Les attentats terroristes des dernières années ont remis la question du fanatisme religieux au cœur des préoccupations des sociétés occidentales. En écrivant son roman Alamut, publié en 1938, l’écrivain slovène Vladimir Bartol a voulu mettre en garde ses contemporains contre les dangers du fanatisme nazi et fasciste. Or, Alamut est un roman historique sur Hassan Ibn Saba, le fondateur de la secte des Assassins en Perse. Au xie siècle, ils ont semé la terreur au Moyen-Orient par des attentats suicides qui ressemblent à ceux que l’on voit aujourd’hui. Les Assassins s’intégraient à un village, à une ville, à une cour royale; ils pouvaient même fonder une famille et fréquenter pendant des années leur victime avant de passer à l’action. Au lieu de voitures piégées et d’avions détournés, les Assassins utilisaient des poignards et ils se suicidaient en absorbant une forte dose de poison dès qu’ils avaient réussi à remplir leur mission. À l’automne 2001, le journaliste André Clavel a d’ailleurs intitulé un article portant sur Alamut, « Ben Laden : mode d’emploi » (Clavel, 2001).
Bien qu’Alamut soit un texte de fiction, il se déroule dans un passé connu et il comporte de nombreux éléments véridiques que nous soulignerons ici. Parce que l’histoire de Hassan Ibn Saba et des Ismaéliens était lacunaire et qu’elle se présentait sous forme de documents épars, Vladimir Bartol a été obligé de mélanger une part de fiction aux faits avérés afin de former un récit qui se tient comme un tout. Les caractéristiques du genre « roman historique » ont permis à l’auteur d’effectuer une fusion entre l’Histoire et la fiction, et d’exprimer ainsi une réflexion sur le sens de l’Histoire qui est encore pertinente aujourd’hui.
Vladimir Bartol, né à Trieste en 1903, fut témoin de la prise de pouvoir des régimes fascistes en Europe. Le roman Alamut, qu’il mit dix ans à écrire, fut publié dans l’indifférence générale, à la veille du déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale. Paradoxalement, ce roman historique a paru déphasé par rapport à l’actualité aux yeux de ses contemporains. Pourtant, bien qu’il se déroule au tournant du xie siècle en Perse, ce récit est une dénonciation explicite des dictatures de son époque. Vladimir Bartol avait d’ailleurs dédié, par dérision, son roman à Mussolini. Longtemps oublié, Alamut a été redécouvert à la fin des années quatre-vingt lorsqu’il a été traduit en plusieurs langues. Son auteur, mort en 1967, n’a pu connaître le succès tardif de son œuvre, à laquelle certains événements récents ont donné une tournure prémonitoire. L’Histoire allait remettre Alamut à l’avant-scène grâce au curieux « flair » de l’auteur quant au choix du lieu et du temps où il campait son « dictateur idéal », ainsi qu’à sa fine analyse de la manipulation des foules par l’usage de la terreur. Bien que les figures de Mussolini et d’Hitler aient inspiré l’auteur dans la construction de son « dictateur idéal », comme l’a souligné Jean-Pierre Sicre, le personnage de Hassan Ibn Saba apparaît plutôt comme l’« inventeur des commandos-suicide et [le] premier théoricien “actif” du terrorisme politico-religieux » (Bartol, 1988, p. 8).
Alamut se déroule donc en Perse au xie siècle et met en scène la secte chiite des Ismaéliens qui lutte contre le pouvoir des sultans seldjoukides de Bagdad, ces derniers régnaient alors sur un vaste Empire. On a donné plus tard aux membres de cette secte le nom d’« Assassins », puisque, selon la légende, leur chef Hassan Ibn Saba, aussi appelé « le Vieux de la Montagne », droguait ses plus fidèles partisans, les « fedayins », avec du hachisch. Il leur faisait croire ensuite qu’ils se réveillaient au paradis, lequel était en réalité un jardin qu’il entretenait en secret derrière la forteresse d’Alamut et créé à partir de toutes les caractéristiques du paradis évoquées dans le Coran. Hassan Ibn Saba possédait ainsi un grand pouvoir sur ses fedayins, qui étaient prêts à tout pour retrouver ce paradis qui leur était promis s’ils mouraient en « martyrs » pour cause ismaélienne.
