La vie de Claude Simon a été profondément marquée par les conflits qui ont secoué l’Europe au vingtième siècle. Son père est mort au cours de la Première Guerre mondiale, il participa lui-même à la guerre civile d’Espagne et fut fait prisonnier durant la Seconde Guerre. L’expérience de Claude Simon le conduisit à éprouver une aversion pour l’Histoire, celle avec un grand H, « que l’on pourrait appeler le vacuum-cleaner ou plutôt le tout-à-l’égout de l’intelligence » (Simon, 1960, p. 176). Selon lui, la version des faits que l’on apprend dans les manuels scolaires permet aux bourreaux de se donner bonne conscience (Simon, 1960, p. 176), mais elle ne colle aucunement à la réalité de la guerre telle que vécue au front, sous les bombes et les balles. De plus, son œuvre témoigne de l’impossibilité de raconter les faits d’une manière linéaire et causale; on ne peut communiquer le fond d’une expérience comme celle de la guerre, c’est-à-dire le froid et la faim, la peur et l’épuisement physique, la saleté et la mort, en reproduisant l’enchaînement des faits et en obéissant aux règles conventionnelles de la langue. Cette intuition le porta tout au long de sa production littéraire. Vingt ans après La Route des Flandres, dans Les Géorgiques, Simon décrit un jeune homme qui espère exorciser son shell-shock par l’écriture de ses souvenirs de guerre :
Peut-être espère-t-il qu’en écrivant son aventure il s’en dégagera un sens cohérent. Tout d’abord, le fait qu’il va énumérer dans leur ordre chronologique des événements qui se bousculent pêle-mêle dans sa mémoire ou se présentent selon des priorités d’ordre affectif devrait, dans une certaine mesure, les expliquer. Il pense aussi peut-être qu’à l’intérieur de cet ordre premier les obligations de la construction syntaxique feront ressortir des rapports de cause à effet. (Simon, 1981, p. 310.)
Pourtant, ce genre d’entreprise est voué à la faillite, car la forme du récit doit épouser le contenu de l’expérience pour arriver à l’exprimer. Le génie de Simon est justement d’avoir su créer une forme nouvelle, capable de contenir l’expérience vécue par le protagoniste de l’histoire. À travers l’histoire de l’Europe, de la Révolution française à la Seconde Guerre mondiale, en passant par les campagnes napoléoniennes et la guerre civile espagnole, le narrateur juxtapose les événements sans respecter l’ordre chronologique ou grammatical; il associe les souvenirs, les impressions personnelles, soulignant ainsi la fracture entre la petite et la grande histoire, et isolant le sens, non pas de l’Histoire, mais celui d’une vie.
Dans le présent article, nous tenterons de comprendre quels sont les événements historiques qui ont mené à ce changement radical en ce qui concerne l’écriture de l’Histoire, et pourquoi Simon, comme d’autres créateurs de son époque, a délaissé l’ordre chronologique des événements pour organiser le récit de manière à se concentrer sur les contenus d’expérience. Dans ce dessein, nous devrons débuter par un détour du côté des théories cinématographiques de Gilles Deleuze afin d’en reprendre le concept de « schème sensori-moteur » ainsi que les raisons de sa rupture. Dans les cours sur le cinéma qu’il donnait à Vincennes dans les années quatre-vingt, Deleuze explique l’apparition du néoréalisme en Italie par la Seconde Guerre mondiale et le désarroi succédant à la défaite. Le cinéma italien fut le premier à élaborer des récits à l’intérieur desquels les événements étaient présentés de manière non causale. Cette nouvelle forme narrative serait, selon Deleuze, attribuable à la rupture du schème sensori-moteur. Nous tenterons de démontrer que ce changement eut lieu en littérature au même moment qu’au cinéma. Dans des termes à peu près semblables à ceux de Deleuze, Simon oppose le roman traditionnel au roman contemporain, en dénonçant la causalité factice qui sert de fil conducteur dans le roman traditionnel.
