Comment écrire cette histoire? Enjeux et apories de l’utilisation de la fiction dans les récits concentrationnaires de Jorge Semprun

Article au format PDF: 
Numéro associé: 

 

Introduction : du devoir d’histoire dans les récits concentrationnaires littéraires

Une « hémorragie d’expression » (Antelme, 1996, p. 44.), selon Robert Antelme1. Si certains survivants des camps de concentration nazis ont choisi le silence, beaucoup ont émis le souhait et même le besoin de raconter leur expérience extrême. Il faut raconter, s’accordent-ils à dire presque unanimement, pour soi et pour les autres, pour fermer les yeux des morts et ouvrir ceux des vivants. Ces récits concentrationnaires forment une masse hétéroclite, mais parmi eux se distinguent quelques textes à caractère littéraire : pourquoi choisir une écriture littéraire pour dire cette histoire empesée d’une telle responsabilité? Comme le rappelle Berel Lang en introduction à l’ouvrage collectif Writing and the Holocaust, la représentation littéraire de la Shoah soulève d’emblée des questions d’ordre moral :

There is a significant relation between the moral implications of the Holocaust and the means of its literary expression. […] What constraints, whether in use of fact or in the reach of imagination, are imposed on authors or readers by the subject of the Holocaust? (Lang, 1988, p. 1-2.)

En particulier, que signifie le choix de ces quelques survivants, dont Jorge Semprun, qui ont entrepris de raconter l’histoire des camps par le biais de la fiction? Il semble a priori exister un paradoxe, voire une antithèse absolue, entre la vérité de l’histoire et le recours à l’imagination impliqué par la fiction. En fait, le rapprochement des notions de déportation et de fiction est jugé non seulement problématique, mais véritablement indécent, comme l’explique David Carroll :

In many instances, one can sense a general uneasiness or even hostility toward the fact that an author or filmmaker, rather than opting for the direct portrayal of experience and data, uses myth, fantasy, imagination and fictional characters and situations in an attempt to relate what is generally acknowledged to be a limit case of experience, knowledge and representation. What is often criticized in such instances is not just the nature, form, and effects of particular fictions but the inappropriateness of fiction itself. (Carroll, 1999, p. 69.)

Nombreux sont ceux qui se sont opposés à l'existence de la fiction concentrationnaire. Claude Lanzmann a ainsi déclaré : « La vérité tue la possibilité de la fiction. » (Felman, 1990, p. 57.) 2, ou encore, à propos de la fiction cinématographique américaine intitulée Holocauste : « C'est de fiction qu'il s'agit. C'est-à-dire en l'occurrence […] d'un mensonge fondamental, d'un crime moral, d'un assassinat de la mémoire. » (Lanzmann, 1990, p. 309.) Transgression, trahison, et même crime, autant d’accusations auxquelles se risquent ceux qui osent mêler réalité concentrationnaire et fiction.

De l’indicible à l’irrecevable, du vrai au vraisemblable : la fiction nécessaire

La vérité, toute la vérité et rien que la vérité : le récit concentrationnaire répond à un devoir d’histoire et non de mémoire, comme on l’entend souvent; il se doit d’être un témoignage historique, qui représente les choses exactement telles qu’elles se sont passées. Toute autre forme est rejetée avec effroi, pourtant le témoignage se heurte à plusieurs difficultés, qui remettent en question sa suprématie et même son caractère adéquat. La plus immédiate de ces difficultés réside dans une apparente insuffisance du langage. Beaucoup d'anciens déportés ont ainsi exprimé leur frustration face à ce que l’on nomme communément l’indicible concentrationnaire, cette incapacité du langage à décrire l’expérience des camps. Robert Antelme décrit ainsi ce sentiment qui l’étreint dès son retour de Dachau :

Comment nous résigner à ne pas tenter d’expliquer comment nous en étions venus là? Nous y étions encore. Et cependant, c’était impossible. À peine commencions-nous à parler, que nous suffoquions. […] il nous paraissait impossible de combler la distance que nous découvrions entre le langage dont nous disposions et cette expérience […]. (Antelme, 1978, p. 9.)

