Selon Raymond Trousson, « le XIXe siècle appar[aît] comme l’ère d’une utopie majoritairement optimiste » (Trousson, 1999, p. 235). Cela n’exclut pas, loin s’en faut, que certains écrivains nagent, pour ainsi dire, à contre-courant; quelques-uns auront même fait des tentatives dans chacune des directions. Il en va ainsi d’Émile Zola : si son dernier cycle romanesque, Les Quatre Évangiles (1898-1902), émane d’un positivisme notoirement convaincu de la marche inaltérable du progrès, le romancier chef de file du naturalisme français n’a pas toujours été aussi unanimement optimiste que le sont ses écrits tardifs. Même qu’il a trempé dans un pessimisme très fin-de-siècle avec La Joie de vivre (1884), douzième tome de la saga familiale des Rougon-Macquart.
Au départ, La Joie de vivre devait être une affirmation de la vie à thèse explicitement anti-pessimiste, selon les plans primitifs du romancier dressés entre 1880 et 1883. Néanmoins, dans la version définitive du roman, les deux principaux personnages, Pauline Quenu et Lazare Chanteau, incarnent chacun un versant du « Schopenhauer » que Zola veut exposer. Pour schématiser, disons que l’une représente la bonne compréhension et l’application bien sentie de la doctrine; tandis que l’autre personnifie le mauvais schopenhaueriste, l’adepte impuissant et infidèle qui adopte la pose détachée du philosophe sans savoir la tenir. D’une certaine manière, il convient d’envisager l’action raisonnée et généreuse de Pauline (la fille bien portante des charcutiers du Ventre de Paris) comme une tentative sérieuse de l’utopie schopenhauerienne; Pauline essaye sans succès de ranimer la joie de vivre de son pauvre cousin Lazare qui, atteint du mal du siècle, ne cesse de broyer du noir et demeure incapable de se soustraire à la vision dystopique du monde que lui inspire le schopenhauerisme ambiant. Zola avec ce roman se trouve donc, malgré ses intentions initiales, à effectuer une fictionnalisation large et fidèle d’une importante portion de la doctrine d’Arthur Schopenhauer, en divisant sur deux têtes le poids de la documentation pessimiste qu’il a rassemblée.
Comment expliquer un tel renversement? C’est que la pensée du philosophe est séduisante. En effet, le vieux rêve d’écarter à jamais le mal et la souffrance a une nouvelle recette dans la France des années 1880 — Schopenhauer l’a formulée : ascétisme, abstinence, chasteté, détachement des instincts et de l’animalité, réduction des besoins au minimum, élévation maximale de l’esprit. Bonne pour l’individu, cette doctrine fort séduisante et simple à saisir — sinon à mettre en pratique — avait de quoi effrayer Zola et ses contemporains, parce que, dans une perspective évolutionniste, elle conduisait l’espèce à sa ruine. Bien que le philosophe refusât d’envisager les conséquences à long terme d’une mise en application systématique de ses principes par la population (Lefranc, 1998, p. 11), nombreux furent ceux qui, comme A. Boyenval et Firmin Boissin, virent en Schopenhauer « l’ennemi du mariage » (Boyenval, 1884, p. 39) et par là celui de la République, puisque la morale schopenhauerienne selon eux « prêchait, pour hâter la fin du monde, le célibat absolu » (Boissin, 1885, p. 504). Poussant leur imagination ne serait-ce qu’un peu, ils y trouvèrent matière à dystopie : « Si ce fléau gagnait les parties vives de la nation, les Barbares pourraient venir; ils trouveraient démantelées nos meilleures citadelles [...] » (Boissin, 1885, p. 504), dissertait-on, la plume chevrotante, en se raccrochant au seul espoir que, pour l’heure, la maladie du pessimisme1 ne touchait que les littérateurs (sans doute la partie « morte » de la nation française).
