De l’Argentine s’est éloigné un écrivain pour qui la réalité, comme l’imaginait Mallarmé, devait culminer dans un livre; à Paris est né un homme pour qui les livres devront culminer dans la réalité.
Julio Cortázar
Tenir au creux de ma main les terres de nulle part ou encore traverser l’océan, visiter la lune, faire la révolution. Sur le chemin de l’utopie, le vaste horizon ressemble à un livre ou à un continent, parfois même à une idée. Je suis, à l’instar des penseurs qui s’y sont intéressés, aux prises avec l’ambiguïté d’un lieu proprement indéfinissable. À la recherche de l’essence de l’utopie, rien ne se laisse circonscrire sauf un espace, un territoire traversé par ce qu’il serait juste d’appeler le possible. Ou l’impossible. Ce constat n'invalide ou n'affaiblit pas notre capacité à réfléchir les implications du terme, mais nous invite à faire une halte devant un objet de pensée au caractère protéiforme.
Soit deux théories et deux théoriciens. Il ne faut pas s’étonner qu’une idée répandue décrive notre objet à l'aide d'une approche dualiste. Raymond Trousson, en marquant la différence entre l’« attitude mentale » — utopisme — et le genre littéraire — utopie —, participe de cette tendance dichotomique. Il y a, d’une part, l’authentique utopie, noyau dur du concept, qui trouve sa racine profonde dans l'Utopie de Thomas More, texte fondateur; et, d’autre part, les dérivés en dispersion qu’il faut isoler dans la catégorie apparentée d’utopisme et qui regroupent les autres disciplines, les autres sciences, les autres arts. Trousson l’admet : un choix a été fait, car l’immensité du phénomène pose un problème à la connaissance. Ce choix est méthodologique avant d’être ontologique. Si le genre littéraire est préféré à la multitude des autres manifestations, c'est bien parce qu’il se laisse mieux appréhender comme objet d’étude et non parce qu’en lui seul se concentre la pluralité des formes de l’utopie. (Trousson, 1998, p. 21-22.) Pourquoi, dans ce cas, chercher à cimenter des catégories conjoncturelles dans des moules structuraux?
Quant à lui, Raymond Ruyer ne creuse pas explicitement la dichotomie proposée par Trousson, et ne considère pas les ramifications que ce dernier appelle l’utopisme dans une définition élargie du concept. Il s’en tient strictement au genre littéraire. Dans ses travaux, il reconstitue l’histoire de cette catégorie depuis la rationalisation de l’idée de société dans l’Antiquité jusqu’aux anticipations de Anatole France, H. G. Wells, Bernard Shaw et Aldous Huxley. Ici, la tension est toute dirigée vers le passé stable de l’Occident : une histoire en ligne droite depuis l’époque des Grecs supporte sa réflexion. Lorsque Ruyer affirme que « l’utopie grecque offre déjà tous les caractères typiques du genre » (Ruyer, 1988, p. 130), ce genre qui s’est transmis jusqu’à Huxley devrait peut-être plus justement se nommer l’ « utopie-gréco-européenne d’inspiration ancienne ». Certaines réalités sociales et politiques concrètes, extérieures à un genre millénaire, exercent sur la pensée systématique du bonheur et sur l’idée d’un autre monde une pression grâce à laquelle, pour impérissable qu’elle soit, l’utopie comme symbole de ces aspirations humaines se modifie amplement.
Lorsque Trousson examine les acceptions du terme « utopie » depuis ses origines (Trousson, 1998, p. 18-20), il décrit une figure en déplacement et surtout en déploiement1. Puis, il le réduit au genre littéraire qui peu à peu ira en se refermant sur la théorie des genres et du roman, vers l’aporie. Aporie prévisible, oserais-je ajouter, compte tenu du climat d’inquiétude qui règne aujourd’hui à l'égard de ces catégories anciennes : « peut-être que l’utopie ne devient roman que lorsqu’elle cesse d’être utopie » (ibid., p.18-20). Et le texte s’arrête, rendu muet peut-être par cette navrante tournure.
Il est certes plus simple de laisser les paradoxes en suspens que de chercher à écouter les questionnements auxquels ils nous convient. Ce qui devait être fait —consolider dans un corpus défini une tradition fuyante — échoue — l’utopie s’échappe de son cadre — et les termes, s’entrechoquant, sont aussitôt propulsés dans l’indétermination. Même la notion de roman ne peut que vaciller, car nous finissons par nous demander si la fission du noyau ne serait pas due, justement, à une conception trop rigide du genre. L’empêtrement duquel Trousson cherche à s’évader d’un coup de fumée aporétique, en plus de rappeler les fuites extrêmes du Fantômas de Cortázar dont nous nous entretiendrons plus loin, montre comment il peut être oiseux de définir l’utopie authentique en l’opposant à de soi-disant adjonctions historiques « abâtardissantes ». Ainsi, le rapport intime entre littérature et utopie doit s’articuler en prenant acte de la diversité des formes de cette dernière, et par conséquent de l’organicité d’une notion en expansion qui continue de se transformer et de transformer, par sa projection incessante dans les « possibles latéraux2 » et dans le futur, le contemporain.
