à-dire d'un énoncé rigoureusement logique, mais relèverait plutôt d’un ethos permettant à Musset d’argumenter par exemplification, c’est-à-dire par raisonnement inductif. Il nous semble y avoir là toute une réflexion sur le droit et sur la littérature. C’est pourquoi l’étude rhétorique que le présent travail s’efforcera d'effectuer sur Musset se fera en deux temps. En premier lieu, nous analyserons certains procédés rhétoriques de Musset, avec pour objectif d'y retrouver un certain argumentaire, et ce, pour ensuite déplacer cette perspective vers la lecture inductive que cette esthétique permet aux lecteurs d'accomplir. Nous démontrerons ainsi en quoi les procédés scripturaux de Musset peuvent aspirer à une valeur critique au travers d’une rhétorique de la lecture, que Gilles Thérien définit comme la recherche « des images sous les mots » (Gervais et al, 2007, 219) et leur intégration « à une mémoire individuelle comme à une mémoire collective » (222, l'auteur souligne).

Critique et catharsis

En tant que tentative de persuasion, la rhétorique met toujours en scène un Je (ou un Nous plus ou moins restrictif) tentant de convaincre un Tu ou un Vous dans l’optique de proposer une forme d’adhésion (disons de former un plus grand Nous). C’est pourquoi Aristote considérait que c’était « précisément pour cette raison que la rhétorique pren[ait] le masque de la politique » (Aristote, 1960, 77). Il s’agit donc d’établir sa personne en tant qu’auctor, c’est-à-dire en tant qu’autorité du discours, celui qui en maitrise le « maniement » (77).

Pour ce faire, la rhétorique de Musset, en tant qu’elle vise à émouvoir son auditoire, est avant tout pathétique. Mais pour y parvenir, nous croyons que le poète doit l’organiser sur le mode de la catharsis. Aristote, dans sa Poétique, parle de la catharsis en terme de « purgation des émotions » (Aristote 1979, 37). Cette thématique de l’expurgation traverse poésie et prose de Musset, c'est pourquoi il nous semble intéressant d'aller déterrer ce vieux concept grec. « La Nuit d’octobre », par exemple, propose de « parler de [l]a souffrance » (Musset, 1962, 320)puisque le poète se considère « si bien guéri de cette maladie » (321); La Confession d’un enfant du siècle, parallèlement, de « retirer ce fruit de [s]es paroles, de s’être mieux guéri soi-même, et, comme le renard pris au piège, [de] ronger [s]on pied captif » (Musset, 1960, 65). Ce mécanisme permet ainsi aux émotions de devenir des images que l’on donne à voir et que l’on lègue au lecteur. C’est ce qui permet, selon Aristote, de faire vivre des émotions par procuration à l’auditoire d’une pièce, diminuant progressivement l’effet de telles émotions en les banalisant par la fiction.

La Poétique souligne surtout l’effet thérapeutique de la catharsis. Celui-ci est la finalité vers laquelle la catharsis est orientée chez Aristote, mais, chez Musset, celle-ci opère surtout en tant que moyen. Dans les deux cas pourtant, cette dernière opèrerait à l’aide du « chant » ou du « rythme » (37), ou par leur alternance en fonction des harmonies requises par la situation représentée. Aristote élargit lui-même sa notion de catharsis dans ses Politiques, où il écrit que les « harmonies ont une nature adaptée à chaque mélodie » (Aristote, 2010, 542). Les Politiques ne lieront donc plus la catharsis essentiellement à la tragédie, mais plutôt à la musique, qui, par le biais des différents rythmes et mélodies, peut avoir d’autres visées telles que l’éducation, la philosophie, l’éthique ou autres. Cette idée nous rapproche beaucoup de Musset et des ses poèmes à mettre en chanson, alors que pour lui, dans son poème « Chanson », « Le remède au mélancolique, / C'est la musique / Et la beauté » (Musset, 1962, 460). Les harmonies sont alors soutenues par l'idée que« la passion qui assaille impétueusement certaines âmes se rencontre dans toutes » (Aristote, 2010, 542-543), et cela assure leur intelligibilité.