À terme, la France courait droit à sa perte. « La fin du monde est toujours une question de temps [...] », peut-on ironiser avec Chassay, Cliche et Gervais (2005, p. 8). C’était néanmoins un sentiment authentique et répandu, en cette fin de siècle, que de craindre la popularisation d’une telle philosophie. La tranche la plus inquiète du peuple français était terrorisée à l’idée de cette pensée pessimiste qu’elle voyait déferler sur l’intelligentsia parisienne comme une catastrophe. Les ultimes raffinements de l’esprit rationnel invitaient l’homme moderne à récuser la valeur de la vie et, poignante menace, constituaient la recette parfaite pour l’extinction de la race : les adeptes du Schopenhauer, « tout un clan de jeunes littérateurs », selon Boissin, étaient censés « vouer un culte au suicide, au néant » (Boissin, 1885, p. 503). Un romancier de la trempe d’Émile Zola n’allait pas manquer de s’intéresser au psychodrame en cours — d’autant plus qu’il avait lui-même senti l’appel du pessimisme, récemment, suite aux décès successifs, en 1880, de Gustave Flaubert et de Mme Zola, sa mère2.
Fidèle à sa méthode naturaliste, Zola décida donc en 1883 de consulter des écrits pessimistes, afin de bien documenter ce roman qu’il préparait et ainsi d’approfondir sa connaissance de la pensée du philosophe Arthur Schopenhauer. Notre objectif ici n’est pas de présenter dans son ensemble le traitement qu’a réservé le romancier à la doctrine du philosophe, mais plutôt d’examiner comment, dans certains passages de La Joie de vivre, Zola transforme la philosophie schopenhauerienne en dystopie, c’est-à-dire en utopie négative.
La question du temps est une donnée capitale de l’utopie3, comme de la philosophie de Schopenhauer et du XIXe siècle français en tant que tel4. D’où le parti pris de nous intéresser surtout aux projections du futur lointain dans ce roman d’Émile Zola qui, dès la première phrase, montre des personnages enclins à « perdre tout espoir » (Zola, 1884, p. 807). Déjà se profile à l’horizon l’appréhension eschatologique d’une catastrophe attendue, que le titre ironique de La Joie de vivre semble vouloir démentir cyniquement. Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, voyons d’abord succinctement la doctrine schopenhauerienne; nous montrerons ensuite comment le temps peut articuler cette philosophie et alors la déployer en dystopie.
La pensée de Schopenhauer se fonde sur un renversement des valeurs traditionnellement attribuées à l’existence et au Monde. Pour ce disciple de Kant, notre monde matériel ne peut exister qu’à travers une conscience individuelle, il n’existe pas en soi. Pour exister, il requiert un sujet le percevant. Point d’objet sans sujet. Le monde dans lequel nous vivons ne serait qu’une représentation personnelle, propre à chacun; il s’ensuit que chacun est passible d’être trompé. Là où nous nous méprenons, avance Schopenhauer, c’est lorsque nous accordons à la vie une valeur spéciale, lorsque nous ne remettons pas en question le bienfondé de notre existence. Il s’agit d’une illusion partagée par l’ensemble des humains : égoïstement, chacun croit sa vie utile, sensée, singulière, digne d’être défendue et perpétuée. Pire, on la considère comme un réceptacle à remplir de bienfaits, et tous ambitionnent d’y parvenir. Or, il n’en est rien : « Elle n’est que tourments, écrit Schopenhauer, aspirations impuissantes, marche chancelante d’un homme qui rêve à travers les quatre âges de la vie jusqu’à la mort, avec un cortège de pensées triviales. » (Schopenhauer, 1880, p. 54.) Comme l’indique le titre de son principal ouvrage, Le Monde comme volonté et comme représentation, une force inconnue serait le moteur du Tout, produirait l’illusion égoïste qui nous dit que notre vie vaut la peine d’être vécue, régirait le plus menu de nos gestes, régirait aussi le fonctionnement de l’univers entier, en nous laissant croire que nous agissons librement.