L'œuvre que je choisis d’étudier ici ne sera pas livrée à la théorie des d’autrui, mais sera, par l'analyse du texte et des images qui la composent, interprétée comme une expansion du champ de l'utopie. Elle ne sera pas non plus extraite de son contexte, car elle sera lue comme un manifeste. Le livre, par conséquent, s'accompagne ici de l’auteur, Julio Cortázar, de sa pensée, de son discours, de son œuvre; des pays : la France, l'Argentine; de d’une l’époque : les années 1970, les putschs chilien, brésilien, uruguayen, l’argentin à venir; du continent excentré : l’Amérique latine et son identité morcelée, agressée; la révolution. Il faudra fouiller ces espaces de contact à la recherche de l’utopie qui imagine le monde aux lendemains de la violence. Il est clair qu’une culture fondée sur un âge d’or historique — comme peut l’être, à grand renfort de nostalgie, l'Occident devant la Grèce — ne se sentira jamais qu’une imitation débridée : en découle un monde retourné vers son centre qui voue un culte à l'harmonie du passé; la plus ancienne tradition utopiste. Inversement, l’histoire des peuples d’Amérique latine ne fera regretter aucune idylle. Et particulièrement à l’époque des dictatures militaires, époque à laquelle Cortázar a écrit Fantômas contre les vampires des multinationales. Une utopie réalisable narrée par Julio Cortázar, alors que le continent en entier retombait dans le chaos originel des massacres de Pizarro et de Cortés. Nous verrons donc de quelle manière, au lieu de trouver l’utopie dans la tradition spéculative des intellectuels-utopistes d’une Europe-berceau-du-monde, le Fantômas de Cortázar construit le futur historique d’un monde en périphérie, un nulle part tissé de devenir.
1963 marque le tournant politique du discours de Julio Cortázar. C'est l'année de la publication de Marelle, roman expérimental dont la structure audacieuse crée le désordre textuel — forçant le lecteur à prendre charge de ce qu’il lit — qui assoira définitivement la renommée de l’auteur. Cette année est aussi marquée par l’arrivée de Fidel Castro au pouvoir, ce qui fait naître chez Cortázar, Argentin confortablement exilé à Paris, un sentiment de vide politique. En visitant Cuba aux lendemains de la révolution, il affirme avoir retrouvé « un point où convergent et se concilient [s]es convictions en un futur socialiste de l’humanité, et [s]on retour individuel et sentimental à une Amérique latine [qu’il avait] quittée sans regarder derrière [lui] plusieurs années auparavant3. » (Cortázar, 1994, v. 3, p. 38). C’est à cette époque qu’il commence à partager les vues de ceux qu’il nomme les « écrivains révolutionnaires ».
Le travail de Cortázar se concentre sur les deux aspects qu’il souligne avoir nouvellement contemplés : « le futur socialiste de l’humanité », dont il se fait le héraut surtout dans son œuvre critique, et son appartenance à l’Amérique latine — quoique l’auteur n’ait jamais été déserté par cette identité argentine dont il continue toujours à faire l’apologie tant par sa langue d’écriture, l’espagnol, que par sa constance à mettre en scène et en mots la ville de Buenos Aires. Cette appartenance, toutefois, passe d’une relation personnelle avec la patrie à un élargissement continental : sa voix cherche à s’adresser au peuple. Cette dynamique est analogue à celle qui détermine sa relation au livre, qui fait passer le point de vue de l’écrivain engagé du livre à l’homme.
Il importe pour la suite de préciser qu’une nouvelle sensibilité politique s’intègre à son œuvre romanesque d'abord comme un « véhicule littéraire, [que l’auteur ne dirait pas] au service, mais dans une direction qui, [croit-il], peut être utile, politiquement » (ibid., p. 14). L'écriture de Cortázar persiste dans l'esprit ludique qu'on lui connaît même dans ses créations les plus engagées comme le Livre de Manuel; puis, pris de ferveur politique, se portant à la défense des droits des peuples exsangues d’Amérique latine, son discours des années 1970 fait germer une forme non pas mitoyenne, à mi-chemin entre la littérature et le discours révolutionnaire, mais synthétique, ou plutôt — puisque nous parlerons de mythes et d’identité latino-américains — synchrétique, arrachant les deux pôles à leurs retranchements pour les tirer vers son œuvre, pour en faire un manifeste du devenir identitaire intitulé Utopie réalisable.
