La conscience de l’histoire joue un rôle crucial dans le parcours de plusieurs auteurs algériens francophones. Comme Beïda Chikhi l’affirme dans l’essai Littérature algérienne. Désir d’histoire et esthétique, « c’est souvent une conscience historique aiguisée qui distingue les écrivains algériens de leurs voisins maghrébins » (Chikhi, 1997, p. 9). À cet égard, les romans de Salim Bachi constituent un exemple flagrant.
Né en 1971 à Alger et ayant grandi dans la ville d’Annaba dans l’Est algérien, Bachi a été profondément bouleversé par les émeutes qui ont ébranlé son pays en octobre 1988, et en est ressorti effrayé, puis désenchanté. Après ses études universitaires en lettres, l’arrêt du processus électoral en janvier 1992, la montée des intolérances et de l’intégrisme ainsi que l’assassinat du président Boudiaf l’ont particulièrement frappé. C’est précisément dans la ville où il a grandit, à Annaba, le 29 juin 1992, lors d’une réunion avec de jeunes cadres et des chefs d’entreprises, que Boudiaf a été assassiné par l’un des officiers chargés de sa sécurité.
Ce ne sera cependant qu’à la fin des années quatre-vingt-dix, à Paris, dans l’éloignement géographique et avec le recul psychologique, que Bachi racontera ces événements à travers le filtre littéraire dans son premier roman, Le Chien d’Ulysse. Pour aller au-delà de certains clichés de la littérature du témoignage, Bachi présente une analyse impitoyable de la société algérienne des années quatre-vingt-dix par le biais de la dislocation spatiale et temporelle : les circonstances de la nuit de l’assassinat de Boudiaf sont vécues à rebours, le 29 juin 1996, soit exactement quatre ans après, par un quatuor de personnages romanesques qui vivent leur odyssée d’une nuit dans les ruelles de la ville imaginaire de Cyrtha.
Pour comprendre les romans de Bachi dans leur polysémie figurative il faut toutefois avoir recours à la notion bakhtinienne de « chronotope », à savoir la relation mutuelle entre le temps et l’espace :
Le chronotope détermine l’unité artistique d’une œuvre littéraire dans ses rapports avec la réalité. Aussi contient-il toujours un élément privilégié, qu’on ne peut isoler de l’ensemble du chronotope littéraire qu’au moyen d’une analyse abstraite. En art et en littérature, toutes les définitions spatiotemporelles sont inséparables les unes des autres. (Bakhtine, 1978, p. 384.)
De toute évidence, ce concept répond avant tout à une appropriation cognitive du monde, l’espace et le temps étant des dimensions subjectives qui s’établissent entre ce qui est perçu, mesuré, vécu, et ce qui relève de l’imaginaire.
Dans le domaine de la littérature francophone algérienne, la définition de « chronotope » acquiert toute son importance. Ne figurant pas comme une catégorie distinguée de l’espace, le temps fusionne avec ce dernier en mettant l’accent sur les méandres de la temporalité orientale que les auteurs visent à reproduire dans leurs écrits. Chez Bachi, cela s’exprime par une composition polyphonique qui unit des éléments hétérogènes dans une architecture romanesque soigneusement orchestrée. Par ailleurs, la construction des personnages, dont la complexité rapproche l’écriture de Bachi de celle de Kateb Yacine, participe aussi de l’enquête « chronotopique »; nouveaux Ulysses, pourtant chargés d’une mémoire mythique ancestrale, Hocine dans Le Chien d’Ulysse ou Hamid Kaïm dans La Kahéna, deviennent les instruments dont Bachi se sert pour remonter le temps, pour observer l’espace. Conscient de la difficulté de raconter son pays natal, l’auteur, profondément lié aux valeurs et aux principes qui s’inspirent de cette réalité algérienne, opte pour une distanciation, qui lui permet de mieux analyser cette dite réalité.