Le roman La Route des Flandres relate les événements vécus par un jeune Français pendant la Seconde Guerre mondiale, il se déploie selon un ordre affectif et psychologique, qui se substitue à la causalité du monde extérieur. Mais l’apparition d’un récit non linéaire suppose maintenant une nouvelle formulation, un nouveau type de syntaxe, qui permet d’énoncer les faits selon un ordre de priorité psychologique ou selon des rapports d’ordre esthétique. Gérard Roubichou, dans son article « Aspect de la phrase simonienne », analyse la syntaxe dans La Route des Flandres afin d’y repérer la structure sur laquelle repose le roman. Par la mise en scène du travail créateur, technique narrative que Jean Ricardou avait appelée aventure d’une écriture, l’auteur parvient à mettre en relation « des événements qui se bousculent pêle-mêle dans sa mémoire » (ibid., p. 310). Cette formulation syntaxique des événements témoigne d’une grande sensibilité quant à la nature profonde du Temps. Comme le proposent les théories de Deleuze, la rupture du schème sensori-moteur permet d’entrevoir une image directe du temps. Puisque celui-ci constitue l’élément fondamental de la condition humaine, cette conclusion aboutit à une interrogation plus vaste qui débordera du cadre de la littérature, mais il s’agit de comprendre la construction langagière du récit afin de voir quels moyens utilise l’auteur pour chercher un sens au temps, à l’histoire, et à la vie en général.
Lors de la remise du prix Nobel de littérature à Claude Simon en 1985, l’Académie de Suède s’est adressée à lui de la manière suivante : « Pour caractériser vos romans, on devrait pouvoir faire œuvre à la fois de peintre et de poète1. » Souvent, l’écriture de Simon a été comparée aux arts visuels, peut-être parce que l’auteur pratique aussi la peinture et la photographie. La première partie du travail tentera donc d’établir un parallèle entre la littérature et le cinéma d’une époque, afin de montrer que les raisons politiques qui menèrent à l’apparition du néoréalisme au cinéma ont eu aussi une grande influence sur la littérature romanesque des mêmes années. « La rupture du schème sensori-moteur », concept élaboré par Deleuze pour expliquer l’évolution du cinéma classique à nos jours, s’applique aussi bien en littérature et permet d’expliquer le passage entre le roman réaliste traditionnel et le roman moderne, tel que le conçoit Claude Simon.
Dans son Discours de Stockholm, Simon profite de la tribune que lui offrait l’Académie de Suède pour exprimer ses réflexions sur la littérature. Selon lui, les romans classiques cherchaient à illustrer, selon une morale préétablie, les conséquences, négatives ou positives, découlant des choix et des actions de leurs personnages. L’histoire, dans les romans réalistes classiques, semble respecter la logique causale du monde, et Simon en décrit ainsi le fonctionnement :
Les personnages du roman traditionnel sont entraînés dans une suite d’aventures, de réaction en chaîne se succédant par un prétendu implacable mécanisme de causes et d’effets qui peu à peu les conduit à ce dénouement qu’on appelle « le couronnement logique du roman ». (Simon, 1986, p. 5.)
Dans Le Rouge et le noir, par exemple, le déroulement de l’histoire est en quelque sorte déterminé par la causalité matérielle et psychosociale. C’est ce qui fait dire à Henri Martineau « que Julien Sorel est prédestiné dès le début du roman Le Rouge et le noir à tirer le fatal coup de pistolet sur Madame de Rénal » (ibid., p. 4).
Dans une telle optique, toute description apparaît non seulement superflue mais […] importune, puisqu'elle vient se greffer de façon parasitaire sur l'action, interrompt son cours, ne fait que retarder le moment où le lecteur va enfin découvrir le sens de l'histoire. (Ibid., p. 5.)