Autrement dit, le caractère extrême de l’expérience concentrationnaire compromet la possibilité de sa représentation. Selon Georges Molinié, l’expérience concentrationnaire a pour conséquence une véritable « catastrophe sémiotique » qui rendrait tout récit littéralement impossible : « On ne devrait plus, rigoureusement, pouvoir parler. » (Molinié, 1999, p. 384.) 3

Charlotte Delbo, survivante d’Auschwitz, exprime aussi la difficulté du dire concentrationnaire : « C’est presque impossible, plus tard, d’expliquer avec des mots ce qui est arrivé à l’époque où il n’y avait pas de mots. » (Delbo, 1971, p. 13.) Effectivement, comment représenter l’absence, le manque qui se trouvent au cœur de cette expérience? Comment dire toute cette mort, tous ces morts, comment dire l’absence des objets essentiels à l’humanité comme les vêtements et les couverts, et même l’absence du nom, remplacé par un numéro? Contre la néantisation inhérente aux camps de concentration, Delbo, comme Antelme, Semprun et quelques autres, choisit de se glisser dans cet infime espace du dire concentrationnaire. Pour Semprun, la notion d’indicible n’est qu’un refuge, une solution de facilité, presque un signe de paresse :

Nous sommes le 12 avril 1945, le lendemain de la libération de Buchenwald. L'histoire est fraîche, en somme. Nul besoin d'un effort de mémoire particulier. Nul besoin non plus d'une documentation digne de foi, vérifiée. […] La réalité est là, disponible. La parole aussi. […] On peut toujours tout dire, en somme. L'ineffable dont on nous rebattra les oreilles n'est qu'alibi. Ou signe de paresse. On peut toujours tout dire, le langage contient tout. On peut dire l'amour le plus fou, la plus terrible cruauté. On peut nommer le mal, son goût de pavot, ses bonheurs délétères. On peut dire Dieu et ce n'est pas peu dire. On peut dire la rose et la rosée l'espace d'un matin. On peut dire la tendresse, l'océan tutélaire de la bonté. On peut dire l'avenir, les poètes s'y aventurent les yeux fermés, la bouche fertile.

On peut tout dire de cette expérience. (Semprun, 1994, p. 23.)

En outre, en remarquant que « le témoignage brut est vite indigeste » (Wieviorka, 1992, p. 190.), Anette Wieviorka rappelle indirectement l’importance de la réception du récit. Or, pour Semprun, le réel concentrationnaire est non pas indicible, mais précisément irrecevable. Les difficultés liées au récit concentrationnaire ne résident pas tant dans le langage, dans l’expression, que dans la transmission à ceux qui n’ont pas fait l’expérience des camps. Lorsque Semprun s'applique à « montrer », à « faire voir » (Semprun, 1994, p. 131.) le crématoire aux jeunes Françaises venues visiter le camp juste après sa libération, la réaction de celles-ci est sans appel : « Je me suis retourné, elles étaient parties. Elles avaient fui ce spectacle. Je les comprenais d’ailleurs. » (Semprun, 1972, p. 133.). Toujours à la libération de Buchenwald, Semprun fait immédiatement l'expérience de l'échec du récit (oral) concentrationnaire, un échec lié à une transmission trop directe de la réalité : les officiers britanniques auxquels il mentionne l'odeur de chair brûlée « sursautent, se regardent entre eux. Dans un malaise quasiment palpable. Une sorte de hoquet, de haut-le-cœur. » (Semprun, 1994, p. 15.) Le problème des témoignages traditionnels est précisément leur caractère invraisemblable qui fait véritablement barrage à leur réception. Alors qu’il vivait dans la clandestinité en tant que dirigeant du parti communiste espagnol sous Franco, Semprun résidait sous une fausse identité chez Manuel Azaustre, lui-même revenu de Mauthausen. Les récits que celui-ci fait de son expérience concentrationnaire sont sans doute véridiques sur le plan factuel, mais leur forme est tellement confuse et décousue qu’ils en deviennent proprement incroyables : « Sa sincérité indiscutable n'était plus que de la rhétorique, sa véracité n'était même plus vraisemblable. » (Ibid., p. 249.) La vérité se heurte à l’incapacité d’utiliser le langage pour partager l’expérience; le récit d’Azaustre, par sa forme inadéquate, se ferme à toute possibilité de réception, de transmission. Semprun le dit lui-même4, c’est précisément de ces écoutes déçues qu’est née la volonté d’écrire, et en écrivant de transformer l’expérience pour la rendre accessible aux autres; c’est ainsi que Semprun écrira le premier jet du Grand Voyage en trois semaines, chez Manuel Azaustre.

