Le désir sexuel et la chasse sont complémentairement ancrés dans l’imaginaire collectif du XIXe siècle. Stendhal écrivait exemplairement à ce sujet : « À la chasse, trouver une belle et fraîche paysanne qui fuit dans les bois. Tout le monde connaît l’amour fondé sur ce genre de plaisirs » (Stendhal, 1965, 31). Désirer, pour un chasseur, signifie avant tout conquérir sa proie; cependant « l’acte cynégétique [prend] souvent la forme d’une rencontre amoureuse » (Cnockaert, 2009, 42). Celle-ci, dans un milieu de chasse, nécessite une inversion symbolique des rôles, soit une anthropomorphisation de l’animal ou une animalisation de la femme. Le chasseur, lui, doit s’animaliser, voire s’ensauvager, afin d’établir un rapprochement avec son objet de convoitise. Ces mises en scène ne sont liées qu’à un désir commun plus violent encore : la mort. Le désir sexuel (de vie) concorde avec le désir de mort; Georges Bataille le signalait déjà quand il présentait l’érotisme comme « l’approbation de la vie jusque dans la mort » (Bataille, 1957, 17). Le conte « Histoire vraie » de Maupassant effectue d’ailleurs un rapprochement entre la chasse et la séduction, qui nous permet de penser la proximité de ces motifs d’écriture. Il s’agira pour nous d’analyser ce couple antinomique dont les deux pôles, chasse et amour, se disséminent narrativement dans l’œuvre, l’un annulant la présence de l’autre.
Pour comprendre ce processus, il faut avant tout aborder la prise de parole narrative homodiégétique qui a pour fonction, dans « Histoire vraie », d’attiser un désir passé, celui de la femme perdue. Risquer un retour du désir passé par l’usage du langage sexuel semble logique, puisque la chasse est surtout un temps de suspension où les frontières dichotomiques s’effacent pour créer des renversements, autant sociaux que discursifs, ce que Mikhaïl Bakhtine, en parlant des formes « de la liesse populaire » (Bakhtine, 1970, 368), a désigné comme « l’orientation vers le bas » (368) matériel, « le haut mis à la place du bas » (368), et vice versa. Passer du narrateur hétéro/extradiégétique au narrateur homo/intradiégétique revient à céder la parole au désir sexuel toujours bien présent chez M. de Varnetot, protagoniste principal qui relate en narration homo/intradiégétique son aventure amoureuse avec une servante nommée Rose. Ce passage fait également apparaître dans la narration un amour interdit, voire impossible, détournant ainsi le chasseur de son statut premier, pour qu’il devienne la proie de l’amour. Si tout le conte semble diverger de l’expression d’un quelconque amour de la part de M. de Varnetot, nous démontrerons que le transfert du plan auctoriel au plan actoriel dans la narration hétérodiégétique vient affirmer la déchéance de M. de Varnetot, non plus dans une atmosphère de chasse, mais comme pratique courante de sa vie. En fait, l’ivresse de M. de Varnetot ne fait plus partie d’un univers de festivités, mais tend plutôt vers une déchéance négative, un repli de soi dans l’alcool. Notre analyse s’opposera à attribuer une « idéologie narrative » au narrateur hétérodiégétique de « Histoire vraie », en ceci que la narration poserait des jugements critiques sur les personnages. Au contraire, le concept d’« idéologie narrative », proposé notamment par Jaap Lintvelt, nous semble inadéquat pour décrire ce que nous appellerons plutôt une coupure de la pensée commune entre M. de Varnetot et son auditoire, entre l’amour « possible » et la complexité des mœurs.