Multiples mondes, multiples médias, multiples postures d’écrivain, ce Fantômas de moins de cent pages (quatre-vingt-dix-neuf pages, appendice inclus) concentre dans un mode baroque — éclaté, foisonnant de croisements entre les différents mondes fictionnels en place — nombre de stratégies narratives et formelles (mise en abyme, ironie) et plusieurs figures livresques (écrivains, super héros, autodafé). Le récit intègre aussi plusieurs espaces sémiotiques graphiques (gravure, sérigraphie, schéma), textuels (articles de journaux) ou métissés (collage de documents comme pièces à conviction, bande dessinée). Le réel historique y occupe aussi une part importante.
Le livre peut se diviser en trois parties. Abordons en premier lieu la dernière qui reproduit en appendice les sentences prononcées par le Tribunal Russell II, tenu d’abord à Rome en avril 1974, puis à Bruxelles en janvier 1975. (Cortázar, 2002, p. 85-99.) Cette initiative avait été créée dans la foulée d’un premier tribunal mis sur pied par le philosophe anglais Bertrand Russell (avec l’appui notoire de Jean-Paul Sartre) entre 1966 et 1967, et avait pour but de juger les crimes de guerre commis par les États-Unis au cours de la guerre du Viêt-Nam (Duffett, 1970.) 4 Cortázar siégeait à ce tribunal en tant que membre du jury aux côtés de seize autres intellectuels réputés, dont plusieurs lauréats du prix Nobel. Cette seconde entreprise de droit international se devait d’élucider la situation politique et sociale des pays latino-américains contrôlés par des gouvernements militaires à la solde des États-Unis, situation tenue obscure par les régimes en place et par les médias — tant nationaux qu’internationaux. Les charges retenues à l’endroit des corporations multinationales et des institutions relevant du gouvernement des États-Unis, dont l’Agence centrale de renseignement (CIA), révélèrent une fois de plus l'emprise du pouvoir étasunien sur le destin des pays d’Amérique du Sud et des Caraïbes. Le tribunal a rendu explicites les intentions commerciales qui liaient les violations constantes des droits humains et des droits à l’autodétermination des peuples aux impératifs économiques des pays industrialisés.
Détournons-nous pour un temps des appendices, en notant néanmoins que la tension du livre est toute dirigée vers ceux-ci, dès les balbutiements de la narration. À la deuxième ligne de l’incipit, une note de bas de page invite le lecteur intéressé à en connaître davantage sur le Tribunal à attendre avant de consulter le document inséré à la fin de l’ouvrage : « Un conseil d’ami : lisez l’Appendice en dernier, pourquoi se dépêcher si ici tout va pour le mieux. » (Ibid., p. 5). Profitez de votre ignorance pendant qu’il est encore temps... Cette invitation se commet dans une double intention : celle d’informer le lecteur de la présence d’une pièce importante disposée à la fin du livre et, ironiquement, annoncer la facticité de l’histoire qu'il s'apprête à lire. L’ironie à l’égard de l’ignorance anticipe un enseignement qui attend à la toute fin du livre et se moque de celui qui préfère ne pas savoir. En projetant le lecteur, dès le début, dans ce qui n’est pas inclus dans le récit mais qui lui sert de source d’information complémentaire, cette fiction devient une approche du Tribunal Russell II. C’est dire que nous sommes appelés à la lire comme un moment plaisant, illusoire et dont la fin interprétative doit se trouver à l’extérieur de sa forme littéraire.
Le corps narratif de Fantômas se trouve enserré entre la note de bas de page qui renvoie, dès le début, aux appendices, et l’apparition, à la fin, de passages tirés du rapport du Tribunal dans une conversation téléphonique :
Il se produisait des choses étranges dans ce téléphone, en plus des mots, surgissaient des images quelque peu floues mais reconnaissables, et de temps en temps, une voix de locuteur répétait des phrases que le narrateur connaissait très bien puisque quelques jours auparavant il avait participé à leur rédaction :
– Le Tribunal Russell II condamne les personnes et autorités qui se sont emparées du pouvoir par la force et qui l’exercent en violant les droits du peuple. Il condamne devant ces charges les personnes qui exercent actuellement le pouvoir au Brésil, Chili, Bolivie, Guatemala, Haïti, Paraguay et en République Dominicaine. (Ibid., 73-74.)
