Immobilisme et surpopulation : la mise en garde d’Harry Harrison

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En janvier 2005, l’ONU annonçait qu’en 2050 la population mondiale atteindrait le nombre astronomique de 9,2 milliards d'êtres humains, une augmentation d’un tiers par rapport à la population mondiale actuelle1. Une telle quantité a de quoi faire frémir. Si l’épuisement des ressources naturelles se fait présentement sentir, qu’en sera-t-il dans quarante-cinq ans? Assisterons-nous, dans les pays occidentaux, au passage d’une économie capitaliste, qui table sur l’abondance des ressources et des produits de consommation, à une économie de survivance, semblable à celle de certains pays du quart-monde?

Ces questions, Harry Harrison, auteur de science-fiction qui fut pendant un temps le rédacteur en chef de la revue Amazing Stories, se les était posées il y a déjà quarante ans. Son roman, Make room! Make room!, paru en 1966, qui inspira le film Soylent Green de Richard Fleischer (1973), jette un regard sombre sur l’avenir de l’humanité si celle-ci ne fait pas échec à sa croissance démographique exponentielle. Le prologue pose d’ailleurs les prémisses de la réflexion que sous-tend la diégèse : rappelant un discours prononcé en décembre 1959 par le président américain Dwight D. Eisenhower, dans lequel il réaffirmait sa volonté de rester à l’écart de toute forme de contrôle des naissances, Harrison pose ce constat alarmant, frôlant l’aporie :

In 1950 the United States — with just 9.5 percent of the world’s population — was consuming 50 percent of the world’s raw materials. […] By the end of the century, should our population continue to increase at the same rate, this country will need more than 100 percent of the planet’s resources to maintain our current living standards. This is a mathematical impossibility […]. (Harrison, 2008, p. 9.)

Évidemment, cela signifie que la disponibilité des ressources naturelles sera inversement proportionnelle à la croissance de la population, laquelle demeure, sans contrôle des naissances, exponentielle — jusqu’au point de rupture, où les ressources naturelles seront complètement épuisées. Là réside tout le problème démographique de la surpopulation.

Harrison, par le truchement de l’anticipation, imagine la ville de New York en 1999 – une mégapole surpeuplée de 35 millions d’habitants qui peine à subvenir aux besoins primaires (eau, nourriture, logement) de la vaste majorité des pauvres âmes qui y demeurent. Cette société, issue de l’extrapolation classique et inhérente au sous-genre de l’anticipation, prend des dehors dystopiques — l’historicité s’arrêtant, de manière définitive, par le surnombre de celui même qui l’a entamée : l’humain.

Et là réside tout le paradoxe : l’Histoire a débuté avec la civilisation elle-même, à mesure que les peuplades nomades se sont sédentarisées, hiérarchisées, divisées en métiers. L’écriture aidant, l’historicité — émerge par le fait même — et traverse les siècles, se développant au même rythme que l’humanité et ses diverses civilisations. Mais la société qu’Harrison dépeint dans Make room! Make room! amorce, véritablement, un arrêt dans la progression de l’humanité. Il ne s’agit pas ici de simple conservatisme, mais bel et bien d’un arrêt sur image de l’histoire, d’une pure stagnation proprement dystopique et causée, à l’origine, par la surpopulation. L’humain assurait jusque-là, par sa seule présence, la progression de l’Histoire, mais le nombre démographique et sa croissance intrinsèque, qui fut la cause de l’émergence de l’historicité, sont ici dépeint comme le catalyseur de sa fin — non pas au sens eschatologique du terme, mais bien de la façon dont Thomas More l’entendait : au sens utopique ou plutôt, pour être plus précis, dystopique.

Car c’est bien d’une dystopie dont il est question dans ce roman. Comment, autrement, décrire une société mondiale, dont la ville de New York constitue un échantillon, qui repose entièrement sur les paradigmes de la survivance et du cannibalisme (nous reviendrons sur ces deux paradigmes)? On ne peut pas, en effet, parler ici de prospérité :

The coal that was supposed to last for centuries has all been dug up because so many people wanted to keep warm. And the oil too, there’s so little left that they can’t afford to burn it, it’s got to be turned into chemicals and plastics and stuff. And the rivers — who polluted them? The water — who drank it? The topsoil — who wore it out? Everything has been gobbled up, used up, worn out. [...] One time we had the whole world in our hands, but we ate it and burned it and it’s gone now. (Ibid., p. 242-243.)

