Survivance et revenance. Le survivre déborde à la fois le vivre et le mourir, les suppléant l’un et l’autre d’un sursaut et d’un sursis, arrêtant la mort et la vie à la fois, y mettant fin d’un arrêt décisif, l’arrêt qui met un terme et l’arrêt qui condamne d’une sentence, d’un énoncé, d’une parole ou d’une surparole.
Jacques Derrida, « Survivre », Parages, p. 153.
La vieillesse est d'ordinaire perçue comme étant la dernière étape de la vie, celle qui mène à l'ultime but : la mort. Elle s'inscrit dans une vision téléologique du temps, où chaque minute qui passe sert à conduire l’individu de plus en plus près de la fin. La vie prend ainsi la forme d'un segment, plus ou moins long, qui se déroule entre deux pôles opposés, naissance et mort, qui constituent l'avant et l'après de chaque vie humaine. Dans sa temporalité, l’existence est donc envisagée de manière binaire, comme c'est le cas pour le récit lorsqu'il est pensé en termes structuralistes. En effet, celui-ci se construit entre une origine et une fin qui, dans leur opposition, lui confèrent ses repères temporels principaux.
Néanmoins, tous les récits ne sont pas subordonnés à ce type de structure et certains offrent une occasion de réfléchir à la manière dont sont conceptualisés les objets narratifs et, de manière plus large, les catégories humaines. C'est le cas du roman Ciels liquides, d'Anne Garréta, que nous avons choisi d'analyser en regard de la structure narrative, qui déjoue les codes structuralistes et, par le fait même, met à mal ce que Judith Roof nomme l'heteronarrative. Le jeu que l'auteure opère sur la structure entraîne plusieurs effets, en particulier sur le personnage principal. Ce dernier apparaît comme un personnage liminal qui oscille constamment entre la vie et la mort, le début (la naissance) et la fin (le décès), et qui semble au bout du compte appartenir à un temps hors du temps, celui du fantôme, du spectre, qu’a tenté de saisir Jacques Derrida.
Dans son ouvrage Come As You Are - Sexuality and Narrative, notamment, Judith Roof tente de dégager la norme qui régit le récit. À l'aide d'une relecture des théories structuralistes et avec l'appui de nombreuses œuvres narratives, elle affirme que l'idée de récit est liée à celle de sexualité et que sa structure — ce qui en fait un récit, ce qui fait qu'on le reconnaît comme tel — est fondamentalement binaire et hétérosexuelle. Cette norme, elle la nomme l’heteronarrative, un concept qui exprime le lien d'inter-influence entre sexualité hétérosexuelle et récit structuraliste : « the heteronarrative [is] the ideological/structural link between the structure of narrative and the conjoinder of opposites understood as heterosexual that explains and produces binary gender. » (Roof, 2002, p. 50). Tout comme pour le genre, qui se voit limité dans sa définition à l'opposition féminin/masculin, le récit est pensé en termes d'oppositions semblables : début/fin, narrant/narré, adjuvant/opposant, forme/sens, etc. Au niveau de la structure, c’est l’opposition début/fin que nous analyserons dans le texte d’Anne Garréta; des limites que nous nommerons « bordures », car, comme le souligne Jacques Derrida, dans « Survivre », « [p]our aborder un texte […] il faudrait que celui-ci eût un bord » (Derrida, 1986, p. 125). Le début (la naissance) constitue donc la bordure supérieure du récit, alors que la fin (la mort) constitue sa bordure inférieure.
Comme nous l’avons mentionné plus tôt, le récit tel qu’on le connaît est construit d’une manière téléologique. Selon Judith Roof, cela confère à la fin le rôle primordial : le point final d'une série de causes et d'effets, la raison pour laquelle le récit aura eu lieu. Roof fait le parallèle avec les récits érotiques où l'orgasme est ce qu'il faut atteindre : de la même manière qu'un orgasme doit être produit par l'acte sexuel, quelque chose doit également être produit à la fin d'un récit. Sans cette production, le récit paraît insatisfaisant ou inachevé, et peut même ne pas être perçu comme un récit :
If there is no end we normally identify as an end - orgasm, death, marriage, victory, salvation, the production of something (insight, a child, another story, the story itself, knowledge, identity) - we ask, "Is that all there is?" and regard the apparently truncated story as ironic, as an unsatisfying failure, as a metanarrative commentary on narrative, or as no story at all. (Roof, 1996, p. 6.)