Justement, La Route des Flandres s’écarte considérablement de cette structure narrative; le roman ne progresse plus par un enchaînement de perceptions et d’actions, comme dans un roman réaliste, il se lit plutôt comme un collage de longues descriptions tirées de différents lieux et de différentes époques, et constituant un tout énigmatique dépeignant l’univers du héros. Maintenant, le rapport entre les éléments du texte ne relève plus « d'une causalité extérieure au fait littéraire, mais d'une causalité intérieure, en ce sens que tel événement […] suivra ou précédera tel autre en raison de leurs seules qualités propres » (ibid., p. 6). Simon affirme dans son Discours de Stockholm que, au fil des années, dans l’histoire de la littérature, les descriptions ont tranquillement commencé à se mêler à l’action, puis se sont mises à prendre de plus en plus d’importance dans le texte, « au point qu'à la fin elles vont jouer le rôle d'une sorte de cheval de Troie et expulser tout simplement la fable à laquelle elles étaient censées donner corps » (ibid., p.5). Ces dernières constitueraient selon lui l’essence même du roman.
Les descriptions romanesques, que Simon défend lors de la remise de son prix Nobel, s’apparentent aux « situations optiques et sonores pures » (Deleuze, 1983, p.77) dont parle Deleuze dans Cinéma. Il s’agit là de séquences qui viennent briser la progression du récit. Selon Deleuze, le cinéma contemporain se distingue du classique par l’apparition, dans la trame narrative, de longs plans ou de séquences qui ne sont pas directement en lien avec le récit. Leur apparition après la Seconde Guerre dans le cinéma italien s’expliquerait par la rupture du schème sensori-moteur. C’est dans les cours donnés à l’Université de Vincennes, dans les années quatre-vingt, que Deleuze élabore ce concept.
Le schème sensori-moteur décrit la manière dont les êtres humains fonctionnent généralement : la vue, l’ouïe, ainsi que les autres sens reçoivent l’information en provenance de l’environnement extérieur. Ces informations parviennent au cerveau qui engendre une émotion en lien avec la situation. Le sujet réagira à son environnement en fonction de l’émotion qu’il ressentira. Le cerveau renvoie ensuite des signaux aux muscles moteurs qui produisent une action en retour. Il y a donc eu « un enchaînement de perceptions et d’actions par l’intermédiaire d’affections » (Deleuze, 2006, disque 5, piste 2). Selon Deleuze, « le vieux réalisme, c’était le schéma sensori-moteur à l’état pur » (webdeleuze.com, consulté le 12 octobre 2007). Dans le cinéma classique, l’histoire était présentée selon cette structure : on assiste à la situation dans laquelle se trouve un personnage, un gros plan nous montre l’émotion sur son visage (la peur ou la colère), puis il pose un geste. On suit un personnage qui passe de situation en situation par l’intermédiaire d’actions. Le roman classique est lui aussi construit sur ce modèle. Pour Deleuze, la « causalité » est le principe qui régit ce processus2 . Le « prétendu implacable mécanisme de causes et d’effets » que critique Simon dans le roman classique est donc identique à ce phénomène dont parle Deleuze dans le cinéma.
Le XXe siècle a poussé les cinéastes et les romanciers à délaisser le schème sensori-moteur. Les raisons sont d’ordre sociopolitique : les horreurs perpétrées au cours de la Seconde Guerre mondiale, la faillite des grandes idéologies, les progrès techniques fulgurants, les conflits armés toujours plus meurtriers; tout cela a forcé les Européens à se remettre profondément en question au début de la deuxième moitié du siècle. Apparut alors au cinéma, en Italie, le « néoréalisme » qui, comme nous l’avons dit, insérait dans la trame narrative du film de longs plans-séquences sans lien apparent avec le récit. Ces longs plans, qualifiés de « perceptions optiques et sonores pures » par Deleuze, sont coupées de leur prolongement moteur, c’est-à-dire qu’il s’agit de perceptions auxquelles il manque la réaction motrice du personnage. On ne peut donc plus parler de schème sensori-moteur.
