Contre le « fétichisme de la signature ». Le tract comme acte d’énonciation

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La véritable activité littéraire […] ne saurait prétendre se dérouler dans un cadre littéraire — plutôt cela est-il l’expression usuelle de sa stérilité1.

Walter Benjamin, « Poste d’essence », Rue à sens unique

Longtemps cantonné aux marges des études littéraires, le tract attire l’attention d’un nombre croissant de chercheur·se·s depuis la seconde moitié des années 1970. Sous la pression des évènements de Mai 68 d’une part2, et des évolutions théoriques induites par le structuralisme et la nouvelle critique d’autre part3, ce sont quantités de petits et grands travaux qui lui sont consacrés. Beaucoup empruntent alors à la lexicométrie (Demonet 1978 [1975]) ainsi qu’à l’analyse textuelle (Marco Diani et Sebastiano Bagnara 1984); cela étant, on en trouve également quelques-uns qui se penchent sur la morphologie du tract (Boukourai 1986) — dans une perspective plus qualitative que quantitative, donc — ou qui s’intéressent à ses objectifs performatifs et à son mode de diffusion (Burtin 1977).

Prenant la suite de ces différentes initiatives, je me propose ici de penser le tract à la lumière des concepts de discours et d’énonciation. Ce parti pris théorique tient avant tout au potentiel analytique de ces concepts. De fait, s’ils ont parfois été mobilisés dans le cadre de travaux de linguistique formelle — par Antoine Culioli (2020 [1990]) et Dominique Ducard (2018) entre autres —, ils peuvent également servir dans le cadre de réflexions sur la pragmatique du langage. Or, ce que je souhaite mettre ici en exergue, c’est précisément la dimension performative du tract, c’est-à-dire son aspect résolument opératif. J’estime en effet que, par-delà ses fonctions référentielle et expressive, le tract accomplit d’abord un geste qui s’apparente à celui que Jean-Louis Déotte prête aux « appareils », lesquels désignent, chez lui, des dispositifs techniques et esthétiques d’aménagement du monde (2004). À ce titre, j’essaierai donc de montrer comment la forme littéraire que constitue le tract met en œuvre le langage, afin d’agir sur le monde et de le transformer.

Mon analyse se découpera en trois temps. Je tâcherai d’abord de circonscrire mon objet d’étude, en dégageant ses principaux traits morphologiques. Ceci m’amènera notamment à distinguer le tract de formes qui lui sont contiguës (comme le pamphlet et le libelle), ainsi qu’à interroger ses processus de textualisation et d’auctorialisation. Je me pencherai ensuite sur les travaux d’Émile Benveniste et, plus précisément, sur les textes qu’il a consacrés à l’« acte d’énonciation ». Comme le note Catherine Fuchs, ces textes ne sont pas à l’origine de la linguistique de l’énonciation (1981, 35-36); en revanche, ils ont de beaucoup contribué à son développement et à sa diffusion, entre autres dans le monde francophone. Je proposerai enfin l’analyse d’un document situationniste datant de 1965, car il incarne exemplairement, me semble-t-il, la dimension performative du tract. Dans cette optique, j’évoquerai rapidement les thèses politiques de l’Internationale situationniste, en particulier celles qui concernent la production artistique. À terme, mon objectif n’est donc pas de proposer une interprétation d’ensemble du tract; ce que je souhaite faire, c’est plutôt contribuer à la compréhension d’une forme qui, en raison de son hétérogénéité et de sa relative nouveauté, passe encore pour marginale au sein du champ des études littéraires.