Dans le premier tome de Problèmes de linguistique générale, Émile Benveniste formulait la nécessité de comprendre une forme linguistique « par la totalité de ses emplois, par leur distribution et par les types de liaisons qui en résultent » (Benveniste, 1966, 290). Nous aborderons ainsi le conte de Maupassant par l’analyse des axes syntagmatique et paradigmatique. Nous proposerons que l’axe paradigmatique participe d’un investissement culturel très fort des mots, ce que nous repérerons une fois ceux-ci replacés dans leur contexte. En effet, l’essence d’« Histoire vraie » se trouve, selon nous, dans le déploiement culturel du paradigme de la chasse présenté dès le début de la nouvelle. Ce paradigme figure ici comme un temps particulier, caractérisé par la fête et se manifestant par une sorte de carnavalisation indirecte, définie par Bakhtine comme une opposition « à toute perpétuation, à tout parachèvement et terme […], ses regards [portés] en direction d’un avenir inachevé » (Bakhtine, 1970, 18). Cet état d’incomplétude, nous le retrouvons très tôt dans le texte lorsque sont décrits les chasseurs et leur environnement : « C’étaient de ces demi-seigneurs normands, mi-hobereaux, mi-paysans […], à moitié gris1 », ou encore par la description de lieux : « dans l’espèce de ferme-château » (207). Un entre-deux persiste dans la description que fait le narrateur hétérodiégétique de l’espace, y concrétisant de ce fait les figures mi-animales des chasseurs : « Ils parlaient comme on hurle, riaient comme rugissent les fauves et buvaient comme des citernes » (207; nous soulignons). Cette demi-mesure se perpétue sur le plan syntagmatique par le langage morcelé et les expressions populaires : « Crébleu, maît’ Blondel, vous avez là une bobonne qui n’est pas piquée des vers. » (207) Ce contexte cynégétique façonne le niveau extradiégétique du conte; il prépare la parole de M. de Varnetot, le passage du premier niveau vers le deuxième.
Le rire, par ailleurs, permet plus directement cette transition. Carnavalesque, il survient après les dires salaces que nous avons rapportés précédemment : « Et un rire retentissant éclata. » (208) Le rire « en mourant renaît et se renouvelle » propose Bakhtine (1970, 20). S’il disparaît avec les propos du récit intradiégétique, il refait surface dans les dernières lignes de la nouvelle, changé, nuancé parce qu’il est désormais chargé d’un amour interdit (nous y reviendrons). M. de Varnetot s’exprime alors en ces termes : « C’est égal, c’est moi qui ai fait sa fortune à celui-là! » (HV, 212) Le rire carnavalesque est utilisé dans le conte comme transition entre deux niveaux diégétiques afin de maintenir la cohérence du paradigme de la fête que représente la chasse.
Cette transition diégétique, hormis la continuité de l’imaginaire collectif de la chasse, n’en est pas réellement une. D’une blague salace nous passons à une histoire somme toute hors contexte, celle de la rencontre de M. de Varnetot et de son ancienne servante, récit amoureux d’où naît donc la parole métaphorique du désir. L’acte cynégétique n’occasionne en fait qu’une mise en pratique de la dichotomie culturelle chasseur-proie afin de rediriger les propos vers le sujet des conversations initiales, les causeries « de chasse et de chiens » (207). Parmi les procédés narratifs qui participent à la carnavalisation indirecte, amenant de ce fait le niveau intradiégétique à procéder d’une cohérence textuelle, il y a d’abord la comparaison claire entre Rose, la servante que M. de Varnetot désire, et Mirza, la chienne de celui-ci. Le narrateur exprimera avoir « eu jadis une drôle d’histoire avec une fille comme ça! […] Toutes les fois qu’[il] y pense, ça [lui] rappelle Mirza, [s]a chienne » (208). Il va d’ailleurs échanger sa jument noire pour cette « gredine » (208) enjôleuse. De plus, Varnetot lui-même s’apparente à un chasseur, ayant « l’œil de tous les côtés » (208), à l’affût d’une jeune femme. Sur le plan syntagmatique, le langage est toujours morcelé à la fois chez le narrateur homo/intradiégétique : « C’t’enfant-là, voyez-vous, ce n’était pas n’importe qui » (208), mais aussi dans le récit simultané que sont les dialogues : « Qué qu’vous lui donnerez, à c’te p’tite? » (209) Nous remarquons une gradation dans le populisme de la parole qui distingue M. de Varnetot des paysans. En effet, il y a une différence considérable entre le langage utilisé par le narrateur homo/intradiégétique et celui des paysans auxquels il s’adresse. Selon nous, cette hiérarchie langagière importe grandement, car elle participe à la prédestination du mariage de Rose avec un homme de sa classe : « une fois que [les femmes] ont l’amour en tête, elles ne comprennent plus rien. » (211) À l’instar de Jaap Linvelt – qui arrive toutefois à une conclusion2 différente de la nôtre –, nous sommes convaincus que le récit intradiégétique n’est pas que résurgence d’un désir, que celui-ci, plutôt, ne se déploie que pour masquer l’amour interdit.