Il suffit, pour bien situer le contexte dystopique de cet univers diégétique, d’énumérer quelques horreurs qu’Harrison dépeint dans une langue rapide et concise, illustrant toute la banalité, pour les protagonistes, de ces tableaux. Ces scènes peuvent être regroupées sous quatre axes thématiques : le logement, la criminalité, l’eau et la nourriture.

Logement

Le logement, dans une société dystopique reposant sur le concept de surpopulation, est évidemment un problème criant. Chaque coin de la ville devient un refuge potentiel, un abri qui, en l'absence d’autres solutions, devient une habitation plus ou moins permanente. Ainsi, un stationnement de voitures abandonnées se transforme en autant d’appartements squattés — parfois plus d’une famille par voiture :

Each [parking] lot was now a small village with people living in every car because, uncomfortable as the cars were, they were still better than the street. Though each car had long since had its full quota of inhabitants, vacancies occurred in the winter when the weaker ones died. (Ibid., p. 234.)

Des navires de guerre au rancart, qui rouillent lentement dans le port de New York, deviennent des logements insalubres et forment un quartier dont les rues sont des coursives ou des ponts de fortune reliant les bateaux entre eux :

Secured together by frayed ropes and encrusted chains the rows of ancient Victory and Liberty ships made up an alien and rusty landscape of odd-shaped superstructures, laundry-hung rigging, supports, pipes, aerials and chimneys. […] There had been no other place to house the flood of newcomers and the ships had seemed a brilliant inspiration at the time; they would certainly do until better was found. But it had been hard to find other quarters and more ships had been gradually added until the rusty, weed-hung fleet was such a part of the city that everyone felt it had been there forever. (Ibid., p. 41.)

Pour les familles les moins chanceuses, il ne reste, une fois toutes les solutions épuisées, que les porches et les cages d’escaliers où s’agglutinent par dizaines les itinérants : « […] the steps were so packed with humanity that he couldn’t leave the doorway. » (Ibid., p. 22-23.)

Criminalité

La promiscuité, causée par la crise permanente du logement échauffant les esprits et exacerbant la criminalité, dans un contexte de pauvreté galopante, devient la chose la plus naturelle du monde. Lorsque le protagoniste, policier de métier, aperçoit un cadavre gisant dans la rue avec un enfant bien en vie attaché à sa cheville, comme une laisse ancrant le bambin et l’empêchant de s’aventurer trop loin, il adopte la même attitude que les passants – une incurie manifeste :

Andy […] had to step over the outstretched leg of an old man who sprawled there. He looked dead, not asleep, and he might be for all anyone cared. His foot was bare and filthy and a string tied about his ankle led to a naked baby that was sitting vacantly on the side-walk chewing on a bent plastic dish. (Ibid., p. 23.)

On s’aperçoit alors que la population est tellement habituée à côtoyer la mort et la souffrance que ces deux plaies en viennent à faire partie de la vie courante — et la criminalité rampante n’est qu’un autre des aspects de cette réalité quotidienne. Les statistiques sont révélatrices : de cinq à dix meurtres chaque jour, quelques milliers d'attaques, vingt à trente cas de viol, des centaines de vols et ce dans la seule ville de New York. La surpopulation apporte ainsi son lot de criminalité par la paupérisation — l’attrait du bien matériel d’autrui étant plus fort pour le déshérité :

This city has a million punks who are on Welfare and wish they had a square meal or a TV or a drink. So they try their hand at burglary to see what they can pick up. We [the police] catch a few and send them upstate on work gangs […] but most of them get away. (Ibid., p. 93.)

Désœuvrées, des bandes de voyous sont alors prêtes à tuer pour un simple litre d’eau potable :

Two figures blocked the sidewalk in front of them. "Let’s have the water" the nearest one said, and the distant light reflected from the knife in front of them. […] Shirl huddled against the wall and saw, when they walked forward, that they were just young boys, teenagers. But they still had a knife. (Ibid., p. 189.)