De la solitude à l’anonymat

S’il n’est pas à proprement parler une forme ancienne, le tract n’en est pas moins l’héritier d’une longue tradition littéraire. Selon Madelaine Barnoud, par exemple, il prend aussi bien le relais du pamphlet que du placard, avec lesquels il partage un certain penchant pour la provocation et l’injure (1996, 26). Aurélie Noury et Leszek Brogowski abondent largement dans le même sens, mais ils avancent également que « le tract reconduit la tradition de l’action directe » (2012, 4) — tradition à la fois artistique et politique —, dans la mesure où il favorise une prise de parole à contre-courant des hiérarchies officielles. Comme la brochure ou le libelle avant lui, le tract exprime un fréquent désir d’arrachement à l’ordre établi, une envie de rompre avec les procédés et les discours du pouvoir (Burtin 1977, 915). Par contre, aux yeux de Philippe Olivera, ce qui distingue le tract des formes qui l’ont précédées, c’est notamment son aptitude à se soustraire au contrôle étatique (2003, 149). Certes, le besoin d’échapper à la censure d’État n’est pas un fait récent puisqu’au XVIe siècle déjà, on remarque un emploi croissant des pseudonymes et des pratiques d’anonymisation (Bayle 2016, 46-47). De même, ce n’est pas avec le tract que la question des rapports entre la société et la littérature commence d’être posée; dès l’Antiquité — mais surtout avec le développement de la presse aux XVIIeet XVIIIsiècles —, on prend acte du potentiel transformateur de la littérature (Cambron et Lüsebrink 2000, 128-129), que l’on tient tantôt pour un « instrument de civilisation », tantôt pour un facteur de corruption sociale. À l’époque, « pourtant, ni la gratuité, ni l’anonymat, n’étaient la règle [, et ce], malgré les risques qu’il y avait à imprimer, à écrire » (Barnoud 1996, 27) et à faire circuler certains textes. D’ailleurs, c’est ce qui va obliger Rousseau à quitter précipitamment la capitale française le 9 juin 1762, après que le Parlement de Paris l’ait condamné pour son Émile(Pérez 2012). Or, bien qu’il n’exclue pas a priori la signature, le tract se donne habituellement pour une entreprise collective, fruit d’un effort théorique et pratique réalisé en commun. Effectivement, on note qu’assez peu de tracts relèvent d’initiatives purement individuelles. Non pas qu’ils soient nécessairement rédigés à plusieurs (Mothé 1976, 122); en revanche, ils sont souvent la manifestation d’une parole collective (Guespin 1985, 58). Aussi, lorsqu’un tract est signé, ce n’est que rarement par une seule personne; des noms ou des pseudonymes peuvent parfois figurer au bas du texte; cependant, c’est souvent un groupe – syndicat, collectif d’artistes, association citoyenne, etc. — qui en est l’auteur.

Bien qu’on l’associe couramment à la gauche, le tract ne relève d’aucune idéologie particulière. En effet, tout le champ politique est susceptible de s’en servir : des anarchistes aux fascistes, en passant par les partis les plus institutionnalisés. L’État lui-même pourra parfois y avoir recours (Barnoud 1996, 27), ce qui atteste sinon de l’inconstance même du tract, du moins de sa grande polyvalence. Du reste, si la « notion de tract est multiforme » (28), ce n’est pas uniquement en raison de la multiplicité de contenu qu’elle peut prendre en charge; c’est également, et peut-être surtout, parce qu’elle désigne une forme littéraire qui recouvre une très grande « variété de présentation » (28). On pourrait sans doute dresser l’inventaire de ses figures les plus courantes — de celles qui ont été ou qui sont les plus fréquemment utilisées —; cela étant, il paraît assez difficile de déterminer ce que serait la structure archétypale du tract, du fait notamment de la pluralité de ses usages (Burtin 1977, 915-916). Ainsi, là où le tract d’État (Barnoud 1996, 27) optera souvent pour un ton sentencieux et grave — proche de celui du sermon ou de la harangue —, le tract militant (Béroud et Lefèvre 2010, 99), lui, empruntera plutôt à la rhétorique du slogan et aux procédés textuels du manifeste ou de la lettre ouverte. Dans un cas comme dans l’autre toutefois, le « tract […] adopte une forme jetable, vouée à la disparition quasi définitive » (Noury et Brogowski 2012, 4) et qui, par le fait même, ne se prête pas — ou peu — à un travail de longue haleine. Il est bien sûr des tracts qui font exception, qui découlent d’un patient effort de composition et d’écriture — à l’exemple de ceux de Jean-François Bergez (4) —; cependant, la plupart sont « élaboré[s] sous la pression des évènements », avec les moyens du bord (Pierre 1986, 40). D’où le défi que représentent la conservation et l’étude du tract (Barnoud 1996, 28-29) car, étant généralement imprimé sur du papier de piètre qualité, et avec de l’encre qui l’est tout autant, il est pour le moins difficile d’en assurer le traitement documentaire et analytique. Cette situation est, au reste, particulièrement vraie lorsqu’il s’agit de tracts n’émanant pas d’une autorité — politique, culturelle, etc. — reconnue (Noury et Brogowski 2012, 4), puisque ceux-ci seront alors plus volontiers considérés comme de simples outils, voire comme des déchets. On pensera ici entre autres aux productions syndicales et ouvrières — qui malgré les quelques travaux dont elles ont fait l’objet durant la seconde moitié des années 1970 (Mothé 1976), intéressent encore surtout les historiens et les sociologues —, mais aussi à la masse de tracts publicitaires (flyers) et culturels (leaflets) — laquelle demeure largement ignorée par les études littéraires.