Lorsqu’Antelme raconte à la fin de L'Espèce humaine l'échec des récits de déportés aux soldats américains qui viennent de libérer Dachau, il constate que la réalité a besoin d'être transformée pour être transmissible :

Les histoires que les types racontent sont toutes vraies. Mais il faut beaucoup d'artifice pour faire passer une parcelle de vérité, et, dans ces histoires, il n'y a pas cet artifice qui a raison de la nécessaire incrédulité. Ici, il faudrait tout croire, mais la vérité peut être plus lassante à entendre qu'une fabulation. (Antelme, 1978, p. 317-318.)

De la même façon, Semprun évoque la nécessité de l’artifice pour que les récits puissent être reçus :

– […] Voudra-t-on écouter nos histoires, même si elles sont bien racontées? […]

– Ça veut dire quoi, « bien racontées »? s'indigne quelqu'un. Il faut dire les choses comme elles sont, sans artifices! […]

– Raconter bien, ça veut dire : de façon à être entendus. On n'y parviendra pas sans un peu d'artifice. Suffisamment d'artifice pour que ça devienne de l'art! […] La vérité que nous avons à dire […] n'est pas aisément crédible… Elle est même inimaginable… […] Comment raconter une vérité peu crédible, comment susciter l'imagination de l'inimaginable, si ce n'est en élaborant, en travaillant la réalité, en la mettant en perspective? Avec un peu d'artifice, donc! (Semprun, 1994, p. 135.)

Autrement dit, pour Semprun, le récit n’a de sens que s’il est reçu. Il doit donc transformer la réalité qu’il souhaite représenter pour la rendre acceptable par le lecteur. Un déporté rencontré par Semprun peu après la libération de Buchenwald se demande : « Il faudrait une fiction, mais qui osera? » (Ibid., p. 138.) Dans le souci du partage de l’expérience concentrationnaire, Semprun ose. Parce que les écritures de l’histoire des camps sont amenées à devenir des lectures de l’histoire, Semprun ose. La fiction transforme le vrai en vraisemblable, elle est cet artifice qui permet de faire entendre l’histoire des camps. Elle ne transgresse pas la réalité concentrationnaire, mais vient à son secours :

Il me faut […] un « je » de la narration, nourri de mon expérience mais la dépassant, capable d'y insérer de l'imaginaire, de la fiction… Une fiction qui serait aussi éclairante que la vérité, certes. Qui aiderait la réalité à paraître réelle, la vérité à être vraisemblable. (Ibid., p. 175.)