L’emploi de l’italique souligne l’importance de la sentence. La reprise littérale d’une partie de l’annexe multiplie l’espace qu’occupe la parole du tribunal dans le livre. Au début du récit, ce sont les écrivains (Cortázar, Sontag, Paz, Moravia) qui discutent un à un au téléphone. Dans le dernier dialogue entre Susan Sontag et le narrateur, des voix s’ajoutent, des accents se font entendre, le rapport est lu, des images, même, apparaissent. Ce téléphone au carrefour des voix, des personnes, des images, de l’histoire latino-américaine n’est alors plus un combiné avec un fil, c’est l’instrument de transmission de l’espoir. C’est le livre qui rassemble cette multitude humaine.
Me concentrer sur le récit de Fantômas dont j’ai fait valoir plus haut la relative insignifiance, n’est pas une marque de zèle ou une invitation à la remise en question de ce j’ai déjà proposé. C’est bien plutôt un souci de saisir l’univers fictionnel5 qui rend possible l’émergence de l’utopie. Il sera montré à cet effet que le récit du début, s’effritant, lui cède graduellement l’espace de la fiction.
Les deux premières parties du livre forment donc un récit. Au sortir de la dernière réunion du Tribunal Russell II, à Bruxelles, Julio Cortázar, le narrateur de l’histoire, se rend compte sur le chemin de la gare que la ville grouille de Latino-Américains. Le lecteur, pour sa part, se sera aperçu que la langue du dialogue demeure ambiguë. Bien sûr, le texte est en espagnol, chose peu étonnante pour une œuvre de Cortázar. Par contre, tout se passe comme si c’était la langue d'usage à Bruxelles. Certaines conversations laissent planer cette incertitude, dont ce dialogue entre le narrateur et une vendeuse de journaux :
[Le narrateur] ne s’attendait pas à l’imprévisible, en forme d’une dame à lunettes pelotonnée dans son réduit de papiers imprimés, qui le regarda sévèrement et attendit.
– Madame, dit le narrateur après avoir jeté un coup d’œil sur le kiosque, ici tout ce qu’on voit ce sont des publications mexicaines.
– Que voulez vous, dit la dame, résignée, il y a des jours où n’importe quoi arrive.
– Mais c’est impossible, pour me tromper, vous avez caché tous les journaux belges.
– Moi, monsieur? [En français dans le texte]
– Oui, madame, bien que les raisons de votre conduite insolite me paraissent pour le moins inconcevables.
– Ah, merde alors, [en français dans le texte], dit la vieille, on ne m’arrive pas avec des réclamations, moi je vends ce que le concessionnaire me met dans les présentoirs [...] (Ibid., p. 8.)
Ce passage est en espagnol. Sont placées dans la bouche de l'interlocutrice deux expressions françaises. Effets de vraisemblance qui, par l’emploi de clichés, ne requièrent pas un haut niveau de connaissance du français de la part du lecteur, elles servent à marquer un réflexe verbal, peut-être l’accent de la dame. Par contre, pour francophone qu’elle soit, la dame ne fait pas la conversation en français. Et rien n’indique que ces deux personnages ne discutent pas en espagnol, un espagnol impeccable, en outre, qui pourrait s’entendre au marché de Santiago ou de San Juan. Il importe peu de savoir si la dame fait exception au sein des locuteurs du Bruxelles fictionnel que met en scène Cortázar. Ce qui devient manifeste, c’est que le narrateur, abordant dans la rue une vendeuse de journaux, s’adresse à elle en espagnol et se fait répondre naturellement dans la même langue. Cela, déjà, crée une distorsion avec ce que devrait être la réalité belge. Celui qui achète le journal à un kiosque bruxellois ne s’attend pas à ne trouver que des publications mexicaines et à converser dans sa langue maternelle avec la première inconnue.
