Danilo Kiš et l’affaire Boris Davidovitch : au nom du fait historique, faire douter de l’Histoire

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Danilo Kiš1 est déjà un écrivain reconnu à Belgrade lorsqu’il publie, en 1976, Un Tombeau pour Boris Davidovitch (Grobnica za Borisa Davidoviča). Ce livre portant sur quelques disparus, absents de l’Histoire officielle du stalinisme, lui vaut un procès médiatique. La réaction du public, mais surtout celle, particulièrement haineuse, des autorités en la matière (les membres de l’Académie de Belgrade), pousse Danilo Kiš à s’installer définitivement en France, où il meurt dix ans plus tard. Aujourd’hui, trente ans après les événements, il demeure pertinent de se demander ce qui, dans cette œuvre littéraire, a pu susciter une telle réaction de haine envers son auteur.

Officiellement, Kiš est accusé de plagiat : ses compatriotes lui reprochent d’avoir puisé dans les témoignages des survivants des purges staliniennes, notamment dans ceux de Karlo Stajner et de Soljenitsyne, pour écrire les sept petites biographies d’Un Tombeau pour Boris Davidovitch. Posons d’emblée que l’emprunt à ces sources ne fait aucun doute. Alexandre Prstojevic, spécialiste de Kiš, a lu en parallèle Un Tombeau pour Boris Davidovitch et 7000 Jours en Sibérie de Karlo Stajner : il en conclut que cinq des sept sujets de biographie d’Un Tombeau ont été trouvés dans le livre de Stajner. Dans l’article qu’il consacre à cette affaire, Prstojevic retrace également des éléments de l’œuvre de Kiš issus du livre de l’historien Roy Medvedev, Le Stalinisme, et de L’Art russe de Louis Réau. L’accusation portée contre Kiš s’appuie donc sur un aspect incontournable de son œuvre et nous devons renoncer à la tentation de la rejeter sans examen par respect pour l’auteur :

Il serait pourtant imprudent de rejeter en bloc toutes les objections soulevées contre les procédés utilisés dans Un tombeau pour Boris Davidovitch car, même si une grande partie des thèses soutenues par les opposants à Kiš relèvent de la simple incohérence logique, il n'en reste pas moins que celui-ci s'est servi plus d'une fois de textes et de témoignages accessibles au grand public en « oubliant » parfois de le préciser. Ces oublis fâcheux, relevés minutieusement par les critiques, sont irréfutables [...] (Prstojevic, 2001, p. 3).

Il serait donc inutile de tenter de nier la présence de ces références ou de minimiser leur importance. Là n’est pas notre intention. D’autant plus que Kiš lui-même n’a jamais nié avoir lu 7000 Jours en Sibérie de Karlo Stajner. Il est allé rencontrer Stajner en personne et l’a interrogé dans le but avoué d'écrire un livre. D’ailleurs, l’une des sept biographies d’Un Tombeau pour Boris Davidovitch est dédiée à Stajner : c’est dire à quel point Kiš a tout fait pour se faire prendre ! Plus important encore, Danilo Kiš n'a jamais prétendu être un survivant d'un camp soviétique. S’il emprunte à Stajner, ce n’est pas dans le but d’usurper son identité de survivant et de témoin. Kiš ne fait pas de l'imposture, ce n’est pas un Bruno Grosjean2.

De plus, il faut préciser que des références sont introduites à plusieurs endroits dans le livre de Kiš, des références dont Alexandre Prstojevic dit avoir vérifié l’exactitude :

Nous voyons donc que, d'une part, les références, les citations et les témoignages sont pour la plupart des cas exacts (ou très proches des documents authentiques) et que, d'autre part, les références bibliographiques, même si elles restent souvent incomplètes, sont rarement inventées. (Ibid, p. 10.)