Comme le formule Alain Parrau à propos du recours à la fiction par Soljénitsyne dans le contexte de la littérature des camps soviétiques, la fiction est au service de la vérité : « La fiction ne peut devenir un mode d'exploration de la réalité des camps sans une disposition subjective appropriée, un désir du vrai qui est condition de la littérature elle-même. » (Parrau, 1995, p. 177.) Pour Semprun, la fiction vient enrichir la réalité quel que soit le contexte historique : dans le film La Guerre est finie, dont Semprun fut le scénariste, la création du personnage antifranquiste Diego Mora permet de s'éloigner de « la fiction de la réalité, grâce à la réalité de la fiction » (Semprun, 1983, p. 139). Il semble donc que toutes les représentations de l’histoire, même et peut-être surtout ses périodes les plus traumatiques, puissent se nourrir de la fiction pour aller au plus près de la réalité.

Dire l’autre pour mieux dire le même

La fiction permet de dépasser le caractère individuel de l’expérience et confère donc au récit une dimension universelle, par exemple en simplifiant la réalité. À cet égard, les personnages inventés par Semprun sont parfois le résultat d’une synthèse entre plusieurs déportés ayant vraiment existé : « Dans L'Écriture ou la vie, j'ai “fondu” deux officiers français en un seul […] parce que ce raccourci porte davantage que la simple réalité. » (Semprun, consulté en janvier 2004.) Cette simplification est parfois assortie d'une sorte d'hommage, comme pour l'invention du personnage de Hans : « Je l'ai inventé pour qu'il prenne dans mes romans la place que Koba et d'autres copains juifs ont tenue dans ma vie. » (Semprun, 1994, p. 145.) De façon similaire, dans son récit Le Monde de pierre, Borowski choisit de représenter le camp à travers un personnage représentatif de la dégradation humaine à laquelle peuvent mener les camps : le Tadeusz de son récit est impitoyable, cruel et cynique, alors que plusieurs déportés d’Auschwitz ont rapporté que Borowski avait été un détenu dévoué, héroïque même5. Si elle simplifie la réalité, la fiction peut également, paradoxalement, exprimer sa complexité, notamment à travers les changements de point de vue sur l'expérience concentrationnaire. Multipliant les personnages inventés, Semprun pourrait faire sienne la conception chalamovienne de la fiction, décrite ainsi par Alain Parrau :

[…] un mode de connaissance, le moyen d'une exploration de la réalité, une réalité elle-même tissée d'imaginaire. […] [L]a fiction propose un parcours où il s'agit d'opérer des percées dans la complexité et l'obscurité du réel : elle ouvre, par les ressources de l'imagination, un espace à la pensée. (Parrau, 1995, p. 173-174.)

L’imagination permet de représenter une multitude de personnages et par-là même de compléter l’histoire individuelle : dans Le Grand Voyage, Semprun déclare imaginer les circonstances de la mort de Hans lors du massacre du « Tabou » : « Il est resté seul, pour finir, accroché à son f.m., tellement content, je l’imagine, de voler aux S.S. une mort toute pétrie de résignation […]. » (Semprun, 1972, p. 222.)

Ce courage prêté à Hans montre par ailleurs que Semprun souhaite insister sur la profondeur humaine des victimes du nazisme. La fiction devient un instrument de lutte contre le processus de déshumanisation entamé par les nazis et, involontairement sans doute, reproduit par les films documentaires qui représentent le plus souvent des victimes immobiles et/ou anonymes6. Elle est la forme qui permet d’exprimer les émotions, les sentiments, l’expérience de ceux qui ont subi les camps, comme le résume Maria Semilla Durán :

Tout l'enjeu est là : trouver la configuration narrative capable de transformer le vécu en récit, tout en sachant que la vérité n'est pas forcément dans le récit des faits, mais dans la « vivencia » de l'homme qui les subit ou les traverse […]. (Semilla Durán, 2005, p. 106.)

Alors que l’histoire privilégie les faits et les dates, la fiction se tourne vers les sensations; elle n’entrave pas la quête de vérité, mais propose une redéfinition de celle-ci.

