Au départ, c’est le titre À la recherche de la vérité que Marcel Proust avait pensé donner à son œuvre maitresse. Beaucoup moins littéraire et poétique que celui qui est demeuré (À la recherche du temps perdu), cette première idée avait le mérite de refléter le thème abordé tout au long de ce qu'il est convenu d'appeler la « saga proustienne ». Toutefois, si c’est bien une quête de la vérité que le narrateur entreprend, il reste qu’un retour dans le passé s'avère la seule façon d’y accéder; le présent, par sa fugacité et son impossibilité à être fixé, ne permet pas le recul qu’exige toute analyse ou introspection. Ainsi, la vérité que le narrateur recherche se cache forcément dans un « temps perdu », temps du souvenir, auquel Marcel n'aura accès qu'au moment de la Révélation, celui où le gout d'une madeleine fera surgir en lui la nostalgie du déjà-vu, du déjà-gouté. Le temps, par son passage, vient alors créer une fragmentation des moi, qui rend possible une pluralité de visions malgré les limites qu'impose un narrateur à la première personne du singulier. La Recherche s'organise donc selon une multiplicité de points de vue, de sorte qu’un même évènement revêtira des significations diverses et qu'une même personne sera perçue sous des angles différents. Marcel apparait de fait comme ayant plusieurs âges à la fois : il est, d'une part, le vieux qui raconte et, d'une autre, l'homme, plus ou moins jeune selon l'époque, qui vit l'expérience racontée. Mais la fragmentation n'est jamais nette, et l'histoire du jeune Marcel, qui puise sa matière dans de vrais souvenirs d'enfance, se teinte des perceptions de son narrateur, beaucoup plus âgé. Ainsi, il y a scission entre le narrateur (Marcel racontant l'histoire) et le personnage principal (Marcel vivant l'histoire), mais il y a encore de nombreux moi, qui vivent et meurent au fur et à mesure que les années passent. Enfin, les personnages qui évoluent aux côtés de Marcel subissent cet effet de filtre, puisque leurs actions sont puisées dans le souvenir, mais éclairées par leur avenir, leur devenir. Ce sont tous ces facteurs qui, amalgamés, poseront l’importance d’une fragmentation de l’être selon les âges à travers l’œuvre de Marcel Proust.
Qu'on lui confère ou non une valeur autobiographique, il reste que la saga proustienne se construit d'abord autour du souvenir d'enfance, dont la corrélation avec le récit de rêve n'est plus à faire depuis l'arrivée de la psychanalyse1. Dans les deux cas, le fait que la narration se base sur un processus de remémoration introduit une forte symbolique inconsciente, et, si Sigmund Freud consent à la croyance populaire « qui veut que le rêve [ou le souvenir aient] tout de même un sens » (Freud, 1988 [1901], p. 48), il n’admet pas l’idée que ce sens soit commun, que l’on puisse établir une table des significations où, par exemple, l'argent serait toujours représenté par un éléphant. Ainsi, l'analyse du souvenir, comme celle du rêve, se concentre davantage sur la manière dont les choses sont racontées que sur l'histoire elle-même.