Ces références sont exactes « pour la plupart », et à cet arbitraire vient s’ajouter le manque d’informations concernant les références exactes. En effet, Kiš ne brise pas la trame narrative de son œuvre littéraire pour introduire une notice complète à chaque fois qu’il a recours à un document. Des noms d’auteur, parfois des titres d’ouvrage, passent discrètement, insérés dans la trame narrative. Dans une des biographies, seuls des guillemets marquent l’emprunt. Kiš insère les matériaux puisés dans les témoignages et les travaux d’historiens dans un cadre narratif qui, par moments, camoufle leur origine, et il invente des références : « rarement » nous dit M. Prstojevic, mais reste qu’il le fait! Alors il y a, pour tout lecteur n’étant pas spécialiste du stalinisme, facilement confusion entre l’élément historique et l’élément romanesque, ou disons plutôt, entre l’intertexte et l’invention. Ses pairs de Belgrade reprochent à Kiš ce flou qui risque de tromper le lecteur : il aurait fallu, pour ce récit mettant en scène des gens ayant existé, non seulement souligner la présence des références, mais indiquer si quelque chose a été ajouté par rapport à la donnée d'archive ou au témoignage. Or, il y a bel et bien des indices. Par exemple, le passage suivant paraît faire allusion à une donnée d’archive : « L’annonce que fit paraître la police tchèque dans le journal Hlasatel Policejni, donnant la description d’une noyée de dix-huit à vingt ans, dentition intacte et cheveux roux, resta sans réponse. » (Kiš, 1979, p. 17), alors que celui-ci semble clairement issu de l’imagination de l’auteur :

Je vois Verschoyle quitter Malaga, à pied, vêtu d’un manteau de cuir pris à un phalangiste (sous le manteau, il n’y avait qu’un maigre corps nu et une croix d’argent pendant à un cordon de cuir); je le vois attaquer à la baïonnette, soulevé par son propre cri comme par les ailes de l’ange exterminateur; je le vois hurler pour couvrir les clameurs des anarchistes dont le drapeau noir flotte dans la vallée dénudée autour de Guadalajara et qui sont prêts à périr d’une mort sublime et insensée […] (ibid., p. 27).

Mais pouvons-nous, sans vérification, en être sûr? À propos de Sablier, sans doute son roman contenant la plus grande part de documents authentiques, Kiš a mentionné dans un entretien qu’il avait, en plus des faits vérifiables, « […] présenté des faits non scientifiques, par manque de preuves matérielles, comme des découvertes “scientifiques” positives » (Kiš, 1995, p. 663). Il a également dit que dans son recueil de nouvelles Encyclopédie des morts « ce sont justement les nouvelles qui paraissent le plus documentaires qui sont le plus imaginaires » (Kiš, 1985, p. 134). Ce qui nous laisse penser que le lecteur non spécialiste risque de ne pas être en mesure de distinguer, dans Un Tombeau pour Boris Davidovitch, références et inventions. Il y a aussi de fortes chances que ce lecteur parcoure tout le livre sans jamais se faire une idée arrêtée de son genre (récit historique? témoignage? ou nouvelles puisant dans le folklore?). Or, notre hypothèse est que Kiš tient à produire cet effet. Exceptionnellement, nous adoptons le point de vue des détracteurs de Kiš qui voient dans cette façon de faire de l’auteur un geste intentionnel et non de la négligence : oui, dirons-nous, Danilo Kiš a bel et bien souhaité tromper son lecteur…