La classe plus fortunée de la population doit constamment se déplacer en compagnie de gardes du corps, qui procurent une forme de sécurité souvent par leur seule présence intimidante — bien qu’ils semblent avoir le droit de tuer, comme le laisse entendre Tab Fielding, garde du corps au service de Shirl Greene et de Mike O’Brien, la victime fortunée (et influente) de Billy Chung (nous y reviendrons) : « He straightened up with professional pride. "And I’m a bodyguard, I have a contract to protect him. I don’t break contracts. And when I kill anyone it’s not like that — that’s no way to kill anyone." » (Ibid., p. 77.) D'ailleurs, le manque de ressources affecte cruellement la police — celle-ci, n’ayant pas suffisamment d’effectifs et étant complètement débordée, classe les affaires en cours sans véritablement faire enquête :

The police are understaffed and overworked. We can’t have time to follow up any case that isn’t open and shut. If someone gets murdered and there are witnesses, okay, we go out and pick the killer up and the case is closed. But in a case like this, frankly, Miss Greene, we usually don’t even try. Unless we get a make on the fingerprints and have a record on the killer. But chances are that we don’t. (Ibid., p. 92-93.)

En fait, les policiers sont même forcés d’économiser les précieuses munitions : « […] with the new austerity regulations you had to have a damn good reason for using up ammunition. » (Ibid., p. 22.) On s’en doute, il en va de même des ressources vitales  que sont l’eau et la nourriture.

Eau

Les conséquences de la surpopulation sur les réserves d’eau potable sont comparables à celles d’une sécheresse permanente : l’eau courante n’existe plus et chaque famille est rationnée à une seule cruche d’eau par jour, les ménages devant constamment surveiller la jauge du réservoir de leur logement (lorsqu’ils en possèdent un) :

Still coughing he reluctantly stood and crossed the room to draw a glass of water from the wall tank; it came out a thin, brownish trickle. He swallowed it, then rapped the dial on the tank with his knuckles and the needle bobbed up and down close to the Empty mark. It needed filling, he would have to see to that before he signed in at four o’clock at the precinct. The day had begun. (Ibid., p. 15-16.)

Une telle restriction signifie des files d’attente aux points de distribution qui s’allongent interminablement; et lorsque la pluie tarde à tomber et qu’une sécheresse s’installe, comme dans la première moitié du roman, l’eau rationnée cesse brutalement d’être distribuée, les réservoirs étant à sec. Par ailleurs, le dynamitage des aqueducs urbains par des fermiers armés et en colère, véritables guérilleros ruraux, aux dépens des citadins perçus comme des voleurs d’eau, n’aide en rien l’apport public en eau potable :

They must have had it planned for a long time because they jumped the guards on the aqueduct, they had plenty of guns and explosives, [...]. They blew up at least a mile of pipe before we got through. Every hayseed in the state must have been there trying to stop us. Not many had guns, but they were doing fine with pitchforks and axes. […] We’ll bring water in, but it’s going to be very thirsty around here for a while. (Ibid., p. 180.)

Devant une telle rareté d’une ressource essentielle, il devient possible, pour celui qui possède une réserve d’eau, même stagnante, d’en vendre une partie sur le marché à un prix prohibitif. Ainsi, dans la cache du bateau démantelé du port de Brooklyn où Peter le prêcheur et Billy Chung trouvent refuge, se trouve une telle réserve d’eau stagnante, une eau de pluie accumulée remplie de moustiques, qu’ils vendent pourtant à bon prix sur la place du marché :

He measured the water carefully every day and locked the door on it as though it were a bank vault full of money. Why not? It was as good as money. As long as the water shortage continued they could get a good price for it, all the D’s they needed to keep warm and eat well. (Ibid., p. 228.)

Si l’eau devient une denrée rare, on peut inférer que la population, souffrant de déshydratation chronique, voit son taux de mortalité grimper en proportion. De même, on peut également inférer que la mortalité causée par les maladies provoquées par l’ingestion répétée d’eau stagnante est également en croissance constante.

