L'utopie, c'est ne pas se soumettre aux choses telles qu'elles sont et lutter pour ce qu'elles devraient être.
Claudio Magris, Utopie et désenchantement
À chaque effondrement des preuves, le poète répond par une salve d'avenir.
René Char, Fureur et mystère
Depuis son apparition chez Thomas More, l'utopie a revêtu bien des formes, subi bien des changements. Des précurseurs que sont Platon et Aristote aux grands utopistes qu'ont été Rabelais, Francis Bacon, Voltaire ou Charles Fourier, pour n'en nommer que quelques-uns, la littérature et la philosophie ont fourni plus d'une occasion de réfléchir au meilleur des mondes. Imaginer le meilleur, craindre le pire. Mais l'optimisme et le pessimisme ne sont pas forcément là où l'on pourrait les croire. L'utopie présente souvent une bonne dose de pessimisme face à un réel qui ne satisfait pas les attentes. D'un autre côté, on peut voir la dystopie 1comme un espoir d'éviter le pire. Tel un avertissement, il s'agit le plus souvent de projeter dans l'avenir, en les amplifiant, les défauts d'une société perfectible. Le XXe siècle et ses régimes totalitaires ont d'ailleurs inspiré de nombreux créateurs. Pensons seulement à Eugène Zamiatine, Aldous Huxley, Georges Orwell, Ray Bradbury, Jorge Luis Borges, Jean-Luc Godard ou, plus récemment, Michel Houellebecq, Schuiten et Peeters, Enki Bilal, Terry Gilliam… À l’aube du XXIe siècle, les grands bouleversements sociaux qui ont marqué les cinq dernières décennies et la redéfinition d’une responsabilité morale globale alimentent toujours ces réflexions et revendications à saveur utopique, et ce, tant sur la scène politique, que sociale ou artistique.
Entre la perfection du monde qu’appelle l’utopiste et le constat de sa non-existence, le troisième colloque annuel organisé par l’Association des Étudiants aux Cycles Supérieurs en Études Littéraires de l’UQÀM a réuni des étudiants du baccalauréat, de la maîtrise et du doctorat provenant de différentes universités — UQÀM, Université de Montréal, Université Laval, Université de Sherbrooke, Université Paris Ouest-Nanterre et Université Paris IV-Sorbonne — afin d’aborder l’utopie dans toutes ses dimensions et sous toutes ses formes. Paradoxalement, alors que ces derniers repensaient la valeur et les limites d’un concept vieux d’un demi-siècle (le terme ayant été forgé par Thomas More en 1516), le contexte dans lequel s’est tenu le colloque « Utopie / Dystopie : entre imaginaire et réalité » démontrait violemment l’actualité de leurs réflexions.
En effet, dans le contexte du quarantième anniversaire de la fondation de l’« Université du Peuple », la thématique de cette rencontre renvoyait ironiquement aux slogans qui trônaient sur les nombreux piquets de grève2 stationnés aux portes de l’UQÀM, à l'intersection des rues Saint-Denis et de Maisonneuve. « U-topie » : monde de nulle part; « eu-topie » : lieu de bonheur. D’un point de vue purement étymologique, l’utopie se veut en fait une rencontre impossible. Aporétique, elle se comprend sous la forme d’une tension qui, transposée dans le champ de l’action, se manifeste par la quête. Ainsi, tel un exemple vivant du concept à l’étude, de nouveaux combats se livraient sous nos yeux dans l’espoir de conserver la portée sociale de l’éducation contenue dans les propositions du rapport Parent (1963-1964), et de garder vivante, au moyen d’un financement et d’un personnel enseignant suffisants, une université construite au cœur du centre-ville de Montréal. L’UQÀM, véritable symbole de la démocratisation de l'enseignement supérieur au Québec, était menacée après quarante ans d’existence. Le capitalisme, tant dénoncé par les contestations étudiantes des années 1960, était encore une fois pointé du doigt — cette fois sous la forme du néo-libéralisme — et accusé de corrompre une institution née des idéaux d’une population qui a cherché à se doter d’une seconde université francophone, accessible à tous. Véritable confrontation entre un idéal de société et les lois concrètes du marché, la grève, qui a fait office de toile de fond aux réflexions menées par les étudiants rassemblés dans le cadre du colloque « Utopie / Dystopie : entre imaginaire et réalité », a su donner au concept d’utopie une dimension concrète, dynamique, actuelle.