La fiction coupable 

La fiction est un moyen légitime de représenter l’histoire des camps, mais son emploi demeure problématique. Il est écrit dans le Talmud : « Fais attention. Si tu oublies ou ajoutes un seul mot, tu pourrais détruire le monde. » (Young, 1988, p. 21.) Effectivement, les transformations que la fiction opère peuvent mener à la confusion, voire aux doutes, et Semprun ne parvient pas à se détacher d’une certaine culpabilité par rapport à son emploi de la fiction, comme le montrent de nombreuses références directes à celui-ci. Dans L'Écriture ou la vie, Semprun évoque le souvenir d’un soldat allemand qu'il doit éliminer dans le cadre de ses activités de résistant, en particulier la couleur bleue des yeux de cet ennemi. Il prévient dans une parenthèse : « Attention : je fabule. Je n’ai pas pu voir la couleur de ses yeux à ce moment-là. Plus tard, seulement, lorsqu’il fut mort. Mais il m’avait tout l’air d’avoir les yeux bleus. » (Semprun, 1994, p. 42.) Un peu plus loin, il revient à nouveau sur cet épisode et il s’agit là, à nouveau, de rectifier une version fictive :

tout est vrai dans cette histoire, y compris dans sa première version […]. Mais j'étais avec Julien, lors de cet épisode du soldat allemand, et non pas avec Hans. Dans L'Évanouissement, j'ai parlé de Hans, j'ai mis ce personnage de fiction à la place d'un personnage réel. […] Voilà la vérité rétablie : la vérité totale de ce récit qui était déjà véridique. (Semprun, 1994, p. 45-46.)

Semprun oppose alors ce personnage fictif d’Hans avec le déporté mourant sur lequel il veille à la libération de Buchenwald : « Le survivant juif qui chantonnait la prière des morts est bien réel, lui. Tellement réel qu'il est en train de mourir, là, sous mes yeux. » (Semprun, 1994, p. 47.) L’œuvre semprunienne est parsemée d’exemples similaires7 qui dévoilent un narrateur inquiet, comme doutant de son choix narratif. À cet égard, il est finalement assez symbolique que dans Le Grand Voyage, le gars de Semur, personnage fictif, meurt juste avant l’arrivée au camp, comme si la fiction n’avait pas droit d’entrée, comme si elle ne pouvait pas représenter le cœur de l’expérience concentrationnaire, mais devait se limiter à ses contours. En fait, Semprun n'est jamais totalement en paix avec son utilisation de la fiction, car elle peut entraîner une remise en cause de la véracité de son récit par certains lecteurs, contre laquelle Semprun tente manifestement de se défendre :

J'invente des personnages […]. Mais j'ai une limite, une limite absolue : ne jamais faciliter le travail des négationnistes. Chaque mot est pesé afin que l'on ne puisse pas, sous prétexte que tel ou tel détail est faux, remettre en cause la véracité de mon témoignage. (Semprun, consulté en janvier 2004.)

Semprun a effectivement connu ce danger après la mention de la présence d'une bibliothèque à Buchenwald, présence que plusieurs lecteurs ont contestée alors qu'elle est avérée par les historiens, et a plusieurs fois exprimé, au sein même de ses récits, la douleur de voir ses propos remis en question; dans Le Mort qu'il faut, il consacre plusieurs pages à la citation d'un livre d'historien qui fait référence à cette bibliothèque8. Le narrateur de Quel Beau Dimanche! semblait déjà échaudé et précisait ainsi à propos de l’un des personnages du récit :

Il est souvent souriant, Daniel. En ce qui me concerne, je l'ai toujours vu souriant. Mais enfin, je suppose que ça doit lui arriver aussi de ne pas être souriant. […] Alors, par souci de vérité, je ne dis pas qu'il est toujours souriant je dis seulement qu'il est souvent souriant : je suis un écrivain réaliste, n'en doutez pas. (Semprun, 1980, p. 205.)