Selon Deleuze, ce type de narration est une des conséquences de la défaite de la Seconde Guerre. L’Italie semble avoir encaissé les conséquences de la défaite plus rapidement que la France parce que, suite aux politiques du général de Gaule, les Français se sont sentis comme faisant pleinement partie des vainqueurs, jusqu’à ce que les artistes et les intellectuels ne commencent à comprendre leur situation sur l’échiquier mondial. C’est pourquoi le néoréalisme apparaît d’abord en Italie, puis en France quelques années plus tard3. L’idée d’une corrélation entre les événements sociohistoriques et l’apparition de nouvelles formes d’art est affirmée par Claude Simon, dans une entrevue qu’il accorde à Marianne Alphant, pour Libération, le 31 août 1989 :
À mon retour, après m’être évadé, j’ai repris la peinture mais surtout, je me suis mis au dessin. Je copiais des feuilles, une touffe d’herbe, un caillou, le plus exactement possible. Un peu dans l’esprit des dessins de Dürer que j’ai découverts plus tard. J’avais banni de moi toute idée d’art. Plus de cubisme, plus de fantaisie, rien. Les choses. Si le surréalisme est né de la guerre de 1914, ce qui s’est passé après la dernière guerre est lié à Auschwitz. Il me semble qu’on l’oublie souvent quand on parle du « nouveau roman »4. Ce n’est pas pour rien que Nathalie Sarraute a écrit L’Ère du soupçon, Barthes Le Degré zéro de l’écriture. Que des artistes comme Tapies ou Dubuffet sont partis des graffitis, du mur, ou que Louise Nevelson a fait des sculptures à partir des décombres. (Simon, 1989, p.14)
Lorsque l’ampleur d’un événement dépasse l’entendement du sujet, celui-ci n’a plus de réaction possible. Ce genre de phénomène rappelle l’analyse du « sublime » faite par Kant dans la Critique de la faculté de juger5. Le spectacle d’une éruption volcanique ou d’une violente tempête peut susciter ce genre de réaction. Le personnage se retrouve alors devant la scène et il ne peut plus réagir parce que c’est « trop », trop grand ou trop terrible. Il a donc toujours des perceptions, mais elles n’ont plus de prolongement moteur. Les liens du schème sensori-moteur se brisent et les perceptions passent du stade de moyens en vue de l’action pour devenir des fins en soi.
Le traditionnel « enchaînement de perceptions et d’actions par l’intermédiaire d’affections » s’arrête alors, et les perceptions, devenues pures, s’organisent suivant une logique nouvelle qui ne répond plus à la causalité du monde extérieur. L’action cesse de relier les perceptions les unes avec les autres, et le récit de progresser plus linéairement. Il y a donc apparition d’une nouvelle manière de raconter les événements; il s’agit d’un nouveau rapport au monde, qui exige une nouvelle forme narrative :
Le néo-réalisme, c’est la rupture du schéma sensori-moteur, c’est le type qui se trouve devant une situation optique et sonore, comme ça, et puis, qu’est-ce qu’il peut faire, il a pas de riposte, il a pas de riposte, il a pas de réponse, il a pas de schème moteur pour répondre à ça. (webdeleuze.com, consulté le 12 octobre 2007.)
Dans La Route des Flandres (1960), Simon exprime justement la faillite des grandes idéologies, tant humanistes que culturelles, de l’après-guerre. La défaite militaire, la stupeur qui saisit le soldat devant la folie meurtrière, la critique des grandes idéologies, tout cela constitue la matière première de son œuvre. La scène où le capitaine de Reixach se fait tuer en sortant son sabre devant les mitrailleuses allemandes met en abyme les causes de la rupture du schème sensori-moteur. Lorsque la seule action possible s’apparente à un suicide, ou bien le sujet accepte de mourir comme le capitaine de Reixach, ou bien il se découvre dans une impuissance absolue comme Georges. Et les liens sensori-moteurs se rompent. Il va de soi qu’une telle expérience ne peut pas être racontée de manière linéaire en suivant l’enchaînement causal et chronologique des actions; une narration de ce type évacuerait le sens de l’événement vécu. Chez Claude Simon, la rupture du schème sensori-moteur n’est pas seulement décrite, elle est mise en application. C’est tout le système narratif qui s’en trouve transformé.