Il est vrai que par moments le lecteur d’Un Tombeau pour Boris Davidovich ne doit plus très bien savoir à quel genre appartient le livre qu’il est en train de lire, mais gageons qu’il continuera de lire quand même, captivé par l’anecdote, ce qui est sans doute le but ultime de l’auteur. Pour bien évaluer l’intérêt que cela peut avoir, pour Kiš, qu’un lecteur ne comprenne pas l’importance de la référence, ne perçoive pas tout le caractère scientifique d’Un Tombeau pour Boris Davidovitch, il faut se replacer dans le contexte qui a vu naître cette œuvre. De 1973 à 1976, Kiš est lecteur de serbo-croate à l’Université de Bordeaux. Il est alors frappé par l’hostilité de la gauche française envers toute critique des différents modèles de communisme. Il constate, à la parution en France de L'Archipel du goulag de Soljenitsyne, que des intellectuels refusent catégoriquement de lire ce livre qui pourrait remettre en question leur conception manichéenne de l’Europe : « l’Est est le paradis, l’Occident est l’enfer » (Kiš, 1995, p. 122). Kiš découvre cependant que, lorsqu’il raconte une histoire intéressante, il est écouté, peu importe l’idée derrière l’anecdote :

[...] au début, le monde refusa d’admettre la terrible réalité des camps soviétiques — dont l’existence est un des faits cruciaux de ce siècle —, raison pour laquelle les intellectuels de gauche refusèrent même de lire ce livre, L’Archipel du Goulag, sous prétexte qu’il était le fruit d’un sabotage idéologique et d’un complot de la droite. Comme il était impossible, donc, de discuter avec ces gens sur le plan des idées générales, car ils avaient des opinions a priori et agressives, je me suis vu contraint de développer mes arguments sous forme d'anecdotes et d'histoires, en me basant sur ce même Soljenitsyne, ainsi que sur Stajner, les Guinzbourg, Nadejda Mandelstam, Medvedev, etc. Ces anecdotes étaient la seule forme de discussion acceptable pour eux, c'est-à-dire qu'ils écoutaient, à défaut de comprendre. (Ibid., p. 123.)

…D'où les sept petites histoires d’Un Tombeau pour Boris Davidovitch. Pour que le livre soit lu, le message politique se fait discret, s’efface au profit du destin singulier des personnages. La réalité historique du goulag est présente dans l’œuvre, elle passe dans le texte clandestinement, accrochée derrière des individus mis en avant plan. Ainsi, Kiš réussit à faire entendre l’histoire de ces communistes sacrifiés pour le bien du Parti, de ces morts oubliés dont personne ne veut plus entendre parler. Il met la fiction au service du témoignage, au service de l’archive, ce qu’il appelle « corriger l’Histoire » :

La littérature doit, je pense, corriger l'Histoire, parce que l'Histoire est généralité, et la littérature, elle, est concrète. L'Histoire c'est le nombre, la littérature c'est l'individuel. [...] Le non-objectif de l'Histoire devient un seul individu subjectif, et la littérature corrige l'indifférence des données historiques. (Ibid., p. 157.)

La donnée tirée de l'archive et rendue comme telle ne redonne pas aux morts leur individualité : le mort disparaît derrière l’Histoire. Kiš fait de la mort d’un seul de ces révolutionnaires un événement en soi, presque une intrigue policière; comme dans sa trilogie romanesque, Le Cirque de famille, il avait fait de la disparition de son père, c’est-à-dire d’un Juif pendant la Shoah, une énigme mystérieuse. Pour ce faire, Kiš ajoute à la donnée d’archive et au témoignage : ce qui fait une demi-page dans le livre de Stajner fait vingt-six pages dans Un Tombeau, note Alexandre Prstojevic (Prstojevic, 2001, p. 16). Vingt-cinq pages de plus pour que même un intellectuel de gauche accepte de prêter oreille à l’histoire de A. L. Tchéliousnikov. 