De la même façon, le narrateur de L'Écriture ou la vie multiplie les précisions temporelles au début du second chapitre pour affirmer la véracité de ses propos : « Je donne tous ces détails, probablement superflus, saugrenus même, pour bien montrer que ma mémoire est bonne […]. » (Semprun, 1994, p. 37.) Face à la menace du négationnisme, la représentation des camps se voit donc limitée et l'on ne peut plus exiger un quelconque droit à la liberté esthétique :

If the risk always exists that fiction will obscure, if not deform, « the truth », nowhere does the obligation to memory and historical truth seem to weigh heavier than on survivors, not just outweighing but even perhaps eliminating what in all other circumstances would have to be considered a fundamental right of all writers : the right to imagination and creativity, the right to fiction. (Carroll, 1999, p. 70.)

Pierre Vidal-Naquet s’appuie sur des arguments antirévisionnistes pour affirmer l'opposition sans appel qui sépare l'histoire et la fiction :

S’il est vrai que le travail historique exige une « rectification sans fin », la fiction, surtout quand elle est délibérée, et l’histoire véritable, n’en constituent pas moins deux extrêmes qui ne se rencontrent pas. (Vidal-Naquet, 1990, p. 205.)

La vérité, toute la vérité, rien que la vérité; dévier de cette ligne de conduite revient à risquer le retour d’une telle horreur et à nourrir les propos des négationnistes, ces Assassins de la mémoire (Vidal-Naquet, 1987) 9. La fiction se retrouve alors liée aux notions d’appropriation et de profit, comme le constate Friedrich Wolfzettel dans un article sur la littérarisation de l’horreur :

Il semble que, depuis [Auschwitz], la littérature ait toujours été soupçonnée d’altérer et de falsifier la vérité historique supposée exister telle quelle, et prête à s’offrir sans façon à tous ceux qui la cherchent. Dans une perspective pareille, toute trace de littérarisation est suspecte d’une sorte de mise à profit impure de l’horreur. (Wolfzettel, 2006, p. 73-74.)

On voit ici que c’est finalement toute la littérature, et non seulement la fiction, qui se retrouve marginalisée : l’art devient suspect et se retrouve indubitablement lié à la notion d’économie.

Conclusion : vers d’autres formes d’écriture littéraire des camps?

Semprun estime qu’il existe une limite parfaitement claire pour lui entre ce qui peut être « fictionnalisé » et ce qui demeure intouchable, limite qu’il juge absolument essentielle dans la lutte contre le négationnisme. S’il s’entête à utiliser la fiction pour dire les camps, et ainsi à se rendre coupable d’une « transgression » de la réalité, c’est peut-être aussi parce qu’il refuse de donner raison à ceux qui veulent emprisonner le langage, la pensée, à la manière des régimes totalitaires qui ont créé les camps. À cet égard, on peut rapprocher cette démarche à celle qui consiste à ressasser des motifs liés à une certaine transgression sexuelle — parfois au sein même des récits principalement consacrés aux camps. Pour Semprun, l’écriture est fondamentalement liée à l’expression de la liberté.

Quoi qu’il en soit, la fiction concentrationnaire semble condamnée à une certaine stigmatisation : si Semprun a légitimement choisi de ne pas s’en détourner, il a toujours simultanément envisagé d’autres formes d’écriture littéraire des camps. À cet égard, le ressassement, marque essentielle de l’écriture semprunienne, apparaît comme une autre possibilité de dire autrement pour mieux dire le même : une façon de représenter l’omniprésence de la mort dans les camps, mais aussi, notamment, le bouleversement de l’histoire telle qu’on l’entendait avant les camps, c’est-à-dire dans une linéarité conceptualisée par Hegel10. Une autre forme d’écriture, a priori opposée au ressassement mais aux objectifs en fait similaires, est le fragment, tel qu’on le trouve principalement dans les récits de Charlotte Delbo. Celui-ci présente l’intérêt de représenter matériellement, par les blancs typographiques qui le constituent, l’espace du néant, du manque et du vide, tous trois caractéristiques fondamentales de l’expérience concentrationnaire. Fiction, ressassement et fragment ne s’opposent pas, mais présentent au contraire une complémentarité, ces formes permettant chacune à leur façon de représenter la vérité concentrationnaire, c’est-à-dire une vérité qui ne s’impose ni d’emblée ni dans sa totalité, et que Georges Perec a très bien repérée dans le récit de Robert Antelme :