L’univers qui se met en place est pris d’une fantaisie qui fait déborder une culture marginale de son continent. D’abord les gens, « la présence indéniable d’une multitude de Latino-Américains » (ibid., p. 6), puis la langue, et enfin les médias envahissent l’espace européen. « En résumé, Bruxelles semblait sensiblement colonisée par le continent latino-américain [...] » (ibid., p. 6). Le narrateur fait rapidement passer cette constatation du côté du fantasme en le balayant d’un coup de désillusion lorsqu’il se remémore l’oppression politique de son continent — « “Des exilés, bien sûr” pensa[-t-il]. » (Ibid., p. 7.) Ce qu’il rejette comme une triste hallucination s’avère pourtant exact, puisque l’espagnol demeure la langue universelle dans cet univers fictionnel. Nous pouvons y voir ce que David Lewis, en sémantique des mondes possibles, appelle une contrepartie6 . L'Europe est envahie par l'Amérique latine. La colonisation est renversée. Utopique? Ce trait ressemble au procédé utopiste que dégage Raymond Ruyer dans sa théorie sur le genre : « l’inversion pure et simple de la réalité » (Ruyer, 1988, p. 49). Ici, toutefois, l'inversion est historique, ce qui complexifie le lien entre le monde créé et la réalité. Nous pouvons dire par là qu'il ne s'agit pas d'une inversion pure et simple de la réalité : si on s'en tient à des considérations logiques d'oppositions, l'inverse de la langue bruxelloise peut difficilement être l'espagnol. Le couple oppositionnel qui se forme par cette mise en scène répond dès lors d'une tout autre structure. Il concentre les rapports complexes des peuples entre eux à travers l'histoire. Or les possibles latéraux de l'utopie dont il était question plus haut tendent à dégager le réel de la géographie, connue pour transposer celui-ci, en accord avec le modèle d'inversion imaginé par l'utopiste, dans un non-lieu; un nulle part, pour retourner au sens étymologique, un nulle part précis, tout de même, car il se pose là-même où l'origine n'a jamais subi la rupture de l'événement. Traditionnellement, le regard de l'utopiste est tourné vers cette origine stable et perdue. En ce sens, l'utopie par excellence serait sans contredit celle de l'idéalisme platonicien. Chez Cortázar, par contre, le réel détaché du territoire — celui de l'auteur latino-américain engagé — par un renversement ironique de l'histoire, est forcé de se « reterritorialiser » quelque-part : à Bruxelles, en Europe, lieu connu et reconnu où, à la différence du nulle part de la République de Platon et de l'Utopie de More, la table est mise et déborde depuis fort longtemps. Cet espace qui fait signe au début de notre récit ne trouve pas l'exil du monde contemporain, mais, en travaillant ses possibles par la permutation des forces historiques, annonce le changement qui doit s'accomplir pour le futur. Le monde se décentre. L'utopie passe d'abstraite à pragmatique.
Une fois que le protagoniste embarque dans le train, l'histoire se poursuit sur le mode — toujours halluciné — de l’incertitude. La narration avait débuté avec un titre classicisant et la mise à distance instantanée par l’ironie : « De la manière dont le narrateur de notre fascinante histoire sortit de son hôtel de Bruxelles, des choses qu’il vit dans la rue et de ce qui arriva à la station ferroviaire. » (Cortázar, 2002, p. 5.) Le ton est conservé et la narration continue de pasticher le liminaire classique. Cela, toutefois, ne dure pas : « De la manière dont le narrateur réussit à prendre le train in extremis (et, à partir d’ici, les chapitres cesseront d’être intitulés puisque de nombreuses et belles images viendront diviser et alléger la lecture de cette fascinante histoire). » (Ibid., p. 11.) Il y a ici deux procédés prédominants. Le premier concerne la désignation du personnage-narrateur-auteur à la troisième personne. À partir de la posture de cette triple figure en abyme, le texte systématise les croisements entre les mondes de fiction d’abord, puis entre l’univers fictionnel et la réalité. Le second procédé, d’ordre plus formel, tient à un transfert des repères de lecture. Le liminaire classique (à la Cervantès, à la Rabelais, par exemple) installe un canal direct entre le passé et le présent. Le texte actuel, par cet intertexte anachronique, met en relief sa propre historicité. Et ainsi le premier repère de lecture sera la tradition romanesque depuis les Classiques.
Une fois dans le train, ce qui se présentait comme pur texte devient une bande dessinée — mexicaine — de super héros. Deux trames narratives se superposent à ce moment de l’histoire. Celle du narrateur s’en retournant à Paris avec un exemplaire d’une aventure de Fantômas intitulé L’Intelligence en flammes, et celle d’une mutinerie qui met le feu aux bibliothèques du monde entier. Dans cette dernière trame se liguent les écrivains des années 1970 et Fantômas, le réputé super vilain du feuilleton français du même nom qui — pour l’occasion — se fait justicier de la littérature — nouvel exemple de notre utopie pragmatique, cette fois-ci appliquée à un objet symbolique : le réel en place représenté par Fantômas-super vilain est renversé et placé au service du monde à venir dont les principales icônes sont les écrivains.
Les deux mondes fictionnels bien distincts occupent aussi deux espaces sémiotiques différents. La bande dessinée d’aventures meuble à la fois l’espace matériel de la page et l’espace virtuel d’une intrigue que va lire le narrateur. De cette lecture, l’écriture se fait le récit, rapportant les réflexions et les interprétations du narrateur-lecteur : « Voyez FANTÔMAS dans l’urgence, s’entretenant avec les plus grands écrivains contemporains! “Qui peuvent-ils être?”, pensa le narrateur. » (Ibid., p. 15.) L’ « iconotexte » émergent entraîne la division de l’univers de fiction en deux mondes : le monde premier du narrateur, contrepartie du monde actuel de l’auteur, et le monde second de Fantômas, contenu dans un artéfact littéraire, dépendant de l’acte de lecture. Entre ceux-ci la relation est asymétrique : le second monde de Fantômas ne peut être connu que par le biais d’un médium et peut influencer seulement symboliquement le monde premier qui l’enchâsse.
