Introduction - La proie de l'histoire

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I.

Il n’est pas inutile, tant ces querelles sont anciennes, de rappeler le jugement qui est à l’origine du conflit entre littérature et historiographie. Après l’exclusion des poètes de la cité platonicienne au livre x de la République, Aristote réaffirmait, à l’encontre de son maître, la dignité de la fiction narrative, mais au prix d’une critique sévère de la pratique des historiens. Selon lui, l’histoire (historia) demeurait prisonnière de l’ordre des faits, ne sachant représenter que la banalité du particulier et ne parvenant pas à s’abstraire de la contingence du réel. La poésie (poièsis) dépassait quant à elle ce plat reflet des vérités factuelles en soumettant ses intrigues aux lois de la nécessité et de la vraisemblance. Appliquant le postulat selon lequel il n’y a de connaissance que du général, Aristote préférait à la passion historienne l’inspiration poétique, la jugeant plus philosophique en ceci qu’elle accède aux lois à partir desquelles se trame le devenir des hommes1. On comprend que les défenseurs de la vérité historique y aient vu une incohérence dans le parcours rigoureux d’un philosophe par ailleurs réaliste et que les partisans de la fiction littéraire, sans toujours saisir les motifs de ce jugement, s’en soient satisfaits comme d’une revanche à peu de frais contre l’intolérance usuelle de la philosophie à leur endroit.

Le jugement d’Aristote ne révèle sa signification que si l’on revient à l’argument anthropologique qui soutient l’ensemble de sa réflexion sur les arts du récit et qui devrait, encore aujourd’hui, être médité. De même que la Politique définit l’homme comme un animal doté non seulement de la voix (phonè), mais encore d’un langage articulé (logos) lui permettant de discerner le juste et l’injuste, la Poétique tient l’homme pour un animal capable de raconter. Aristote y affirme que la tendance à l’imitation (mimèsis) est naturelle à l’homme et qu’à travers elle s’opère, dès l’enfance, un apprentissage qui procure plaisir en satisfaisant son penchant inné pour la sagesse2. Les arts de l’imitation étant nombreux, à chacun revient un enseignement distinct, qui correspond à la spécificité de son objet. Puisque le récit est représentation des actions humaines par le langage, la connaissance produite par la narrativité est une connaissance de l’agir des hommes, ainsi que du complexe des déterminations qui, en chaque situation, circonscrivent le champ des possibles. L’homme agissant se comprendrait à travers l’homme racontant parce qu’il n’y aurait de savoir de l’action que là où le récit lui donne forme, figure et sens en la portant au langage. On peut inférer de cet argument que la distinction entre littérature et historiographie relève davantage de l’éthique que de l’épistémologie et qu’elle engage moins une recherche de la vérité factuelle qu’une connaissance des schèmes de l’action. Poièsis et historia représentant deux avatars de l’art du récit, leur partage ne dépend ni de la narrativité ni du langage qui lui donne corps, mais des savoirs différents qu’elles sont aptes à produire. La connaissance de l’action engendrée par le récit fictionnel serait supérieure parce qu’elle porterait non seulement sur ce qui fut, mais sur ce qui peut être. Là où la poièsis prendrait le large en direction des horizons possibles, l’historia et ses récits factuels demeureraient confinés à l’espace étroit des passés avérés.

II.

L’historien Carlo Ginzburg est récemment intervenu dans ce débat à partir d’une relecture audacieuse d’Aristote. À bon droit, il rappelle, d’une part, qu’il serait insuffisant de résumer le jugement aristotélicien à une liquidation sans appel de la portée cognitive de l’historiographie et, d’autre part, qu’il importe de prendre en considération les commentaires de la Rhétorique qui rendent à l’historia ses lettres de noblesse. Aristote y définit en effet l’historia comme une démarche de connaissance à part entière, fondée sur l’interprétation des traces et des indices et relevant, tout comme la poièsis, d’une logique de la vraisemblance et de la nécessité que seul le langage permet d’atteindre3. La mise au point de l’historien italien, en plus de délester l’historiographie de son discrédit, permet de déplacer le cœur du débat en dépassant l’opposition traditionnelle entre récit factuel et récit fictionnel. En agençant les actions des hommes en une intrigue, l’historia aurait elle aussi recours à un savoir conjecturel : l’historiographie traiterait de ce qui fut par le biais d’une reconstruction informée par ce qui peut être. Les lois de la vraisemblance et de la nécessité ne seraient pas propres à l’intrigue de fiction, mais se retrouveraient dans toute démarche historienne. Cette hypothèse trouve son allégorie dans une fable des origines qui associe les premiers narrateurs de l’humanité aux chasseurs d’autrefois.