Nourriture

Au même titre que pour l’eau, il va de soi que la nourriture est sévèrement rationnée, puisqu’il n’y en a pas suffisamment pour nourrir la population en entier. Dans un tel contexte, il apparaît qu’une majorité de la population souffre de malnutrition, et de nombreux enfants présentent un abdomen ballonné et des membres chétifs, signes caractéristiques du « Kwash », normalement associé, dans notre imaginaire culturel, aux recoins les plus pauvres d’Afrique2. En fait, même les adultes arborent une semblable difformité — le protagoniste, se regardant dans le miroir, se pose d’ailleurs la question : « And how did he manage to have ribs that stuck out like those of a starved horse, as well as a growing potbelly — both at the same time? » (Ibid., p. 16.) Dans un monde de rationnement extrême, la maladie devient, pour les protagonistes, une sorte de bénédiction, puisqu’elle permet des rations supplémentaires sous forme de beurre de cacahuètes, alors que la base de l’alimentation quotidienne est constituée de margarine fabriquée à partir de résidus pétroliers et de craquelins sans goût, dont même les miettes sont vendues : « Weedcrumbs, the cheapest and most tasteless nourishment ever consumed by man. » (Ibid., p. 205.) Lorsque la frange la plus fortunée de la population désire acheter un morceau de viande, la transaction se fait dans un local où des gardes armés lui rappellent la rareté de ce type de denrée — le boucher évoquant vaguement une sorte de mafioso :

A bodyguard squatted in the shade against the wall, only customers were allowed into Schmidt’s […]. There was a rattle of a lock and an elderly man with sweeping white hair climbed the steps one at a time. […][The bodyguard] settled back on the high stool against the wall and cradled his double-barreled shotgun in his arms. […] Schmidt looked up […] and smiled a wide, porcine grin. (Ibid., p. 62-63.)

Et pourtant, même cette riche clientèle trouve le prix du bœuf exorbitant : « "Little over a half pound, big enough? […] That’ll set you back just twenty-seven ninety." / "Isn’t that… I mean more expensive than last time?" » (Ibid., p. 64.) Mais pour l’immense majorité de la population, le bœuf a un goût complètement inconnu3  — et la nourriture est un combat de chaque instant; aussi les émeutes causant la mort de dizaines de personnes sont fréquentes — comme celle, au début du roman, pour des soylent steaks en vente rapide à demi-prix :

Got a real riot brewing here and it’s gonna get worse before it’s better [...] Klein’s had one of those lightning-flash sales, you know, they suddenly put up signs in the windows and they got something that sells quick, they done it before with no trouble. Only this time they had a shipment of soylent steaks [...]. People are pouring in from all over hell and gone and I don’t think half the streets are blocked yet. Here’s the [barbed-]wire now to seal off this side. (Ibid., p. 29.)

Arrêtons-nous un instant sur l’étymologie du néologisme soylent, qui apparaît à maintes reprises dans le roman d’Harrison et qui est au cœur du film qu’il a inspiré : Soylent Green. Dans soylent, on retrouve le lexème soy, qui se traduit par soja, cette plante grimpante de la famille des fabacées, proche du haricot et dont les graines sont riches en protéines, en glucides, en lipides et en sels minéraux. Seulement, la graine de soja se nomme, en anglais, soybean, et non soylent. Il y aurait là quelque chose qui n’est pas complètement du soja, mais qui s’y apparenterait, qui serait nourrissant sans être la plante originale — peut-être un dérivé synthétique. Harrison tente ainsi de nous faire comprendre qu’il ne s’agit pas là entièrement de soja — voire, qu’il n’y a pas là de soja du tout, mais un fac-similé, un artifice de soja, un « simulacre ». Dans soylent, il y a également la sonorité « lent », qui renvoie à trois termes de natures différentes et qui révèlent, par leur juxtaposition sémantique, le simulacre derrière le lexème soylent. Le premier signifié auquel le signifiant « lent » semble faire référence devrait être celui de lentil, c’est-à-dire « lentille », dans le sens des légumineuses de ce type. Sauf qu’on sait déjà que la graine de soja est plutôt une bean qu’une lentil. « Lentille », en français, se dit également lens en anglais, lorsque faisant référence à l’optique — comme si Harrison s’amusait à nous obliger à regarder plus loin. « Lent », au final, lorsqu’on lui appose une majuscule (Lent), renvoie à cette période de privation religieuse qu’est le Carême. En amalgamant ce jeu sémantique, le lecteur comprend par inférence que soylent n’est autre chose qu’un sous-produit manufacturé, synthétique, destiné aux affamés, mais probablement pauvre en substances nutritives et que le fabricant tente de faire passer pour ce qu’il n’est pas — du soja.