Qu’il relève du politique, de l’économie ou de la production artistique, le tract a par ailleurs très souvent partie liée avec le présent. « Littérature de l’instant », il vise non seulement à « répondre à un évènement précis », à y réagir, mais il entend surtout « avoir prise sur lui » (Barnoud 1996, 27) en infléchissant son cours symbolique, c’est-à-dire en faisant en sorte de bousculer les représentations qui en sont données. Par ailleurs, de nombreux tracts relèvent carrément de la « littérature de combat », dans la mesure où leurs auteur·trice·s cherchent à provoquer un effet de rupture immédiat et concret, sans beaucoup d’égards pour la pérennité de leurs productions. C’est ce à quoi prétendaient notamment les surréalistes et les membres des revues Clarté, Correspondance et Philosophies, lorsqu’ils publient, le 26 juillet 1925, un tract appelant au retrait des troupes françaises du Maroc — alors engagées dans la Guerre du Rif au côté de l’Espagne —, ainsi qu’à un « détachement absolu […] des idées qui sont à la base de la civilisation européenne […] et même de toute civilisation » (Alexandre et al. 1980 [1925], 54). Du reste, « par sa rapidité d’élaboration, la souplesse de sa diffusion et le dynamisme même de sa formulation, le tract perm[et] de toucher un public infiniment plus large que les revues ou les livres » (Pierre 1986, 40). Nul besoin, en effet, d’un éditeur ou d’un distributeur pour faire paraître un tract; il suffit d’avoir accès à une imprimante, voire à un simple photocopieur, pour pouvoir se lancer dans sa fabrication. Qui plus est, le tract ne suppose pas de bagage culturel particulier; sans doute y a-t-il un savoir-faire pratique et idéologique à acquérir, comme pour toute entreprise d’écriture. Seulement, ce savoir-faire n’a pas la stabilité ni le prestige qu’ont ceux du roman ou de la poésie, ce qui le rend de factonettement plus accessible. Enfin, le « tract […] ne peut être défini en dehors de ses modalités de diffusion »; de fait, parce qu’il est « distribué […] de la main à la main, lors de manifestations, de rassemblements ou simplement dans les rues » (Noury et Brogowski 2012, 4), son lectorat n’a pas de limites clairement définies. Dans certains cas, il s’agira d’un groupe clairement identifié — les membres d’un parti, par exemple —; dans d’autres, d’un ensemble beaucoup moins précis — les passants d’une rue commerciale. Plus encore qu’un contenu ou qu’une forme, le tract est donc un dispositif textuel ouvert, dont la grande plasticité — morphologique, rhétorique et discursive — favorise les usages les plus divers.

« Un je qui est un nous, un nous qui est un je »

Ce que l’on appelle aujourd’hui4 les « théories de l’énonciation » doit beaucoup à l’œuvre du linguiste Émile Benveniste. Estimant que Ferdinand de Saussure a fait fausse route en élaborant une linguistique qui exclut la composante active du langage (Normand 2010, 175-176; 183), Benveniste propose de la réintroduire par le biais de ce qu’il nomme le « discours5 ». De fait, le discours est pour lui la « manifestation de l’énonciation », soit le produit de la « mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel » (Benveniste 2014 [1970a], 80). Il ne s’agit donc « pas simplement de la “parole’’ », comprise comme expression verbale, mais de la faculté qui est à l’origine de cette expression, c’est-à-dire de « l’acte même de produire » un énoncé (80). Conséquemment, lorsqu’il est question, chez Benveniste, de l’« acte d’énonciation », il faut avoir en tête un geste d’appropriation de la langue, plutôt qu’un usage passif ou machinal de cette dernière. Car, ce qui intéresse Benveniste, c’est finalement moins « le texte de l’énoncé » — ce qui est dit — que sa manière — comment cela est dit (80). Sur ce point, son projet n’est pas tellement éloigné de celui d’un Roman Jakobson ou d’un André Martinet, puisqu’il s’attache surtout à l’analyse des données immanentes du langage, à ses structures et au système qu’il constitue.