À la fin de son analyse, Lintvelt démontre que « le narrateur extradiégétique se distancie sans doute de M. Séjour et de M. de Varnetot, laissant transparaître son admiration pour l’amour féminin, éprouvé par Rose » (Lintvelt, 2000, 109), à cause notamment des propos finaux de M. Séjour : « Tout ce que vous voudrez, mais des femmes comme ça, il n’en faut pas. » (HV, 212). Selon lui, « la noblesse et la bourgeoisie se trouvent donc critiquées implicitement » (Lintvelt, 2000, 109). Or, nous pouvons également lire l’amour comme un mouvement textuel implicite du narrateur intradiégétique, volontairement camouflé par le paradigme de la chasse. Nous signalions précédemment les différences hiérarchiques entre M. de Varnetot et Rose; le premier avait « vingt-cinq ans et vivai[t] en garçon, dans [son] château de Villebon » (HV, 208) grâce à des rentes qu’il touchait, alors que la deuxième était « une jeunesse […] en service chez M. Déboultot » (208). L’amour apparaît dès lors inconvenant, d’où le filage métaphorique de l’acte cynégétique. M. de Varnetot exprimera d’ailleurs sa peur des qu’en-dira-t-on, à propos de la grossesse de Rose : « Vous comprenez, j’avais mon père et ma mère à Barneville, et ma sœur mariée au marquis d’Yspare, à Rollebec, à deux lieux de Villebon. Pas moyen de blaguer. » (209), ou encore : « Si elle quittait la maison, on se douterait de quelque chose et on jaserait. » (209) Il convient alors de mettre en lumière les procédés narratifs qui nous indiquent le caractère interdit de cet amour.
Le rite de chasse comporte différentes étapes3, dévoyées par l’auteur. Du pistage à la mise à mort, le chasseur doit à la fois anthropomorphiser l’animal (ou animaliser la femme dans l’optique de renversement que nous avons souligné précédemment), à la fois l’ensauvager durant la capture afin de s’en détacher plus facilement lors de la tuée. La période de retour à la sauvagerie est caractérisée par l’attribution d’une faute imaginaire qui scelle le sort de la proie. Véronique Cnockaert, reprenant les écrits de Dalla Bernardina, signale aussi « qu’avant l’abattage de l’animal, le chasseur a besoin d’exprimer publiquement la “faute” de l’animal […] afin de ramener ce dernier à son statut de bête » (Cnockaert, 2009, 43). Dans le conte, la symbolique rituelle commence comme elle se doit : Rose est très vite présentée comme une monnaie d’échange lorsque M. de Varnetot dit s’être séparé de sa jument noire Cocote au profit d’elle, rappelant de ce fait les propos de Stendhal. En effet, ce dernier avance dans De l’amour que « l’immense majorité des hommes, surtout en France, désire et a une femme à la mode, comme on a un joli cheval » (Stendhal, 1965, 32). Plus loin dans le texte de Maupassant, il y a alors ensauvagement de Rose, durant l’annonce de sa grossesse : « Et elle m’embrassait, elle m’embrassait, elle riait, elle dansait, elle était folle, quoi! » (HV, 209). L’ensauvagement de Rose se caractérise ainsi par son incompréhension4 de la hiérarchie sociale et, par conséquent, par ses débordements amoureux avec M. de Varnetot. Dans une logique où les classes sociales sont bien délimitées, sa grossesse ne peut mener qu’à son abandon, mais Rose s’en émerveille tout de même. D’ailleurs, M. de Varnetot confie la faute de sa maîtresse, soit sa grossesse, à son oncle afin de condamner la servante à retourner au statut auquel elle appartient. Par la suite, les rejets à répétitions de M. de Varnetot vont causer la mort de Rose et de son enfant. Dans ses grandes étapes, le rite est donc respecté : il y a bel et bien ensauvagement et anthropomorphisation de Rose, suit alors l’attribution d’une faute de la part de M. de Varnetot, celle d’une grossesse insensée, faute qui causera par ailleurs la mort de la proie, Rose.