Les faits ne parlent pas d’eux-mêmes; c’est une erreur de le croire. Ou, s’ils parlent, il faut bien se persuader qu’on ne les entend pas, ou, ce qui est plus grave encore, qu’on les entend mal. La littérature concentrationnaire a, la plupart du temps, commis cette erreur. Cédant à la tentation naturaliste caractéristique du roman historico-social (l’ambition de la fresque), elle a entassé les faits, elle a multiplié les descriptions exhaustives d’épisodes dont elle pensait qu’ils étaient intrinsèquement significatifs. Mais ils ne l’étaient pas. Ils ne l’étaient pas pour nous. […] Robert Antelme se refuse à traiter son expérience comme un tout, donné une fois pour toutes, allant de soi, éloquent à lui seul. Il la brise. Il l’interroge. […] Ce qui est implicite dans les autres récits concentrationnaires, c’est l’évidence du camp, de l’horreur, l’évidence d’un monde total, refermé sur lui-même, et que l’on restitue en bloc. Mais dans L’Espèce humaine, le camp n’est jamais donné. Il s’impose, il émerge lentement. (Perec, 1996, p. 177-178.)

Au moment où disparaissent les derniers survivants des camps et où émerge une littérature concentrationnaire dite « indirecte », la question de la fiction concentrationnaire ressurgit : comment écrire les camps lorsqu’on n’en a pas soi-même fait l’expérience? La fiction revêt-elle alors une plus grande légitimité, ou est-elle au contraire marquée par l’interdit? En tant qu’académicien, Jorge Semprun a contribué à l’obtention en 2006 du Prix Goncourt par Jonathan Littell, pour son récit intitulé Les Bienveillantes. Par là, Semprun semble affirmer le droit à la fiction des récits concentrationnaires indirects. Pourtant, les limites de la représentation fictionnelle que Semprun, par son expérience de Buchenwald, saisit d’emblée, ne sont-elles pas difficiles à entrevoir lorsqu’on n’a pas soi-même vécu dans les camps? Ces récits sont-ils condamnés à être donnés en pâture aux historiens des camps? Alors que les écritures collaboratives sont de plus en plus envisagées et envisageables, la « nouvelle » littérature des camps pourrait naître du travail commun d’un historien et d’un écrivain, travail qui réconcilierait fiction et camps, mais aussi, de façon plus générale, littérature et histoire.

 

Bibliographie

Antelme, Robert. 1978. L'Espèce humaine. Coll. « Tel ». Paris : Gallimard, 321 p.

------------------. 1996. « Témoignage du camp et poésie ». Chap. in Textes inédits sur L'Espèce humaine, Essais et témoignages. Paris : Gallimard, NRF, p. 44-48.

Borowski, Tadeusz. 1992. Le Monde de pierre. Paris : Christian Bourgeois Éditeur, 391 p.

Carroll, David. 1999. « The Limits of Representation and the Right to Fiction : Shame, Literature and the Memory of the Shoah ». Esprit créateur, vol. 39, no 4, hiver, p. 68-79.

Delbo, Charlotte. 1971. Auschwitz et après (III) : Mesure de nos jours. Coll. « Documents ». Paris : Éditions de Minuit, 214 p.

Felman, Shoshana. 1990. « À l'âge du témoignage : Shoah ». Au sujet de Shoah, le film de Claude Lanzmann. Paris : Belin, p. 55-145.

Lang, Berel. 1988. Writing and the Holocaust. New York & London : Holmes and Meier, 301 p.