Alors oui, d’une certaine façon, Danilo Kiš piège ses lecteurs : pour les forcer à lire sur les camps. Kiš lutte contre l’effet de la propagande soviétique, et ce qui est paradoxal dans sa démarche est qu'il contre-attaque avec les armes du soviétisme. En mélangeant les matériaux, en ne donnant pas toutes ses sources et en ayant recours à l'imagination pour faire accepter une autre version de l'Histoire, Kis paraît reprendre à son compte la manipulation de l’imaginaire collectif dont le stalinisme a fait usage. Guy Scarpetta a déjà proposé quelque chose dans ce sens. À propos du travail d’écriture de Danilo Kiš, il écrit :

Comme si l'écrivain, précisément, ne pouvait que s'approprier les armes de l'ennemi, pour les retourner contre lui, que répondre à la falsification généralisée par l'exaspération des procédés mêmes de la falsification. Car lui aussi, en somme, manipule les documents, truque la réalité, suscite des effets d'illusion, piège le lecteur, invente des stratagèmes — sans qu'aucune « vérité » solide ou définitive ne constitue le cran d'arrêt d'un processus à jamais incertain. (Scarpetta, 2003, p. 53.)

Ces derniers mots marquent une différence cruciale entre ce que fait Kiš et ce que font les artisans de la propagande soviétique qui imposent une vérité définitive et proscrivent le doute, qui écrivent l’Histoire et non des histoires. Chez Kiš, l’objectivité de l’historien, affichée dans certains passages, est balancée par d’autres passages où le narrateur démontre qu’il est en train de construire un texte en choisissant parmi plusieurs possibilités, plusieurs sources, plusieurs versions possibles : « Les autres témoignages le concernant sont très contradictoires et sont donc peut-être négligeables. Je les cite quand même, bien que certaines sources nous poussent à en douter […] » (Kiš, 1979, p. 39). Ce narrateur indique également que, là où aucune source ne procure le contenu désiré, il se permet d’inventer : 

« Le service religieux commença quelques minutes avant sept heures », note le camarade Tchéliousnikov, qui nous fait d’ailleurs le récit détaillé de toute la cérémonie. (Cependant, une étrange nécessité créatrice d’ajouter au document authentique, sans réel besoin peut-être, des couleurs, des sons et des odeurs, cette décadente et sacro-sainte trinité des modernes, me permet d’imaginer ce qui ne figure pas dans le texte de Tchéliousnikov : le tremblement et les crépitements des cierges dans les chandeliers d’argent […] (ibid., p. 55).

La présence de cette narration au « je », qui se pointe elle-même en train d’élaborer le récit, empêche toute impression d’adhésion entre le discours et la réalité, impression d’adhésion garantissant l’efficacité d’une propagande totalitaire. Dès la première phrase du livre, le narrateur attire l’attention du lecteur sur la présence d’un artisan : « Ce récit, né dans le doute et l’incertitude, a le seul malheur (que certains nomment chance) d’être vrai : il a été consigné par des mains honnêtes et d’après des témoignages sûrs […] » (ibid., p. 7). Le lecteur d’Un Tombeau pour Boris Davidovitch ne peut oublier que ces mains, toutes honnêtes soient-elles, sont à l’œuvre et que ce récit vrai est consigné d’après des références. Encore une fois, nous allons profiter du talent de Guy Scarpetta pour la synthèse et lui emprunter deux de ses commentaires sur ce phénomène d’une narration qui sabote la prétention à l’objectivité qu’elle s’était forgée à coups de références, phénomène que Scarpetta retrace dans un autre recueil de textes de Danilo Kiš, Encyclopédie des morts4 :

Le tour de force de Kiš, ici, est d'avoir réussi à élaborer un discours qui se discrédite, insidieusement, au fur et à mesure qu'il se développe; et donc d'avoir créé un effet grandissant d'incertitude au cœur même d'une narration censée garantir la vérité des faits rapportés. (Scarpetta, 2003, p. 49.)