Les articles réunis dans ce second numéro spécial de la revue Postures s’inscrivent à leur manière dans le temps de l’utopie. Que ce soit en interrogeant les récits du passé, en pensant le présent à travers des œuvres contemporaines ou en imaginant les possibilités que recèlent des mondes futuristes, chacun des auteurs de ce numéro s’approprie un segment de l’arc diachronique tendu par l’utopie, la dystopie ou l’uchronie dans le but de questionner les diverses formes de représentation du monde. Divisés en trois temps, dont la définition se révèle souvent des plus malléables, tous les articles traquent, observent et interrogent les préjugés, les préconceptions et les lieux communs à la base de toute représentation sociale, et ce, qu’elle soit individuelle ou collective.
Tout d’abord, intéressés par les constructions narratives du passé, Sébastien Roldan et David Desrosiers revisitent l’histoire de la France : celle du pessimisme de l’esprit fin de siècle (du XIXe siècle) et celle, plus contemporaine, du Paris révolutionnaire de mai 1968, afin d’en autopsier les mythes, les schèmes collectifs et les imaginaires qui les sous-tendent. Le premier, Sébastien Roldan arpente, à travers les manuscrits liminaires et la version définitive de La Joie de vivre (1884) d’Émile Zola, les deux versants d’une même histoire dans son article intitulé « Un vieux cynique menace La Joie de vivre ». S’intéressant à la « fictionnalisation large et fidèle » de la doctrine du philosophe Schopenhauer par les pessimistes parisiens de la fin du XIXe siècle, Roldan fouille les écrits de Zola à la recherche des stratégies narratives par lesquelles le chef de file du naturalisme a su transformer par la négative, à l’instar de nombre de ses contemporains, l’utopie ascétique de la métaphysique schopenhauerienne. Au fil de ses recherches, ce dernier découvre le mythe là où le programme naturaliste zolien se devait d’accomplir une « cueillette en règle de documents historiques, scientifiques, médicaux ou idéologiques ». Ainsi, loin de jeter un regard objectif sur le pessimisme de l’esprit fin de siècle, La Joie de vivre, nous apprend Roldan, se laisse jouer par la mythologie eschatologique de son temps; le roman fonctionnerait donc tel un dialogue entre le réel de l’histoire et les constructions narratives de son temps. Devant ce constat toutefois, David Desrosiers demeure insatisfait. Au diapason de l’uchronie, son article « L’Algarabie de Jorge Semprun, entre uchronie et autobiographie » semble demander : « mais encore? » Aussi, armé des mots satyriques de Semprun, il nous propose de franchir le pas entre la possibilité d’une connaissance du passé et la « conscience active de la contingence historique » par l’analyse du bouleversement de la carte du donné (Rancière, 2007) que permet l’écriture uchronique. Poursuivant Semprun au cœur d’une France pour qui mai 1968 aurait été plus qu’un simple événement à commémorer (Nora, 1997), David Desrosiers constate les possibilités autobiographiques d’un genre qui s’amuse à la frontière des possibles. Plus qu’un jeu sur les « si » de l’histoire, l’uchronie, selon lui, peut se lire sur un plan beaucoup plus personnel, voire intimiste. Tel un miroir déformant, elle permettrait d’« [E]xplorer l’identité au croisement du réel et de l’imaginaire, dans la contradiction de ce que l’on est, de ce que l’on a été et de ce que l’on aurait pu être, en récupérant ce que la vie rejette hors du réel, mais dont l’imaginaire conserve secrètement la trace. » Pour ces deux observateurs du passé que sont Sébastien Roldan et David Desrosiers, il s’avère donc que l’utopie se résume à une question de trace.
Puis, au passé succède le présent. À partir des hantises mémorielles de nos sociétés contemporaines, Stéphanie Bellemare-Page, dans « Dystopie et spectre du totalitarisme dans Le Monde selon Gabriel, d’Andreï Makine », se penche sur les démons qui façonnent la médiatisation des utopies capitaliste et démocratique au sein de l’écriture dramaturgique de l’auteur français d’origine russe Andreï Makine. Lecture critique d’une pièce se voulant l’exacerbation dystopique d’un « monde dominé par l’Image », son article nous entraîne au cœur de l’imaginaire d’un auteur partagé entre une mémoire culturelle empreinte du « spectre du totalitarisme » stalinien et une conception utopique des vertus du langage poétique. En ce sens, l’analyse de Bellemare-Page nous confronte, au moyen de la « paratopie », à la vision manichéenne du monde portée par Makine, ce dramaturge pour qui « [l]es rapports de force entre le littéraire et le politique ont une consonance particulière […], legs de l’expérience soviétique ».