Lanzmann, Claude. 1990. « De l'Holocauste à Holocauste ou comment s’en débarrasser ». Chap. in Au sujet de Shoah, le film de Claude Lanzmann. Paris : Belin, p. 306-316.

Lévi-Valensi, Jacqueline. 2003. « La Littérature et la vie. À propos de trois livres de Jorge Semprun : L’Écriture ou la vie, Adieu vive clarté…, Le Mort qu’il faut ». Autour de Semprun : mémoire, engagement et écriture. Marne-La-Vallée : Travaux et Recherches de l'UMLV. Numéro spécial, mai, p. 33-45.

Molinié, Georges. 1999. « Après Auschwitz : quel régime possible? ». Parler des camps, penser les génocides. Textes réunis par Catherine Coquio. Coll. « Idées ». Paris : Albin Michel, 680 p.

Parrau, Alain. 1995. Écrire les camps. Coll. « Littérature et politique ». Paris : Belin, 380 p.

Perec, George. 1996. « Robert Antelme ou la vérité de la littérature ». Textes inédits sur L'Espèce humaine, essais et témoignages. Paris : Gallimard, NRF, p. 173-190.

Semilla Durán, María Angélica. 2005. Le Masque et le masqué, Jorge Semprun et les abîmes de la mémoire. Coll. « Hespérides ». Toulouse : Presses Universitaires du Mirail, 253 p.

Semprun, Jorge. 1972. Le Grand Voyage. Coll. « Folio ». Paris : Gallimard, 279 p.

------------------. 1978. Autobiographie de Federico Sanchez. Coll. « Points ». Paris : Seuil, 318 p.

------------------. 1980. Quel Beau Dimanche! Coll. « Les Cahiers rouges ». Paris : Grasset et Fasquelle, 437 p.

------------------. 1983. Montand, la vie continue. Coll. « Folio ». Paris : Denoël/Joseph Clims, 346 p.

------------------. 1994. L’Écriture ou la vie. Paris : Gallimard, NRF, 319 p.

------------------. 1995. Consulté en janvier 2004. « Rencontre avec Jorge Semprun : Propos recueillis par Lise Breuil, Catherine Sueur et Gilles Mentré ».

http://www.polytechnique.fr/eleves/binet/xpassion/numeros/xpnumero20/xpn...

------------------. 2001. Le Mort qu’il faut. Paris : Gallimard, NRF, 197 p.

Vidal-Naquet, Pierre. 1995. Les Assassins de la mémoire. Coll. « Points essais ». Paris : Seuil, 226 p.

------------------. 1990. « L’Épreuve de l’historien. Réflexions d’un généraliste ». Chap. in Au Sujet de Shoah, le film de Claude Lanzmann. Paris : Belin, p. 198-208.

Wieviorka, Anette. 1992. Déportation et génocide, entre la mémoire et l’oubli. Coll. « Pluriel ». Paris : Plon, 506 p.

Wolfzettel, Friedrich. 2006. « La Littérarisation de l’horreur ». Chap. in Écrire après Auschwitz. Coll. « Passages ».  Lyon : Presses Universitaires de Lyon, p. 73-94.

Young, James. 1988. Writing and Rewriting the Holocaust. Narrative and the Consequences of Interpretation. Bloomington & Indianapolis : Indiana University Press, 243 p.

 

Pour citer cet article: 

Lee, Domitille. 2008. «Comment écrire cette histoire? Enjeux et apories de l’utilisation de la fiction dans les récits concentrationnaires de Jorge Semprun», Postures, Dossier «Les écritures de l’Histoire», n°10, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/lee-10> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Lee, Domitille. 2008. «Comment écrire cette histoire? Enjeux et apories de l’utilisation de la fiction dans les récits concentrationnaires de Jorge Semprun», Postures, Dossier «Les écritures de l’Histoire», n°10, p. 82-93.