[…] comme si Kiš s’était évertué à introduire un certain coefficient de doute « réaliste » dans la fiction, et un certain coefficient de fiction dans la prétention à la vérité de la narration historique. Façon, si l'on veut, de laisser une part d'incertitude s'infiltrer au sein même de conventions génériques vouées statutairement à l'exclure. (Ibid., p, 44)

Un effet d’incertitude est créé par la narration d’Un Tombeau pour Boris Davidovitch, mais aussi par sa thématique, par l'anecdote elle-même. Dans ses petites biographies, Kiš présente l'histoire du communisme soviétique en train de se faire écrire par des fonctionnaires. Ces artisans de la propagande tentent, en manipulant les faits, de leur donner un sens qui aura un impact sur la population, qui aura un effet sur sa mémoire collective, un effet de fiction garantissant au peuple un avenir meilleur. Par exemple, dans la cinquième biographie du livre, des fonctionnaires travaillant pour le Parti exigent d’un certain Boris Davidovitch qu'il  reconnaisse publiquement la biographie officielle qu’ils sont en train de lui écrire au moment de son procès :

Les deux hommes, essoufflés et épuisés, penchés sur ces pages dans la fumée épaisse des cigarettes, se battent des nuits entières avec le texte des aveux, et chacun essaie d’y mettre une part de ses passions, de ses convictions, sa vision du monde d’un point de vue plus large (Kiš, 1979, p. 117).

Au nom de l’avenir des siens, on force Davidovitch à endosser un mensonge, la fausse biographie servant davantage la cause, la fausse biographie étant davantage « historique » que les faits empiriques : historique dans un contexte où l'Histoire se doit de présenter un progrès. On oblige donc Boris Davidovitch à mentir, à participer à la mise en scène de son procès et à signer, de son nom de héros national, une fiction. Ce qui, pour Fédioukine, l’instructeur (le bourreau) de Davidovitch, équivaut à faire son devoir :

Ce qui provoquait chez lui la fureur et une haine loyale, c’était justement cet égoïsme maladif des accusés, leur besoin pathologique de prouver leur innocence, leur petite vérité personnelle, cette façon de tourner maladivement en rond autour des prétendus faits enfermés dans les méridiens de leur crâne dur, et l’incapacité de leur vérité aveugle de se placer dans un système de valeurs supérieur, en regard d’une justice supérieure qui exige que l’on sacrifie pour elle et ne peut tenir compte des faiblesses humaines. Ainsi pour toutes ces raisons, devenait l’ennemi mortel de Fédioukine quiconque ne pouvait comprendre ce fait simple, évident, que signer des aveux au nom du devoir n’était pas seulement une affaire d’honneur logique, mais aussi de morale, donc un acte digne de respect. (Ibid., p. 118.)

Au nom d'une cause plus importante que les faits empiriques, plus importante que les individus impliqués, une Histoire s'écrit en exploitant le pouvoir de la fiction, le pouvoir d'une biographie bien construite sur l'imaginaire d’une collectivité. Ici, la fable rejoint sa narration : un texte est une construction élaborée par des individus et ne procure pas d’accès direct à la réalité. Ce qui nous encourage à penser que Kiš choisit de ne pas insérer des notes pour chaque paragraphe, qu’il choisit de ne pas distinguer clairement la part du récit qui a été inventée de celle provenant d'archives historiques et de témoignages de survivants. Cette confusion quant à la nature des matériaux utilisés et au genre de l’œuvre doit être reliée à l'objet traité, et resituée dans la pensée d’un auteur qui affirme :

[…] l’on a répondu à la question du sens de l’évolution historique — du bas vers le haut — et la grande équation a été résolue positivement, de façon exacte et entière, « sur une base scientifique »; et il n’y a plus aucun mystère, plus aucun doute… Et les seuls qui demeurent dubitatifs devant cette équation comme devant le mystère du ciel étoilé, ce sont les poètes. Ce sont eux qui sèment un peu de trouble et de doute dans cette confiance généralisée dans l’homme et le monde […] Voilà à peu près le sens de ma réflexion ironique : je cherchais pour le doute une place au soleil, c’est-à-dire une place pour la littérature et l’art, et pour les poètes avant tout. (Kiš, 1995, p. 126)