Mais pour l’affamé, le steak de soylent paraît être le summum de la richesse et du luxe — ce qui nous ramène au topos de la survivance. L’eau et la nourriture sont, est-il nécessaire de le rappeler, les garants de la perpétuation d’une espèce au sein d’un écosystème donné. Un tel constat nous renvoie d’ailleurs à la thèse de Thomas Malthus, fondateur de la démographie, qui démontre, par son postulat de la croissance exponentielle de la population4 opposée à la croissance linéaire des ressources5, « que l’obstacle primordial à l’augmentation de la population est le manque de nourriture, qui provient lui-même de la différence entre les rythmes d’accroissements respectifs de la population et de la production » (Ibid., p. 13). En d’autres termes, « le débordement rapide de la population ne s’arrête jamais qu’au point où le manque d’aliments oppose une barrière infranchissable » (Rey, 1842, p. 178). Malthus poussait même sa réflexion plus loin — au point où elle lui vaudra les foudres des divers courants socialistes du XIXe siècle. En effet, il affirmait que les lois qui visent à protéger les pauvres sont néfastes puisqu'elles encouragent une augmentation des naissances sans pour autant augmenter les ressources, ne faisant que diviser davantage celles qui sont déjà disponibles. Cette augmentation artificielle de la population aurait pour conséquence, selon lui, de diminuer la quantité de nourriture disponible pour les travailleurs et d'encourager l'oisiveté. Il ajoute que si les riches acceptaient de partager leur richesse, il en résulterait une augmentation du niveau de vie global, et donc de la consommation, diminuant ainsi la quantité de ressource disponible et augmentant sa valeur : « […] en d’autres termes, pour une même somme d’argent on aurait moins d’aliments et le prix de la vie monterait. » (Malthus, 1798, p. 75-76.) Non content de se vautrer dans un tel argumentaire honteux par son inhumanité, il en rajoute :

Un homme qui naît dans un monde déjà occupé, cet homme n’a pas le moindre droit à réclamer une portion quelconque de nourriture, et il est réellement de trop sur la terre. Au grand banquet de la nature, il n’y a point de couvert mis pour lui. La nature lui commande de s’en aller et elle ne tarde pas à mettre elle-même cet ordre à exécution. (Malthus cité par Angenot, 2005, p. 188.)

Il semble bien que la thèse malthusienne soit à l’œuvre dans le roman d’Harrison. Une thèse poussée dans ses extrêmes : le rationnement ne s’applique pas à la population entière — il faut, en effet, débourser quelques dizaines de dollars pour obtenir des cartes de rationnement — argent qu’une large frange de la population de New York ne possède pas. Un exemple : le jeune Billy Chung, un adolescent dont la famille squatte un navire de guerre à l’abandon dans le port de New York, est activement recherché pour le meurtre, commis au cours d’un vol qui a mal tourné, d’un membre de la pègre dont l’influence s’étend sur la classe politique6. Ce dossier de police, par ses ramifications politiques, fait alors exception parmi la masse quotidienne de crimes qui submerge New York et fera conséquemment l’objet d’une véritable enquête de la part du protagoniste, le détective Andy Rusch. Billy Chung est le prototype même de l’adolescent issu d’un lumpenproletariat maintenu dans la fange par le manque global d’eau, de nourriture, de travail, de moyens financiers, de logements décents et d’éducation (limitée à trois ans, elle demeure insuffisante pour accéder à un statut social supérieur autrement que par une voie criminelle). D’ailleurs, Marx définit le lumpenproletariat comme ceci :

[Une] pourriture passive des couches inférieures de la vieille société […] [qui] peut se retrouver, çà et là, entraîné dans le mouvement par une révolution prolétarienne; cependant ses conditions de vie le disposeront plutôt à se vendre et se livrer à des menées réactionnaires. (Marx et Engels, 1998, p. 39.)