Un roman historique comme Alamut peut combler les lacunes de l’Histoire : les livres sur les Ismaéliens sont rares et « cela s’explique peut-être par le fait qu’il s’agissait d’une communauté minoritaire sans cette dimension territoriale et institutionnelle dont l’historien médiéval avait besoin pour concevoir et écrire l’histoire » (Lewis, 1984, p. 53). Par ailleurs, selon Bernard Lewis, si les informations au sujet des Ismaéliens qui nous sont parvenues sont incomplètes et souvent contradictoires, cela tient du fait qu’ils formaient une véritable société secrète « fondée sur un système de serments et d’initiations, et sur une hiérarchie du rang et de la connaissance » (ibid., p. 86). Afin de pallier ce manque historiographique, Vladimir Bartol s’est inspiré de ce qui se déroulait sous ses yeux à l’aube de la Seconde Guerre mondiale. Cependant, Alamut est aussi le fruit de recherches minutieuses et comporte de nombreux éléments historiques. Par exemple, le roman abonde en références géographiques cohérentes, l’auteur utilisant plutôt les anciennes dénominations des villes ou des lieux, même s’ils ont changé de nom depuis le xie siècle. Les notes en bas de page nous informent de leurs noms actuels.
Parmi les documents qui proviennent de la forteresse d’Alamut et que l’on peut consulter encore aujourd’hui, se trouve une « liste d’honneur » des assassinats du xie siècle, avec les noms des victimes et de leurs assassins. Les noms que l’on trouve sur cette liste concordent avec ce qui est raconté dans Alamut. Alors que l’Empire seldjoukide est aux prises avec une guerre de succession, l’alliance conclue dans le roman entre Hassan Ibn Saba et le sultan Barkiyaruq semble véridique puisque plusieurs ennemis de Barkiyaruq se trouvent sur cette liste. Par contre, l’histoire du pacte entre Omar Hayyam, Hassan Ibn Saba et Nizam al-Mulk, alors qu’ils étaient « condisciples », n’est pas véridique : « Pour la plupart des chercheurs modernes, ce récit pittoresque est une fable […] » (ibid., p. 77). Tous les faits racontés à ce propos dans le roman sont cependant relatés tels quels dans de nombreux écrits perses et font partie de la légende entourant Hassan Ibn Saba. Si on considère les recherches approfondies effectuées par Vladimir Bartol, on peut supposer qu’il ne devait pas ignorer la vérité et qu’il a plutôt choisi délibérément de mettre en scène cette légende. L’auteur y combine donc des éléments historiques et des éléments légendaires comme c’est le cas avec les jardins secrets derrière Alamut et la consommation de hachisch par les Assassins.
Au xiiie siècle, Marco Polo rapportait dans ses écrits ce qu’on lui avait raconté sur Alamut au cours de ses voyages. Il évoque l’existence de jardins remplis de jeunes filles derrière la forteresse d’Alamut, c’est-à-dire le « paradis », où Hassan Ibn Saba aurait amené ses fedayins. Ces éléments appartenaient à la légende des Ismaéliens; par contre, Marco Polo ne précise pas qu’ils sont légendaires. On ne retrouve nulle attestation de ce « faux paradis » dans les écrits des Ismaéliens d’Alamut, c’est seulement dans des textes tardifs, influencés par la légende, que cette idée est exprimée. D’autre part, certains indices remettent en question la crédibilité de Marco Polo sur le sujet :
En appelant Assassins les Ismaïliens de Perse et le Vieux leur chef, Marco Polo, ou le rédacteur de son livre, utilisait des termes déjà répandus en Europe. Mais ceux-ci venaient de Syrie et non de Perse. En effet, il ressort clairement de sources arabes et persanes que le mot « assassin » […] s’appliquait seulement aux Ismaïliens de Syrie et ne désigna jamais ceux de la Perse ou de tout autre pays. Le titre de « Vieux de la Montagne » était également syrien. Pour les Ismaïliens, il était naturel d’appeler leur chef le Vieux ou l’Ancien […], terme de respect répandu chez les musulmans. La désignation spécifique le « Vieux de la Montagne » semble cependant n’avoir été utilisée qu’en Syrie et peut-être même seulement par les croisés, car aucun des textes arabes de l’époque connus à ce jour n’en fait mention. (Ibid., p. 42-43.)