Le dévoiement du rite s’immisce petit à petit dans un mouvement d’entrecroisement, que nous constatons à l’instant où le narrateur homodiégétique essaie de convaincre ses narrataires-personnages (l’auditoire) qu’il avait le contrôle de cette « chasse à la femme », alors qu’il n’en était rien : « Mais on ne me prend pas facilement, moi. Je ne suis pas de ceux qu’on enjôle avec deux baisers. Enfin j’avais l’œil, quand elle m’annonça qu’elle était grosse. » (HV, 208) Le chasseur devient proie : « Pif! pan! c’est comme si on m’avait tiré deux coups de fusil dans la poitrine. » (209) Nous retrouvons de ce fait le double déploiement d’une proie : Rose, amoureuse de son maître; M. de Varnetot, victime de l’amour. Ce dernier prendra même deux fois la fuite à la fin du texte, tel un animal apeuré : « J’allai passer six mois chez mon frère en Touraine. » (211), et : « Ça commençait à m’embêter, toutes ces histoires; et je filai pour six mois encore. » (212) D’ailleurs, nous retrouvons la présence de l’animal à l’intérieur même du verbe « m’embêter », signalant l’animalisation du chasseur. Nous pouvons réellement parler d’un changement sentimental dans le récit analeptique puisque le chasseur devenu proie s’est attaché à sa victime initiale. Et à l’inverse, en suivant la parole homodiégétique, nous découvrons que Rose devient presque chasseresse, pourchassant M. de Varnetot après l’acte marital qui devait stabiliser son statut : « Quand je fus de retour, j’appris qu’elle était venue chaque semaine au château me demander. » (211) Ce démantèlement identitaire du narrateur intradiégétique se dévoile déjà par la voix omnisciente qui procède d’un changement de point de vue marquant, de l’auctoriel vers l’actoriel, d’une « fonction de représentation » (Lintvelt, 2000, 16) à une « fonction d’action » (16). En effet, M. de Varnetot n’est pas défini comme une figure de l’entre-deux : « Alors un vieux noble déclassé, tombé dans l’alcool, M. de Varnetot, éleva la voix. » (HV, 208) Celui-ci a perdu ce qui pourrait le joindre à son auditoire. Une distanciation s’effectue alors, que nous aborderons ultérieurement. Nous constatons là un retournement de la situation personnelle de M. de Varnetot, qui, contrairement à la parole du groupe de chasseurs, lesquels poursuivent le rite de la chasse dans leur discussion à connotation sexuelle, tend plutôt à se faire prendre comme chasseur chassé, détournant le principe même du rite.
S’il est un événement social, le rite n’empêche pas que les actes individuels de M. de Varnetot ne complètent pas totalement l’esprit collectif du rite, soit la mort de la proie. Ainsi Rose est forcée de se marier, mais un relent de ce que nous pressentons comme de l’amour dirige le narrateur intradiégétique à ne se séparer d’elle qu’à moitié : « je ne pouvais pas la lâcher comme ça. » (209) De plus, il « lui [permet] de venir [le] voir de temps en temps » (211). Il va même jusqu’à la consoler de ce mariage forcé. Cette série d’actes sentimentaux racontés nous apparaissent non négligeables parce qu’ils respectent quand même la place hiérarchique de M. de Varnetot par rapport à Rose, c’est-à-dire qu’ils transgressent en douceur le rite, tout en s’y inscrivant. Quand il entame sa première rencontre avec le fruit de sa semence, le « je » narrant dira : « Vous me croirez si vous voulez, mais ça me fit quelque chose de voir ce mioche. Je crois même que je l’embrassai. » (211) Il interpelle son auditoire afin d’affirmer subtilement quelque chose qui semble pour lui incongru : l’amour de sa maîtresse et de son enfant.