Le lien entre sexualité et récit est ici encore plus évident : le sens qu'on s'attend à y trouver, c'est la production de quelque chose. Sans cela, l'histoire paraît stérile.
Si, comme le prétend Judith Roof, la fin est présente dans le récit dès le début, qu'en est-il du début lui-même? Selon elle, la conception structuraliste implique la référence à une origine, une sorte de « proto-récit » qui détermine la structure narrative universelle, à un modèle ou une logique du récit. C'est cette origine que Roland Barthes tente d'esquisser, dans « Introduction à l'analyse structurale des récits » et qu’aucune définition structuraliste n’a réussi à expliquer, selon Roof :
Like the illogic of all originary arguments, the appeal to an originary, but undefined protonarrative enables the displacement of most of narrative's operative assumptions, avoiding any explanation or direct definition of what constitutes narrative in the first place. (Ibid., p. 46.)
Le récit s'explique donc par la référence à un récit originel qui n'a, lui-même, aucune définition autre que celle qui le renvoie au récit. Barthes l'exprime d'une manière semblable : « [...] international, transhistorique, transculturel, le récit est là, comme la vie. » (Barthes, 1977, p. 8.) Comme la vie, il s'explique par lui-même; auto-référenciel, il est sa propre origine. En d’autres mots, le récit, qui dépend d'un mystérieux « proto-récit » par lequel le sens est rendu possible, est en fait ce par quoi ce même « proto-récit » peut s'expliquer. Le début serait donc ce qui nous permet d’emblée de le reconnaître, ce qui réfère sans équivoque et dès le premier instant à l’idée de récit. En simplifiant au maximum, on pourrait conclure que le début du récit est le récit lui-même, c’est-à-dire ce qui permet à la fin d’avoir lieu.
Le récit d’Anne Garréta est, si l’on se fie à la couverture, un roman. Il est écrit en segments qui font alterner un passé (caractères romains) et un présent (caractères italiques), tous deux portés par la voix du personnage principal et narrateur, un « je » masculin anonyme. Dans les parties au passé, ce « je » narre la désagrégation de son patrimoine familial (une ferme) en même temps que sa perte du langage : en effet, le personnage perd complètement l’usage du langage, c’est-à-dire qu’il ne peut ni parler ni écrire, et qu’il ne réussit plus à déchiffrer ni l’écriture ni la parole. Suite à cette perte, on le suit dans les dédales de sa nouvelle vie, qui le conduisent à prendre l’identité d’un homme tout juste assassiné, à travailler dans une morgue et à vivre dans un des caveaux d'un cimetière. C’est à cet endroit qu’il fait la rencontre d’une personne dont il tombe amoureux. Un soir qu’il retrouve le corps aimé à la morgue, le langage lui revient d’un coup, « comme une averse », comme « une pluie enfin ruisselante » (Garréta, 1990, p. 123).
Intercalés dans cette histoire qui se déroule de manière chronologique, se trouvent les segments au présent, qui font état des pensées, sentiments et sensations du narrateur. Nous présumons que ces fragments peuvent être écrits, pensés ou même parlés dans un temps qui se situerait après l’histoire au passé. Cependant, ce présent se situe également alors que « je » est retourné à la ferme de son enfance, et qu’il s’est terré à la cave, entouré des objets de ses ancêtres.
Comme la fin est, selon Judith Roof, ce qui dès le début justifie le récit lui-même, nous commencerons notre analyse de Ciels liquides en nous attardant à la manière dont il se termine. Le dernier segment est au présent, en italique, et il est beaucoup plus long que les précédents. Il débute alors que « je », réfugié à la ferme familiale, a vu s’éteindre sa dernière ampoule électrique (« Nuit soudaine. ») et s’est retrouvé « [a]insi, condamné à la nuit » (ibid., p. 151). On le suit ainsi dans sa peur et ses questionnements, car « je » se demande si dehors aussi, une telle nuit règne; si dehors la fin du monde a eu lieu. Quand il finit par aller vérifier, il se retrouve dans un espace sans son ni lumière, tellement étouffé qu’il en perd les repères du haut et du bas et dégringole pour se retrouver exactement à son point de départ : dans sa cave, son « ultime séjour » (ibid., p. 174). Il se résigne donc à demeurer dans ce recoin épargné de la ferme, celui où sont entassés tous les objets qui ont survécu à la désagrégation et à la modernisation des lieux, et à attendre la mort : « Seul parmi ma brocante, je crèverai en ressassant l’inventaire, la décharge des temps anciens. » (Id.) C’est après cette prédiction que se trouve la toute fin du roman, la bordure inférieure.