Ainsi décrite, la catharsis nous apparait avoir une fonction plutôt éthique, politique et mnémonique, ce qui la rapproche par ailleurs beaucoup de la rhétorique classique. Elle peut alors être vue comme une forme de gestion collective des émotions et comme une instance de transition entre une mémoire individuelle et collective. Luc Brisson, dans son édition des œuvres complètes de Platon, traduit d’ailleurs catharsis par « la séparation du bon d’avec le mauvais » (Platon, 2008, 294). Cette définition confère ainsi la visée qui nous préoccupe, au-delà de la simple vertu thérapeutique, en ce que cela nous permet de la lier à la notion d’auctor, un vieux concept juridique définissait en quelque sorte le plus haut degré de morale et l’incarnation de la loi. L'auctor était un titre désignant celui qui avait le pouvoir d’autoriser, c’est-à-dire de transmettre un pouvoir d’agir en raison d'une sagesse morale supplémentaire. L’historien Théodore Mommsen disait de l’auctoritas qu’il était « moins qu’un ordre, mais plus qu’un conseil » (Mommsen, 1985, 1034) en ce que de ne pas la suivre peut se traduire comme un écartement volontaire de la voie de la sagesse.

L’auctor est donc le principe qui autorise la catharsis à faire sens par la mise en place d’une axiologie des émotions, leur permettant d'avoir une signification et, par conséquent, un effet. Il fonde alors le droit du narrateur à guider le lecteur. Par la suite, « la persuasion, écrit Aristote, est produite par la disposition des auditeurs, quand le discours les amène à éprouver une passion ; car l’on ne rend pas les jugements de la même façon selon que l’on ressente peine ou plaisir, amitié ou haine » (Aristote, 1960, 77). En servant d’étalon de mesure à ce procédé de persuasion, les émotions revêtent une valeur critique non négligeable; elles affectent la perception même du récit par l’auditoire ainsi que son appréciation.

L’envers et l’endroit

Cette qualité de la catharsis, Musset semble lui aussi l’avoir perçue et intégrée dans son écriture. Mais celui-ci renverse tout de même la notion de catharsis telle qu’Aristote la développe, même s’il en conserve presque tous les paramètres. Telle qu’analysée ici, c’est la catharsis elle-même qui fait autorité et devient la règle. Hors du logos aristotélicien, la vérité du poète devient alors de pouvoir « déraisonner », c’est-à-dire de ne pas simplement « traiter son cœur comme un chien qu’on enchaîne /Et fausser jusqu’aux pleurs que l’on a dans les yeux » (Musset, 1960, 422-426), comme il l’écrit dans son poème intitulé « Après une lecture ». La catharsis nous semble donc être un concept probant de la rhétorique mussetienne, puisqu’en prônant la déraison, le poète met l’accent sur les preuves rhétoriques qu’Aristote nomme « la part affective de la persuasion » (Aristote 1960, 76), c'est-à-dire sur l’ethos, qui est une démonstration de la sincérité de l’orateur, et sur le pathos, qui est un moyen de persuader l’auditoire en influençant ses passions.

Musset le dit d’ailleurs dans un de ses rares textes critiques, « Un mot sur l’art moderne », dans lequel il rapproche la catharsis de l’acte de création des plus grands, qu’il oppose aux modernes : « Une sainte terreur, écrit-il, un frisson religieux devait alors s’emparer de l’artiste au moment du travail; Dante devait trembler devant son propre enfer, et Raphaël devait sentir ses genoux fléchir lorsqu’il se mettait à l’ouvrage. » (Musset, 1960, 883) Contrairement à Aristote — pour qui la finalité de la persuasion est le bonheur, et ses moyens le bien et l’utile —, chez Musset la rhétorique cathartique sert à la fois de moyen et d’objectif vers lesquels est orientée son écriture. Musset en fait donc un moyen sans fin, c’est-à-dire un moyen dont la seule finalité serait de se justifier sans fin par sa performativité. Plus loin, le dramaturge affirme sans réserve que c’est ce qui donne de la beauté à « tous les arts, dès qu’ils s’éloignent de la vie, c’est-à-dire de l’époque où ils vivent » (886). À ce propos, il devient intéressant de noter avec Alain Heyvaert qu’il existerait deux types de vérités chez Musset : « celui du siècle, plus réaliste, et l’essentiellement vrai » (Heyvaert, 1996, 112).