Les raisons de l’éclatement du récit traditionnel dans l’œuvre de Claude Simon, et plus particulièrement dans La Route des Flandres, s’expliquent donc par l’histoire du XXe siècle. Le roman avait déjà commencé à évoluer de manière à laisser plus d’espace aux descriptions, mais il restait toujours soumis au schème sensori-moteur, et les règles de l’action et de la causalité extérieure présidaient encore à l’organisation du récit. Donc, malgré la place grandissante accordée aux descriptions, il ne s’agissait pas encore de perceptions optiques et sonores pures, car le récit s’articulait autour d’actions dont « l'ordonnance, la succession et l'agencement [relèvent] d'une causalité extérieure au fait littéraire, comme la causalité d'ordre psychosocial » (Simon, 1986, p. 6). Mais la Seconde Guerre a sonné le glas du schème sensori-moteur. Comme le dit Deleuze, « après la guerre, […] on se découvre dans une impuissance absolue… ». (Deleuze, 2006, disque 5, piste 7). La Seconde Guerre ébranla les consciences à un point tel que le sujet, ne sachant plus comment réagir, en vint à ne plus aborder le monde avec le dessein d’agir sur lui, mais en l’observant simplement comme un spectateur. C’est pourquoi Deleuze qualifiait de « visionnaire » le sujet pour qui le schème se serait rompu. « C’est comme quelqu’un devant une vision » (ibid., disque 5, piste 9).
À la suite de la rupture du schème sensori-moteur, les descriptions peuvent s’articuler librement, autour des qualités artistiques qui leur sont propres, et non de manière à suivre l’action des personnages6. En littérature, ces liens nouveaux ne peuvent advenir qu’en inventant un nouveau langage, une nouvelle manière d’écrire (et de décrire). La phrase simonienne, par sa construction, sa longueur et son rythme, permet de poser les faits tels qu’ils apparaissent à la conscience du héros pour qui le schème se serait rompu. Mais avant d’aller plus loin, il est utile de faire un rapide compte-rendu des événements qui sont relatés dans le roman La Route des Flandres, afin de mieux comprendre la portée des changements introduits par la rupture du schème. Le roman raconte l’expérience vécue par Georges, un jeune Français fait prisonnier après que son régiment ait été décimé en route vers le front. Pendant son incarcération, lui et son ami Blum essaient d’imaginer la personnalité de Corinne, une fille belle et volage qu’ils ne connaissent que par personnes interposées. Quelque temps après la guerre, Georges décide de retrouver Corinne, avec qui il aura une relation sexuelle. La force du roman est de rendre perceptible le rapport psychologique (épiphanique) entre l’incarcération de Georges et sa relation sexuelle avec Corinne. On voit que dans l’esprit de Georges, le pénible quotidien du camp de prisonniers était rendu vivable grâce à cette sorte de fantasme compensatoire qu’il construisait autour de Corinne. Ses dialogues sans fin avec Blum au sujet de Corinne lui permettaient de passer à travers la réalité inhumaine. La relation sexuelle qu’il eut après la guerre était pour lui une façon (qui s’avérera décevante) de mettre un terme à ses spéculations et de donner un sens aux mille et une hypothèses échafaudées, avec Blum, sur la personnalité de Corinne. Le fond de cet événement, c’est-à-dire l’angoisse qui affecte le sujet lorsqu’il prend conscience que ses doutes ne pourront jamais être dissipés, cette prise de conscience ne peut être communiqué que par la forme que prend le récit. Le mérite de Claude Simon est d’avoir inventé une écriture d’un monde en ruine et capable de suivre les contours de la crise existentielle d’une conscience bouleversée. Dans cette écriture particulière, la phrase y est très fréquemment agrammaticale. C’est un brouillage syntaxique et le mot y est appréhendé comme un « carrefour de sens ». La ponctuation y est capricieuse, haletante ou absente. Et finalement, les instances narratives sont vagues et changeantes; Georges, le personnage principal, est parfois le narrateur intradiégétique, et à d’autres moments, il répond au vague de la troisième personne du singulier.
Les perceptions optiques et sonores coupées de leur prolongement moteur se retrouvent ici à travers les innombrables descriptions qui s’enchaînent sans lien apparent. Dans l’exemple qui suit, ce n’est plus l’action qui relie les perceptions les unes aux autres.