L’utilisation du hachisch n’est pas non plus confirmée par les écrits des Ismaéliens et il est très peu probable que cette drogue ait servi à faire croire aux fedayins qu’ils se trouvaient au paradis. L’usage récréatif du hachisch était déjà répandu en Perse et en Syrie à cette époque, et ses effets étaient connus. C’est pourtant le mot arabe Hachîchi, littéralement « consommateur de hachisch », qu’on retrouve dans les récits de Marco Polo, qui a engendré les mots français « assassin » et « assassinat ». Comme le remarque Bernard Lewis, le mot Hachîchi provient de Syrie, et non de Perse, et parmi « toutes les explications proposées, la plus plausible est qu’il s’agissait d’une expression de mépris, d’un jugement moqueur sur les croyances effrénées et le comportement excessif des sectaires, plutôt que d’une description de leurs mœurs » (ibid., p. 46-47). Selon lui, le hachisch fut ajouté à la légende par les Occidentaux, et qu’« en toute vraisemblance, ce fut le nom qui engendra l’histoire et non l’inverse » (ibid., p. 47). L’usage de la drogue permettait une « explication rationnelle » du comportement de ces fanatiques à propos desquels circulaient de nombreuses légendes depuis les Croisades et contre lesquels se heurtaient la sensibilité et la compréhension occidentales.
Il est malheureux qu’une erreur de temporalité évidente se soit glissée dans la traduction française du roman par l’emploi des mots « assassin » et « assassinat ». Comme nous venons de le voir, ces mots n’ont été « inventés » en Europe que quelques siècles plus tard. Les mots « assassin » et « assassinat » ne peuvent donc pas se retrouver dans la bouche des personnages de ce roman : « Le messager se jeta à ses pieds. — Ô maître! Hussein Alkeïni est mort assassiné! » (Bartol, 1988, p. 403.) Après avoir été touché par la lame empoisonnée d’un fedayin, le grand vizir lui demande qui il est et le traite d’assassin. Ce qui est plutôt absurde par rapport au contexte de l’époque : le vizir répond lui-même à sa question en traitant son agresseur d’« assassin ». D’autre part, ce meurtre est le premier perpétré par un fedayin d’Alamut, un de ceux que la légende appellera plus tard des « Assassins ». Le grand vizir ne peut pas dire « assassin », puisqu’il ne connaît pas encore l’existence de ces fedayins. Ils ne font pas encore partie de la légende au moment où le vizir est lui-même victime du premier « assassinat » de l’Histoire. L’emploi des mots « meurtre » et « meurtrier » aurait été plus approprié, étant donné l’étymologie des mots « assassinat » et « assassin ».
Les « assassinats » font partie d’un plan à partir duquel le « chef suprême » des Ismaéliens, Hassan Ibn Saba, veut « expérimenter ce que peut la foi » (ibid., p. 158). En dehors de ce personnage historique qui est au centre du roman, on suit les destins particuliers de personnages inventés par l’auteur, mais dont l’existence est vraisemblable. Les « houris » Halima et Myriam sont des jeunes filles qui habitent le paradis artificiel visité par les futurs « poignards humains » que sont les fedayins. Si l’existence de leur « ordre » est attestée, les fedayins que Vladimir Bartol met en scène, comme Ibn Tahir et Suleïman, sont des personnages fictifs. Notons que le grand-père d’Ibn Tahir a réellement existé. Effectivement, il est attesté qu’un dénommé Tahir a été le premier Ismaélien condamné à mort par le grand vizir Nizam al-Mulk, tel que le rapporte le roman au sujet du grand-père de Ibn Tahir, ce qui rend crédible la présence de son petit-fils parmi eux.