L’écriture de Musset tend vers ces deux pôles, mais pour des raisons bien différentes : le premier en ce qu’il permet la mise en place d’une forme d’ethos; alors que le second, plus fondamental encore, relèverait plutôt du pathos produit. Dans ce platonisme alternant entre un modèle doxique et un idéal esthétique se trouve canalisé un passage de l’ancien vers le moderne, qui, par le fait même, permet le dévoilement d’une connaissance in-temporelle et dynamique au sein du transitoire telle que Baudelaire la défendra quelques années plus tard2. André del Sartro, le peintre de la pièce éponyme de Musset, dit d’ailleurs

que chaque siècle voie de nouvelles mœurs, de nouveaux costumes, de nouvelles pensées, mais que le génie est invariable comme la beauté; que de jeunes mains pleines de force et de vie reçoivent avec respect le flambeau sacré des mains tremblantes des vieillards; qu’ils la protègent contre le souffle des vents, cette flamme divine qui traversera les siècles futurs, comme elle a fait les siècles passés (Musset, 1958, 13).

L’art mussetien devient ainsi un lieu d’actualisation critique des passions qui de tout temps se sont jouées dans l’Histoire, sorte de grande tragi-comédie humaine dont la valeur réside justement dans cette « beauté mystérieuse que la vie humaine y met involontairement » (Baudelaire, 1976, 694). En organisant sa catharsis sur ces deux pôles, Musset peut alors harmoniser les deux formes de vérité qu’il met en jeu dans ses textes : l’une sert de forme, et l’autre de contenu. « La matière même de son esthétique [consiste à] convertir le bavardage du siècle en forme à la fois constitutive et répulsive de l’art » (Bertrand et al, 2006, 156). Les émotions produites par la catharsis deviennent alors, au sein d’une même œuvre, l’envers de sa modernité et de son caractère temporel, qui à son tour devient simplement un mode de présentation. Ce schisme garantit à la fois la valeur critique de l’œuvre ainsi que son actualisation par le lecteur. Wittgenstein disait, pour parler de cette dualité dans la compréhension, que nous pouvions reconnaitre « deux types de critère : d'un côté, l'image (de quelque type qu'elle soit) que [l'interprétant] a à l'esprit à tel ou tel moment; et de l'autre côté, l'application qu'il fait ̶ au cours du temps ̶  de cette représentation » (Wittgenstein, 2004, 95).  C'est pourquoi il nous faut maintenant pencher notre analyse vers l'autre versant de l'écriture, la lecture et le lecteur.

La vérité en effet

Nombreux sont les récits de Musset à faire appel soit directement au lecteur « réel », soit à un lecteur fictif sous la forme épistolaire. Musset semble donc conscient de l'écart qui existe entre l'écriture et la lecture de par sa volonté à constamment chercher à influencer l'acte de lecture. Nous pouvons rapprocher cette conception de certaines idées développées par Wittgenstein, qui considérait la lecture comme une « expérience de guidage » (113). Pourtant, le philosophe posait certaines questions bien précises par rapport à la chose:« Y a-t-il du sens à dire que ma douleur est identique à la sienne? » (139) ou « Qu'est-ce qui vaut ici comme critère d'identité? » (138).

C'est à cette question somme toute fort romantique que Musset, il nous semble, tente de répondre avec son esthétique. La catharsis sert précisément cette fonction dans ses mains.  Parmi les mécanismes de cette rhétorique, l’aspect éthique de la persuasion se fait entre autres par des appels aux lecteurs. Ainsi, dès les premières lignes de sa nouvelle « Emmeline », Musset inscrit son récit dans une collectivité  ̶ « Vous vous souvenez sans doute, madame, du mariage de mademoiselle Duval » (Musset, 1960, 374)  ̶  et met en place une zone de confiance par l'acte épistolier. Mais cette formalité sert de vecteur à un contenu latent. C’est la perception du récit que Musset influence en agissant de la sorte. Il en est d'ailleurs conscient, puisqu’il écrit plus loin : « Pardonnez, madame, ces détails puérils, qui, après tout peignent une enfant gâtée » (377).

Musset illustre donc un Je qui, comme le note Frank Lestringant dans sa biographie, est une sorte de « multitude » (Lestringant, 1999, 28), en ce que le poète y apparait, mais sans y être le sujet unique ou prépondérant. De plus, Claude Duchet, dans un article sur Musset et la politique, écrit que le « Je problématique de Musset a besoin pour se connaître d’être reconnu, et, par conséquent, de la médiation d’un Nous » (Duchet, 1973, 81). C’est ainsi que l’acte de lecture devient acte de reconnaissance, et que la vérité, un peu comme chez Platon3, devient réminiscence, d’où le « vous vous souvenez sans doute madame » (Musset, 1960, 374). La lecture actualise donc cet acte en puissance produit par la rhétorique performative de la catharsis. C’est en ce sens que Patrick Née souligne le fait que

l’idée n’est pas seulement dans le “rêve” de l’artiste : prisonnière du marbre comme l’âme l’est du corps, c’est par forza di levare (selon le principe d’Alberti repris par Michel-Ange) c’est-à-dire par l’attaque du ciseau qui “entrouvre” la matière, qu’elle en “sort” (Séginger, 2012, 132).