Le programme que met en place Benveniste ne se résume pourtant pas l’étude formelle de l’acte d’énonciation (Dessons 2006, 97); visant à rendre compte du caractère agissant de la langue, il implique en outre un effort de conceptualisation de la subjectivité dans le langage, c’est-à-dire un effort pour mettre au jour ce que le sujet doit à sa condition langagière. Benveniste estime en effet que le « langage est […] la possibilité de la subjectivité » (2014 [1958], 263), — qu’il est ce par quoi et ce dans quoi se déploie la présence du sujet. De son point de vue, on ne peut donc pas faire l’étude du langage sans se pencher sur le processus de subjectivation qui l’accompagne. D’ailleurs, si le travail de Benveniste s’inscrit ici de plain-pied dans le champ de la linguistique formelle, il procède en outre d’une réflexion philosophique6sur la « condition de l’homme dans le langage » (Benveniste 2014 [1958], 260). De fait, l’une des grandes thèses de Benveniste énonce que « [l]e langage est dans la nature de l’homme » (259). Toutefois, si l’on accepte cette thèse, alors on doit également admettre l’antériorité du langage sur celui ou celle qui le parle, c’est-à-dire sur celui ou celle qui se l’approprie. C’est dire, aussi, que « le langage ne peut être un simple instrument de communication » (Hailon 2012, 120), car au-delà de son « rôle de transmission » — rôle qu’il partage avec différents « moyens non linguistiques », et qui ne lui appartient donc pas en propre —, il est avant tout le médium par lequel et dans lequel se réalise la condition humaine. Benveniste exemplifie les effets de ce « procès d’appropriation de la langue » (2014 [1970a], 82) en évoquant la figure de l’enfant. Celui-ci, écrit-il, « [e]n apprenant le nom d’une chose, […] acquiert le moyen d’obtenir cette chose »; d’une part parce qu’il peut la désigner — et, par suite, se l’approprier —, d’autre part parce qu’il peut la replacer dans un plus vaste ensemble de choses — ce qui lui permet, à terme, de donner du sens au « monde dans lequel il vit » (2014 [1968], 24). Autrement dit, il en va de l’acte d’énonciation comme de beaucoup d’autres processus de subjectivation (Roussillon 1995) : celui-ci passe par un moment négatif — l’enfant qui entre en contact avec quelque chose qui n’est pas lui —, par la rencontre d’une forme ou d’une autre d’altérité — la chose que l’enfant apprend à nommer.

D’aucuns ont cru voir dans la conception benvenistienne de l’énonciation une défense du sujet individuel (Maldidier 2007). Il est vrai qu’en insistant surtout sur la figure du « locuteur », Benveniste semble suggérer que l’acte d’énonciation est essentiellement le fait d’une personne particulière (2014 [1970a], 81-82). De même, en affirmant que la « subjectivité ne prend son relief qu’à la première personne » (2014 [1958], 264), c’est-à-dire au « je », il semble considérer que l’exercice du langage implique forcément une certaine individualité. Or, « c’est oublier que, pour Benveniste, cette manière de présenter les choses n’est pas un renforcement de la singularité du sujet, mais bien une tentative de dépassement de l’opposition entre l’individu et la société » (Provenzano 2014, 141). En effet, le « je » dont il est question ici ne renvoie pas nécessairement à un individu seul; il peut tout aussi bien s’agir d’un comité — donc, d’un petit groupe d’individus — que de toute une communauté — réunissant des centaines, voire des milliers de personnes. Benveniste désigne ces sujets collectifs par les termes de personnes « amplifiées » (2014 [1946], 236) ou « dilatées » (235), car il ne les conçoit pas comme l’addition de divers « je » — c’est-à-dire, comme une somme potentiellement conflictuelle de subjectivités —, mais comme un « je » qui s’associe d’autres sujets (Maingueneau 2003, 199). C’est ainsi, par exemple, que fonctionne le discours d’un·e porte-parole, dans la mesure où ce·tte dernier·ère se fait le·a dépositaire et le relais des opinions d’autres personnes. Ce n’est donc pas nécessairement un sujet individuel qui, dans l’esprit de Benveniste, s’empare du langage lorsqu’il y a acte d’énonciation; ce peut être également un groupe, de taille et de composition plus ou moins variable. Par conséquent, la subjectivation qu’engendre le procès d’appropriation de la langue ne se limitera pas, elle non plus, qu’aux individus; elle concernera aussi parfois des entités collectives, lesquelles vont se singulariser par et dans leur expérience de la langue. « Chaque classe sociale, écrit Benveniste, s’approprie des termes généraux, leur attribue des références spécifiques et les adapte ainsi à sa propre sphère d’intérêt » (2014 [1970b], 100). En somme, et plus largement, « c’est l’Homme dans sa généralité qui est invité à s’approprier une langue qui lui donnera la capacité créatrice de s’inventer dans la société » et, par le fait même, d’« inventer […] la société elle-même » (Provenzano 2014, 142).