Dans le cas de la Recherche, pour Marcel, il ne s’agit pas d’écrire au fur et à mesure ce qui est vécu, mais de vivre d’abord, pour écrire ensuite. Aussi un tri doit-il être fait pour ne conserver que ce qui semble important, marquant. À ce sujet, Freud explique que le cerveau fonctionne de façon sélective, en établissant « une relation constante entre la significativité psychique d’une expérience vécue et son adhérence à la mémoire », et ajoute que « ce qui, en vertu de ses effets immédiats ou survenus peu après, apparait important […] est noté; ce qui est estimé inessentiel est oublié » (Freud, 1998 [1899], p. 531). On pourrait dire, en gardant en tête les théories d’Eco sur le lecteur2, que tout texte fonctionne sur ce principe, c’est-à-dire que l’auteur a des limites d’espace à respecter (comme la mémoire) et qu’il doit pour ce faire accepter de négliger certaines données. Cela dit, avec l'écriture du récit de vie à laquelle s'adonne Marcel, une double coupure s’impose : pour qu’un évènement soit décrit, il faut d’abord que l'auteur l'ait gardé en mémoire, puis qu'il ait choisi de le raconter. Et bien qu'on s'attendrait à ce que le souvenir éloigné soit vague et imprécis, on constate chez Proust qu'il gagne en précision grâce à son modelage, trahissant, à force de détails, une part d’invention. Pour Freud, il s'agit justement de la clé de l'anamnèse :
Parmi les souvenirs infantiles d’expériences vécues importantes qui entrent en scène avec une précision et une netteté égales, il y a quantité de scènes qui, lorsqu’on a recours à un contrôle, – par exemple par le souvenir d’adultes – se révèlent falsifiées. Non pas qu’elles aient été inventées de toutes pièces; elles sont fausses dans la mesure où elles transportent une situation en un endroit où elle n’a pas lieu […], fusionnent ou permutent entre eux des personnages, ou bien se donnent à reconnaitre somme toute comme l’assemblage de deux expériences vécues séparées. (Ibid., p. 276.) 3
L'ajout d'éléments inventés dans la narration du souvenir est essentiel à la compréhension du narrateur proustien, car il révèle la dualité qui caractérise Marcel, à la fois jeune par ses actions et vieux dans les réflexions qu'il en tire. Ainsi, bien qu'il soit autodiégétique, une scission apparait entre le narrateur et le protagoniste : d’une part, nous avons un héros en quête de la vérité; de l’autre, un vieil homme qui est déjà parvenu à l’objet de cette quête, et dont le regard est affecté par des révélations auxquelles le personnage principal n’a pas encore eu droit. Certains épisodes ont donc eu lieu pendant l’enfance ou l’adolescence, mais la manière dont ils sont racontés est nécessairement teintée par la maturité du narrateur et sa connaissance d'évènements subséquents. Pour expliquer ce phénomène, Gérard Genette dira de la jeunesse de Marcel que, bien qu’elle soit « "chronologiquement" antérieure à la révélation du Temps retrouvé, elle lui est psychologiquement postérieure, et [que] cette ambigüité de situation ne peut manquer de l’altérer » (Genette, 1966, p. 59). Ainsi, le narrateur accordera de l’importance à des détails qui n’en avaient pas nécessairement à l’époque. Par exemple, si la « serviette raide et empesée » (Proust, 1988 [1918], p. 241) de l’hôtel de Balbec est évoquée au début du récit, ce n'est pas qu’elle avait de l’importance à cette période, mais plutôt que le narrateur sait qu’elle jouera un rôle au moment de la Révélation, lorsqu’il s’essuiera la bouche avec une serviette qui a « précisément le genre de raideur et d’empesé » (Proust, 1989 [1927], p. 175) de la première. Il semble donc que des détails soient présents tout au long de la Recherche non parce qu’ils marquent le protagoniste, mais plutôt parce qu’ils jouent un rôle dans son évolution.
De la même façon, la manière dont certains personnages sont présentés annonce souvent des vérités que Marcel, au moment où il rencontre ces gens, ignore encore. La fille de M. Vinteuil, par exemple, sera décrite étant enfant comme « ayant l’air d’un garçon », avec une « figure hommasse » et une « grosse voix » proférant des « propos de bon garçon étourdi » (Proust, 1987 [1913], p. 112). Or, tout porte à croire que Mlle Vinteuil ne serait pas dépeinte comme étant aussi masculine si la définition provenait réellement du Marcel de cette époque, plutôt que du narrateur qui la sait lesbienne. Mais la description est poussée plus loin encore du côté de l’homosexualité, car déjà on y retrouve ce passage, qui agit comme une prémonition à l’introduction de Sodome et Gomorrhe :
Malgré la silencieuse immobilité des aubépines, cette intermittente odeur était comme le murmure de leur vie intense dont l’autel vibrait ainsi qu’une haie agreste visitée par de vivantes antennes, auxquelles on pensait en voyant certaines étamines presque rousses qui semblaient avoir gardé la virulence printanière, le pouvoir irritant, d’insectes aujourd’hui métamorphosés en fleurs. (Id.)