Autrement dit, une force inconsciente et elle-même ignorante de ses propres desseins serait la grande responsable de toute l’agitation et de tous les maux des êtres vivants. Schopenhauer a baptisé Volonté cette force terrible et muette, car c’est à elle qu’il faut selon lui attribuer les besoins, les désirs et la volonté des êtres vivants — ensemble d’exigences qui ne peuvent jamais être satisfaites que partiellement ou temporairement et qui, au fond, ne sont rien d’autre que des sources de douleurs continuellement renouvelées, visant toutes à prolonger l’existence et à propager l’espèce. Schopenhauer aurait tout aussi bien pu la nommer Dieu, cette force, en précisant toutefois qu’il s’agit d’un dieu sans amour et sans pitié pour sa propre Création. Suivant sa théorie pessimiste, chaque individu serait soumis sans le savoir à cette Volonté qui lui est extérieure et qui pourtant l’anime de l’intérieur, qui le pousse à agir non pas en fonction d’un bonheur illusoire — chimère inventée par elle — mais plutôt en fonction de conserver et de perpétuer la vie (une calamité). « La misère et le mécontentement sont ontologiques [selon Schopenhauer] et entraînés par le fait même d’exister », résume Michel Brix (2004, p. 168). Le mal de vivre ici ne désigne plus un spleen passager, sorte de maladie à la mode en cette deuxième moitié du siècle; il se généralise et devient alors, proprement, la douleur d’exister au sens large. Aussi, le désespoir, causé par un sentiment de dégénérescence qu’on sentait se répandre partout en France à l’époque, trouve chez Schopenhauer une caution philosophique (Lefranc, 1998, p. 6-7), d’où sans doute la popularité de la doctrine.
L’aphorisme suivant est tiré de l’un des ouvrages lus par Zola en préparation de La Joie de vivre, il donne une bonne idée de la tonalité caractéristique de la plume de Schopenhauer : « Si l’on frappait à la pierre des tombeaux, pour demander aux morts s’ils veulent ressusciter, ils secoueraient la tête. » (Schopenhauer, 1880, p. 48.) On reconnaît là le cynisme acerbe de ce philosophe que les écrivains du cercle de Médan nommaient « le vieux ». La métaphysique schopenhauerienne propose de se détacher d’une existence médiocre, triviale et absurde, où dominent tant le chagrin que la douleur, et ainsi se défaire du vouloir-vivre imprimé à l’Homme par la Volonté :
La vie ne se présente nullement comme un cadeau dont nous n’avons qu’à jouir, mais bien comme un devoir, une tâche dont il faut s’acquitter à force de travail; de là, dans les grandes et les petites choses, une misère générale, un labeur sans repos, une concurrence sans trêve, un combat sans fin, une activité imposée avec une tension extrême de toutes les forces du corps et de l’esprit. […] Mais le dernier but de tant d’efforts, quel est-il? Maintenir pendant un court espace de temps des êtres éphémères et tourmentés, les maintenir au cas le plus favorable dans une misère supportable et une absence de douleur relative que guette aussitôt l’ennui; puis la reproduction de cette race et le renouvellement de son train habituel. (Schopenhauer, 1880, p. 53.)
C’est ainsi que se dissout le temps chez Schopenhauer. Le temps, suivant sa métaphysique, n’est qu’une fiction inventée par la Volonté afin de mieux assujettir l’humanité. Il n’y a pas de progrès, pas plus que de régression ou de décadence5. Il n’y a selon Schopenhauer aucun devenir eschatologique, puisque tout reste du pareil au même; interminablement des hommes naissent, vivent, se reproduisent, puis meurent, avec pour seul et unique but de laisser place à la prochaine génération d’hommes. Dessein absurde. Comment contrer cette Volonté immuable? La réponse que formule Schopenhauer reprend pour l’essentiel les valeurs traditionnelles de la morale chrétienne où le bonheur terrestre est impossible. Ayant levé le voile de l’illusion qui subjuguait l’Homme, il nous propose de refuser la subordination au vouloir-vivre, de réduire le plus possible nos souffrances en affectant le détachement face à nos désirs et le dédain face à nos basses pulsions; d’adopter plutôt une attitude de méfiance envers les instincts les plus forts, ceux de la survie et de la procréation, et de leur préférer la contemplation esthétique en vue de s’oublier devant un beau paysage, devant un spectacle curieux ou devant une toile saisissante. Mais il ne faut pas espérer de salut dans l’art, qui reste tout au plus une distraction du vouloir-vivre égoïste; seulement, comme Jean Lefranc l’explique, « l’importance de la beauté est de nous montrer la possibilité, au moins temporaire, de la négation du vouloir-vivre et de nous apporter les seuls plaisirs purs que nous puissions connaître. » (1998, p. 17.) Le salut véritable se trouve ailleurs, dans l’abolition définitive du vouloir-vivre par l’ascétisme et par l’abnégation.