Ce doute que suscite Kiš par son travail d’écrivain, cette méfiance envers le document écrit et cette remise en question de l'autorité de l'instance responsable du discours peuvent-ils conduire le lecteur au relativisme? Relativisme qui pourrait entraîner le lecteur sur le chemin du révisionnisme? C’est là pousser la pensée de Kiš jusqu’à une limite où elle paraît se contredire. Nous le faisons à dessein, afin de souligner à nouveau le paradoxe dans la posture d’écrivain de Danilo Kiš, pour qui, s’il importe de faire en sorte qu’aucune vérité définitive ne constitue un cran d’arrêt pour la pensée, c’est toujours au profit d’une vérité factuelle, d’une ouverture à des faits historiques « oubliés » par une certaine Histoire officielle. Danilo Kiš, depuis Psaume 44 (1962), son œuvre de jeunesse, n’a cessé de parler des camps de la mort. Toute sa vie, il a été obsédé par la nécessité d’affirmer l’existence des camps (nazis, soviétiques, chinois), et de poser comme événement majeur du xxe siècle le fait qu’au nom d’un idéal humaniste, on a fait disparaître des pans entiers de l’humanité, que pour un monde meilleur, une part du monde a été sacrifiée. Or, la preuve indubitable du crime, le cadavre, manque dans une majorité des cas. Les morts sont des disparus. Le narrateur d’Encyclopédie des morts insiste sur la présence du cadavre comme conférant à la scène un gage de réalité, comme si le cadavre était seul en mesure d’offrir une rencontre avec le réel : « La scène, pourtant, est réelle, comme sont réels les cadavres. » (Kiš, 1985, p. 125.) (La formulation revient, presque identique, dans une autre nouvelle : « La scène est pourtant réelle, comme sont réels les cadavres. » [Ibid., p. 163.]) Quand le corps est perdu, tel le corps du père dans Le Cirque de famille, il ne reste que des textes, que des documents qui ne donneront jamais accès à ce « réel » du cadavre : « L’histoire est écrite par les vainqueurs. Le peuple tisse les légendes. Les écrivains imaginent. Seul [sic] la mort est indéniable. » (Ibid., p. 162.) Bien sûr, il y a les témoignages, mais encore faut-il les lire, et Kiš voit bien, à la parution du livre de Soljenitsyne, que l’on ne croit pas les survivants sur parole.

Comme écrivain, Kiš ne peut prouver hors de tout doute l’existence du camp. Il ne peut que pointer obstinément cette disparition des corps au xxe siècle, et surtout, mettre en scène la manipulation de l'imaginaire collectif qui l'a rendue possible. Il ne s'agit donc pas pour lui de dénoncer l'invention comme mensonge. Ce qui est dénoncé, ce sont les discours qui s'imposent comme vérité incontestable en utilisant des procédés narratifs, un ton et un cadre qui donnent au lecteur l'impression d'un accès direct au réel. « [L]a crédulité humaine n'a pas de limite [...] » (Kiš, 1979, p. 54), dit le narrateur d’Un Tombeau et, dans la première nouvelle du recueil Encyclopédie des morts, il est dit que « [l]orsqu'un mensonge est répété sans cesse, le peuple commence à y croire. Car la foi est nécessaire au peuple » (Kiš, 1985, p. 15). Des livres tels que Le Protocole des Sages de Sion, La Bible, Le Coran ou Mein Kampf ne deviennent vraiment dangereux que lorsqu’ils sont posés comme unique vérité, lorsqu’ils sont confondus avec la réalité factuelle et ne sont pas saisis comme écriture, comme des textes parmi d’autres textes5. Le devoir de l'écrivain ne serait donc pas, d’après l’exemple donné par Danilo Kiš, de distinguer le vrai du faux, de faire de la littérature un art sans trucage, mais de pratiquer l'artifice dans une visée éthique, qui est de renvoyer son lecteur à la duperie inhérente à tout discours et donc au danger de l'adhésion à un discours unique.