Cette dernière partie du dernier segment débute par une phrase paragraphe, qui fait office d’annonce : « Ma nuit regorge de souvenirs et d’ustensiles. » (ibid., p. 175) Cette annonce, c’est celle de la liste qui va suivre, la liste de tous les objets qui entourent « je » et constituent désormais son monde. Cette liste est construite en paragraphes qui semblent chacun contenir un nombre d’objets appartenant à une certaine catégorie de souvenirs (religion, deuil, école, guerre surtout) et qui commencent tous par « Il y a ». Au vingt-sixième « Il y a », après quatre pages et demi d’énumération d’objets, la liste se rompt, se brise en plein milieu d’un paragraphe : « Il y a l’ovale émaillé d’un ci » (ibid., p. 180). Fin du roman, soudaine, sans même un point. Au premier abord, on peut y voir un jeu qui met en page la « truncated story » dont parle Judith Roof lorsqu’elle affirme qu’une histoire qui ne possède pas de fin telle qu’on la conçoit — c’est-à-dire la production de quelque chose — peut apparaître comme n’étant tout simplement pas une histoire (Roof, 1996, p. 6). En effet, le récit de Garréta ne produit rien, aucun mariage, aucune découverte identitaire, aucun terreau pour une éventuelle autre histoire. À la fin, tout ce qui reste, c’est le retour de « je » à la ferme de ses ancêtres, un retour qui s’effectue dans la solitude d’une « nuit éternelle » (Garréta, 1990, p. 152) et qui s’interrompt au fil d’une liste d’objets du passé qui pourrait très bien être, elle aussi, éternelle, sans fin. La seule chose qui y met fin, c’est cet apparent hasard qui la coupe au milieu d’un mot. La fin n’en est donc pas vraiment une, ne produisant rien et arrivant alors que les choses (la liste) ne sont, justement, pas encore finies. « Je » se trouve donc pris entre la vie et la mort : entre une vie qu’il n’a plus parce qu’il est confiné (enterré) à la cave où il a trouvé refuge, et une mort qui n’arrive jamais vraiment. Il devient donc difficile de cerner le personnage de « je », qui acquiert les attributs du spectre que Jacques Derrida a identifiés tout au long de Spectres de Marx. En effet, il « ne relève plus du savoir. Du moins plus de ce qu'on croit savoir sous le nom de savoir. On ne sait pas si c'est vivant ou si c'est mort » (Derrida, 1993, p. 26). Ce que suggère Derrida, c'est que le fantôme met en question la binarité qui oppose la vie à la mort. La spectralité, c'est donc la mort au cœur de la vie, comme l’explique Christopher Peterson : « [...] what Jacques Derrida calls spectrality [is] understood, in part, as an originary process of mourning that is the condition of all life, indeed, of any body. » (Peterson, 2006, p. 154; l'auteur souligne) Le fait que la spectralité consiste en un processus de deuil originel (le deuil de soi, de son corps, de sa vie) fait donc en sorte qu'elle n'a ni début ni fin (ibid., p. 155), ce qui nous fait dire que la liminalité du spectre s’exprime également par le fait qu’il défie les repères temporels connus. En effet, la fin (la mort) est là dès le début et reste tout au long de la vie.
La mort est d’ailleurs évoquée dès la première page de Ciels liquides, qui constitue à elle seule un court segment en italique :
Ci-gis seul sauf terré profond dans le sol.
Il fait froid. Les pierres lisses suintent d’humidité, des pleurs.
Quel temps fait-il dehors?
Fait-il encore du temps?
Tout se sera arrêté, et le temps aussi, figé dans une griserie indistincte, soleil éteint.
Il n’y a plus que des pierres. À quoi bon s’égosiller.
Rien n’aura eu lieu. (Garréta, 1990, p. 9.)