Si le narrateur peut introduire le thème des insectes et des fleurs dans sa définition de Mlle Vinteuil, ce n’est que parce que la superposition de cette image à la relation unissant Jupien et M. de Charlus lui a apporté une compréhension de l’homosexualité. Ainsi, le portrait de Mlle Vinteuil apparait à un moment du récit où Marcel est encore enfant, mais elle présuppose déjà un savoir qui viendra plus tard. Ce passage agit donc comme un clin d’œil intertextuel du narrateur, mais qui ne peut être compris que par celui qui lit la Recherche pour la deuxième fois et connait déjà ce que Marcel découvrira. Ce faisant, la naïveté du protagoniste subsiste, car rien ne montre qu’il voit déjà l’homosexuelle en Mlle Vinteuil, mais le lexique permet d'anticiper ce que connait le narrateur. Il y a donc là apparition de deux moi distincts, qui se fusionnent pour réunir les différents âges de Marcel.
Malgré cette réunion, le personnage et le narrateur diffèrent l’un de l’autre : le premier manque de confiance en lui et vit de nombreux échecs, tandis que l’autre agit exactement comme si, ayant compris la vérité, il s’était figé dans le temps et était devenu immortel et inaltérable. À la différence du protagoniste, le narrateur connait l’avenir et, ayant reçu la Révélation qu’il attendait, semble se ranger du côté des dieux plutôt que des hommes : non seulement il comprend tout, mais il connait des détails auxquels il n’a aucune façon raisonnable d’avoir accès, de la même manière qu’un narrateur omniscient. Par exemple, la quasi-totalité de ce qui est raconté dans Un amour de Swann devrait lui être tout à fait étranger, se produisant à une époque où il n’était pas encore né. Pourtant, l’usage encore présent de la première personne (« Mon grand-père avait précisément connu […] la famille Verdurin » [Ibid., p. 196]) vient créer un contraste dans ce récit qui ne concerne en rien Marcel. Après tout, comment celui-ci peut-il savoir que « se sentant souffrant et triste depuis quelque temps […], Swann aurait aimé aller se reposer un peu à la campagne » (Ibid., p. 265)? Dans ces moments, le narrateur n’est plus vraiment Marcel, ou plutôt il n’est plus seulement lui. Comme il tient la plume, il peut se permettre, à l’inverse du héros, d’inventer des faits, d’ajouter des détails qui prendront leur sens lorsqu’ils seront mis en relation avec la vie du protagoniste. Mais, si le narrateur persiste à introduire la première personne du singulier dans des passages où il est évident qu’il ne joue pas un rôle réel, c’est justement pour servir cette fragmentation du moi. Selon Daniel Couty et Axel Preiss, « en feignant de ne pas anticiper sur le présent du héros, et de ne pas lui substituer sa propre expérience, le narrateur crée [...] une structure gigogne dans laquelle les divers je viennent s’emboiter comme autant d’étapes d’une expérience en fait unique » (Couty et Preiss, 2001, p. 1446). En intégrant à cette « structure gigogne » des détails personnels concernant d’autres personnages, le narrateur montre l’influence de ceux-ci sur son propre devenir, donc sur celui de Marcel. La fragmentation du moi parcourt ainsi toute la Recherche, même lorsqu’il n'y est pas directement question du protagoniste.
Si les autres personnages présents dans la Recherche sont aussi importants dans le processus de division des moi, c’est qu’ils constituent souvent soit des doublets du protagoniste, soit des êtres qui servent directement à représenter des parties distinctes de son existence. Car Marcel ne se divise pas qu’en héros et narrateur ; les phases de sa vie constituent elles-mêmes différentes facettes de lui-même dont le début et la fin s’organisent à travers le passage du temps. Évidemment, les différentes amours du narrateur joueront un rôle important dans la séparation de ces moi, créant en même temps une forme de répétition qui contribue à rassembler tous les « je » en un tronc commun. Ainsi, on peut dire qu’il y a les périodes « Gilberte » et « Albertine », qui, lorsqu’elles se terminent, représentent la suppression d’une part importante du narrateur; celui-ci donne alors l'impression de mourir pour se réincarner chaque fois plus vieux, s'acharnant « à un long et cruel suicide du moi qui en [lui-]même aimait Gilberte » (Proust, 1988 [1918], p. 180). Cela dit, longtemps après la fin de son amour pour Albertine, lorsque le narrateur est victime d’un quiproquos qui lui faire croire que cette dernière est toujours vivante, il précise qu’il « aurai[t] été incapable de ressusciter Albertine parce qu[’il] l’étai[t] de [se] ressusciter [lui]-même, de ressusciter [s]on moi d’alors » (Proust, 1989 [1925], p. 222). C’est donc réellement à un âge, une époque de sa vie, que sont associées les femmes qu’il a fréquentées, et qui ne sont pertinentes au récit que dans la mesure où elles servent cette quête de la vérité. Créant un effet miroir, il dira d'Albertine que « [s]on amour était moins un amour pour elle qu’un amour en [lui] » (Ibid., p. 138), de la même façon qu’il avait mentionné, en pensant à Gilberte : « on est toujours détaché des êtres : quand on aime, on sent que cet amour ne porte pas leur nom » (Proust, 1988 [1918], p. 180). La répétition qui règle les deux évènements fait voir qu’au-delà des différents moi persiste une forme d’individualité qui ne change pas, que celui qui aime reste, et que seul l’objet change.