Le personnage principal du roman, Hassan Ibn Saba, n’apparaît qu’au cinquième chapitre. Auparavant, il apparaît tour à tour comme un prophète ou un criminel, selon le point de vue du personnage qui y fait allusion. Certains le condamnent, alors que d’autres le considèrent comme un saint. Aujourd’hui, l’opinion publique au sujet de Ben Laden est du même ordre. Le mystère est donc créé autour de Hassan Ibn Saba, et il va s’accentuer jusqu’à ce que son personnage apparaisse dans le récit. La « foi » des fedayins est grandissante à mesure que le mystère s’épaissit autour de leur maître. On retrouve d’autres personnages historiques dans Alamut, comme le grand vizir Nizam al-Mulk et le sultan Malik Chah (dont les assassinats sont attestés historiquement).
Les personnages inventés par l’auteur côtoient donc des personnages historiques. Selon la typologie des personnages du roman historique établie par Jean Molino (1975), les « grands hommes », les « héros moyens » et la « foule » y sont présents, ainsi que certains marginaux. Par exemple, le médecin grec Al-Hakim fait figure de marginal dans ce récit : « Il avait […] une façon bien à lui d’expliquer les origines de l’homme, mêlant les inventions de son cru aux leçons des penseurs de la Grèce et aux préceptes du Coran […] » (Bartol, 1988, p. 81). Non seulement parce qu’il n’est pas d’origine musulmane, mais aussi par son scepticisme face à l’Islam auquel il s’est converti. Le rôle de ce personnage est de relativiser la foi de ceux qui l’entourent. Par ailleurs, le scepticisme du médecin s’oppose parfois au cynisme des dirigeants de la secte, ce qui fait de lui un libre-penseur face à la foi des uns et au cynisme des autres.
Un des attributs du roman historique qui le distingue des manuels d’histoire est de permettre la présentation simultanée d’un sujet sous plusieurs angles distincts. En dehors du fait que l’on trouve dans Alamut la perspective des Ismaéliens et celle de leurs opposants sur les mêmes événements, certains personnages ont également des points de vue différents sur la secte et sur son fonctionnement. Par exemple, on dit que Buzruk Umid, un des proches d’Hassan Ibn Saba, a froid dans le dos lorsque celui-ci lui expose son plan, puisqu’il a déjà songé à lui confier son fils en tant que fedayin. L’historiographie ne retient que l’action de la secte : les faits historiques, auxquels elle se restreint, sont le résultat d’actions concrètes perpétrées au nom du groupe. Les historiens ne peuvent tenir compte des sentiments divergents qui pouvaient animer les membres de la secte lors de ces événements, surtout lorsque les sources sont rarissimes, et c’est exactement ce que permet le roman. Dans Alamut, le narrateur assume rarement de raconter le « passé historique » : c’est souvent par l’entremise d’un personnage qu’il s’y inscrit. Par exemple, l’enseignement fait aux fedayins nous apprend l’histoire de leur secte. Lorsque des messagers ou des espions informent Hassan Ibn Saba de ce qui se passe à la cour des Seldjoukides, le narrateur leur cède la parole. Ainsi, il n’a pas à affirmer sa présence temporelle, puisque ce sont des personnages contemporains au récit qui nous relatent les faits historiques.
À propos du roman historique, Garcia Gual a fait remarquer que « le romancier a la possibilité de donner la parole aux vaincus et aux marginalisés pour que ceux-ci fournissent une autre version des faits historiques » (Garcia Gual, 1999, p. 10-11). Cette liberté lui permet de présenter dans un récit « des figures auxquelles leur maigre importance publique eût interdit l’inclusion dans une chronique historique » (ibid., p. 9). Par exemple, la vie des femmes a été longtemps exclue des livres d’histoire. Dans Alamut, le quotidien des « houris » vivant recluses dans le « faux paradis » d’Hassan Ibn Saba occupe une grande place. Les propos sur ce que les jeunes filles vivent ou ont vécu avec leurs précédents maris sont vraisemblables et permettent au lecteur d’imaginer à quoi ressemblait la vie des femmes dans un harem au xie siècle. Le roman permet donc de donner une voix à ces femmes, dont on ne possède aucun témoignage réel.
