La grève et l’utopie présentent au moins un point en commun. Elles s’inscrivent, chacune à leur manière, comme des décrochages par rapport au temps linéaire et tranquille de la vie sociale ordinaire dont elles sont en quelque sorte l’envers. Elles participent d’une temporalité différente, relevant de l’urgence et de l’intensité qui caractérisent les univers parallèles dont elles s’inspirent et qu’elles créent tout à la fois.
Cette affinité, bien sûr, ne fait pas oublier pour autant leurs divergences. La temporalité ouverte par l’utopie appartient au futur, elle relève d’un imaginaire spéculatif et demeure le plus souvent de l’ordre de la rêverie, toute sociale soit-elle. La société idéale contient une critique de l’espace social réel d’où elle émerge, mais sa portée subversive demeure le plus souvent théorique, sans effets directs sur la conjoncture. Marx, en son temps, avait bien fait voir les limites de ce type d’invention en critiquant les diverses formes de socialisme utopique proposées comme solutions à la question sociale telle qu’elle se posait alors. On pourrait sans doute en dire tout autant de leurs formes contemporaines.
La grève, elle, incarne une rupture en acte, une brisure effective de l’ordre du monde tel qu’il va. Ce refus intempestif implique une transformation des rapports sociaux habituels, fondés sur la hiérarchie des places et des fonctions, et la création de nouveaux liens s’appuyant sur une égalité et une réciprocité effectives. On l’a bien vu dans la grève des professeurs de l’UQÀM l’hiver dernier au cours de laquelle une effervescence exceptionnelle s’est exprimée dans des formes d’action aussi créatrices que surprenantes. La traditionnelle « ligne de piquetage » n’a pas été abandonnée, elle fait partie du légendaire syndical, mais elle a été intégrée dans tout un ensemble de manifestations et de pratiques inédites qui ont témoigné d’une combativité nouvelle, en particulier de la génération entrée récemment à l’université et qui a visiblement été déçue par ce qu’elle y a trouvé : un univers hyperspécialisé, sectionné, cloisonné, régi par la concurrence, reproduisant la logique du marché qui préside au fonctionnement de l’univers social considéré globalement.
La grève, c’était aussi une façon de dire non à la grande transformation qui affecte ce milieu depuis trente ans. Pas chez tous bien sûr car plusieurs étaient entrés en grève, à reculons, essentiellement pour augmenter leur pouvoir d’achat et d’autres, un peu plus enthousiastes, pour accroître l’importance quantitative du corps professoral dans l’université. Reste que, par-delà l’accent mis sur l’une ou sur l’autre de ces revendications, tous ont éprouvé, dans le feu de l’action, le sentiment d’avoir participé à une vie sociale différente de son cours ordinaire : intense et chaleureuse, par moments fraternelle. C’est ce qui explique probablement pour l’essentiel la nostalgie — déjà — de plusieurs pour cette période maintenant derrière eux et dont ils ne retrouvent plus le souffle et le rythme dans la « vie normale » réintégrée et réinvestie tant bien que mal.
Cela dit, il ne faut pas se raconter d’histoires, comme on dit; dans leur très grande majorité, les syndiqués ne s’engagent pas d’abord dans une grève pour vivre un moment d’utopie concrétisée. Ils la choisissent, et en dernier recours, comme une arme ultime pour débloquer et faire bouger une situation figée. À l’UQÀM, au début de l’hiver 2009, les négociations entre le Syndicat des professeurs (SPUQ) et la direction de l’université étaient dans une impasse. Le dépôt syndical du projet de convention collective avait été effectué dix-huit mois plus tôt et la partie patronale prétendait ne pas disposer d’une marge de manœuvre suffisante sur le plan financier pour y donner réponse. Les revendications, je le rappelle très rapidement, étaient cristallisées autour de trois enjeux principaux : la hausse du plancher d’emploi des professeurs, les augmentations salariales et le statut des doyens des facultés, revendication qui sera éclipsée par les deux autres au cours du conflit; j’y reviendrai.