[…] dans les aubes grises l'herbe aussi était grise couverte de rosée que je buvais la buvant par là tout entière la faisant entrer en moi tout entière comme ces oranges où enfant malgré la défense que l'on m'en faisait disant que c'était sale mal élevé bruyant j'aimais percer un trou et presser, pressant buvant son ventre les boules de ses seins fuyant sous mes doigts comme de l'eau une goutte cristalline rose tremblant sur un brin incliné sous cette légère et frissonnante brise qui précède le lever du soleil […] (Simon, 1960, p. 246.)
Dans cet extrait, Georges décrit à la fois le quotidien du camp de prisonniers en Allemagne et la relation sexuelle qui eut lieu après la guerre. Cet extrait contient, en fait, trois époques différentes : l’enfance, le camp de prisonniers, et la relation sexuelle avec Corinne, mises en parallèle grâce à la syntaxe unique de l’auteur. Comme l’explique Simon lui-même dans son Discours de Stockholm : « Il m'apparaît tout à fait crédible […] que Proust soit soudain transporté de la cour de l'hôtel des Guermantes sur le parvis de Saint-Marc à Venise par la sensation de deux pavés inégaux sous son pied. » (Simon, 1986, p. 6.) On passe donc d’un lieu à l’autre par l’intermédiaire d’affections parce que l’action ne sert plus à faire progresser le récit. Il n’est plus question de suivre un personnage qui passe de situation en situation par l’intermédiaire d’actions. Le lecteur moderne peut toujours mettre en doute la vraisemblance de telle ou telle réaction d’un des personnages. Le but de la littérature simonienne n’est plus d’imiter le monde et sa causalité, mais de montrer de véritables associations d’idées, plus crédibles que le traditionnel enchaînement de perceptions et d’actions.
Il semble aujourd'hui légitime de revendiquer pour le roman (ou d'exiger de lui) une crédibilité, plus fiable que celle, toujours discutable, qu'on peut attribuer à une fiction, une crédibilité qui soit conférée au texte par la pertinence des rapports entre ses éléments, dont l'ordonnance, la succession et l'agencement ne relèveront plus d'une causalité extérieure au fait littéraire, comme la causalité d'ordre psychosocial qui est la règle dans le roman traditionnel dit réaliste, mais d'une causalité intérieure, en ce sens que tel événement, décrit et non plus rapporté suivra ou précédera tel autre en raison de leurs seules qualités propres. (Ibid., p.6.)
Avec la rupture du schème sensori-moteur, de nouvelles voies s’offrent aux romanciers. « Les éléments entrent dans des rapports irréductibles à ceux qu’ils avaient tant que, ce qui leur imposait des rapports, c’était le schème sensori-moteur[…] » (webdeleuze.com, consulté le12 octobre 2007). Pour le cinéma, Deleuze parle des faux raccords, qui sont un des symptômes facilement identifiables de la rupture du schème. « Les faux raccords d’une image à une autre […] indiquent bien, que déjà, d’une image à l’autre, le rapport n’est plus le même, parce que les rapports ne répondent plus à des exigences sensori-motrices. » (Ibid., consulté le 12 octobre.) Les faux raccords peuvent être considérés comme des fautes cinématographiques, s’ils ne sont pas motivés artistiquement. Et leurs pendants littéraires seraient les phrases agrammaticales qu’on retrouve en grand nombre chez Simon. C’est pourquoi il est nécessaire d’analyser la phrase simonienne pour bien comprendre comment elle parvient à surmonter la rupture du schème sensori-moteur pour rester fidèle au contenu d’expériences. Sans cette longue phrase qui synthétise le tout, les juxtapositions de ces souvenirs resteraient stériles. Les réflexions sur le sens de l’expérience ne seraient pas mises en branle par la lecture de ces mêmes souvenirs narrés chronologiquement par des phrases courtes.