 Ou comme l'écrivait Wittgenstein : « Ici nous pourrions également dire que le sentiment donne de la vérité au mot » (Wittgenstein, 2004, 209).

Toujours dans « Emmeline », Musset donne un exemple de ces images qu’il dissimule sous le tapis lorsqu’il s’adresse au lecteur comme suit : « Emmeline, sur le sujet de l’amour, a été muette toute sa vie; je me trompe peut-être, mais je crois que la raison de son silence, c’est qu’elle ne peut parler de rien sans en plaisanter, et qu’elle ne veut pas plaisanter là-dessus » (Musset, 1960, 382). Musset se sert alors d’Emmeline pour travestir une idée qu’il défend dans plusieurs de ses récits, à savoir qu’on ne badine pas avec l’amour. Par la logique du proverbe ici, Musset transforme son Je en un Nous fictif (dans le récit), mais aussi dans un Nous réel en renvoyant ses lecteurs vers une autre de ses œuvres. Les mots viennent en quelque sorte « chargés de désirs » (Wittgenstein, 2004, 139), et ceux-ci instaurent un climat de familiarité. Musset prépare ainsi l’effet à venir, qui garantira la valeur esthétique de l'œuvre, en s'appuyant fortement sur un langage dépendant de sa fonction idéologique, que Gérard Genette définit « comme des interventions, directes ou indirectes, du narrateur à l’égard de l’histoire et [pouvant] aussi prendre la forme didactique d’un commentaire autorisé de l’action » (Genette, 1972, 262-263).

Cette alternance entre le Je et le Nous, entre la fiction et le vrai, Musset la travaille dans « Les deux maîtresses » avec une rhétorique similaire : « Vous voyez madame, que notre étourdi fait comme tous les hommes : ne pouvant se corriger de sa folie, il tentait de lui donner l’apparence de la raison. » (361) Le rapport de la folie d’un seul à celle de tous les hommes, c’est l’illusion de la raison et la manière de procéder de Musset. C’est la même déraison qui servait plus tôt de vérité poétique. C’est ainsi que Musset peut écrire qu’en « avançant dans la vie, Valentin devint à la fois plus sage et plus fou » (Musset, 1960, 326). L'introduction des « Deux maîtresses » va d'ailleurs dans le même sens que la nouvelle précédente: « Croyez-vous, madame, écrit Musset, qu’il soit possible d’être amoureux de deux personnes à la fois? Si pareille question m’était faite, je répondrais que je n’en crois rien. C’est pourtant ce qui est arrivé à un de mes amis, dont je vous raconterai l’histoire afin que vous jugiez vous-même. »(321)

L’aspect subjectif du ressentir, par le biais de cet appel éthique à la reconnaissance, produit ce type de vérité intersubjective. Musset peut ensuite ancrer son récit, qu’il présente comme vraisemblable, autour d’un imaginaire de l’amour ne dérogeant pas au respect simultané qu’il accorde à ses deux objectifs, représenter le concret historique et son abstrait. Il opère pour ainsi dire tout comme Valentin, qui, « au lieu de choisir, [prend] les deux partis » (326). Il ne s’agit au fond que de trouver la langue parfaite afin d’en coordonner l’harmonie. Dans « Les deux maîtresses », le poète français l’écrit textuellement : « Devenir amoureux n’est pas le difficile, c’est savoir dire qu’on l’est » (331). C’est pourquoi

en général lorsqu’il s’agit de justifier un double amour, on a d’abord recours aux contrastes. L’une était grande, l’autre petite; l’une avait quinze ans, l’autre en avait trente. Bref on tente de prouver que deux femmes qui ne se ressemblent ni d’âge, ni de figure, ni de caractère, peuvent inspirer en même temps deux passions différentes (321).

Et c’est là que se trouve tout l’enjeu des récits de Musset, c’est la rhétorique qui réunit le disparate, qui rend l’amour immortel en faisant une perle d’une larme.