Que faire face à une situation de blocage? Tout sauf la grève, prétendaient plusieurs, compte tenu de la crise économique qui sévit et de la condition privilégiée des professeurs dans une société frappée par le chômage. Tout, mais encore? Des journées d’étude, des grèves « perlées » pouvant s’exercer notamment dans la composante des « services à la collectivité » de la tâche? Ce sont là des tactiques qui peuvent éventuellement contribuer à accélérer le processus de négociation, lorsqu’il est réellement engagé, mais lorsqu’il ne l’est pas, elles s’avèrent plutôt dérisoires. C’est la conclusion que l’assemblée générale du SPUQ finit par faire sienne au terme de réunions houleuses, optant enfin, et malgré toutes ses hésitations, pour la grève.
Ce n’était pas la première, encore que la dernière expérience de ce genre remontait à plus de trente ans, à 1976 plus précisément, période marquée par une effervescence sociale et politique sans précédent au Québec et caractérisée, sur le plan des relations de travail, par une pratique de « syndicalisme de combat ». Entre temps, et à partir du tournant des années 1980, une autre forme de syndicalisme, de coopération ou de collaboration, si l’on veut, s’était imposée au sein du mouvement syndical, au SPUQ comme dans la plupart des secteurs. C’est ce type de syndicalisme, qui recherche à tout prix à éviter l’affrontement, le conflit avec l’employeur, qui déterminera pour l’essentiel la stratégie de ce syndicat jusqu’aux années récentes.
La grève intervient donc dans un nouveau contexte dessiné par un regain de combativité du mouvement populaire et syndical, par un engagement marqué de la jeunesse dans les luttes des altermondialistes, par une remise en question de la « pensée unique » néolibérale qui avait dominé la vie intellectuelle et idéologique au cours des deux décennies précédentes. La décision du SPUQ est liée à ce contexte, elle l’exprime et contribue également à le façonner et à le consolider; la lutte est non seulement nécessaire, elle donne des résultats. C’est peut-être la grande « leçon » qu’on peut retenir de cette grève exemplaire.
Les résultats, eux, sont davantage contrastés. Tout règlement implique forcément des gains et des pertes. C’est ainsi que si le SPUQ a obtenu la satisfaction d’une partie importante de ses revendications sur le double plan du plancher d’emploi et des demandes salariales, il a connu un échec sur le plan de la cogestion de l’université, renonçant à la syndicalisation des doyens de facultés, abandonnant ainsi une partie de ses responsabilités et les remettant dans les mains de professeurs promus cadres, si l’on peut dire. Cet échec est par ailleurs attribuable, dans une large mesure, à la tradition de collaboration qu’il avait entretenu durant longtemps avec la direction de l’UQÀM, au moment où l’institution universitaire connaissait une mutation décisive, pas seulement à cet établissement d’ailleurs, mais dans l’ensemble du réseau québécois.
C’est pendant cette période en effet que l’université, dans son ensemble, passe d’un statut d’intellectuel collectif, indépendant des entreprises et des pouvoirs publics, à celui d’une organisation fonctionnelle et utilitariste, au service plus ou moins direct de l’État et des grandes corporations, à travers la montée en puissance de la figure du professeur-chercheur. C’est un processus que Michel Freitag a décrit de manière lumineuse dans Le naufrage de l’université (Éditions Nota Bene, 1996), processus qui constitue la toile de fond des métamorphoses récentes de cette institution happée comme les autres par la marchandisation et la fétichisation généralisées de tout, des biens intellectuels comme des produits et services d’usage courant.
La grève n’a pas stoppé ce processus. Il n’est même pas sûr qu’elle l’ait vraiment ralenti. Elle a permis à tout le moins de l’exposer, de le donner à voir aux professeurs eux-mêmes et à ceux qui se sont associés à leur combat, à certains regroupements étudiants entre autres. Elle a permis de penser qu’une autre université – c’est son versant utopique – est possible.
Pour y arriver toutefois, la rêverie ne suffit pas; elle doit être accompagnée par l’action. L’engagement syndical, dans cette perspective, est déterminant. L’université à venir sera ce que ses principaux agents décideront collectivement d’en faire. Encore faut-il qu’ils sachent ce qu’ils veulent et pourquoi, qu’ils en débattent et agissent en conséquence.
Pelletier, Jacques. 2010. « Une grève utopiste? », Postures, Dossier « Utopie/Dystopie: entre imaginaire et réalité », Hors série n°2, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/pelletier-hd2> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Pelletier, Jacques. 2010. « Une grève utopiste? », Postures, Dossier « Utopie/Dystopie: entre imaginaire et réalité », Hors série n°2, p. 19-22.