Gérard Roubichou distingue cinq caractéristiques de la phrase simonienne. Elle est généralement longue, chargée de volumineuses digressions, agrammaticale et comporte de fréquentes énumérations ou accumulations de quasi-synonymes (comme si l’auteur cherchait le mot juste); finalement, on y décèle « un certain rythme qui semble emporter la phrase et qui est, à proprement parler, sa “respiration”, que la lecture à haute voix ne semble pas très bien restituer. » (Roubichou, 1986, p. 195.) Le texte est donc organisé par un certain rythme syntaxique, une certaine mélodie qui découpe la phrase, et qu’une première lecture ne permet pas toujours de saisir. Mais une fois la respiration de la phrase comprise, la ponctuation n’y est plus nécessaire. C’est pourquoi l’exemple commençant par « dans les aubes grises » arrive à se passer de ponctuation parce que le rythme de la phrase fait sentir où commencent et où s’arrêtent les parties du discours, ce qui permet au texte de dépasser les bornes de la grammaire tout en restant dans les limites de la lisibilité.
Comme l’écrit Roubichou, la stratégie de l’auteur consiste à présenter, dans le texte publié, la mise en scène de son travail d’écriture7, c’est-à-dire l’hésitation qui entoure la recherche d’un mot ou d’une expression juste. Par exemple, dans l’exemple suivant, on retrouve :
[…] ils ne nous permettaient de nous lever que lorsque le jour était franchement là et en attendant nous restions à grelotter tremblant de tous nos membres étroitement encastrés enlacés je roulai sur elle l'écrasant de mon poids mais je tremblais trop fébrile tâtonnant à la recherche de sa chair de l'entrée de l'ouverture de sa chair […] (Simon, 1960, p. 247.)
On remarque l’hésitation entre les termes « encastrés » et « enlacés », ainsi qu’entre « entrée » et « ouverture ». L’incertitude lexicale, rendue possible grâce à l’agrammaticalité de la phrase, montre l’effort de remémoration du héros et la confusion de Georges qui pense à une chose en faisant l’autre (sans que l’on sache très bien à laquelle il pense et laquelle il est en train de faire). Les transits s’insèrent dans ces tentatives de description-remémoration. Le passage d’un matin au camp à la relation avec Corinne se produit dans le flou entre « encastrés » et « enlacés ».
La lisibilité du texte est tout de même possible grâce « aux perceptions optiques pures » qui découlent de l’éclatement du schème sensori-moteur. À chaque époque appartient une couleur : le gris pour le camp de prisonniers et le rose pour la relation sexuelle, ce qui permet au lecteur de suivre les transits en se basant sur la couleur dominante. Un simple champ lexical permettrait de rattacher un mot à tel ou tel contexte. Le rose est toujours cité dans l’entourage de Corinne, que ce soit sa peau, ses robes, ou les tenues de jockey d’Iglésia. On peut donc voir, dans l’extrait des « aubes grises », le syntagme « une goutte cristalline rose tremblant sur un brin incliné » comme une superposition des deux époques à la fois, soit comme la description de l’anatomie de Corinne, soit comme la description des gouttes de rosée « qui précède le lever du soleil ». C’est pourquoi l’Académie de Suède s’était adressée à Claude Simon en affirmant que pour caractériser ses romans, on devrait combiner à la fois le métier de peintre et celui de poète. Car sans ces deux aspects de son écriture, sans cette syntaxe nouvelle qui met de l’avant l’ordre psychologique de l’expérience au détriment de l’ordre causal et sans la présence de perceptions visuelles pures esthétiquement recherchées, le contenu d’une expérience vécue à la suite de la rupture du schème sensori-moteur ne saurait être transmis.