Il n’y a donc pas que les événements historiques qui forment le cadre « historique » du roman. Plusieurs détails sur la nourriture, la présentation des mets, les habits des personnages et leurs coutumes permettent de familiariser le lecteur avec la vie quotidienne de l’époque. Des indices culturels accentuent la vraisemblance du récit :
Il [le grand vizir Nizam] eut quelques mots amers sur l’ingratitude du souverain, et ces paroles ne manquèrent pas de revenir aux oreilles du sultan qui s’en fâcha de plus belle, allant jusqu’à menacer Nizam de lui ôter le porte-plume, l’encrier et le bonnet qui sont les insignes de la charge de vizir. (Bartol, 1988, p. 415.)
L’emploi de l’indicatif présent est ici très habile, puisque cet extrait fait partie d’un ensemble de paroles rapportées concernant le grand vizir. L’emploi de l’imparfait aurait donné au lecteur un indice sur la contemporanéité du narrateur, ce qu’évite toujours Vladimir Bartol. Puisque ce sont des paroles rapportées, le locuteur précise son information dans l’ignorance qu’il est des connaissances de son vis-à-vis sur les usages de la cour. Cela représente aussi une façon colorée, exotique, avec laquelle le sultan annonce au grand vizir qu’il lui retire sa charge en le menaçant de lui enlever ses insignes.
D’un point de vue historique, il convient également de souligner que les passages où Hassan Ibn Saba autorise les hommes d’Alamut à boire du vin ne sont pas véridiques puisque, selon B Lewis, « [p]endant les trente-cinq ans qu’il [Hassan ibn Saba] vécut à Alamut, personne ne but de vin en public ni en privé. » (Lewis, 1984, p. 101.) Des chroniqueurs de l’époque rapportent même qu’« il fit exécuter un de ses fils pour avoir bu du vin; un autre fut mis à mort pour avoir été l’instigateur du meurtre du da’i Husayn Qa’ini » (ibid., p. 101). La mise à mort de ce second fils est racontée dans le roman. Quant à la mise à mort de ce fils qui aurait bu du vin, nous croyons que Vladimir Bartol ne l’a pas rapportée afin de rendre Hassan Ibn Saba plus conforme avec le personnage cynique qu’il voulait décrire : buvant du vin avec ses proches, mais l’interdisant aux autres. Lorsqu’il permet aux gens d’Alamut de boire du vin, le dictateur s’abroge ainsi un droit divin face aux interdits d’Allah.
Il faut noter que Vladimir Bartol n’invente pas complètement ce trait important de la personnalité de Hassan Ibn Saba. Les écrivains sunnites ont souvent dépeint les dirigeants d’Alamut sous les traits d’êtres cyniques et sans foi : « Certains polémistes orthodoxes ont dépeint les Ismaéliens comme une bande de nihilistes fourbes qui abusaient leurs dupes par une dégradation progressive dont l’ultime étape révélait l’abomination de leur incroyance. » (Ibid., 1984, p. 86.) Cette conception se trouve dans le roman, lorsque Hassan Ibn Saba révèle le principe fondamental de l’ismaélisme, lequel ne doit être révélé qu’aux initiés les plus élevés dans la hiérarchie de la secte : « Rien n’est vrai, tout est permis! » (Bartol, 1988, p. 248.) Hassan Ibn Saba est croyant ou athée selon l’interlocuteur qu’il tente de convaincre du bien-fondé de ses actions. Il joue avec différents arguments qui sont, tantôt politiques, tantôt religieux, pour justifier sa folie meurtrière. Il apparaît ainsi comme éminemment conséquent avec son propre enseignement : « Travaillez ainsi chaque individu selon son caractère et sa façon de penser, et amenez-le insensiblement à mettre en cause le bien-fondé de l’ordre existant. » (Ibid., p. 143.) Aujourd’hui, on peut très bien imaginer cette manière de procéder parmi les recruteurs des organisations terroristes.