En effet, Benveniste soutient que le procès d’appropriation de la langue implique toujours déjà une action dans et sur le monde. Bien entendu, cette action aura une signification et un relief particuliers selon qu’elle découle d’un sujet ayant plus ou moins d’autorité. Il sera ainsi beaucoup plus facile, pour le discours d’un·e ministre, de porter à conséquence, que pour celui d’une personne lambda. S’il est une chose, en revanche, qui est vraie pour tout acte d’énonciation, c’est son influence sur le temps présent. Car, affirme Benveniste, « quel que soit le type de langue, on constate partout une certaine organisation linguistique de la notion de temps » (2014 [1958], 262). Cette organisation n’est pas toujours la même et, d’une langue à l’autre, il arrive qu’elle prenne des formes nettement distinctes; toutefois, elle renvoie nécessairement à un « présent », c’est-à-dire à un ici (hic) et un maintenant (nunc). « Or ce “présent’’, écrit Benveniste, […] n’a comme référence temporelle qu’une donnée linguistique : la coïncidence de l’évènement décrit avec l’instance de discours qui le décrit » (262). De fait, c’est en vertu d’un processus de mise en discours déterminé — d’un acte d’énonciation toujours nouveau, donc — que le présent accède réellement à l’être. Aussi, si l’on prend à nouveau l’exemple du discours d’un·e porte-parole, on dira que c’est en fonction du processus de communication que ce·tte dernier·ère met en place que son discours acquiert une certaine présence au monde, qu’il s’actualise. Agent de subjectivation, le langage est donc également, pour Benveniste, une force qui informe la réalité; non pas au sens où il la crée, mais parce qu’il agit sur elle à la manière d’un moule, c’est-à-dire qu’il en façonne les contours intérieurs et extérieurs.

Un « refus qui affirme »

La suppression et la réalisation de l’art sont les aspects inséparables d’un même dépassement de l’art7.

Guy Debord, La société du spectacle

Durablement associée au nom et à la figure de Guy Debord, l’Internationale situationniste (désormais I.S.) n’a pourtant jamais été le fait d’un seul homme. Prenant le relais du Lettrisme d’une part (Désert 2017), et de divers groupuscules d’extrême gauche de l’autre (Brun 2009), il s’agit avant tout d’une « plateforme collective » (Gwiazdzinski 2017, 181) dans laquelle certain·e·s membres vont certes se distinguer — notamment après l’autodissolution du groupe en 1972 (Trespeuch-Berthelot 2017, 162-163) —, mais qui promeut une approche résolument communautaire de l’engagement artistique et politique. C’est ce dont témoigne entre autres le « rituel des Conférences de l’Internationale situationniste, [lesquelles visent à réunir] le maximum de membres du mouvement, et dont les images figurent dans certains numéros de la revue » (Marcolini 2018, 66). De fait, l’I.S. accorde une très grande importance à la collectivisation des moyens de production et de diffusion de son art, au point même parfois de refuser toute marque d’auctorialité. D’ailleurs, lorsqu’ils rédigent un texte, les membres de l’I.S. le font très souvent à « plusieurs mains […], reprenant […] de manière classique les règles de l’écriture collective propre aux groupes littéraires d’avant-garde » (66). Cela étant, si l’I.S. se présente d’abord comme une « organisation de révolutionnaires professionnels » (Debord 1958a, 21) — et non comme un énième mouvement artistique —, c’est parce que ses membres travaillent au « sabotage du monde littéraire et de ses institutions » (Marcolini 2018, 68). Pour eux, il n’est effectivement pas question de (re)dynamiser la sphère artistique; ce qu’il faut — et l’on notera ici l’importance de la « tradition hégélienne » pour la praxis situationniste (61) —, c’est plutôt œuvrer au dépassement (Aufhebung) de l’art, c’est-à-dire à la « suppression » de toute activité artistique séparée et, simultanément, à la « réalisation » de cette même activité par et dans la vie quotidienne (62).