Dans cet extrait se trouve comme condensée l’entièreté du récit, particulièrement dans la dernière phrase (« Rien n’aura eu lieu »), qui fait office d’annonce pour tout le reste du roman : rien n’aura eu lieu, aucune production, aucune fin. À ce titre, on peut se demander d’où vient cette annonce. En effet, le futur antérieur semble suggérer que la fin se trouve déjà là, dès le début, comme si le personnage savait déjà, alors que commence à peine le récit, ce qu’il en adviendrait lorsqu’il serait terminé. Comme si ce personnage spectral était revenu en sachant quelque chose. Mais revenu d’où : du passé, de la ferme de ses ancêtres; de l’avenir, de cette mort qui ne survient jamais vraiment; ou, du présent, ce présent en italiques que l’on peine à situer dans la temporalité du récit? Comme l’exprime Derrida : « On ne sait pas si l'attente prépare la venue de l'à-venir ou si elle rappelle la répétition du même, de la chose même comme fantôme [...] » (Derrida, 1993, p. 68; l'auteur souligne) Fantôme passé ou à venir, le spectre (« je ») se situe à la conjonction de ce qui n'est plus et de ce qui n'est pas encore, dans un espace qui se situe au-delà de la mort et de la naissance : au-delà, donc, de la fin et de l’origine.
Judith Roof stipule que le récit structuraliste trouve son origine dans un vague proto-récit, implicite mais mystérieux. Celui-ci constituerait donc la bordure supérieure du récit. Or, lorsqu’il est question d’un récit comme Ciels liquides, dans lequel la bordure inférieure est mise en question, on peut supposer qu’il en va pareillement pour celle qui ouvre le récit. Peut-on encore parler d’origine, de début, de commencement? Et si l’on ne peut lui attribuer une origine, comment lire le texte de Garréta? Un roman sans début ni fin pourrait se lire à partir de n’importe quel passage. Sans aller jusque là, nous suggérons que le roman puisse se lire à partir de trois endroits différents, comme s’il comportait trois portes d’entrée.
Comme nous l’avons vu, le roman s’ouvre sur un segment au présent, avec la phrase « Ci-gis seul sauf terré profond dans le sol. » (Garréta, 1990, p. 9.) S’apparentant à la formule d’épitaphe « ci-gît », celle-ci prend une forme plutôt inusitée, à la première personne, comme si « je » rédigeait lui-même les mots qui se trouvent gravés sur sa tombe. De plus, au fil de la lecture, on trouve d’autres occurrences du verbe « gésir » qui rappellent cette formule insolite. Nous proposons donc qu’elle puisse agir, dans ses différentes formes, comme un signal, comme un point de repère pour identifier les « portes d’entrée » du récit.
Au tiers du livre, un des segments au passé débute par la phrase suivante : « Ci-gisais-je sans plus de mouvement. » (Ibid., p. 73.) Ce n'est pas, comme pour le premier « ci-gis », un segment au présent, qui se situe hors de l’histoire chronologiquement narrée par « je ». Cependant, il inaugure tout de même un second début à l'intérieur du texte. En effet, le passage au présent qui le précède se termine, un peu comme la liste tronquée, au milieu d’une phrase-paragraphe : « Demeurer sur cette caisse malgré le froid, malgré la peur fichée comme un pieu dans mes tripes et dans ma nuque, et si je chois ou si je rêve, et dans ma chute ou dans mon rêve crie… » (Ibid., p. 72.) Les points de suspension, bien qu’offrant un repère visuel qui donne une impression de finitude à la phrase, laissent pourtant le texte en suspens, suspendu entre son déroulement et son arrêt, entre sa vie et sa mort. Le récit pourrait donc être « déplié » à cet endroit du roman, faisant de la phrase en suspens une fin tronquée comme la liste infinie, et du « Ci-gisais-je » une bordure semblable à celle qu’on trouve à la première page. Par ailleurs, la distinction entre les segments au présent et ceux au passé devient moins tranchée à partir de ce moment du récit. Le personnage entre dans une nouvelle phase, une nouvelle vie qui le rapproche de plus en plus de la cave où il est « terré profond dans le sol » : il apprivoise son nouveau lieu de vie, le cimetière; il collectionne les décalques d'épitaphes et s'en fait un genre de langage; il assiste à l'assassinat d’un homme et prend son identité, devient le mort; il commence à travailler à la morgue; il tombe amoureux d'un personnage décrit essentiellement comme un corps. Bref, il fait des lieux de la mort ses lieux de vie et devient ainsi un mort-vivant, un spectre.