Partant de l’idée que l’auteur de Fantômas, qui déploie en parallèle deux mondes fictionnels, est aussi le lecteur d’un de ces mondes, ces récits en abyme ne peuvent éviter au lecteur le vertige des croisements fictionnels. La logique métatextuelle de Cortázar force le narrateur-personnage, qui est aussi l’auteur, à entrer dans sa propre invention narrative. Cortázar apparaît ainsi aux côtés de Fantômas en sa qualité d’écrivain contemporain menacé par les attentats contre les créateurs et contre les bibliothèques. Puis la frontière entre le premier et le second monde éclate lorsque la relation s’inverse : Fantômas traverse dans le monde du narrateur. Lorsque ce dernier revient chez lui, il reçoit un appel de sa collègue Susan Sontag, qui l'exhorte de continuer la lecture de la bande dessinée pour connaître la suite du drame. (Ibid., p. 31.) À ce point, ce sont les mondes fictionnels qui se croisent tout en demeurant à l’intérieur de l’univers fictionnel. Toutefois, lorsque tous s’aperçoivent que les coupables du cataclysme ne sont pas les quelques terroristes fous furieux qu’ils croyaient, mais bien les multinationales qui cherchaient à détourner l’attention des intellectuels, l’abyme s’élargit. Pour expliquer la confusion des coupables à Fantômas, le narrateur lui fait lire les appendices, « les pages finales de ce volume-ci » (ibid., p. 53). Soudainement l’objet matériel que le lecteur tient entre ses mains l'entraîne sur la voie d'une régression dans l'infini des représentations. La fiction et la réalité deviennent perméables. L’espace fictionnel débordant sur le réel permet d’anticiper une autre transgression des frontières : le réel, s’immisçant dans les replis du fictionnel, prend l’apparence d’une inoffensive bande dessinée de super héros. C’est là le traitement que Cortázar réserve au texte juridique en appendice.
Comme nous l’avons vu plus haut, Fantômas s’ouvre en pastichant la plus ancienne convention romanesque du titre comme résumé de l’action principale. Ensuite, son rapport avec celle-ci sera renégocié : par l’ironie, elle sera tenue à distance. Puis, pour diviser et alléger la lecture, ou, en d’autres mots, pour organiser celle-ci, l’image sera préférée. Il y a d’abord scepticisme devant la tradition, puis rejet. Ou, vaudrait-il mieux dire, échange de traditions : la bande dessinée prend le relais du roman, mais sans écarter complètement ce dernier; la technique demeure, mais les conventions classiques du roman ne tiennent plus. La disposition physique de la page montre que la fiction se développe selon deux modes narratifs conjoints. Cet abandon du pan classicisant de la tradition romanesque participe d’un processus de dérèglement des formes et des figures disponibles dans la tradition culturelle du livre. Il s'agit, en subvertissant les fonctions et les mécanismes préétablis du roman, d'inventer un mode de représentation qui convienne au propos.
Le problème du langage idéal se pose de nouveau à la moitié du livre, lorsque l’écrivaine Susan Sontag dit au narrateur : « Dommage que je ne sois pas bonne dessinatrice, parce que je me mettrais tout de suite à préparer la deuxième partie de l’histoire, la vraie. En mots, ce sera moins intéressant pour le lecteur7. » (Ibid., p. 48.) Ainsi, les personnages se préoccupent du moyen de transmission de l’histoire véridique qui s’écrit — et se réfléchit — sous les yeux du lecteur. Cette vérité à communiquer, nous le savons, c’est la sentence du Tribunal Russell II. Et la question est de raconter cette histoire en vue d’accrocher le lecteur... Or, il appert que cette fiction est aussi un objet promotionnel. Pour faire connaître le Tribunal, pour diffuser la vérité, il faut une formule qui sache aller à la rencontre du lectorat. Déceler son intention publicitaire ne me fait pas réduire l’objet artistique à cette seule utilité : la densité et la complexité d’une telle œuvre en compliquent déjà l’accès, et son autoréférentialité achève d’en faire aussi un monde à faire penser. Donc, ce défi qui concerne les repères de lecture est la recherche du langage qui laisse passer les idées, mais qui, alléchant, piège le lecteur. Si, dans la première moitié du livre, l’« iconotexte » se fait bande dessinée, dans la seconde, il devient collage. Conséquemment, le ton ludique du début, sans disparaître tout à fait, se tourne vers la gravité de la contestation.