Prêcher l’austérité et l’abstinence afin de réduire l’emprise de nos fonctions vitales sur nous, et en conséquence réduire notre vitalité au profit de la réflexion philosophique et du renfermement solipsiste, voilà la morale de Schopenhauer. Cela consiste, si on nous permet un rapprochement avec certaines idées qui circulent beaucoup de nos jours, en une variante individualiste d’une philosophie promulguant la « simplicité volontaire » ou la « décroissance6 » au profit d’un réinvestissement sobre, sain et intellectuel du monde. Son remède contre le mal de vivre suppose de reconnaître que la vie individuelle est vaine, sans but et dépourvue de bonheur réel. Aussi, Maupassant décrit le philosophe comme « le plus grand saccageur de rêves qui ait passé sur la terre » (1883, p. 728). Maupassant songeait surtout aux rêves d’idéal entretenus par la jeunesse parisienne, éprise de romantisme et d’aspirations larges, jeunesse si prompte à la désillusion. Toutefois, cette philosophie élitiste dont l’objectif consistait à atteindre le nirvana bouddhiste — l’extinction du karma et du désir humains — fut aussi perçue comme une redoutable menace au grand rêve que la Troisième République a si tendrement caressé, celui de venger les Français de la défaite devant la Prusse.
On s’en doute, c’est moins la métaphysique que la morale de Schopenhauer qui eut un retentissement à Paris et qui faisait peur, car le philosophe préconisait, face au tourment de l’existence, d’embrasser le néant de soi, de s’élever au-dessus de toute souffrance, morale ou physique, dans l’acceptation résignée et cependant lucide des douleurs du monde. Alors arrivé « au repos de tout désir et de tout vouloir », on ne souffre plus, avance Schopenhauer (1880, p. 57).
Drôle d’utopie, quand même, que celle proposée par la morale schopenhauerienne, dans la mesure où l’utopie normalement se caractérise par le sacrifice de l’individu au profit de la multitude7 et, par extension, de la patrie; ici, c’est l’inverse qui se produit, le bonheur de l’individu se réalise au détriment de la patrie qui, au moment où les théories de l’Allemand Schopenhauer s’infiltrèrent dans l’esprit des Parisiens, préparait sa revanche et avait besoin de jeunes hommes vigoureux et en santé pour reconquérir l’Alsace et la Lorraine, et sa gloire passée.
Allant plus loin, l’idée d’une mise en pratique méthodique de la recette schopenhauerienne du bonheur laissait entrevoir la fin de l’espèce. Voilà qui dut frapper l’imaginaire d’Émile Zola à la lecture des traités pessimistes qu’il consulta en vue de documenter son roman La Joie de vivre : poussées à la limite, les consignes d’ascétisme et d’abnégation conduisent l’individu non seulement à l’abolition de son vouloir-vivre mais à celle de sa vie aussi. Qu’on cesse d’obéir à ses besoins animaux, qu’on refuse de se nourrir et de se reproduire, qu’on s’épuise dans le don de soi et dans la lutte contre cet égoïsme qui fait qu’on s’attache à notre existence… le résultat, par extrapolation : un suicide en masse, une apocalypse volontaire8. C’est en cela qu’un vieux cynique menace la joie de vivre, dans le roman du même nom9. Zola place dans la bouche de Lazare Chanteau, jeune adepte du pessimisme, le discours désenchanté de ceux qu’il nomme les « nouveaux héros du doute », tous ces schopenhaueristes frappés d’ennui, ces « jeunes chimistes qui se fâchent et déclarent le monde impossible, parce qu’ils n’ont pas d’un coup trouvé la vie au fond de leurs cornues. » (Zola, 1884, p. 1057.) Renchérissant « sur les théories du “vieux”, comme il nomm[e] Schopenhauer, dont il récit[e] de mémoire les passages violents » (p. 1057), Lazare multiplie les visions dystopiques du futur, inspirées du pessimisme parisien :
Le moyen pratique d’un suicide général le préoccupait, d’une disparition totale et soudaine, consentie par l’universalité des êtres. Cela revenait à chaque heure, au milieu de sa conversation courante, en sorties familières et brutales. […] Avec un ami, sa conversation tombait tout de suite sur les embêtements de l’existence, sur la rude chance de ceux qui engraissaient les pissenlits, au cimetière. Les sujets lugubres l’obsédaient, il se frappa d’un article d’un astronome fantaisiste annonçant la venue d’une comète, dont la queue devait balayer la terre comme un grain de sable : ne fallait-il pas y voir la catastrophe cosmique attendue, la cartouche colossale qui allait faire sauter le monde, ainsi qu’un vieux bateau pourri? (p. 1057-1058.)