Pourtant, jusqu’au moment de la Révélation, Marcel affirme prendre « mieux conscience de [s]es propres transformations en les confrontant à l’identité des choses » (Proust, 1988 [1922-1923], p. 510). La difficulté d’atteindre l’entité d’un moi unique est telle qu'il fragmente son existence non seulement en périodes temporelles, mais aussi en choses, en lieux, se demandant parfois à son réveil s’il n’est pas « une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles Quint » (Proust, 1987 [1913], p. 3). De même, lorsqu’il est trop endormi pour se rappeler dans quel lieu il se trouve, il se sent « plus dénué que l’homme des cavernes » (Ibid., p. 5), exactement comme si son existence, son individualité, ne se manifestait que par ce qui l’entoure. Pourtant, à force de chercher à réintégrer les traces de son passé, il constate que ces lieux physiques, en dehors du souvenir, sont en soi vides de sens :
J’avais trop expérimenté l’impossibilité d’atteindre dans la réalité ce qui était au fond de moi-même; que ce n’était pas plus sur la place Saint-Marc que ce n’avait été à mon second voyage à Balbec, ou à mon retour à Tansonville pour voir Gilberte, que je retrouverais le Temps perdu, et que le voyage, qui ne faisait que me proposer une fois de plus l’illusion que ces impressions anciennes existaient hors de moi-même, au coin d’une certaine place, me pouvait être le moyen que je cherchais. (Proust, 1989 [1927], p.183)
Au moment de la Révélation, le narrateur associe donc ses différents âges à des lieux et des gens, au point d’en oublier presque, dans son souvenir, qu'il était alors lui-même présent. Il cherche ses moi d’alors aux endroits auxquels il les associe, de la même façon qu’il s’imagine qu’il peut retrouver instantanément une fraction de sa jeunesse en croquant dans une madeleine. Or, Genette fait observer qu’il y a disparition de « la madeleine présente dès que surgit le souvenir de la madeleine passée » (Genette, 1966, p. 47), ce qui implique en un sens qu’il y a aussi disparition du « moi » de l’action dès qu’apparait le « moi » du passé, du souvenir. Ce dernier est d'ailleurs abstrait et éphémère, car il ne peut coexister avec le moi qui occupe déjà cette tranche du temps. Ainsi, le narrateur ne peut avoir à la fois dix ans et vingt ans, pas plus qu’il ne peut être à Combray et à Paris au même moment. À l’intérieur de lui, par contre, les moi gardent le souvenir des lieux, des gens et des choses.