Des sérigraphies montrant des scènes de répression policière, des logos de multinationales, des armes à feu (ibid., p. 74-79); des reproductions de pièces à conviction : une étant un télégramme révélant l’intention étasunienne de renverser le régime socialiste de Salvador Allende, et une autre montrant les intérêts satisfaits d’une compagnie allemande une fois le coup d’État de Pinochet accompli (ibid., p. 59-60); des illustrations de romans populaires (ibid., p. 63-69); un photomontage surréaliste inspiré de la séquence de l’œil tranché du Chien andalou de Buñuel (ibid., p. 54), ponctuent le texte écrit. Cette technique, à la différence de la bande dessinée, qui, elle, est une création originale fonctionne par emprunt. Le collage extirpe certains objets graphiques de leur contexte d’origine et les dénature, telle la série d’illustrations dont l’usage rappelle celui de la bande dessinée puisque ces images servent de compléments narratifs au texte pour raconter les coups d’éclat de Fantômas. En s’appropriant des images-chocs de répression policière et en les disposant en parallèle avec les extraits du Rapport du Tribunal Russell II, l’iconotexte dénonce ce qu’il récupère. Il recycle.
L’anthropologue argentin Nestor García Canclini aborde la problématique de la culture latino-américaine à l’aide du concept d’hybridité. Il défend « l’hétérogénéité de l’Amérique latine et la coexistence en son sein de différentes époques historiques, qui peuvent s’articuler, mais non pas se diluer dans une quelconque globalisation uniforme » (Canclini, 1996, p. 283). L’hybridité se construit autant géographiquement, par la diversité culturelle, que temporellement, par l’histoire hétérogène à l’opposée de la conscience historique occidentale : un présent plein de son passé le plus primaire. Cela ouvre la voie à une culture du recyclage et de l’invention dont le syncrétisme (invention de nouvelles formes par assimilation des anciennes) pourrait constituer le mode paradigmatique de production, et donne lieu à un mélange de réel et de simulacre dans la construction identitaire. (Ibid., p. 283.) L’erreur est de croire qu’un monde latino-américain idéal ou utopique serait comparable à celui que la tradition européenne appelle l’utopie. Ce lieu auquel Raymond Ruyer attribue la régularité du cristal, plutôt que celle d’une cellule vivante (Ruyer, 1988, p. 44), est un possible européen. L’Utopie réalisable narrée par Julio Cortázar prend pied dans un tout autre contexte et dans une tout autre histoire, imaginent d’autres possibles.
L’identité latino-américaine est bafouée par une violence (directe et indirecte) de provenance extérieure, mais dont l’insistance au fil des siècles en a fait une donnée structurelle s’appliquant à tout le continent. C’est ce que le Tribunal Russell II fait comprendre. C’est donc dire que la projection utopique d’un salut collectif que construit Fantômas, cette « rédemption de l’homme par l’homme » que Raymond Trousson voit naître « d’un sentiment tragique de l’histoire et de la volonté d’en changer le cours » (Trousson, 1998, p. 24), concerne à la fois l’autonomie des peuples et la justice que réclame le Tribunal. Depuis son dialogue intime avec la tradition intellectuelle européenne et son refus d’y participer autrement qu’en habitant ce continent, l’auteur argentin reconfigure un lieu utopique organique et hybride dans une œuvre-collage hétérogène à l’image de la culture pour laquelle elle réclame la libération future.
Pour Canclini, le rôle de la création artistique est primordial dans l’élaboration de cette construction : « Ce que les arts sont en mesure de réaliser pour reconcevoir les identités et les transitions cesse de référer à des territoires uniques pour se situer à l’intersection multiculturelle où se croisent des objets, des messages, des personnes. » (Canclini, 1996, p. 286.) L’artiste a pour mission d’œuvrer à la production et à la transmission des identités hétérogènes de l’Amérique latine, en consolidant dans un artéfact leurs multiples et changeants constitutifs. Le collage dans Fantômas fait écho à ces théories. Cette recherche d’un langage fictionnel capable de transmettre le réel aboutit à l’élaboration d’une utopie composite par laquelle transitent les plus divers objets culturels.