Naturellement, en « pessimiste enragé » (p. 884) qu’il est, Lazare revient continuellement à l’idée de « souffler les astres, ainsi que des chandelles, sur le massacre universel des êtres » (p. 884), parce que, comme l’a si bien formulé Jean-Pierre Vidal, « imaginer l’apocalypse est une façon de se venger de sa propre mort » (Vidal, 1999-2000, p. 45). Émerge ici encore le rapport entre individu et société. Notons que la fiction zolienne avalisait d’avance le verdict de Vidal, comme en témoignent les deux extraits suivants : « sous ce procès fait à l’humanité, il y avait surtout, chez [Lazare], la rage de la défaite » (Zola, 1884, p. 883); « lui, comme tous ces farceurs de pessimistes, consentait bien à faire sauter le monde avec un pétard, mais refusait absolument de se trouver dans la danse! » (p. 1000.) Au total, Lazare subira trois crises d’angoisse semblables, où dans la peur de voir la mort se dresser devant lui, terrible et immuable, il tâche tant bien que mal de se consoler en imaginant « la délivrance par l’anéantissement » (p. 884).
Remarquons qu’à travers l’élargissement affolé des idées schopenhaueriennes dans le roman, se manifeste la réversibilité inhérente à toute utopie : ce qui est bon pour l’un ne l’est pas pour tous, et inversement. « Chaque utopie porte en soi les germes de sa ruine » (Trousson, 1986, p. 15), car l’utopie bascule dans l’anti-utopie du moment que l’on s’attarde au point de vue de l’un ou de l’autre des deux pôles de l’opposition entre individu et société. Aussi, la théorie de Schopenhauer est censée consoler l’humanité de sa souffrance en contexte laïc : elle doit, auprès d’un public délicat, suppléer l’absence d’un dieu omnipotent. Le philosophe lui-même n’envisage jamais que son pessimisme radical soit adopté et appliqué rigoureusement par l’ensemble de la population, ni même par une majorité. L’imagination, convenons-en, appartient davantage aux écrivains de fiction… Et si les sentences que Zola a prêtées à Lazare n’ont rien à envier au cynisme féroce de Schopenhauer, ne sourcillons pas que le romancier ait dérogé à la stricte doctrine en la démocratisant, en la généralisant et en la radicalisant — il a pressenti le pouvoir d’évocation que portaient en eux les principes du philosophe lorsque poussés à l’utopie.