Tout en exploitant une temporalité complexe, le premier roman de l’auteur se fonde, comme nous l’avons vu, sur la nuit de l’assassinat du président Boudiaf. Le meurtre est toutefois vécu à rebours, dans l’espace multiple et changeant de Cyrtha, ville romanesque imaginaire autant que mythique. Tous les romans de Bachi renvoient à cet espace urbain qui, d’une part, évoque une ville historique, Constantine, mais qui, d’autre part, réfère à toute une tradition mythologique avérée (on pense à la Grande et à la petite Sirte, à l’ile des Lotophages, mais aussi à l’île de Cythère évoquée par la sonorité du mot « Cyrtha1 »). En créant cet univers romanesque à facettes multiples, l’auteur affirme son désir de sortir du factuel par la construction d’une ville polymorphe, qui se charge de plusieurs significations. Utilisée comme un moyen pour passer du travail de journaliste à l’élaboration littéraire, Cyrtha devient ainsi un lieu à la fois historique et fictif. Elle permet à Bachi d’écrire non seulement sur l’Algérie contemporaine, mais aussi sur les mythes fondateurs – ou destructeurs – qui ont façonné son histoire.
La ville de Cyrtha est significative pour l’auteur au point d’être également à l’origine de son deuxième roman de Bachi, La Kahéna, qui se greffe au premier telle une bouture. Inséré dans le même monde fictionnel2, peuplé par les mêmes personnages que Le Chien d’Ulysse, le roman La Kahéna est consacré à la naissance de la ville labyrinthique de Cyrtha et à son évolution spatio-temporelle par le biais des souvenirs des personnes qui l’ont habitée. Dans ce deuxième roman, Cyrtha apparaît à l’arrière-plan, s’effaçant pour laisser place à un autre lieu narratif « mythique ». L’énigmatique Kahéna est une demeure mystérieuse3 bâtie par un colon maltais sur les terres d’une tribu de guerriers-poètes, les Beni Djer.
Elle fut ainsi nommée en l’honneur de la reine rebelle des Berbères4. La maison de la Kahéna semble porter l’histoire de la ville de Cyrtha, voire celle de toute l’Algérie. Espace mystérieux où se croisent, pendant plus d’un demi-siècle, plusieurs générations, la Kahéna est la résidence que Louis Bergagna, « colon de la dernière averse », débarqué en 1900 en Algérie après avoir vu la Guyane et l’Amazonie, fait bâtir à Cyrtha après avoir acquis une certaine notoriété grâce au commerce du tabac et du vin. Cette imposante villa, chargée de secrets, sera la toile de fond où se déploiera peu à peu l’histoire de l’Algérie l’époque coloniale jusqu’aux émeutes sanglantes d’octobre 1988.
Poser comme point de repère central du roman la construction de cet édifice n’est pas un choix anodin : ce bâtiment cache un sens très profond pour Louis Bergagna, qui, à travers cette demeure, veut lancer son message de puissance à la ville colonisée5. La Kahéna semble ainsi participer de l’histoire encore plus que les personnages qu’elle abrite, et finit par être l’objet d’une prosopopée : « La maison, comme surmontée d’une perruque, était vivante : un visage, la façade; une crinière touffue, le jardin suspendu qui balançait ses épis. » (Bachi, 2003, p. 64.)
Par le biais de cette personnification, Bachi complète ainsi le tableau de l’histoire récente de l’Algérie. La Kahéna raconte la période du colonialisme, puis celle de l’indépendance, sans oublier la prise du pouvoir par Ben Bella en 1962, le coup d’État de Boumédiène en 1965, la montée du Front Islamique du Salut (FIS) et le départ forcé de Chadli en janvier 1992. La trame narrative rend compte des différentes étapes de cette époque charnière, en manipulant les espaces spatiotemporels grâce au flash-back et à l’anticipation.
De toute évidence, l’histoire fait ici l’objet d’un véritable travail de fictionnalisation. Dès l’incipit, La Kahéna prend les allures d’un conte merveilleux où les références aux Mille et une nuits se réverbèrent. Élaboré à partir de la structure des légendes mythiques de Shéhérazade et de leurs constructions emboîtées, le roman de Bachi se construit ici en trois nuits. Ainsi, La Kahéna est composée d’un ensemble de récits où l’appel du merveilleux, de la sensualité et de l’aventure se fait entendre grâce aux sorcières, aux cavaliers arabes aux cous coupés, aux cartomanciennes, aux génies, aux fées et au Beni Djer, ce peuple mythique et mystérieux qui occupait la ville de Cyrtha avant la conquête de l’Algérie. Par ailleurs, les savoirs de Shéhérazade semblent appartenir de droit à Hamid Kaïm, personnage du premier roman de Bachi, Le Chien d’Ulysse, qui revient dans le deuxième, La Kahéna, pour y jouer un rôle de narrateur. Conteur talentueux, sorte de Shéhérazade au masculin, Hamid Kaïm étale devant son amante, pendant trois nuits, les histoires légendaires qui ont hanté la vieille villa de ses parents.