Le travail d’écriture de Kiš s'attaque à ce besoin que nous avons de croire, d'adhérer au discours de l'autorité. Il brise toute impression de coïncidence entre un discours se voulant objectif et le réel. Cette tentative de désaliénation collective provoque une forte réaction de défense, presque une envie de meurtre : un des articles de 1976 attaquant le livre de Kiš était titré « Un Tombeau pour Danilo Kiš ». Christian Salmon écrit à ce propos que parmi ceux qui s’en prennent à Danilo Kiš en 1976 se trouvent « les idéologues de la purification ethnique », il n’hésite pas à affirmer que « [l]e procès à Belgrade de Danilo Kiš fut le premier acte de la tragédie qui s'est jouée en ex-Yougoslavie au début des années 90 » (Salmon, 1999, p. 35). Présenté sous cet angle, le caractère scandaleux d’Un Tombeau pour Boris Davidovitch se déplace, de l’arbitraire de son système de référence à cette élaboration de l’Histoire qu’il met en scène à la fois dans sa forme et dans son contenu. L’accusation de plagiat paraît alors n’être qu’un prétexte, le vrai motif de la haine suscitée par ce livre résidant autre part. Il est plus probable que si ce livre a tellement dérangé, c’est qu'il renvoie tout texte à son appareil narratif, tout discours à son énonciation, tout document, aussi officiel soit-il, à une écriture. En cela l’œuvre de Kiš est subversive et représente une menace pour l’ordre établi, en cela ses choix stylistiques sont des gestes politiques.

L’affaire Boris Davidovitch, cette réaction de haine à l’endroit d’un romancier, dirige notre attention sur le danger que peut représenter le libre usage de la fiction pour une autorité étatique ou religieuse dont le pouvoir repose (en partie ou en totalité) sur une fiction, c’est-à-dire sur l’adhésion de ses sujets à une fiction. La censure imposée à un écrivain dans ce contexte manifeste la volonté de s’octroyer un usage exclusif et nous apparaît comme une tentative de conserver un monopole, le monopole du pouvoir de la fiction sur un imaginaire collectif, avec tout ce que cela implique.

 

Bibliographie

Kiš, Danilo. 1979. Un Tombeau pour Boris Davidovitch: sept chapitres d'une même histoire. Paris : Gallimard, 158 p.

__________. 1985. Encyclopédie des morts. Paris : Gallimard, 190 p.

__________. 1989. Le Cirque de famille (Chagrins précoces, Jardin, cendre, Sablier). Coll. « L'imaginaire », Paris : Gallimard, 491 p.

__________. 1995. Le Résidu amer de l'expérience. Paris : Fayard, 313 p.

Prstojevic, Alexandre. 2001. Consulté le 25 octobre 2007. « Un certain goût de l'archive (sur l'obsession documentaire de Danilo Kiš) ».

http: //fabula.org/effet/interventions/13.php

Salmon, Christian. 1999. « Sur une fatwa passée inaperçue, Danilo Kiš (1935-1989) ». In Tombeau de la fiction, p. 26 à 36. Paris : Denoël.

Scarpetta, Guy. 2003. « Le livre des incertitudes » in Temps de l'histoire : Études sur Danilo Kiš, sous la direction de Alexandre Prstojevic, p. 41-53. Paris : L'Harmattan.

 

Pour citer cet article: 

Morache, Marie-Andrée. 2008. «Danilo Kiš et l’affaire Boris Davidovitch : au nom du fait historique, faire douter de l’Histoire», Postures, Dossier «Les écritures de l’Histoire», n°10, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/morache-10> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Morache, Marie-Andrée. 2008. «Danilo Kiš et l’affaire Boris Davidovitch : au nom du fait historique, faire douter de l’Histoire», Postures, Dossier «Les écritures de l’Histoire», n°10, p. 95-104.