Cherchant à décrire le caractère général des utopies, Raymond Trousson écrit : « L’idéal est que chaque citoyen soit assimilé, identifié à l’État. […] Le citoyen d’Utopie a appris à faire abstraction de lui-même pour se donner sans réserve au Tout. » (Trousson, 1999, p. 17.) Le Tout, dans ce cas, est entendu comme le bien-être général, comme la noble cause, et ce dévouement altruiste garantit le bon fonctionnement de l’utopie. Or, c’est justement contre le Tout, contre la Volonté méchante qui fait souffrir et pour soi que l’adepte schopenhauerien doit s’élever. Il y arrive par les mêmes moyens, il doit, lui aussi, comme le citoyen d’Utopie, faire abstraction de soi, faire preuve d’abnégation et d’abstinence, se donner à une cause, agir comme pansement des plaies du monde; mais il se voue à un salut personnel plutôt que collectif. Car mater son égoïsme à soi peut bien entendu venir en aide à autrui, peut faciliter pour autrui l’accès aux ressources qu’on dénigre, peut alléger pour autrui le poids des douleurs qu’on soigne. Reste néanmoins que la libération si chèrement gagnée est individuelle : à la limite, par notre dévouement on éloigne les autres de l’éternel repos et de leur salut. Autre différence entre l’utopie ordinaire et la morale schopenhauerienne, l’individu qui adopte celle-ci doit combattre une force qui lui est à la fois étrangère et intérieure : la Volonté, moteur des pulsions archaïques. L’adepte du Schopenhauer lutte donc contre l’autre en soi. Non pas contre soi-même, non pas contre cet être conscient et libre, non, celui-ci est un allié. Il lutte contre l’autre en lui, contre celui-là qui l’habite quelquefois, qui le pousse à désirer autrui, à se reproduire, à se nourrir, à satisfaire ses besoins les plus bas, les plus simples, les plus vils, les plus farouches. Ce sont les besoins les mieux ancrés en lui. L’autre en soi, la bête humaine10, le pousse à les satisfaire, et sauvagement. Ô surprise, ce sont les mêmes pulsions que les utopies tâchent si âprement d’éradiquer :
Perdues dans d’indécis lointains maritimes ou entourées de montagnes infranchissables, les utopies trouvent dans l’insularisme une garantie contre la corruption du monde réel, elles se développent dans une histoire alternative, aseptisée, milieu stérile où ne devraient croître que des perfections. Peine perdue, car le loup est dans la bergerie. À chaque pas, l’utopiste rencontre cet ennemi irréductible, l’individu, contre qui il trame un système complexe de lois, de règles et de sanctions. Ce qui anime l’utopie, c’est, en définitive, une méfiance foncière à l’égard de l’homme. (Trousson, 1986, p. 15.)
Qu’il soit citoyen d’Utopie ou adepte schopenhauerien, l’homme rationnel et raisonnable n’a qu’un ennemi, lui-même11. Mais chez Schopenhauer, cet ennemi porte un autre nom, l’homme étant esclave de la Volonté : c’est le vouloir-vivre. Or, Émile Zola n’adhère pas entièrement à la philosophie pessimiste dans La Joie de vivre, bien qu’il la reprenne et en fictionnalise de larges pans, ce qui complique encore davantage le phénomène de possession du Moi par l’Autre.
En effet, dans ce douzième tome des Rougon-Macquart, et à la différence des autres romans de la série, le personnage n’est pas habité par la bête humaine (l’homme des cavernes), il n’est pas visité par un ancêtre détraqué (Tante Dide); c’est Schopenhauer lui-même qui, littéralement, hante Lazare par-delà la tombe. Qui plus est, La Joie de vivre diabolise Schopenhauer – non pas la doctrine, mais l’homme12 : « Ah! je ne t’ai pas dit? annonce Pauline à Lazare, j’ai rêvé que ton Schopenhauer apprenait notre mariage dans l’autre monde, et qu’il revenait la nuit nous tirer par les pieds. » (Zola, 1884, p. 887.) Figure maline, voire infernale, le philosophe emploie les moyens du mort-vivant ou du revenant13 pour surgir du passé dans le présent du récit. Rappelons qu’on est en régime naturaliste, que l’écriture adhère en théorie au réalisme le plus scientifique et le plus strict. Pire, Lazare pendant ses crises est carrément possédé par Schopenhauer, comme il arrive à l’humble pécheur d’être sous l’emprise du Grand Tentateur : « Chaque jour davantage Pauline sentait chez Lazare un inconnu troublant, qui la révoltait. » (Zola, 1884, p. 883.) Cet inconnu, c’est le vieux cynique en personne. Lazare se met à agir ou à parler comme malgré lui; ventriloqué, il affirme soudain « voul[oir] supprimer la vie » (p. 1057), malgré la peur horrible que la mort lui cause d’ordinaire14.