Ainsi, la maison de la Kahéna se fait dépositaire d’un double espace : celui de l’Algérie réelle, qui défile à l’extérieur de ses fenêtres, et celui de l’Algérie romanesque, qui trouve place à l’intérieur de ses salles. Dans cet entrelacs métafictionnel, le temps aussi est transformé : d’un côté, il y a le temps présent, palpable, parfois violent, de l’histoire algérienne; de l’autre, le temps flou et indéfini des rêves de Hamid Kaïm, qui raconte son Algérie en ayant recours à la savoureuse magie des contes des Mille et une nuits.
Pendant qu’il raconte à son amante l’histoire de la Kahéna, Hamid Kaïm est décrit comme un mage, un djinn qui émerge de sa lampe, une odalisque alanguie sur son lit qui écoute sa propre voix s’élever pour ensuite se perdre telle une volute de fumée. (Ibid., p. 21, p. 30, p. 98.) De nombreuses descriptions de Kaïm sont par ailleurs déclinées au féminin, comme si Bachi voulait continuellement évoquer une figure in absentia, celle de Shéhérazade, en traçant en même temps un lien entre la féminité et l’art de raconter, comme s’il s’agissait d’un pouvoir dont les femmes étaient prioritairement dépositaires6. On assiste alors à un véritable renversement des rôles, qui fait dire à la maîtresse de Kaïm : « N’était-il pas capable de tous les subterfuges pour me retenir dans ses rets? Il me faisait l’effet d’une Schéhérazade de pacotille, et moi, femme, je devenais son roi, son amante au bras suspendu. » (Ibid., p. 98.)
En véritable conteur modèle, Hamid Kaïm fait aussi appel à la curiosité de l’auditoire; il sait déployer son récit en mêlant fiction et réalité, en déclenchant le jeu des prolepses et des analepses, stimulant ainsi l’intérêt de son public, à savoir son amante, à son tour narratrice du roman. Comme elle le souligne : « Une magie ancienne permettait à Hamid Kaïm de conjurer la misère. Il avait beau malmener la réalité, altérer les faits, ne respecter aucune chronologie, je ne pouvais me soustraire à son étrange pouvoir. » (Ibid., p. 30.) Ce passage souligne le pouvoir du conteur qui, comme Shéhérazade, sait tenir en haleine son auditoire en conjurant les ténèbres, la mort, le « sabre tendu au-dessus de sa tête » (Ibid., p. 98). Ce pouvoir, qualifié d’« étrange », ne peut être vaincu. Même si l’amante de Hamid Kaïm sait que les récits de Kaïm ne correspondent pas toujours à des faits réels, elle ne peut s’empêcher d’y croire en succombant au charme de cette « Shéhérazade de pacotille » :
Cherchait-il à creuser entre les faits, tels qu’il les rapportait, et la réalité, telle qu’elle dut se manifester dans sa cruelle vérité, un abîme de nonchalance et de retenue, non pas ce frein imposé par les convenances, l’homme s’en moquait, mais cette marge instaurée par l’imprécision, le désir de complaire, l’étonnante volonté du conteur qui, assuré de tenir son public, cherchait à s’en amuser, l’attirant dans ses rets, l’agaçant comme un enfant agace un insecte, lui arrachant les ailes pour l’empêcher de voler? (Ibid., p. 98)
Dessinées en filigrane, les occurrences des termes « rêve », « légende », « merveille » au cours du récit des trois nuits dans La Kahéna sont considérables et ne font que souligner une fois de plus l’influence des contes de Shéhérazade sur l’auteur même si, dans le chaos bouleversant du monde arabe contemporain esquissé par Bachi, il ne s’agit plus que d’un souvenir lointain, voire d’un rêve. La narratrice de La Kahéna poursuit :
Il rêvait, je crois, porté par sa propension à enrober la réalité d’un voile propice au séjour de la parole. Le mythe prenait naissance dans sa bouche. Et les titans à cheval, qu’il parait de toutes les vertus, auraient pu tout aussi bien naître de ses dents plantées dans le rêve. (Ibid., p. 53.)