Nous en revenons au titre même de la nouvelle, qui suggère la véracité du conte lui-même. Ne nous suggère-t-il pas de le croire en ce qu’il ne se peut, de croire en une parole indirecte encadrée par les mœurs? La vérité ne se situe pas dans la syntagmatique du récit, mais dans le contenu propre au dévoiement du rite de la chasse : le conte est avant tout un genre à portée universaliste5. Pensons aux nombreuses versions retrouvées à travers l’Europe des divers « classiques » populaires. Le conte raconte une histoire vraie, mais dans son déploiement paradigmatique. Il s’agit d’une confrontation entre les normes sociales et l’individu. Selon nous, le narrateur extradiégétique ne porte pas la critique; il laisse la parole détournée du sujet narrant entraîner l’acceptation de l’auditoire à interpréter la métaphore.
Karl Marx et Friedrich Engels définissent l’idéologie en ces termes : « on part des hommes dans leur activité réelle; c’est à partir de leur processus de vie réel que l’on présente aussi le développement des reflets et des échos idéologiques de ce processus vital. » (Engels et Marx, 1972, 51) En bref, les conditions matérielles de production déterminent une idéologie; il faut qu’il y ait activité. À partir du moment où le récit extradiégétique se déploie sous un schème culturel, la description des actions ne démontre plus une quelconque « idéologie » narrative qui critiquerait implicitement les personnages, mais rendrait plutôt compte d’un processus social qui dépasse le jugement personnel. Guy de Maupassant étant Normand, il connaissait probablement les coutumes de sa région. Il pouvait donc les interpréter telles qu’il les avait perçues, avec des détails qui nous semblent, à nous lectrices et lecteurs du XXIe siècle, d’une subjectivité flagrante. Il s’agit pour les contemporains que nous sommes de convoquer ce que Wolfgang Iser nomme le répertoire afin de réduire la distanciation historique qui nous sépare de l’époque de publication du conte : « Le texte, en tant que chose, n’est jamais donné en tant que tel, mais toujours d’une manière déterminée selon le système référentiel qui a été choisi en vue de sa compréhension. » (Iser, 1976, 99) En fait, s’il devait y avoir idéologie, nous croyons qu’elle se trouverait de façon plus probante dans la seule action qui a lieu : la parole homodiégétique.
Or, nous mentionnions précédemment que le récit intradiégétique détourne la véracité de son langage du point de vue de la syntagmatique afin d’accorder à la métaphore de la chasse une importance contextuelle qui maintient la cohérence générale. C’est finalement par l’analyse que nous arrivons à dégager la portée critique des propos de M. de Varnetot. L’activité possiblement « réelle » se distancie donc de l’acte véritable camouflé par le lexique employé. Le texte manifeste selon nous non pas une idéologie, mais une confrontation entre l’individu et le social, une coupure de la pensée commune. En effet, la description de M. de Varnetot que donne le narrateur omniscient crée un écart considérable entre lui et son auditoire; il est dépeint comme un homme dévasté qui ne consomme plus seulement l’alcool de façon festive, mais se retrouve au contraire dans une déchéance quotidienne. Le passage de l’auctoriel à l’actoriel provoque un blanc sémantique à combler par l’interprétation; sinon, une disjonction s’installe élaborant « une distinction entre l’usage linguistique courant et l’usage fictionnel » (320).