Je le rappelle, Fantômas contre les vampires des multinationales. Une utopie réalisable narrée pas Julio Cortázar tend vers une révélation extra-littéraire. Mais, puisque ce livre existe et qu’une littérature s’y construit, puisque, au lieu de simplement publier le Rapport du Tribunal Russell II sous la forme d’un essai ou d’un pamphlet, Julio Cortázar épaissit le discours juridique qu’il diffuse (et dont il est aussi, parmi d’autres, l’auteur) d’une couche de fiction, le rôle de l’art sur la portée de cette transmission est prépondérant. Par ailleurs, il importe de comprendre que cette utopie est aussi un manifeste. Elle appelle à la mobilisation d’un peuple qui doit se prendre lui-même en charge contre un oppresseur qui, autant politiquement, économiquement que culturellement, le marginalise. De plus, le texte part à la recherche, à l’instar de ce peuple latino-américain violenté, de son identité. Cortázar explique son statut d'auteur engagé d'une manière qui s'accorde bien avec les dires de Canclini : « Être un écrivain latino-américain suppose [...] de penser et d'agir dans un contexte où réalité géopolitique et fiction littéraire mélangent toujours leurs eaux pour produire la complexité culturelle du continent. » (Cortázar, 1994, v. 3, p. 21). La littérature de Cortázar prend sa source au truchement du réel, là où la fiction et la réalité ne se différencient pas encore. Le rapport de l'artiste à son époque, celui de l'intellectuel aussi, ne se confine plus à un texte, mais embrasse le destin de l'homme par son œuvre. Le moment de révélation dans Fantômas survient lorsque Susan Sontag explique que les attentats contre les bibliothèques n'étaient en fait qu'un piège à intellectuels et qu'en fait, dans cette histoire, partout où il est dit « art », elle aurait dû dire « homme ». (Cortázar, 2002, p. 47.) Cette confusion sur les termes « homme » et « art », la volonté de céder le terrain de l'art au devenir de l'homme, ressaisit la littérature — une littérature hybride au croisement des formes, des médias et des réalités — dans son geste créateur du monde.
Affirmer que la tradition profonde du genre romanesque ne fournit pas la forme adéquate pour accueillir, à elle seule, le projet révolutionnaire de Cortázar ne suffit pas. Il faut comprendre aussi que cette tradition représente, par rapport à la culture excentrée et hétérogène d’Amérique latine, le centre homogène d’une culture stable et dominante. C’est ici une des principales fonctions de l’ « iconotextualité » que de faire tomber les monuments antiques de cette tutelle.
Une histoire culturelle, la plupart du temps, se présente accompagnée de l’histoire générale. Le destin des peuples de la marge ne sera jamais d’occuper le centre : le noyau de l’Occident continuera toujours de repousser à la limite de sa portée — en lui transmettant de loin les matrices culturelles qui lui permettent de garder son emprise sur ces peuples — ceux qui risquent d’échapper au système. Si le centre, comme le montre l’invasion étasunienne organisée par le biais de militaires locaux ambitieux dans les années soixante-dix, empêche une culture ou une pluralité de cultures de naître à soi en les étouffant sous le poids de la répression, dénoncer les extorsions équivaut à invoquer l’émergence d’un nouvel espace. L'espace de l'homme ménagé par l'art, d’une utopie en collusion avec l'histoire, dirigée vers le futur.
Canclini, Néstor García. 1996. « Stratégie de recyclage : arts cultes populaires en Amérique latine ». Claude Dionne et al. (dir.). Recyclages : économies d’appropriation culturelle. Montréal : Balzac, p. 281-291.
Cortázar, Julio. 1994. Obra crítica. Saúl Yurkievch, Jaime Alazraki et Saúl Sosnowski (dir.). Coll. « Colección Unesco de obras represen-tativas ». Madrid : Alfaguara, 3 vol.
------------------. 2002. Fantomas contra los vampiros multinacionales. Coll. « Áncora y Delfín ». Buenos Aires : Destino, 99 p.
Dolezel, Lubomir. 1998. Heterocosmica : Fiction and Possible Worlds, Coll. « Parallax ». Baltimore : The John Hopkins University Press, 339 p.
Duffett, John (dir. publ.). 1970. Against the Crime of Silence : Proceedings of the Russell International War Crimes Tribunal. New York : Simon and Schuster, 664 p.
Lewis, David. 1983. Philosophical Papers, vol. 1. New York : Oxford University Press, 304 p.
Pavel, Thomas. 1986. Fictional Worlds. Cambridge : Harvard University Press, 178 p.
Ruyer, Raymond. 1988. Les Utopies et les utopistes. Paris : Gérard Monfort, 293 p.
Trousson, Raymond. 1998. D’Utopie et d’utopistes. Coll : « Utopies ». Paris : Montréal : L'Harmattan, 233 p.
Martel-Lassalle, Guillaume. 2008. «Julio Cortazar, utopiste de l'excentrement», Postures, Dossier « Les écritures de l’Histoire », n°10, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/martel-lassalle-10> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Martel-Lassalle, Guillaume. 2008. «Julio Cortazar, utopiste de l'excentrement», Postures, Dossier « Les écritures de l’Histoire », n°10, p. 53-66.