Il est aussi intéressant de noter que le narrateur La Kahéna est, en quelque sorte, « féminisé » par sa capacité à raconter, et que l’auditrice de son histoire – à son tour narratrice dans le roman – est elle aussi une femme. En fait, dans le deuxième roman de Bachi, tout commence et s’achève avec un personnage féminin, comme l’explique l’écrivain :
Shéhérazade dans La Kahéna est celle qui sauve le monde de l’oubli et donc de la mort. Elle est la parole qui fait surgir les spectres qui peuplent les recoins de la grande maison algérienne. J’ai cherché à faire du lecteur une femme, une Shéhérazade en puissance. Cela m’amusait de féminiser le monde. C’est peut-être cela le plus important chez elle : elle féminise le monde. Elle le civilise par la parole. C’est la victoire du verbe sur le glaive. (Vitali, 2006b, p. 366-372.)
Cette « féminisation du monde » est d’autant plus intéressante qu’elle répond à la nécessité de « civiliser par la parole », comme si la complexité historique de l’espace algérien ne pouvait être expliquée que par les mots d’un conteur, voire par la voix littéraire. Qui plus est, en choisissant d’appliquer une stratégie d’embrouillement des pistes temporelles et spatiales, l’auteur tente de mettre en actes la description d’une réalité qui fait de l’hétérogénéité le caractère prédominant du texte. Par ailleurs, l’exceptionnelle mosaïque de langues et de cultures que l’Algérie a (re)produite et continue de (re)produire a sans doute influencé l’auteur dans son travail créatif. La rencontre mythique entre l’Orient et l’Occident repose toutefois sur des jalons et des points de repère bien précis. Espace multiple, le contexte littéraire algérien est émaillé par des références culturelles et historiques incontournables qui reviennent, de fil en aiguille, dans le discours littéraire, comme cet extrait sur la construction de la ville de Cyrtha le démontre :
[…] les rues de Cyrtha tant de fois arpentées, tant de fois perdues et retrouvées où le temps lui-même se mordait la queue et se jouait des tours, où les siècles se télescopaient, permettant ainsi aux Romains de croiser les Numides, aux Arabes de frayer avec les Francs, où le Croissant et la Croix se confondaient et formaient une singulière géométrie, un signe cabalistique dont les branches et la semi-circularité reproduisaient avec une fidélité effrayante le plan de la ville dressée sur l’écume et la roche, pont jeté entre deux univers inconciliables, et pourtant réconciliés. (Bachi, 2001, p. 90.)
Dans cet alliage d’époques, de cultures et de mythes, nous avons déjà indiqué l’importance des Mille et une nuits, influence aussi bien culturelle que littéraire et renvoi symbolique vers un ailleurs mythique atemporel. De toute évidence, Bachi traverse les étapes d’un parcours qui débute avec les événements réels des massacres et des émeutes de l’Algérie des années quatre-vingt-dix, en entrecroisant celui-ci avec l’Orient rêvé des Mille et une nuits, pour ainsi mieux dépouiller ces épisodes récents de leur caractère purement factuel.
En évoquant la figure de la Sultane des Aubes, Bachi poursuit un discours jadis amorcé par d’autres écrivains maghrébins, notamment Assia Djebar, Leïla Sebbar, ou encore Abdelkébir Khatibi, qui plaçait la conteuse des Mille et unes nuits à un « niveau hautement théorique », comme « théorie de récits » (Khatibi, 1988, p. 19). C’est sans aucun doute en ce sens que Salim Bachi entend exploiter la figure de la conteuse, qui devient « l’enchantement de la parole. La construction merveilleuse de l’univers et du texte. L’enchâssement des contes jusqu’au vertige. » (Vitali, 2006b, p. 366-372.)
Dans le troisième ouvrage de Bachi, Autoportrait avec Grenade, la ville de Cyrtha, lieu dépositaire des valeurs symboliques, demeure un élément de réflexion prolifique qui continue à exercer son charme même si le roman se détache de la problématique algérienne7. Ce roman-confession aux allures foncièrement métafictionnelles se présente en étonnant autoportrait sur le fond d’une ville, Grenade, où l’Orient et l’Occident se confrontent pour donner naissance à un espace original. Dans Autoportrait avec Grenade, Bachi semble abandonner les images multiples de Cyrtha, qui avaient hanté ses romans précédents, pour se pencher sur lui-même, sur les méandres labyrinthiques de son inconscient d’écrivain, et pour mieux définir les thèmes et les motifs qui ont ponctué toute son œuvre. Surgie dans l’isthme de « l’entre-deux » cultures, avec une histoire qui mêle l’Orient et l’Occident, et pourtant située dans un espace « autre », en dehors de la France et de l’Algérie, Grenade offre à Bachi un lieu propice à la réflexion. C’est le narrateur d’Autoportrait avec Grenade, qui porte le nom de Salim Bachi, qui nous l’avoue :
Face à Sacromonte, Grenade m’apparut dans toute sa splendeur. Quelques instants où tout me parut en harmonie : le ciel et la vallée s’épousaient sous le regard bienveillant de la forteresse arabe. Je ressentis une joie intense mais néanmoins paisible. Toutes mes angoisses se diluaient dans l’espace où, entre les pentes grises et mauves, s’accrochaient des figuiers de barbarie. Les jours s’effaçaient, regagnaient une zone d’ombre, bien éloignée de moi. La vie vécue, me semblait-il, appartenait à une autre personne. Comme j’aurais aimé naître ici! (Bachi, 2004, p. 172.)