« Bien avant la vague des études culturalistes sur le trauma et l’indicible, Simon a mis en lumière la difficulté d’une certaine tradition narrative à dire la violence des conflits qui ont secoué le continent. » (Vox Poetica, consulté le 12 octobre 2007). La syntaxe de Claude Simon, loin d’être une forme détachée de son contenu, permet en fait d’aller au cœur de l’expérience vécue par le héros, c’est-à-dire qu’elle exprime parfaitement les liens qui se tissent entre les perceptions une fois le schème sensori-moteur rompu. Lorsque le schème se brise, les perceptions (optiques et sonores) ne sont plus dirigées vers les réactions motrices, elles deviennent alors des objets de contemplation esthétique s’organisant entres-elles selon une logique différente de celle de la causalité extérieure. Claude Simon avait bien décrit le phénomène dans son Discours de Stockholm. Ce texte d’une grande valeur, exprimant la réflexion d’un artiste sur son œuvre, sur la littérature et sur l’art en général, oriente une certaine herméneutique du roman simonien. L’opposition qu’il y fait entre le roman traditionnel et le Nouveau Roman coïncide avec l’opposition que fait Deleuze entre le cinéma classique et le néoréalisme. Les raisons socio-historiques et politiques à l’origine de la non linéarité de la narration dans le cinéma italien d’après-guerre, expliquent aussi pourquoi la prose simonienne en vient à faire éclater l’ordre syntaxique et chronologique de l’action racontée.
L’articulation de La route des Flandres se fait autour d’une exploration des sens possibles attachés à une expérience personnelle de l’histoire. Cette recherche ainsi que les questionnements qui l’accompagnent n’ont pas pour objet un « quoi faire? » éventuel, mais plutôt un « quoi en penser? » nécessaire et urgent à découvrir avant que l’action ne reprenne. Cette recherche de sens, intimement liée à l’esthétique, nous permet d’avoir une image directe du temps. D’après Deleuze, le schème sensori-moteur nous donnait une image indirecte du temps, puisque le temps était compris par le déroulement de ce schème. À l’inverse, les situations optiques et sonores pures, comme les descriptions qui constituent l’essence du roman simonien, plongent le lecteur dans le temps directement. La raison en est simple, le temps étant d’abord perçu par le mouvement des choses, le sujet établit naturellement une équivalence entre ces deux phénomènes. Par contre, lorsque les faits sont présentés en respectant un certain ordre différent de celui auquel le lecteur est habitué, la fissure qui se crée entre le mouvement habituel des objets et le temps permet de saisir le temps lui-même, épuré de son aspect extérieur qu’est le déplacement des corps. Cette perception directe du temps, dans sa durée pure, est une étape importante dans la réalisation de la nature humaine, qui s’avère être un questionnement sur le sens de l’Être et sur le sens du temps.
Deleuze, Gilles. Consulté le 12 octobre 2007. « Deleuze / image mouvement image temps Cours Vincennes - 31/01/1984 » http://www.webdeleuze.com/php/texte.php?cle=220&groupe=Image%20Mouvement....
------------------. 1983. L'image-mouvement. Coll. « Critique ». Paris : Éditions de Minuit, 298 p.
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------------------. 2006. Cinéma. Coll. « À voix haute ». Paris : Gallimard, 6 disques.
Garand, Dominique. Consulté en novembre 2007. «Revenances de l’histoire. Entretien avec Jean-François Hamel. »
www.vox-poetica.org/entretiens/hamel.html
Hamel, Jean-François. 2006. Revenances de l'histoire : répétition, narrativité, modernité. Coll. « Paradoxe ». Paris : Les éditions de Minuit, 234 p.
Roubichou, Gérard. 1986. « Aspect de la phrase simonienne ». In Lire Claude Simon Colloque de Cerisy, Jean Ricardou et Centre culturel international de Cerisy-la-Salle, p. 191-222. Paris : Les impressions nouvelles.
Simon, Claude. 1960. La Route des Flandres. Coll. « double 8 ». Paris : Éditions de Minuit, 316 p.
------------------. 1981. Les Géorgiques. Paris: Éditions de Minuit, 477 p.
------------------. 1986. Discours de Stockholm. Paris: Éditions de Minuit, 30 p.
Simon, Claude /Marianne Alphant. 1989, « Et à quoi bon inventer? ». Libération, 31 août 1989, page14
Paul, Jean-Nicolas. 2008. «L’éclatement du schème sensori-moteur dans le roman La Route des Flandres de Claude Simon», Postures, Dossier «Les écritures de l’Histoire», n°10, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/paul-10> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Paul, Jean-Nicolas. 2008. «L’éclatement du schème sensori-moteur dans le roman La Route des Flandres de Claude Simon», Postures, Dossier «Les écritures de l’Histoire», n°10, p. 39-51.