Une troisième forme du verbe « gésir » se trouve aux deux tiers du dernier segment, juste après que le personnage soit sorti pour voir si dehors la fin du monde avait eu lieu. On lit : « Je reprends sens, ne sachant où je gis. » (Ibid., p. 170.) C’est à ce moment qu’il se rend compte qu’étant sorti de son refuge pour aller voir si la nuit régnait partout, il a atterri à l’intérieur, en son point de départ. Il commence alors à réaliser qu'il ne peut se sortir de sa nuit : « Seul parmi ma brocante, je crèverai en ressassant l’inventaire, la décharge des temps anciens. » (Ibid., p. 174.) C’est donc le « commencement de la fin » (Derrida, 1986, p. 138), le point tournant qui sépare le moment où « je » avait encore espoir que dehors la vie avait continué, et celui où il se résigne à attendre la mort. C’est ce qui inaugure le passage vers la liste inachevée.
Les trois débuts, ces trois portes d’entrée à l’intérieur de Ciels liquides, opèrent à la manière de l'invagination dont parle Derrida, dans « Survivre » : « L’invagination est le reploiement interne de la gaine, la réapplication inversée du bord externe à l’intérieur d’une forme où le dehors ouvre alors une poche. Une telle invagination est possible dès la première trace. C’est pourquoi il n’y a pas de “première” trace. » (Derrida, 1986, p. 143.) Ainsi, la forme (le texte) devient poreuse, ouvrant un espace là où se trouvait auparavant une bordure. Une fois répété à l’intérieur, le début absolu n’existe plus, puisque le texte peut commencer à plusieurs endroits et se lire d’un début à l’autre, brisant la linéarité qu’oblige la binarité début/fin. Par ailleurs, les portes d’entrée, dans leurs formes du verbe « gésir », ont une valeur qui dépasse celle de l’origine. En effet, elles donnent à penser que « je » retrouve le mouvement après un arrêt, comme il le suggère lui-même dans la troisième occurrence : « Je repends sens, ne sachant où je gis. » (Ibid., p. 170.) Les trois débuts font donc office, chacun à sa manière, de revenance, voire de renaissance : après un rêve ou une chute, après un cri, « je » revient (de la mort), renaît, recommence. Il n’y a donc à proprement parler aucun véritable début de Ciels liquides, aucune naissance émergeant d’elle-même comme l’origine du récit structuraliste, mais uniquement des re-commencements, des re-naissances, des re-venances. Nous suggérons alors que l’annonce « Rien n’aura eu lieu », à la première page, puisse également signifier « Rien n’aura débuté ».
Comment comprendre, alors, un récit sans début ni fin? Comment fonctionne l’histoire d’un spectre, d’un personnage qui ne naît pas ni ne meurt? Selon nous, Ciels liquides est un texte spectral et pour le lire, il faut revenir à la fin. Revenir, donc, à la liste tronquée, à cette coupure au milieu d’un mot. Cette rupture peut, au premier regard, sembler relever du hasard, comme le suggère d’ailleurs le texte, qui met une emphase particulière sur le hasard dans le dernier segment. Si l’on prend ce parti, le mot amputé pourrait être n’importe lequel, tout comme il aurait pu ne pas commencer par « ci ». Néanmoins, nous privilégions une lecture qui va au-delà de la possibilité du hasard et qui tient compte des traces que comporte le récit. Le mot coupé commence donc par « ci ». On pourrait penser qu’il s’agit du mot « ciel », qui rappelle le titre, Ciels liquides. La liste pourrait ainsi se poursuivre avec « l’ovale émaillé d’un ciel de lit », par exemple. Le roman pourrait d’ailleurs se terminer sur ce mot, avec un point qui en ferait une fin en bonne et due forme, une bordure inférieure bien finie, avec le code typographique qui en témoigne. Une fin sur le mot « lit » évoquerait en outre le lit-cage de « je », celui qui l’a vu grandir et dans lequel il « crèver[a] dans la nuit » (ibid., p. 180). Cependant, si l’on tient compte de l’invagination de Ciels liquides et qu’on le lit à partir de la « deuxième » ou de la « troisième » porte d’entrée, la lecture doit se poursuivre au-delà du mot tronqué, au-delà du « ci ». C’est alors qu’on s’aperçoit que la « première » phrase du roman commence également par la syllabe « ci » : « Ci-gis seul sauf terré profond dans le sol. » (Ibid., p. 9.) Coïncidence? Pas si l’on tient compte du fait que la locution verbale « ci-gît », employée comme formule pour les épitaphes, s’emploie aussi, quoique rarement, en substantif masculin et invariable, pour désigner l’épitaphe elle-même ou plus globalement la pièce de matériau où elle est gravée1. La liste pourrait donc se poursuivre ainsi : « l’ovale émaillé d’un ci-gît ».