Même dans ce roman qui se détache des autres, nombreuses sont les références à Cyrtha, réapparaissant sous forme de souvenirs liés à l’enfance du narrateur, dont le soubassement se fait entendre de temps à autre, en filigrane, jusqu’à être rendu explicite par un parallèle Grenade-Cyrtha : « J’ai l’impression d’avoir rêvé cette ville avant de la connaître. Se peut-il que mes descriptions de Cyrtha, avec ses collines reliées par un port, aient été des préfigurations de cette cité que je découvre en marchant? » (Ibid., p. 19.)
Dans Autoportrait avec Grenade, par le biais du personnage de Hamid Kaïm, qui réapparaît ici dans un jeu métatextuel très poussé en un double fictionnel du narrateur, Bachi nous dit : « Je trouve l’Albaicin semblable à certains de nos villages. » (Ibid., p. 80). En effet, la description de Cyrtha dans Le Chien d’Ulysse présente plusieurs points communs avec celle de Grenade dans Autoportrait avec Grenade :
Plusieurs ponts relient les ravins entre eux, tissant une toile infinie sur les habitants du Rocher, captifs, emmurés dans le dédale de ses rues, enfouis dans les entrailles de ses venelles. (Bachi., 2001, p. 14.) 8
Plusieurs ponts de pierre, d’un mètre cinquante de large et de deux à trois mètres de long, arriment Grenade au rocher où se dressent le palais nasride et ses fortifications. (Bachi, 2004, p. 24.) 9
Par la présence de références ponctuelles qui sont autant de points d’ancrage mimétiques, on constate dans ce deuxième passage une volonté de précision géographique, presque didactique, absente dans le premier. La raison est qu’Autoportrait avec Grenade se veut, selon le dessein de l’éditeur Christian Giudicelli, un récit d’impressions de voyage, une sorte de roman-guide touristique, inséré dans une collection au nom évocateur et transparent : « La fantaisie du voyageur ». Gage de vraisemblance et d’authenticité, la précision descriptive de la dimension des ponts, de leurs matériaux de construction, ainsi que les références géographiques et historiques au palais nasride, témoignent d’une volonté explicative absente dans Le Chien d’Ulysse, où la ville de Cyrtha était bâtie d’une matière onirique, mouvante et floue au point de se transformer de page en page : « Et Cyrtha me semblait lointaine, à l’image d’un songe dont la tonalité particulière se serait perdue, effacée par le temps, emportée par la brise. » (Bachi, 2001, p. 238).
Encore une fois, espace et temps s’estompent dans le flux de conscience des protagonistes. Au cours du Chien d’Ulysse, Cyrtha devient chimérique et irréelle, atopique et utopique, à un point tel que l’hypothèse qu’elle soit inventée par les personnages qui peuplent le roman – notamment Hamid Kaïm et Hocine – prend de plus en plus de l’importance :
Les remparts s’écroulaient. Les pierres millénaires se descellaient et glissaient dans la mer en projetant des trombes, blanches, irréelles. Cyrtha bâtie de mes mains, sortie de ma cervelle, me fuyait et mourait sous les coups répétés. Les rues pavées désertaient ma cervelle. Les enfants se noyaient. Leurs cris peuplaient mes entrailles, ouvertes. Tout chutait, signes sur le sable, sous le vent. (Ibid., p. 130.) 10
[…] deux hypothèses s’opposaient dans mon esprit. La première, l’invention pure et simple, au mieux le cauchemar, au pire le délire. La seconde, la vérité stricte, parfaite, méditée, et accomplie, dont nous étions les rouages infimes, les particules libérées par un champ magnétique, une fission atomique. (Ibid.., p. 157.) 11
Cela nous amène à observer que, chez Bachi, la représentation éclatée de l’histoire dans l’élaboration de l’univers fictionnel de Cyrtha, l’évolution des personnages et leur arrêt dans certains lieux, qui figurent souvent comme autant d’étapes initiatiques d’un rite perdu ou d’un mythe à retrouver, font basculer l’espace-temps d’un statut d’entité donnée à celui de construction mentale susceptible d’influencer, voire de fonder, la structure du texte littéraire. La reprise de cet univers polymorphe dans les ouvrages les plus récents de l’auteur, comme le recueil Les Douze Contes de minuit (2007), montre bien que l’auteur continue d’être hanté par le « chronotope » algérien qu’incarne la ville de Cyrtha.