La société dépeinte par Harrison montre une pullulation du lumpenproletariat qui vient supplanter le prolétariat en importance — à la fois démographique, mais également économique, par son seul poids, son seul nombre —, d’une part, à cause du manque d’emplois, et, d’autre part, par l’insuffisance chronique de ressources, notamment celles satisfaisant les besoins essentiels (nourriture, eau, logement).

Si l’on adopte une logique purement marxiste, une telle répartition de la population montre que la quasi-inexistence du prolétariat, parce que destitué par un lumpenproletariat trop occupé par sa propre survie quotidienne pour se constituer en force révolutionnaire, ne pourra en aucun cas former une masse populaire dont le nombre de révolutionnaires issus de ce même prolétariat sera suffisant pour briser le cycle d’immobilisme que constitue la fin de l’historicité. Aucune révolution digne de ce nom n’est envisageable puisque la société de survivance se suffit en elle-même par son propre étouffement, qui enraye l’ardeur révolutionnaire. Le lumpenproletariat devine, par ce qui filtre, au sein de la diégèse, de l’exemple du Bloc soviétique, que le manque de ressources ne fera que perdurer et ce, peu importe les méthodes socio-économiques de répartition des ressources adoptées. Ainsi, les émeutes causées par le manque de nourriture et d’eau ne sont en réalité qu’un réflexe d’autoconservation du sujet-individu, multiplié au centuple par les Autres formant la masse, qui incite au pillage du peu existant pour la seule satisfaction du moment, sans jamais de vision d’avenir. L’Histoire s’est bel et bien arrêtée.

Malgré la rationalité des êtres, le paradigme de la survivance entraîne, lorsque poussé à l’extrême, un second corollaire normalement caractéristique, pour le sujet pensant et individuel, de l’animalité, du ça freudien : un réflexe d’autoconservation par l’appropriation et la consommation de l’être de l’Autre, qui est aussi, au niveau social, l’être collectif, mais également, au niveau de la matière, l’être de la chose. Il s'agit du cannibalisme. Les émeutes pour la nourriture, alors que le sujet-individu sait que la pénurie ne peut que perdurer, signifiant par cela qu’il n’y aura plus jamais de nourriture pour tout un chacun — ce qui motive son réflexe d’émeutier —, constituent une sorte d’autodigestion sociale, un cannibalisme social qui participe à la stagnation de la société par le seul fait de son autorégulation : les émeutes, puisqu’elles ne constituent pas un geste révolutionnaire, nous l’avons dit, renvoient à un chacun-pour-soi, une vaste lutte pour la plus petite miette de craquelin, où le voisin est un compétiteur, et non un solidaire compagnon d’infortune. Les plus forts s’emparent d’une partie du butin, les plus faibles meurent de faim, piétinés ou matraqués par les policiers — participants involontaires à l’autorégulation de la société surpeuplée qui mange ses propres parties constituantes pour sa survie globale, au lieu de travailler à sa prospérité :

There were people climbing through the broken window, even walking on the bleeding bodies of the injured, grabbing at the boxes piled there. [...] [A] man with his arms full of packages who forced his way out of the window [...] writhed and fell under the grabbing hands, his packages [of soylent steaks] eddying away from him. (Harrison, 2008, p. 31.)

Il en va de même pour les objets matériels que pour les humains : puisque les ressources sont quasi-épuisées, les produits de consommation neufs se raréfient — il ne reste plus alors qu’à cannibaliser des pièces encore en état de marche pour effectuer des ultimes réparations sur les rares objets potentiellement réparables, comme ces chaises de table de l’appartement d’Andy Rusch : « he pulled out one of the bucket seats salvaged from an ancient 1975 Ford, and sat down across the table » (Ibid., p. 17). Ou mieux, le fourneau du même appartement, dont la description donne un indice du manque de ressources énergétiques :

The stove had started life has a gas burner, which he had adapted for tank gas when they had closed off the gas mains, then had installed an electric heating element when the supplies of tank gas had run out. By the time the electric supplies became too erratic — and expensive — to cook with, he had installed a pressure tank with a variable jet that would burn [...] kerosene, methanol, acetone and a number of other fuels […]. His final adaptation had been the simplest – and most depressing. He had cut out a hole in the back of the oven and run a chimney outdoors through another hole hammered through the brick wall. When a solid-fuel fire was built on the rack inside the oven, an opening in the insulation above it let the heat through the front ring. (Ibid., p. 100. Je souligne.)