Lazare se trouve à être agi de l’intérieur, ainsi qu’une marionnette; mais, à l’opposé d’un Jacques Lantier, il est visité par un être difficilement assimilable à une brute instinctuelle ou à un sauvage. Au contraire du primitif, le philosophe symbolise non pas le temps d’avant la connaissance, mais celui d’après la connaissance, celui qui est subséquent au péché originel. Non pas l’âge d’innocence, mais le paradis perdu dans l’impudeur d’une quête de savoir effrénée. L’extrait suivant l’indique éloquemment :
[Lazare] annonçait le suicide final des peuples, culbutant en masse dans le noir, refusant d’engendrer des générations nouvelles, le jour où leur intelligence développée les convaincrait de la parade imbécile et cruelle qu’une force inconnue leur faisait jouer. (Zola, 1884, p. 884.)
Car ce Schopenhauer, on l’imaginait — et on l’imagine encore — plus volontiers en père de l’humeur noire qu’en bête inconsciente (quoique la Bête soit l’un des noms de Satan). Sa personne était devenue, en quelque sorte, responsable du désenchantement des hommes; un vieux moqueur au rire sardonique, voilà comment on le décrivait d’ordinaire15; aux yeux de son lectorat français, il représentait incontestablement une figure tutélaire de la connaissance en excès. Ainsi, par un singulier renversement des pratiques zoliennes, il vient hanter les personnages de la fiction naturaliste non pas en provoquant la résurgence d’instincts archaïques, mais en excitant l’éveil insidieux d’un savoir raffiné et morbide, décadent au sens fort du mot.
Pour conclure, nous dirons que, à côté du programme naturaliste officiel, sous lui, derrière lui, s’accomplit le sourd travail d’autres savoirs qui n’ont rien à voir avec la cueillette en règle de documents historiques, scientifiques, médicaux ou idéologiques que le romancier voudra reproduire le plus fidèlement possible dans son œuvre. La mythologie est le premier, comme l’a montré Jean Borie16. Imprégné du sentiment affolant que la forme la plus développée du savoir conduit l’humanité droit à sa perte, La Joie de vivre offre un cas singulier de dialogue entre philosophie et fiction. C’est que le contact avec les idées de Schopenhauer a fait forte impression sur Émile Zola — il y a de ces lectures. En conséquence, au programme initial du roman (thèse anti-pessimiste) s’est greffée une diabolisation du philosophe qui laisse entrevoir comment la prise de conscience des visions apocalyptiques circulant à Paris sous l’appellation « pessimisme » a pu éveiller les peurs les plus intimes du romancier17, qui à leur tour ont engendré un emprunt à la mythologie biblique.
L’image solaire de Pauline, qui elle aussi doit beaucoup à la Bible, opère une sorte de contrepoint utopique, fondé sur les vertus du dévouement, du pardon et de la souffrance acceptée, se trouvant au cœur de la morale de Schopenhauer18. Figure christique, Pauline apporte la bonne nouvelle d’un salut humanitaire grâce à « sa charité débordante » (Zola, 1884, p. 1102); elle est celle qui, adoptant les principes moraux schopenhaueriens, rééquilibre l’équation sociale à Bonneville (où dominent la maladie et la misère). Néanmoins, La Joie de vivre charge d’ambiguïté ses propres conclusions philosophiques. Car le roman donne à penser les limites d’un tel régime du don de soi, dans la mesure où celui-ci engendre une dette : « Il me faudra donc toujours être ton obligé? », demande Lazare à sa bienfaitrice; « la supériorité morale de Pauline, si droite, si juste, l’emplissait de honte et de colère », précise encore le narrateur (Zola, 1884, p. 1104 et 951, respectivement). « Y aurait-il […] une sorte d’impasse de la charité? » s’interroge Jean-Louis Cabanès. Le cas échéant : « Le paradoxe zolien serait de faire apparaître — et c’est là la grande vertu de son naturalisme — l’ambivalence de la sainteté de Pauline. » (Cabanès, 2002, p. 134.)
Au final, ce diable de Schopenhauer, ce spectre du passé qui revient, avec sa mauvaise humeur proverbiale, avec son dédain sophistiqué, avec son pessimisme noir, emporte-t-il toute la bonhomie des personnages peuplant le roman? Sacrifie-t-il toute joie de vivre à l’autel infernal de son désenchantement? C’est une question difficile à résoudre. Une chose est sûre cependant, la menace, omniprésente, a donné une teinte funeste à l’œuvre entière, celle de l’esprit fin-de-siècle19.
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