À travers les destins de ses personnages, Bachi crée donc un univers romanesque oscillant entre histoire et fiction, tout en dépassant la littérature de témoignage. À ce sujet, l’auteur lui-même l’a affirmé : « Je ne suis pas un écrivain-témoin au sens traditionnel du terme. Je pense avoir décrit l’esprit plus que la lettre d’une époque. » (Temlali, consulté le 12 février 2008.) En tressant de façon magistrale réalité et mythes, textes et métatextes, repères historiques et inventions romanesques, l’œuvre polyphonique de Bachi aura atteint son but : non seulement celui de dire l’Algérie dans sa complexité historique, mais surtout celui de brosser le portrait spirituel d’un pays.
Œuvres de Salim Bachi
BACHI, Salim. 2001. Le Chien d’Ulysse. Coll. « Blanche ». Paris : Gallimard, 272 p.
------------------. 2003. La Kahéna. Coll. « Blanche ». Paris : Gallimard, 312 p.
------------------. 2004. Autoportrait avec Grenade, Paris, Éditions du Rocher, 2004.
------------------. 2007. Les Douze Contes de minuit, Coll. « Blanche ». Paris, Gallimard, 192 p.
Essais critiques et entrevues avec Salim Bachi
ARESU, Bernard. 2004. « Arcanes algériens entés d’ajours helléniques : Le Chien d’Ulysse, de Salim Bachi ». Charles Bonn (dir.). Échanges et mutations des modèles littéraires entre Europe et Algérie. Paris : L’Harmattan, p. 177-187.
JACOB, Didier. 2001. « Je ne crois plus en l’Algérie », Le Nouvel Observateur, 25 janvier 2001, p. 100.
BAKHTINE, Mikhaïl. 1978. Esthétique et théorie du roman. Paris : Gallimard, 488 p.
CHEBEL, Malek. 2002. Psychanalyse des Mille et une nuits. Paris : Payot & Rivages, 407 p.
CHIKHI, Beïda. 1997. Littérature algérienne. Désir d’histoire et esthétique. Paris : L’Harmattan, 233 p.
GAUVIN, Lise. 1997. L’Écrivain francophone à la croisée des langues. Paris : Karthala, 182 p.
KHATIBI, Abdelkébir, 1988. Ombres japonaises, précédé de Nuits blanches. Montpellier : Fata Morgana, 70 p.
MATHIEU-JOB, Martine. 2004. « Renaissance de la tragédie : Le Chien d’Ulysse de Salim Bachi ». L’Entredire francophone. Bordeaux : Presses de l’Université de Bordeaux, p. 335-360.
TEMLALI, Yassin. 2007. Consulté le 12 février 2008. « Je suis un romancier pas un témoin ».
http://dzlit.free.fr/sbachi.html,.
VITALI, Ilaria. 2006a. « Autoritratto tra Oriente e Occidente. Il caso di Salim Bachi ». Trasparenze, no. 26, p. 11-31.
VITALI, Ilaria. 2006b. « Si Shéhérazade ne s’arrête jamais ». In « Entre les mille et une nuits et Internet. La concurrence des genres et de discours dans la nouvelle littérature algérienne de langue française ». Thèse de doctorat à paraître, Bologne et Paris, Université de Bologne et Université Sorbonne-Paris IV, p. 366-372.
Vitali, Ilaria. 2008. «Entre émeutes algériennes et Mille et une nuits : l’histoire en fiction chez Salim Bachi», Postures, Dossier «Les écritures de l’Histoire», n°10, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/vitali-10> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Vitali, Ilaria. 2008. «Entre émeutes algériennes et Mille et une nuits : l’histoire en fiction chez Salim Bachi», Postures, Dossier «Les écritures de l’Histoire», n°10, p. 117-127.