On ne saura jamais si Hassan Ibn Saba était animé par la foi ou par des calculs politiques et s’il était aussi cynique que le personnage de Vladimir Bartol. Il faut se rappeler que ce dernier a voulu présenter sous ces traits les dictateurs de son temps. Des fragments d’une « autobiographie » d’Hassan Ibn Saba ont été retrouvés, et Bernard Lewis en cite de longs extraits dans son ouvrage sur les Assassins. Les éléments narrés par Hassan Ibn Saba sur sa vie et sa découverte de l’Ismaélisme concordent parfaitement avec ceux dépeints dans le roman. Il est évident que l’auteur a consulté cette autobiographie au cours de la préparation de son livre. D’une part, le contenu ainsi que le ton et la façon de raconter sont similaires à ceux employés par le personnage dans le roman. Le narrateur souligne à de nombreuses occasions le caractère légendaire du personnage d’Hassan Ibn Saba, notamment lorsque sa vie est enseignée aux fedayins : « Lorsque vous aurez entendu tous les récits merveilleux qui forment la trame de cette existence, et qui semblent plus tenir de la fable que de la réalité, vous ne pourrez faire autrement que de voir en Notre Maître un grand et puissant prophète. » (Ibid., p. 121.)
Alamut se termine par : « La légende le [Hassan Ibn Saba] prit sous son aile » (Ibid., p. 542), comme si le roman représentait la vraie vie de Hassan Ibn Saba, et que la légende correspondait à quelque chose qui adviendrait par la suite. La fin renvoie au début, puisque la légende est autant à l’origine du roman que les faits historiques. Vladimir Bartol a donc réécrit l’histoire du terrible chef des Ismaéliens en se basant à la fois sur des éléments historiques véritables et sur des fables qui ont circulé autour de son personnage. La légende personnelle qu’Hassan Ibn Saba se forge et qu’il entretient lui-même de son vivant occupe également une place importante. Dans le roman, le culte de la personnalité, qu’on retrouvait dans les régimes totalitaires des années trente, est un des éléments importants du « plan » de Hassan visant la manipulation de fidèles fanatisés. Certains de ses propos pourraient être ceux d’un théoricien nazi :
Plus bas est le niveau de conscience d’un groupe, plus grande est l’exaltation qui le meut. C’est pourquoi je partage l’humanité en deux camps bien distincts. D’un côté la poignée de ceux qui savent de quoi il en retourne, de l’autre l’immense multitude de ceux qui ne savent pas. Les premiers sont appelés à diriger, les autres à être dirigés. (Ibid., p. 296.)
La plupart des personnages non historiques, comme les fausses « houris » et les fedayins, sont victimes de leurs dirigeants ou plutôt, victimes de l’Histoire, puisque ces dirigeants cherchaient à influencer l’Histoire à travers les fedayins. En dehors des personnages historiques, les « gens du commun », qui sont tous fictifs, sont ceux « l’existence est entraînée par le flux de l’historicité » (Garcia Gual, 1999, p. 9). Nous retrouvons donc, inscrit dans le roman même, un questionnement sur le sens de l’Histoire.