Le protagoniste connait donc des changements dans le temps, associant ses différents « moi » à des objets et des évènements qui l’aident à se définir. Par contre, pour ceux qui l’entourent, la vérité que découvre Marcel ne modifie bien sûr en rien la perception qu’ils ont de lui. C’est à partir de là que les limites d’un narrateur à la première personne du singulier semblent en quelque sorte faire entrave au processus de fragmentation des moi, car Marcel ne peut se percevoir lui-même à partir du regard de son entourage. Toutefois, les autres personnages de la Recherche jouent ici un rôle important, puisque ce que le narrateur dira à leur sujet pourra être renversé et appliqué à sa propre personne. Ainsi, il est fréquent qu’une personne en devienne une autre au fil de l’œuvre, ou encore qu’elle revête différents masques. Roland Barthes parle d’un phénomène, fréquent dans le roman proustien, qui « conjoint dans un même objet deux états absolument antipathiques et renverse radicalement une apparence en son contraire » (Barthes, 1980, p. 34). Ainsi, Marcel connaitra pour la Berma d'abord l’idolâtrie, puis la déception et, enfin, une nouvelle admiration. Pourtant, le jeu de la comédienne ne change pas; c’est le regard de Marcel qui agit, selon son âge et l’état d’esprit dans lequel il est : « Mon impression, à vrai dire, plus agréable que celle d’autrefois, n’était pas différente. Seulement, je ne la confrontais plus à une idée préalable, abstraite et fausse du génie dramatique, et je comprenais que le génie dramatique c’était justement cela. » (Proust, 1988 [1921-1922], p. 42-43.) Ici, il y a fragmentation du narrateur, puisque deux âges différents lui proposent deux visions différentes, mais aussi de la Berma, qui peut être perçue comme une bonne ou une mauvaise comédienne selon la maturité du regard qui se pose sur elle.
Toutefois, c’est probablement avec Albertine qu’apparait le mieux cette fragmentation des moi selon le regard, d’abord parce qu’elle est dès le départ présentée comme ayant plusieurs visages, puis parce qu’elle cache tant de choses à Marcel qu’elle ne peut être découverte qu’au fil du temps, cette exploration se continuant même après la mort du personnage. En se questionnant sur la diversité des Albertine, le narrateur en vient inévitablement à se questionner sur ses propres agissements et est d’autant plus divisé qu’il s’adapte inconsciemment aux différentes façades de son amie :
C’est peut-être parce qu’étaient si divers les êtres que je contemplais en elle à cette époque que plus tard je pris l’habitude de devenir moi-même un personnage autre selon celle des Albertine à laquelle je pensais : un jaloux, un indifférent, un voluptueux, un mélancolique, un furieux, recréés non seulement au hasard du souvenir qui renaissait, mais selon la force de la croyance interposée, pour un même souvenir, par la façon différente dont je l’appréciais. […] Pour être exact, je devrais donner un nom différent à chacun des moi qui dans la suite pensa à Albertine : je devrais plus encore donner un nom différent à chacune de ces Albertine qui apparaissaient devant moi… (Proust, 1988 [1918], p. 507)
Albertine n’apparait donc pas réellement comme un tout, elle semble plutôt servir, par la diversité de ses versants, la fragmentation qui s’opère au sein du narrateur lui-même. Grâce à Albertine, de nouveaux moi apparaissent et viennent déconstruire en partie la personnalité que l'on connait au narrateur pour la reconstruire différemment par la suite. Le rôle qu'elle joue est complété par la compréhension qu'a le narrateur de « la différence qu’il y [a] entre ce que l’importance de sa personne et de ses actions est pour [lui] et pour les autres » (Proust, 1992 [1925], p.138), notamment lorsqu’il en montre une photo à Robert de Saint-Loup et que ce dernier est visiblement déçu par son manque de charme. Mais Saint-Loup lui-même avait été amoureux fou de Rachel, femme chez qui Marcel n'arrivait à voir que la prostituée qui l'avait courtisé par le passé. Les personnages, même en dehors du narrateur, subissent donc les variations de l'âge dans le regard de qui les perçoit.