Or, pour emblématique qu’il soit des groupes d’avant-gardes, le tract n’est jamais qu’un très des nombreux instruments dont usent les membres de l’I.S. pour opérer le dépassement de l’art auxquels ils aspirent, et il n’est certainement pas le plus radical. En effet, les situationnistes ont élaboré — ou adopté — divers modes d’intervention artistique, dont beaucoup mettent concrètement en cause les partages entre l’art et la vie. Par exemple, ce qu’ils appellent une dérive, et qui désigne une « technique du passage hâtif à travers des ambiances variées » (Debord 1958b, 19), conteste non seulement l’autonomisation du champ artistique, mais s’oppose en outre à la monotonie qu’engendrent les grandes villes. Car prendre part à une dérive, c’est faire l’expérience — sous un mode à la fois « ludique » et « constructif » — des « effets de nature psychogéographiques » qu’engendre l’esthétisation de l’espace urbain, et ce, dans le but d’en révéler la charge idéologique (19). De manière analogue, l’urbanisme unitaire est conçu par les situationnistes comme la « critique vivante, [c’est-à-dire in situ], de cette manipulation des villes et de leurs habitants » et vise, là encore, à dépasser (aufheben) les clivages entre la sphère de l’art et celle du quotidien (Kotányi et Vaneigem 1961, 17). Cela étant dit, dans sa pratique du tract, l’I.S. met tout de même en jeu une multiplicité de dispositifs littéraires et photographiques, à commencer par celui du détournement. Soit la description qu’en propose Patrick Marcolini :

Procédé simple à mettre en œuvre, qui ne requiert aucun talent d’écriture en particulier, le détournement offre […] à tout un chacun la possibilité de produire un discours original à partir d’un matériau préexistant, et constitue potentiellement l’outil d’une prise de parole débridée, ne s’embarrassant pas des conventions littéraires, et contestant le monopole des intellectuels et du pouvoir sur le langage. (2018, 67)

De fait, nombre des tracts qui ont été produits par l’I.S. s’appuient sur des extraits de bandes dessinées américaines (comics), à la manière de ce qu’a pu faire André Bertrand avec « Le Retour de la colonne Durutti » (Trespeuch-Berthelot 2017, 170). Il y en a par ailleurs certains qui, suivant une formule de Walter Benjamin, reposent sur le « brigandage » de citations (2015 [1928], 21), c’est-à-dire sur une utilisation volontairement erronée ou trompeuse de différents extraits de texte. C’est le cas, par exemple, d’un tract paru en 1964, puis repris en 1966 dans le dixième numéro de la revue de l’I.S., dans lequel « les situationnistes font dire à Marx : “Le 28 septembre 1964, cela fera juste cent ans que nous avons fondé l’Internationale situationniste. Cela commence à prendre tournure” » (I.S. 1966, 68, cité par Trespeuch-Berthelot 2017, 165). Dans l’ensemble, l’usage que l’I.S. fait du tract correspond donc au programme annoncé en juin 1958 par Debord dans ses « Thèses sur la révolution culturelle » :

Il faut lutter sans plus attendre, aussi dans la culture, pour l’apparition concrète de l’ordre mouvant de l’avenir. C’est sa possibilité […] qui dévalorise toutes les expressions dans les formes culturelles connues. Il faut mener à leur destruction extrême toutes les formes de pseudo-communication, pour parvenir un jour à une communication réelle directe. (1958a, 21)

Durant l’été 1965, alors que la ville d’Alger s’apprête à accueillir le Festival de la Jeunesse (Trespeuch-Berthelot 2017, 167), l’I.S. rédige un long tract intitulé « Adresse aux révolutionnaires d’Algérie et de tous les pays » (I.S. 1966). Dans ce document aux accents résolument internationalistes, on décèle certes un objectif d’information. Pourtant, ce qui frappe sans doute le plus, c’est la volonté, maintes fois réaffirmée, de « briser toutes les règles de fausses compréhensions imposées par la “coexistence pacifique” des mensonges régnants » (47). De fait, l’ambition de l’I.S. semble ici avant tout de faire advenir une réalité nouvelle, en proposant une lecture hétérodoxe — c’est-à-dire ni soviétique ni états-unienne — de la situation politique mondiale. Sur le plan purement morphologique, l’« Adresse » est pourtant un tract assez peu inventif. Sous un titre écrit en caractère gras, on trouve d’abord un exergue issu de l’ouvrage de Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (2007 [1852]). La formule d’appel est adressée à de vagues « Camarades », ce qui — je le montrerai — n’est pas sans lien avec l’effet d’adhésion que suscite le tract. Vient ensuite le corps du texte, qui comprend treize paragraphes, puis une série de six vivats lancés en faveur de divers mouvements et groupes révolutionnaires. Enfin, et conformément à l’esprit conseilliste qui anime l’I.S. (Trespeuch-Berthelot, 303-304), le tract se termine par une brève signature — « Internationale situationniste » — qui évoque un travail d’écriture réaliser à plusieurs, sans véritable auteur·trice.