En remettant certains termes dans leur contexte initial, nous pouvons lire autrement ce qui au premier abord apparaît ici, par exemple, comme une ironie discursive6 : « un grand diable qui était devenu vétérinaire après avoir étudié pour être prêtre » (HV, 207; nous soulignons) Le Littré, dictionnaire du XIXe siècle, n’attribue pas à l’expression « grand diable » un sens péjoratif. Elle signifierait : « un homme grand et dégingandé7. » Cette expression va dans le sens des descriptions carnavalesques des personnages, puisque ce M. Séjour a une allure grotesque; rappelons que « dégingander » se traduit par : « Donner un air comme disloqué à sa taille, à son attitude, à sa marche8. » Il a côtoyé aussi bien la spiritualité (le haut) que l’animalité (le bas). Les dernières lignes du texte peuvent être de même manière réinterprétées. Nous avons déjà mentionné que le rire, typique du temps festif, introduisait le récit intradiégétique et le concluait. De ce fait, quand le temps de parole de M. de Varnetot tire à sa fin, le rire fait à nouveau transiter la narration d’un niveau diégétique à un autre. Ses propos sont encore dans l’entre-deux métaphorique de l’amour interdit. Ainsi, « c’est moi qui ai fait sa fortune » se définit par un usage qui nous est encore connu, soit : « Faire fortune, s’élever haut dans les honneurs, les emplois, les richesses9. » Mais toujours dans l’esprit métaphorique qui gouverne le texte, la fortune est aussi la « divinité qui présidait aux hasards de la vie représentée sous forme d’une femme10 ». N’est-ce pas en effet Rose qui involontairement retourne la situation de M. de Varnetot? Nous comprenons mieux alors les paroles finales de M. Séjour qui peuvent paraître très mesquines : « Tout ce que vous voudrez, mais des femmes comme ça, il n’en faut pas. » (212) Rose s’apparente à l’inversion non carnavalesque, à la déstabilisation de l’ordre social préétabli, celui qui force le narrateur homodiégétique à détourner la véracité de son discours. Selon nous, l’ordre social triomphe11 réellement. Ce n’est que parce qu’il y a carnavalisation indirecte que la parole amoureuse peut se permettre une entorse, qui reste par ailleurs dans les limites du respectable.
Le texte de Maupassant rend ainsi compte d’une subtilité langagière syntagmatique et paradigmatique, traduisant des ambiguïtés discursives, de la parole désirante à la parole détournée. L’amour transparaît alors, au-delà des mots. La chasse n’est ainsi qu’un prétexte idéal à l’épanchement narratif du désir, puisqu’elle permet l’effacement des frontières sociales et génériques, donc un dévoilement sentimental et amoureux, très subversif. La déchéance de M. de Varnetot est en fait la véritable critique d’une société figée d’où sa parole amoureuse ne peut émerger que distante et métaphorique. Le mensonge fait apparaître une forme de réalité plus profonde, soit les différences marquées des classes sociales représentées dans le récit. Le choix du genre est alors ingénieux puisque le conte a toujours accepté l’invraisemblance de ces composantes alors que, parallèlement, il rendait une vérité sur les rites et coutumes d’une époque. En ce sens, s’il y a histoire vraie dans ce récit, c’est parce qu’ils ne permettent réellement pas de s’exprimer de façon directe sur un quelconque amour entre deux personnes d’ordre hiérarchiquement incompatible. Il ne faut donc pas se fier au contenu, mais bien à la sublimation du non-dit afin de tirer au clair ce qu’un tel récit peut présenter simultanément de vrai et d’idéologique, l’un n’allant pas sans l’autre dans le conte.
BAKHTINE, Mikkaïl. 1970. L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance. Paris : Éditions Gallimard.
BATAILLE, Georges. 1957. L’érotisme. Paris : Éditions de Minuit, 306 p.
BENEVENISTE, Émile. 1966. Problèmes de linguistique générale. Tome 1. Paris: Éditions Gallimard, coll. « Tel ».
CNOCKAERT, Véronique. 2009. « L’empire de l’ensauvagement : Adieu de Balzac ». Romantisme, n°145.
DE MAUPASSANT, Guy. 1977. « Histoire vraie », Contes du jour et de la nuit. Paris : Flammarion.
ENGELS, Friedrich, Marx, Karl. 1972. L’idéologie allemande. Paris : Éditions sociales.
ISER, Wolfgang. 1976. L’acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique. Bruxelles : Éditions Pierre Mardaga.
LINTVELT, Jaap. 2000. Aspects de la narration. Thématique, idéologie et identité. Québec : Éditions Nota Bene, coll. « Littérature(s) ».
STENDHAL. 1965. De l’amour. Paris : Éditions Garnier-Flammarion.
MÉDIAGRAPHIE
Littré, http://www.littre.org/ (11 décembre 2014).
Maiorana, Roxane. 2015. « D’Artémis à Aphrodite : une dialectique de la chasse et de l’amour dans "Histoire vraie" de Guy de Maupassant », Postures, Dossier « Discours et poétiques de l’amour », n°22, En ligne <http://revuepostures.com/fr/maiorana-22>