Pendant des millénaires l’homme a été un chasseur. Au cours de poursuites innombrables il a appris à reconstruire les formes et les mouvements de proies invisibles à partir des empreintes inscrites dans la boue, des branches cassées, des boulettes de déjection, des touffes de poils, des plumes enchevêtrées et des odeurs stagnantes. Il a appris à sentir, enregistrer, interpréter et classifier des traces infinitésimales comme des filets de bave. Il a appris à accomplir des opérations mentales complexes avec une rapidité foudroyante, dans l’épaisseur d’un fourré ou dans une clairière pleine d’embûches. Des générations et des générations de chasseurs ont enrichi et transmis ce patrimoine de connaissances. Faute de documentation verbale à rapprocher des peintures rupestres et des objets fabriqués, nous pouvons recourir à des fables qui nous transmettent parfois un écho, même tardif ou déformé, de ce savoir des chasseurs d’autrefois. Trois frères (raconte une fable orientale, que l’on retrouve parmi les Kirghiz, les Tatars, les Hébreux et les Turcs) rencontrent un homme qui a perdu son chameau — ou, dans d’autres variantes, un cheval. Sans hésiter ils le lui décrivent : il est blanc et aveugle d’un œil, il porte deux outres sur le dos, l’une pleine de vin et l’autre d’huile. Ils l’ont donc vu? Non, ils ne l’ont pas vu. Aussi sont-ils accusés de vol et jugés. Pour les frères c’est le triomphe : en un éclair ils démontrent comment des indices insignifiants leur ont permis de reconstruire l’aspect d’un animal qu’ils n’avaient jamais eu sous les yeux. Les trois frères sont évidemment dépositaires d’un savoir relatif à la chasse (même s’ils ne sont pas chasseurs). Ce qui caractérise ce savoir, c’est la capacité à remonter, à partir de faits expérimentaux apparemment négligeables, à une réalité complexe qui n’est pas directement expérimentable. On peut ajouter que ces faits sont toujours disposés par l’observateur de manière à donner lieu à une séquence narrative, dont la formulation la plus simple pourrait être « quelqu’un est passé par là ». Peut-être l’idée même de la narration (distincte de l’enchantement, de la conjuration ou de l’invocation) est-elle née pour la première fois dans une société de chasseurs, de l’expérience du déchiffrement d’indices minimes. […] Le chasseur aurait été le premier à « raconter une histoire » parce qu’il était le seul capable de lire, dans les traces muettes (sinon imperceptibles) laissées par sa proie, une série cohérente d’événements4.

Comme toute fable des origines, celle-ci contient sa part de vérité. En effet, chaque historien s’empare de traces, de signes, d’indices et, à partir d’eux, produit une connaissance de ce passé dont il est le chasseur. En quête d’une proie toujours déjà enfuie, il traque ce qui s’est absenté du champ du visible et reconstitue le récit vraisemblable d’un passage éphémère. Mais sans doute Ginzburg aurait-il pu substituer à la traque d’une bête la chasse de l’homme par l’homme. Car la guerre, qui exige elle aussi de scruter les mouvements de l’ennemi par la médiation des traces sur le sol, des gouttes de sang dans la plaine ou des objets épars sur le lieu d’un campement déserté, illustre mieux l’hypothèse aristotélicienne selon laquelle le récit est la représentation de l’action de l’homme. Mais surtout, on peut s’étonner que Ginzburg décrive le savoir transmis par des générations de chasseurs comme un savoir désintéressé. N’est-il pas vrai que l’on ne traque sa proie que pour la capturer? Le récit du passage de la bête n’est pour le chasseur que le prélude à une action ultérieure grâce à laquelle l’animal sera pris au filet et mis à mort. La remarque est essentielle : c’est justement là que selon Aristote passait la ligne de partage entre historia et poièsis. À l’historiographie, le philosophe confiait la simple connaissance de ce qui fut; à la littérature, la connaissance de ce qui demeure toujours possible et surtout qui peut éclairer une action à venir. Si l’historia fondait un savoir sur le passé, la poièsis, en circonscrivant un faisceau de pratiques vraisemblables, engageait un savoir-faire utile au présent, voire à l’avenir. Ainsi, en écoutant l’aède qui récitait l’épopée des héros de naguère ou en assistant à la représentation tragique, le destinataire du muthos apprenait à vivre et à agir. Autrement dit, si la fable du chasseur rappelle que les lois de la vraisemblance et de la nécessité sont au cœur de l’historiographie, elle exclut cependant du récit historique ce qui, selon la conception aristotélicienne de la narrativité, engage une éthique de l’action orientée vers ce qui reste à accomplir. Si l’animal qui raconte est comparable au chasseur, c’est bien qu’il tire du récit un enseignement qui relance sa course vers une proie qu’il n’entend pas laisser s’échapper.