Lorsque Hassan parle de son « plan », c’est un plan « tel que le monde n’en avait jamais connu de pareil » (Bartol, 1988, p. 191.), il veut « transformer la légende en réalité, de façon que l’histoire en parlât encore longtemps après » (ibid., p. 191). Alamut est ponctué de réflexions de ce genre : « Je te le dis : ouvre bien les yeux. Ce qui va se passer devant toi ne s’est encore jamais produit dans l’histoire des hommes » (idid., p. 441); « On n’a encore jamais vu dans l’histoire ce que nous avons vu ce matin à Alamut… » (ibid., p. 453); « Il va en effet se passer ici des choses qui frapperont d’étonnement les générations futures… » (ibid., p. 164), etc. Il est étonnant que les personnages discourent de cette façon sur l’Histoire, qu’ils semblent en connaître suffisamment pour savoir ce qui ne s’est jamais produit, et ce qui frappera « d’étonnement les générations futures ». D’autre part, il est significatif de noter que le plan de Hassan consiste à changer le cours de l’Histoire et à imprimer sa marque sur celle-ci. L’époque dans laquelle vivait Vladimir Bartol était imprégnée de réflexions sur l’Histoire de ce genre : en Allemagne, le parti nazi prétendait faire exactement la même chose en instaurant un Reich qui durerait mille ans…
L’Histoire ne sert donc pas uniquement de décor à ce roman, elle y est un enjeu majeur. L’Histoire, en tant que « science », ne s’attache qu’à la « réalité » des faits historiques, mais c’est un des rôles importants du roman historique que d’éclairer le lecteur sur la connaissance que celle-ci peut lui apporter. Jean Molino affirme que « la vocation profonde » du roman historique est sa complémentarité avec l’histoire : « Le roman historique est ainsi, à tout moment, le témoin et le créateur de l’intelligibilité de l’histoire. » (Molino, 1975, p. 234.) La manipulation des individus et des foules telle que le conçoit Hassan Ibn Saba, qui fait l’objet de descriptions minutieuses dans le roman, apparaît aujourd’hui comme un « mode d’emploi » que pourrait utiliser un Oussama Ben Laden, s’il existe, ou un autre individu aux commandes d’un groupe terroriste : « Dans un domaine, les Assassins n’eurent aucun précédent : celui de l’utilisation planifiée, systématique et à long terme de la terreur comme arme politique. » (Lewis, 1984, p. 174.) De l’Égypte aux frontières de l’Inde, Hassan Ibn Saba exerçait un pouvoir si considérable par la terreur que ses hommes endoctrinés et prêts à mourir sous son ordre inspiraient les chefs d’État. En se basant autant sur des faits historiques vérifiables que sur des légendes, Vladimir Bartol a fait d’Alamut un récit assez vraisemblable pour que le lecteur puisse y croire, et qu’il puisse ainsi, à travers la réflexion sur l’Histoire qui s’y trouve, poser un regard différent sur le monde qui l’entoure, même plus d’un demi-siècle plus tard.
Bartol, Vladimir. 1988 (1938). Alamut. Trad. du slovène par Claude Vincenot, introduction de Jean-Pierre Sicre. Coll. « Presses Pocket », Paris : Éditions Phébus, 543 p.
Clavel, André. 2001. Consulté le 15 février 2008. « Le tyran qui semait la terreur avec ses commandos suicides ». Le Temps, 17 novembre.
http://www.letemps.ch/livres/Critique.asp?Objet=540
Clavel, André. 2001. Consulté le 15 février 2008. « Ben Laden mode d’emploi ». L’express, 22 novembre.
http://livres.lexpress.fr/critique.asp?idC=2877&idR=10&idTC=3&idG=4
Garcia Gual, Carlos. 1999. « Apologie du roman historique ». Villa Gillet, no 9, p. 5-18.
Lewis, Bernard. 1984 (1967). Les Assassins. Terrorisme et politique dans l’Islam médiéval. Trad. de l’anglais par Annick Pélissier, préface de Maxime Rodinson. Coll. « Historiques », Bruxelles : Éditions Complexe, 212 p.
Molino, Jean. 1975. « Qu’est-ce que le roman historique? ». Revue d’histoire littéraire de la France, no 2-3, p. 195-234.
Marquis, Robert. 2008. «Le roman Alamut de Vladimir Bartol: des rapports troublants avec l'Histoire», Postures, Dossier «Les écritures de l’Histoire», n°10, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/marquis-10> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Marquis, Robert. 2008. «Le roman Alamut de Vladimir Bartol: des rapports troublants avec l'Histoire», Postures, Dossier «Les écritures de l’Histoire», n°10, p. 129-139.