Mais si le monde dystopique de Makine est dominé par l'image, c'est à partir d'elle que le photographe espagnol David Nebreda construit son utopie. Dans son article « La possibilité d’un corps : Autoportraits de David Nebreda », Olivier Masson aborde cette œuvre très contemporaine, mais aussi atemporelle dans sa quotidienneté. La photographie permet à l'artiste de projeter son corps dans un lieu autrement inaccessible, et ce, grâce à l'ubiquité de l'image à l'ère de la reproductibilité technique (Walter Benjamin, 1935). Or, la fonction de l’utopie, selon Paul Ricoeur (1985), est justement de « projeter l’imagination hors du réel dans un ailleurs qui est aussi un nulle part ». Dans le cas de Nebreda, c'est plus que l'imagination qui est projetée, c'est le corps imaginé et fantasmé, ce corps utopique, défini par Michel Foucault (2004) comme « colossal dans sa puissance, infini dans sa durée » et marqué par une conduite ascétique élevée au rang de régime de vie (Émile Durkheim, 1960). Cet article explore donc les modalités du projet nebredien d'utopie corporelle, celui de réconcilier « [le] corps réel qu’il refuse et [le] corps imagé qu’il désire ».
Après le passé et le présent, c'est à une projection dans l'avenir que s'intéressent les articles de cette troisième et dernière partie, temps par excellence de l'utopie, mais surtout de la dystopie. En effet, les récits d'anticipation mobilisent bien souvent un univers à caractère dystopique, dans l'optique d'imaginer le pire, de mettre en garde. La posture dystopique est donc par définition optimiste, malgré ce qu'on pourrait croire. Pourquoi imaginer le pire, si ce n'est pour tenter de l'éviter?
Dans un premier temps, Hélène Taillefer, dans « L'avènement de la société-machine », part de la perspective mécaniste, et donc fortement déterministe, du monde de René Descartes (1644) pour aborder la structure même des mondes dystopiques, fondés sur une gouvernance totalitariste. C'est que la logique cartésienne de l'être, mais surtout de la société, conduit à considérer celle-ci comme un système complexe aux propriétés émergentes (Marius Mukungu Kakangu, 2007), tel qu'on le théorise aujourd'hui, un superorganisme (Howard Bloom, 1995) qui correspond à une conception de l'État qu'on peut faire remonter au Léviathan de Thomas Hobbes (1651). Or, si la société est un système complexe, il est possible d'en déduire un ensemble de principes immuables pouvant servir à concevoir une éventuelle machine à gouverner (Dominique Dubarle, 1948) qui saurait prendre les meilleures décisions possibles. Or, selon Norbert Wiener, cette machine à gouverner pose évidemment problème et conduit forcément à une société profondément dystopique, une société elle-même machinique, dans laquelle « l’individu est subordonné à une structure plus imposante que lui, au profit de laquelle il doit parfois être sacrifié ». Hélène Taillefer explore cette possibilité fictionnelle à partir de trois romans dystopiques exemplaires : Nineteen Eighty-Four (1948) de George Orwell, Le Dépeupleur (1970) de Samuel Beckett et Neuromancer (1984) de William Gibson.
Après une étude de la structure même des dystopies, Marc Ross Gaudreault, dans « Immobilisme et surpopulation : la mise en garde d’Harry Harrison », s'intéresse plus précisément à un cas d'espèce, le roman Make Room! Make Room! (1966) d'Harry Harrison et son adaptation filmique de Richard Fleischer (Soylent Green, 1973). À partir d'un discours du président Eisenhower (1959) dans lequel il affirmait sa volonté de rester à l’écart de toute forme de régulation des naissances malgré les problèmes manifestes de surpopulation à venir, Harry Harrison pose « [U]n regard sombre sur l’avenir de l’humanité si celle-ci ne fait pas échec à sa croissance démographique exponentielle. » Selon la thèse de Thomas Malthus (1798), fondateur de la démographie, laquelle démontre que la croissance exponentielle de la population est opposée à la croissance linéaire des ressources, un monde radicalement surpeuplé et marqué par le tragique manque de ressources ne saurait qu'être miné par un lumpenprolétariat (Karl Marx, 1848) toujours plus nombreux. Chez Harrison comme chez Fleischer, cette « société mondiale […] repose entièrement sur les paradigmes de la survivance et du cannibalisme », symbolique chez le premier et littéral chez le second. C'est précisément à décrire les mécanismes de ces paradigmes que cet article est consacré.