* * *
Ce qui fait la particularité de la Recherche et qui n'est certainement pas étranger au succès qu'elle a connu, c'est donc cette superposition de couches d'âge dans la construction du personnage de Marcel. Celui-ci est presque un vieillard au moment où il relate son histoire mais, pourtant, on l'oublie facilement au moment où il se demande, encore enfant, comment séduire la petite Gilberte. Immergé par son souvenir d'enfance, il parvient à nous faire croire que les émotions racontées, les sentiments vécus étaient tous aussi précis dans son esprit lorsqu'il n'avait pas même dix ans qu'ils le sont en fin de vie. De même, chaque personnage, chaque évènement est perçu à travers deux regards, celui du vieil homme et celui du protagoniste. On peut sans doute dire que cette dualité est à la base du talent reconnu à Proust pour la psychologie et l'analyse sociale, ou ce qui fut renommé, par Salvador Dali, son « instrospection masochiste et sa décortication anale et sadique de la société » (Dali, 2005 [1964], p.80). L'animosité du peintre, qui vante ses propres capacités d'analyste et de psychologue comme étant supérieures à celle de Proust (ibid.), est palpable, et, pourtant, il est étonnant de constater comme son œuvre autobiographique, qui comprend Journal d'un génie et La vie secrète de Salvador Dali, se rapproche par sa narration de la saga proustienne. Ainsi, lorsque Dali fait le récit de sa rencontre avec la jeune Gallutchka, son premier amour, on a tout à fait l'impression qu'il s'agit de Marcel voyant Gilberte pour la première fois, et ses souvenirs de jeunesse se teintent de cette paranoïa-critique venue après le succès, au même titre que ceux de Marcel sont influencés par sa mélancolie de fin de vie. Proust, par sa Recherche, a influencé l'écriture autobiographique même chez les plus rétifs. Et si Dali considère sa connaissance des travaux freudiens comme un avantage sur son prédécesseur (id.), on voit bien que Proust n'était pas en reste sur ce point, puisqu'il a instinctivement appliqué la théorie psychanalytique à sa narration du souvenir, qui se rapproche étrangement du récit de rêve. La madeleine agit sur Marcel comme le psychanalyste sur son patient, le forçant à se remémorer un passé depuis longtemps enfoui dans l'inconscient. L'ego, le ça et le surmoi ne sont pas évoqués, mais surgissent constamment, laissant voir que Proust, malgré son ignorance des travaux de Freud, avait aussi compris l'inéluctable fragmentation identitaire.
Barthes, Roland. 1980. « Une idée de recherche ». In Collectif – Recherche de Proust. Paris : Seuil, p. 34-39.
Couty, Daniel et Axel Preiss. 2001. « Marcel Proust ». In Jean-Pierre de Beaumarchais, Daniel Couty et Alain Rey. Dictionnaire des écrivains de langue française. Paris : Larousse, p. 1435-1446.
Dali, Salvador. 2005 [1964]. Journal d'un génie. Paris : Gallimard, 301 p.
______. 2002 [1942]. La vie secrète de Salvador Dali. Paris : Gallimard, 437 p.
Eco, Umberto. 1985 [1979]. Lector in fabula. Paris : Grasset, 314 p.
Freud, Sigmund. 1998 [1899]. « Des souvenirs-couverture ». In Œuvres complètes III. Paris : Presses universitaires de France, p. 254-276.
______. 2003 [1900]. Œuvres complètes IV. L'interprétation du rêve. Paris : Presses universitaires de France, 758 p.
______. 1988 [1901]. Sur le rêve. Paris : Gallimard, 146 p.
Genette, Gérard. « Proust palimpseste ». In Figure I. Paris : Seuil, 1966, p. 39-67.
À la recherche du temps perdu :
Proust, Marcel. 1987 [1913]. Du côté de chez Swann, Paris : Gallimard, coll. « Folio classique », 527 p.
______. 1988 [1918]. À l'ombre des jeunes filles en fleurs, Paris : Gallimard, coll. « Folio classique », 568 p.
______. 1988 [1921-1922]. Le côté de Guermantes, Paris : Gallimard, coll. « Folio classique », 765 p.
______. 1988 [1922-1923]. Sodome et Gomorrhe, Paris : Gallimard, coll. « Folio classique », 645 p.
______. 1988 [1923]. La prisonnière, Paris : Gallimard, coll. « Folio classique », 465 p.
______. 1992 [1925]. Albertine disparue, Paris : Gallimard, coll. « Folio classique », 364 p.
______. 1989 [1927]. Le temps retrouvé, Paris : Gallimard, coll. « Folio classique », 447 p.
Jacob, Carmélie. 2011. «Du moi fragmentaire d’À la recherche du temps perdu. Ou comment Marcel devint vieux lorsque son narrateur croqua dans une madeleine », Postures, Dossier « Vieillesse et passage du temps », n°14, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/jacob-14> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures, Dossier « Vieillesse et passage du temps », n°14, p. 13-23.