III.

À partir de Nietzsche et tout au long du xxe siècle, on accusa l’historiographie de n’être en mesure que « de conserver l’histoire et non pas de l’engendrer5 ». Avec le déclin des Lumières, la doctrine de l’historia magistra vitae, selon laquelle le passé éclaire l’avenir, a en effet été délaissée par les historiens. Désormais, l’historiographie devait se tourner vers le passé en lui-même, sans égard pour les exemples que l’on pouvait en rapporter. L’historien moderne traverse le fleuve des morts, selon la formule de Michelet, pour rendre aux disparus leurs voix et restituer leurs gestes, mais sans préjuger de ce qui, de ce passé ressuscité, contribue à définir les cadres de l’agir de ses contemporains. La fable de Ginzburg illustre cette culture historienne que fustigeait Nietzsche puisqu’elle isole la séquence narrative du chasseur des actions ultérieures qu’elle devait informer. À cet égard, on pourrait lui opposer la fable du philosophe et écrivain Jean-Pierre Faye. Commentant un texte historiographique de la fin du xviiie siècle, les Observations sur l’histoire de France de Mably, il raconte que des chasseurs ont un jour traversé un cours d’eau pour la toute première fois alors qu’ils poursuivaient une bête et que, revenus parmi les leurs, ils ont raconté leur expédition avec une telle conviction que des actions jusqu’alors inimaginables sont soudainement apparues possibles.

Au commencement étaient les Palus Méotides, ou la mer d’Azov comme on dit maintenant. Là chassaient les jeunes Huns, des Huns d’avant Attila; mais la biche qu’ils poursuivaient traversa un marais, jugé auparavant infranchissable. Et en suivant leur proie, poursuit le narrateur, ils furent étonnés de se trouver dans un nouveau monde. Qu’arrive-t-il alors? « Ces chasseurs impatients de raconter à leurs familles les merveilles qu’ils avaient vues, retournèrent dans leurs habitations; et les récits par lesquels ils piquoient la curiosité de leurs compatriotes devoient changer la face des nations. » Car jamais peuple, précise encore le narrateur, ne fut plus terrible que les Huns. Ce narrateur d’ailleurs ne s’étonne guère de ce qu’il vient de raconter ici. Car il a hâte de voir les Huns s’avancer dans la Germanie, en provoquant ce qu’il appelle assez curieusement une révolution : la traversée du Rhin par les Francs. Avec les conséquences qui ont suivi : écroulement de l’Empire romain, établissement d’une certaine monarchie franque ou française, que pour sa part il est impatient de critiquer, et cela par la seule façon de la raconter. Ce faisant et à son insu il va contribuer à déclencher une révolution, non plus franque cette fois, mais française. […] Qu’il s’appelle l’abbé de Mably importe assez peu (c’était d’ailleurs un faux abbé). […] Et si le dangereux abbé ne s’en étonnait guère, on peut s’étonner de sa narration. Car elle commence — par un récit. Et surtout, elle fait tout commencer par lui : on le voit venir de très loin, tiré par l’impatience de raconter, et tirant derrière lui — les Huns. Tirant derrière lui l’Histoire, ou l’action. L’action qui va écorcher. Bien entendu, ce commencement-là ne va pas plaire : on lui opposera que c’est bien plutôt la biche qui a commencé… Ou ses chasseurs du moins. Mais suivre la proie à travers l’eau, cela se faisait déjà chez les loups. Ce que Mably le narrateur appelle ici l’événement imprévu, c’est tout d’abord de revenir raconter. Et contrairement aux abeilles et à leur message dansé, de revenir raconter le non déjà-vu. Et que ces récits-là puissent « changer la face » des choses; en recommençant, sur un autre registre, l’action. L’action de passer6.