Cependant, le type de langage employé doit évoquer quelque chose chez le lecteur, sinon tout est perdu. Le statut de ces types de preuves rhétoriques bascule donc vers celui d’épreuve. Sa valeur critique n’est valide qu’à condition de se confirmer au sein du répertoire émotionnel. La vérité ainsi définie ne peut donc être qu’effective. Il s’agit d’une rhétorique cherchant à faire transiter la parole individuelle au niveau collectif, sinon il ne lui est concédé aucun auctoritas. C’est, à l’inverse, la raison pour laquelle raconter l’amour, pour Musset, c’est raconter l’Histoire. Selon ces modalités, le rôle du poète peut se rattacher à celui de l’historien. Sous le biais de sa neutralité, il peut raconter des histoires invraisemblables et tout de même prétendre à leur véracité :

Voilà, direz-vous, une idée bien folle, et surtout, bien peu vraisemblable. [...] mais je dois ajouter, pour l’acquis de ma conscience, que je ne me charge, sous aucun prétexte d’éclaircir des idées de ce genre. Il y a des gens qui supposent toujours, et d’autres qui ne supposent jamais; le devoir d’un historien est de raconter et de laisser penser ceux qui s’en amusent (348).

Ce n’est donc que dans la vraisemblance des sentiments que peut se créer l’illusion d’un vrai, d’une image commune avec le lecteur, dont il dépend absolument.

Puisque Musset insère un narrateur hétérodiégétique dans son récit, il nous permet d’appréhender le déploiement de deux images simultanées, en fonction du niveau d’implication de ce dernier : la première vise le lecteur en quête de réalisme; la seconde, le lecteur recherchant le beau. L’interstice, l’indétermination entre les deux, que le pronom vous permet de par son ambiguïté quantitative et par rapport au lecteur auquel il renvoie, a pour résultat de faire une œuvre ouverte, laissant à loisir la place au(x) lecteur(s) réel(s) et fictif(s). Plus ce dernier peut trouver sa place au sein du texte, plus la performance est réussie. Le récit se clôt d’ailleurs sur le dialogue de Valentin avec sa mère, dans lequel celui-ci dit : « Je me demandais qui doit nous rendre heureux, de l’amour ou du plaisir; j’avais oublié l’amitié. Je ne quitterai pas mon pays, et la seule femme à qui je veuille ouvrir mon cœur est celle qui peut le partager avec vous. » (Musset, 1960, 373) Cette réplique finale, de par l'absence de réponse claire, laisse tout le champ libre au lectorat.

Nous conclurons alors sur le caractère apriorique et apodictique que revêtent les passions lorsqu'elles sont maniées par le dramaturge. Si Musset confronte son lecteur, c’est pour se donner raison et s’inscrire comme auctor du discours. C’est une rhétorique qui prend la forme d’une confession, mais aussi celle d’une spéculation idéaliste. La vérité historique sert de matériau pouvant donner forme, mais surtout encadrer une autre idée, celle des émotions comme critères esthétiques intemporels. Musset ouvre donc un espace d’indétermination critique permettant au lecteur d’y inscrire ses propres passions qui deviennent alors les images littéraires contenues dans le texte. Cette mécanique procède à l'instar de Camille, d’On ne badine pas avec l’amour, qui avoue à Perdican que « dans tous les récits de Louise, toutes les fictions de [s]es rêves portaient [la vraisemblance de Perdican] », parce qu’il « était le seul homme qu’elle eusse connu et qu’en vérité, elle l’aimait » (Musset 1958, 359). C'est dire qu'il importe peu que le texte de Musset se déroule à Venise ou en France, au XVIIe ou au XIXe siècle. Il s’agit avant tout de lieux au seins desquelles les passions, « les larmes de joie et les larmes de désespoir » (361), peuvent se réactualiser et prouver sans fin qu’elles affectent le lecteur, en dehors de leur représentation à proprement parler. Le pari de Musset consiste à transformer le vrai en vraisemblable, et donc en beau, grâce à l'effet engendré. La rhétorique mussetienne harmonise ainsi la triade vraisemblable-vrai-beau en l’alignant sur celle de l’auteur-texte-lecteur et organise de ce fait une véritable thérapeutique du langage poétique et des critères esthétiques. La catharsis devient au final une sorte de critique, au sens kantien, d'une raison littéraire, c’est-à-dire son tribunal.

 

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Pour citer cet article: 

Diaz-Brosseau, Jordan. 2016. «La vérité en effet. Critique et catharsis dans l’œuvre de Musset», Postures, Actes du colloque « Réfléchir les espaces critiques : consécration, lectures et politique du littéraire », n°24, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/diazbrosseau-24> (Consulté le xx / xx / xxxx).