Malgré la forme à la première personne du singulier de la formule « Ci-gis », à la première page du roman, le premier et le dernier mot de Ciels liquides pourraient donc être le même : « ci-gît », du verbe « gésir », que nous avons qualifié, dans ses différentes formes, de signal, de porte d’entrée du récit. L’annonce de « je » (« Rien n’aura eu lieu. ») apparaît alors plutôt comme une auto-épitaphe, comme un début qui s’effectue dans la mort — comme un deuil originel. Lu de cette façon, le récit acquiert une forme qui relève plus de la circularité que de la linéarité et donne l’impression qu’il se referme sur lui-même, qu’il commence alors qu’il termine, ou qu’il est déjà terminé alors qu’il ne fait que commencer. Les bordures se confondent et la distinction entre les oppositions « début » et « fin » se brouille. La binarité que constituent l’origine et la finalité du récit structuraliste perd donc de sa substance. Selon nous, cette structure en boucle vient briser l’idée traditionnellement linéaire et, surtout, téléologique que l’on a du récit. En effet, si le récit est construit, comme le souligne Judith Roof, en fonction de la fin et qu’il trouve sa motivation première dans la production et dans l’atteinte d’un but, Ciels liquides fait tomber cette exigence, car non seulement on n’y trouve aucune production, mais on n’y trouve aucun but, aucun horizon, seulement un retour à la case départ qui se répète à l’infini.
On peut donc dire que Ciels liquides est dépourvu de « bordures » ou, d’un autre point de vue, que le texte « déborde, mais sans les noyer dans une homogénéité indifférenciée, les compliquant au contraire, en divisant et démultipliant le trait, toutes les limites qu’on lui assignait jusqu’ici […] » (Derrida, 1986, p. 127-128). En effet, la fin déborde les limites de la fin jusqu’à se retrouver dans le début qui, lui, se multiplie à différents endroits dans le texte. Le récit n’a donc ni commencement ni fin, tout comme « je » qui oscille constamment entre l’avant et l’après, entre le passé (simple) et le futur (antérieur), dans un présent qui, comme l’exprime Derrida lorsqu’il essaie de « penser le fantôme », est disjoint, hors de ses gonds : « Le présent est ce qui passe, le présent se passe, il séjourne dans ce passage transitoire [...], dans le va-et-vient, entre ce qui va et ce qui vient, au milieu de ce qui part et de ce qui arrive, à l'articulation entre ce qui s'absente et ce qui se présente » (Derrida, 1993, p. 52; l'auteur souligne). On ne peut donc dire que le spectre est réellement présent, mais plutôt qu’il brouille les repères entre présence et absence. Ciels liquides met donc en scène un personnage qu’on ne peut saisir dans sa présence, un « je » qui hante le roman à la manière d’un fantôme et qui se fait invisible, insaisissable : « Le sujet qui hante n’est pas identifiable, on ne peut voir, localiser, arrêter aucune forme, on ne peut décider entre l’hallucination et la perception, il y a seulement des déplacements, on se sent regardé par ce qu’on ne voit pas […] » (ibid., p. 216). « Je », sujet hantant les pages du livre, est en effet imperceptible dans la première page, alors qu’il nous fait, caché derrière les lignes, son ultime annonce : « Rien n’aura eu lieu. »
Barthes, Rolland. 1977. « Introduction à l’analyse des récits ». In Barthes, Kayser, Booth et Hamon. Poétique du récit. Paris : Éditions du Seuil, p. 7-57.
Derrida, Jacques. 1986. « Survivre ». In Parages. Paris : Éditions Galilée, p. 117-218.
----------. 1993. Spectres de Marx – L’État de la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale. Paris : Éditions Galilée, 278 p.
Garréta, Anne. 1990. Ciels liquides. Paris : Éditions Grasset & Fasquelle, 180 p.
« Gésir ». 2009. In Centre national de ressources textuelles et lexicales : Portail lexical. En ligne. Nancy: CNRTL. <http://www.cnrtl.fr/lexicographie/gésir>. Consulté le 12 avril 2011.
Roof, Judith. 1996. Come as you are : sexuality and narrative. New York : Columbia University Press, 211 p.
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Provost, Valérie. 2011. « Le récit qui déborde : esquisse d’un personnage spectral dans Ciels liquides d’Anne Garréta », Postures, Dossier « Vieillesse et passage du temps », n°14, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/provost-14> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures, Dossier « Vieillesse et passage du temps », n°14, p. 85-95.