Si Harry Harrison et Richard Fleischer s'inquiètent de la lente agonie de l'humanité par le biais de l'épuisement des ressources qui résulte de la surpopulation, Ray Bradbury s'inscrit dans une toute autre forme d'imaginaire de la fin, moins insidieuse, mais plus spectaculaire : la bombe nucléaire, qui « figure un changement de paradigme des plus importants : l'homme peut désormais causer sa propre extinction ». Elaine Després, dans « Renaître de cendres radioactives : la solution apocalyptique de Ray Bradbury », s'intéresse à la dynamique symbolique et sociale du monde dystopique tel qu'il se déploie dans le roman Fahrenheit 451 (1953). C'est que dans cet univers singulier, le champignon nucléaire permet une tabula rasa, la destruction qu'elle entraîne permettant une renaissance de la civilisation, prise dans un arrêt sur image. L'explosion de la bombe nucléaire qui clôt le roman joue alors le rôle symbolique et narratif de résolution des deux paradigmes contradictoires qui cohabitent et s'incarnent dans « la tension entre les deux pôles de signification symbolique du feu » : feu destructeur et feu réconfortant (Gaston Bachelard, 1949). Or, la résolution de cette tension paradigmatique permet le redémarrage du moteur historique. En effet, s'il présente de nombreuses caractéristiques du totalitarisme (Hannah Arendt, 1972), le monde imaginé par Bradbury n'a rien de soviétique ou de fasciste, il s'agit plutôt d'« [U]ne version altérée du futur proche des États-Unis, résultat de la dérive d'une société individualiste qui recherche le bonheur immédiat et perpétuel et qui en est venue à considérer les livres comme une source de malheur. »
C'est d'ailleurs également à une version altérée de l'Amérique que s'intéresse Gabriel Gaudette dans le dernier article de ce numéro, « C'est pour votre bien que je tuerai trois millions de personnes ». Mais le monde qu'il décrit ne se situe pas à proprement parler dans un temps futur, mais plutôt dans un autre temps, parallèle au nôtre, celui de l'uchronie, qui n'est pas un non-lieu, mais un non-temps. À partir d'une réflexion sur les dangers de la concrétisation de l'utopie, en particulier la tendance de l'utopiste à s'octroyer un pouvoir qui ne lui revient pas de droit, malgré ses intentions louables, Gabriel Gaudette aborde le monde des superhéros qui peuplent le neuvième art, et plus particulièrement le roman graphique Watchmen (2005) de Dave Gibbons et Alan Moore. À travers une analyse du mode opératoire des superhéros, il en arrive à les décrire comme des « utopistes pragmatiques » dans la mesure où ceux-ci agissent concrètement sur le réel qu'ils espèrent libérer de ses criminels. Or, un personnage de Watchmen sort du lot et propose un projet utopique autrement ambitieux… et destructeur. Adrian Veidt (aussi connu sous le pseudonyme d'Ozymandias), « dans sa tentative d’instaurer un règne social du surhomme », correspond au roi-philosophe de la République platonicienne : homme d'affaires très influent, il est aussi considéré comme l'homme le plus intelligent du monde. Or, le projet utopique de Veidt tient son originalité du fait que ce n'est pas un programme collectif d'organisation sociale qu'il suggère, « il propose plutôt d’opérer une révolution individuelle qui se diffusera à l’ensemble des citoyens de la terre ». Le seul hic est que cette révolution passe nécessairement par un chaos préalable, causé par la mort de trois millions de New-Yorkais, du fait d'un immense monstre téléporté au cœur de Manhattan, une variante de la tabula rasa si courante dans les récits dystopiques.
Pour clore ce numéro de Postures, nous reproduisons finalement le texte dramatique « Dernier Acte » d'Étienne Lepage, une courte pièce dystopique créée pour l'occasion et qui a fait l'objet d'une lecture lors du colloque en avril 2009. Dans une absurdité domestique aux accents ionesciens, Étienne Lepage propose les derniers moments d'un régime, la rencontre ultime des têtes dirigeantes déchues d'une dictature et de leurs femmes, alors qu'à l'extérieur le peuple se révolte, avec à sa tête les enfants enragés de ses anciens dirigeants.
En guise de conclusion, l’Association Étudiante des Cycles Supérieurs en Études Littéraires et la revue Postures souhaitent remercier chaleureusement les étudiants, les professeurs, les membres des comités de rédaction et de correction, Étienne Lepage et les comédiens ayant participé à la lecture dystopique de Dernier Acte ainsi que les partenaires financiers qui ont permis à ce colloque de connaître un tel succès et à cette publication de voir le jour. Grâce à leur contribution financière, Figura, le Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire, l’AFEA, le Département d’études littéraires et la Faculté des Arts, via le programme Initiatives, encouragent des projets d’envergure qui permettent à des étudiants de participer concrètement à la recherche universitaire et à la reconnaissance de la place de la littérature dans le monde.
Bouchard, Marie-Pierre et Després, Elaine. 2010. « Présentation », Postures, Dossier « Utopie/Dystopie: entre imaginaire et réalité », Hors série n°2, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/presentation-hd2> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Bouchard, Marie-Pierre et Després, Elaine. 2010. « Présentation », Postures, Dossier « Utopie/Dystopie: entre imaginaire et réalité », Hors série n°2, p. 9-16.