En fait, le manque de ressources énergétiques est si criant et les coupures de courant si fréquentes que les citadins doivent se fier à des moyens mécaniques, c’est-à-dire des génératrices manuelles, pour réguler leur apport en électricité — comme la bicyclette reliée à une batterie d’automobile dans l’appartement d’Andy.

Le film Soylent Green pousse le cannibalisme social inféré dans le texte d’Harrison au point d’en faire l’objet central du discours. Le titre renvoie directement à une forme de nourriture, semblable à des craquelins, que la compagnie qui les fabrique, Soylent, affirme être tirés du plancton. L’enquête du détective Roth (le pendant d'Andy Rusch dans le film), interprété par Charlton Heston, entamée afin de résoudre un meurtre, le mènera au cœur de l’usine de Soylent qui produit le fameux soylent green, lequel s’avère être fabriqué, non pas à partir de plancton ou même de soja, mais bel et bien à partir de la chair de tous les cadavres que la compagnie Soylent amasse grâce à son institutionnalisation du suicide, par le truchement d’un centre appelé Home (« Foyer » dans la traduction française). Ainsi, le film permet de rejoindre le cannibalisme social au cannibalisme de l’individu au moyen d’une véritable institutionnalisation du cannibalisme et du suicide — concrétisant de cette façon la métaphore du cannibalisme social du roman d’Harrison en une réalité diégétique concrète.

D’une certaine façon, une telle institutionnalisation, dans le film, du suicide et du cannibalisme pris dans son sens littéral (sujet humain mangeant de la chair humaine), institutionnalisation fondée sur le mensonge (et qui demeure toutefois absente du roman d’Harrison), pourrait passer pour une forme de contrôle de la population par un accroissement de la mortalité — permettant de s’extirper, peut-être, du cycle d’immobilisme de l’économie de survivance causée par la surpopulation. Harrison, dans le roman, pose le problème autrement; non par un accroissement de la mort, mais plutôt par une diminution des naissances : un contrôle des naissances. Sauf que dans les deux cas, la solution possible est vouée à l’échec : dans le film, le détective dévoile au grand jour le secret de Soylent, alors que dans le roman d’Harrison, le projet de loi proposé par le Congrès sur le contrôle des naissances est annulé le jour de l’an 2000, sans plus d'explications. Le cycle se referme, l’historicité se replie sur elle-même et la dystopie se perpétue, immobile et stagnante, ad vitam aeternam

 

Bibliographie

ANGENOT, Marc. 2005. Le marxisme dans les grands récits. Essai d’analyse du discours. Saint-Nicolas / Paris : Presses de l’Université Laval / L’Harmattan, 466 p.

Département des affaires économiques et sociales des Nations Unies. World Population prospects. The 2006 revision. Highlights. Brochure ESA/P/WP.202, http://www.un.org/esa/population/publications/wpp2006/WPP2006_Highlights..., consulté le 21 mai 2009.

HARRISON, Harry. 2008 [1966]. Make room! Make room!. New York : Tom Doherty, coll. « Orbs », 284 p.

MALTHUS, Thomas. 1798. Essai sur le principe de population. Chicoutimi : Bibliothèque Paul-Émile-Boulet, coll. « Les classiques des sciences sociales », 153 p., document numérisé et disponible en ligne :

http://classiques.uqac.ca/classiques/maltus_thomas_robert/essais_populat..., consulté le 30 août 2009.

MARX, Karl et Friedrich Engels. 1998. Manifeste du Parti communiste. Paris : Librio, 91 p.

REY, Joseph-Auguste. 1842. Théorie et pratique de la science sociale. Paris : Renouard, 354 p.

 

Pour citer cet article: 

Ross Gaudreault, Marc. 2010. « Immobilisme et surpopulation :  la mise en garde d’Harry Harrison », Postures, Dossier « Utopie/Dystopie: entre imaginaire et réalité », Hors série n°2, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/ross-gaudreault-hd2> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Ross Gaudreault, Marc. 2010. « Immobilisme et surpopulation :  la mise en garde d’Harry Harrison », Postures, Dossier « Utopie/Dystopie: entre imaginaire et réalité », Hors série n°2, p. 95-107.