La fable est complexe, comme repliée sur elle-même en un entrelacs de récits. Une banale expédition de chasse, une première fois racontée, aurait poussé une peuplade à entreprendre une migration qui allait entraîner la conquête de la Gaule ainsi que la fin de l’Antiquité latine et qui, racontée une seconde fois par un historien, quinze siècles plus tard, allait paver la voie à une révolution qui provoquerait l’écroulement en France de l’Ancien Régime. Traquant la biche, quelques hommes, par une enfilade de récits, auraient fait de l’histoire leur propre proie — non pas seulement l’histoire advenue, telle qu’elle peut être remémorée ou fabulée, mais l’histoire à venir, l’histoire à faire. D’abord par la bouche des chasseurs, puis par la plume d’un historien, leur récit aurait par deux fois changé la face du monde en redéfinissant, à chaque occurrence, les horizons d’attente des hommes qui en étaient les destinataires. Par sa fable, Faye nous rappelle, conformément à l’hypothèse aristotélicienne, qu’un récit n’est pas seulement une manière de connaître le passé, mais aussi un art du langage qui donne forme à l’avenir en établissant des protocoles d’action, en proposant des schèmes de l’agir, en détournant la mémoire du seul passé pour l’orienter vers un avenir possible. Les Huns qui reviennent dans leur terre natale ne sont pas seulement riches d’expériences antérieures qu’ils peuvent relater, mais riches des expériences auxquelles le récit fait signe dans les lointains du temps, comme si elles apparaissaient, une fois dites, comme autant d’avenirs à investir. La chasse à l’histoire n’a pas pour proie les seuls temps d’hier, mais aussi les temps de demain. Voilà peut-être ce qu’Aristote, dans sa Poétique, cherchait à rappeler aux premiers praticiens grecs de l’historia : souvenez-vous que la connaissance de l’action des hommes est vaine si elle ne permet pas, par la médiation des temps, de désigner l’espace présent et futur de son action. On remarquera enfin que la fable de Faye déplace à nouveau le partage entre la littérature et l’historiographie, puisque la question n’y est pas de savoir qui dit vrai de l’historien ou de l’écrivain, ni de déterminer les régimes de vérité selon les genres du récit, mais de prendre la mesure des effets de la narrativité sur le monde. Comment, en racontant ce qui n’est plus ou ce qui ne fut jamais, contribuer à rouvrir l’avenir qui demeure par nature opaque, voilé par le poids des habitudes? Par quelles ruses dignes d’un chasseur contribuer à cette connaissance vive de l’agir dont si longtemps la narrativité a transmis la mémoire? Poser ces questions, ce n’est certes pas respecter la lettre du jugement aristotélicien sur la précellence de la poièsis, mais c’est néanmoins demeurer fidèle à la puissance éthique que la Poétique attribue à l’animal qui raconte — cet animal qui, dosant inégalement le vrai et le vraisemblable, parvient à travers le récit à réinventer  le devenir du monde en trafiquant de l’avenir avec du passé. Si le récit, comme le veut la fable des chasseurs, naît du décryptage des traces d’un passage, il produit à son tour des signes par lesquels le présent et l’avenir deviennent dicibles. Or cette puissance qu’a le récit de faire l’histoire et non seulement de la relater, rien ne nous dit que les écrivains en usent mieux que les historiens. Encore faut-il que le narrateur se veuille braconnier et qu’il résiste, par son impatience, aux sirènes de la seule fête du langage et au mirage d’un passé mort auquel aucun avenir n’est assigné. Sinon, historien ou écrivain, il laisse s’échapper la proie toujours vive qu’est pour lui l’histoire de demain.

 

Pour citer cet article: 

Hamel, Jean-François. 2008. «Introduction : La proie de l’histoire», Postures, Dossier «Les écritures de l’Histoire», n°10, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/hamel-10> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Hamel, Jean-François. 2008. «Introduction : La proie de l’histoire», Postures, Dossier «Les écritures de l’Histoire», n°10, p. 13-19.