Si, sur le plan purement morphologique, l’« Adresse » est donc un tract politique on ne peut plus classique, c’est sur le plan performatif qu’il se distingue. En effet, on y observe plusieurs éléments textuels — vocabulaire, figures rhétoriques, concepts — et péritextuels — titre, exergue, signature — qui témoignent d’un vif souci vis-à-vis des « effets de discours » (Foucault 2008, 65). Surtout, et c’est la raison première pour laquelle j’ai tenu à l’évoquer ici, l’« Adresse » montre bien comment la forme littéraire que constitue le tract s’emploie à donner réalité à une certaine interprétation du monde — celle de l’I.S., en l’occurrence — et comment, dans le même temps, elle s’emploie à suppléer au « toujours-déjà-donné » (Althusser 1975 [1965], 203-204) qui affecte le monde. Au-delà de son évidente fonction référentielle, il y a dans l’« Adresse » une fonction conative forte, qui enjoint les lecteur·trice·s à ne pas simplement ré-imaginer leurs conditions d’existence, mais également à agir concrètement sur elles. De là la nécessité, pour « les prochaines révolutions […], de se comprendre elles-mêmes [et donc, de] réinventer totalement leur propre langage » (I.S. 1966, 48; les auteur·e·s soulignent). Car, si l’on tient la langue pour l’un des principaux lieux de production de la réalité sociale — et les thèses de l’I.S. au sujet de la centralité du « problème du langage [dans] les luttes pour l’abolition ou le maintien de l’aliénation » (Debord et Vaneigem 1963, 29) vont tout à fait en ce sens —, alors on se doit d’en accentuer l’élément d’« insoumission » (Khayati 1966, 51), c’est-à-dire d’œuvrer à rebours du pouvoir, lequel n’a pas d’autre ambition, selon les situationnistes, que de « fixer une fois pour toutes le sens existant » (51) des mots et des choses.

En empruntant au vocabulaire de Benveniste, on dira donc que l’« Adresse » effectue un procès d’appropriation de la langue, dans la mesure où s’y opère un geste de « sémantisation » (2014 [1970a], 81), c’est-à-dire un geste de « conversation […] de la langue en discours » (81). Or, ce procès, je l’ai indiqué, s’accompagne lui-même de deux autres opérations linguistiques d’importance. La première, la subjectivation, renvoie au mouvement par lequel un acte d’énonciation donne corps à un sujet, qui peut être collectif aussi bien qu’individuel. S’agissant de l’« Adresse », cette opération s’accomplit avant tout par l’entremise de la formule d’appel, « Camarades ». Celle-ci, en interpellant indistinctement tous ceux et toutes celles qui pourraient éventuellement se reconnaître dans le discours de l’I.S. — en ne se bornant pas exclusivement aux sympathisant·e·s situationnistes —, contribue à la formation d’une communauté politique nouvelle : la communauté des lecteur·trice·s du tract. Évidemment, le vocable « camarade » a souvent été associé à des organisations politiques de gauche — parti communiste, groupe affinitaire, syndicat ouvrier, etc. Toutefois, il ne se réduit pas au seul lexique de ces organisations et connote, plus largement, l’amitié et la familiarité8. L’utilisation de certains « lieux discursifs » (Krieg-Planque 2006) — « mensonge bourgeois », « spectacle », « tentatives révolutionnaires » (I.S. 1966, 43; 46; 47), etc. — participe également de la subjectivation qu’opère l’« Adresse », puisqu’elle favorise une connivence, une fraternité entre le locuteur (les membres de l’I.S.) et le ou la locutaire (les lecteur·trice·s). De fait, tous ceux et toutes celles qui sauront appréhender ces lieux discursifs — qui comprendront, par exemple, que le terme « spectacle » ne désigne « pas une pure et simple adjonction au monde, [mais] la substitution de la réalité par son image » (Jappe 2001[1993], 23-24) — pourront se dire et surtout se faire le relais des propositions de l’I.S. Là encore, l’objectif est donc de produire un effet de contagion, en suscitant un sentiment d’appartenance vis-à-vis du discours que propose l’« Adresse ».

La seconde opération qui accompagne le procès d’appropriation de la langue touche au monde lui-même : à ses modes de donation (Gegebenheitsart)9 d’une part, à la compréhension que l’on peut en avoir d’autre part. Dans l’« Adresse », cette opération passe d’abord par le déploiement d’une grille de lecture de la réalité sociale qui prend à revers les lieux communs du discours dominant. Sont ainsi renvoyés dos à dos le mensonge bourgeois (états-unien) et le mensonge bureaucratique (soviétique), puisque tous deux agissent en lieutenant (Platzhalter) d’une même vision du monde — celle induite par la « coexistence pacifique » (47) —, dont ils assurent la stabilité (géo)politique et idéologique. Concrètement, il s’agit, avec le discours de l’« Adresse », de rejeter toutes idées et tous mots d’ordre qui pourraient avoir partie liée avec « les idéologies du vieux monde » (43) — dussent-ils, d’ailleurs, être encore associés à la théorie révolutionnaire — et d’adopter une langue nouvelle, faite d’emprunts, de détournements et d’inventions. D’où l’effet d’étrangeté (Verfremdungeffekt) qu’opèrent certains passages de l’« Adresse »; car en employant des termes et des expressions peu usités (« consommation spectaculaire » (44), « négation modernisée » (48), « praxis révolutionnaire » (46), etc.) — ou en donnant une signification nouvelle à des éléments de langage répandus (la formule « vieux monde » (43) qui ne désigne plus simplement l’Europe, mais bien l’ensemble des sociétés industrielles avancées) —, le discours que porte ce tract perturbe l’ordre de lecture, et avec lui, la représentation ordinaire du monde. Par ailleurs, l’usage d’une syntaxe parfois alambiquée accentue le sentiment de défamiliarisation de l’ensemble, en suggérant là encore une manière de rupture à l’égard des allants de soi du discours politique. Et de fait, les membres de l’I.S. sont parfaitement conscients de ce que leur langage peut avoir de « fantastique » (46); pour autant, ils estiment que ce langage n’en est pas moins « celui […] de la vie réelle » (46) — de la vie enfin débarrassée de son « sommeil léthargique » (46) —, dans la mesure où il s’oppose au monde renversé (verkehrte Welt) du spectacle moderne, c’est-à-dire à la représentation du monde qu’engendre le mode de production capitaliste. Or, que cette appréciation soit juste ou non, elle n’en est pas moins révélatrice de ce vers quoi chemine le discours de l’« Adresse », à savoir l’aménagement d’un monde nouveau par et dans l’expérience d’une langue autre, transfigurée.

L’interprétation que j’ai tentée ici ne peut prétendre à l’exhaustivité : sa longueur — une quinzaine de pages — ainsi que son objet — un unique tract — n’en font peut-être pas un brouillon, non plus qu’une ébauche, mais ils limitent de beaucoup les conclusions que l’on peut en tirer. J’espère, cela dit, avoir au moins réussi à faire la démonstration de la fécondité analytique de la linguistique de Benveniste quant à l’étude du tract. Les travaux qui ont été consacrés à cette forme sont, je l’ai déjà indiqué, assez peu nombreux. Ils datent par ailleurs presque tous d’au moins quarante ans et reposent principalement sur des approches quantitatives des faits littéraires. En revanche, du fait de son souci pour la composante active du langage, la linguistique de Benveniste me semble non seulement en mesure de rendre compte de la dimension performative du tract, mais elle me semble en outre à même de montrer en quoi cette forme littéraire fonctionne toujours de pair avec un processus de subjectivation politique. C’est du moins ce qui ressort de la lecture que j’ai proposée de l’« Adresse aux révolutionnaires d’Algérie et de tous les pays ». Car non content d’opérer un geste de transformation du monde — par un travail sur et à l’intérieur de la langue —, ce tract de l’I.S. fait surtout en sorte de donner une expression politique à ce geste, en favorisant l’émergence d’un sujet collectif à même de le pérenniser. Et si ce n’est pas le propre de tout tract que de fonctionner de cette manière, c’est en tout cas celui de plusieurs tracts militants, qui entendent ainsi faire acte de discours.

 

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Pour citer cet article: 

Deslauriers, Antoine. 2022. « Contre le ''fétichisme de la signature''. Le tract comme acte de dénonciation », Postures, Dossier « Littérature et mouvements sociaux / 25 de Postures », no 35,  En ligne, <http://www.revuepostures.com/fr/articles/Deslauriers-35>, Consulté le ( xx / xx / xxxx).