La collection « Tracts » chez Gallimard : stratégie du double jeu dans le champ éditorial

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Il y a ce que disent les Gilets jaunes. Il y a surtout ce qu’ils révèlent1.

Danièle Sallenave, Jojo le Gilet jaune

En février 2019, la crise sociale des Gilets jaunes est à son point culminant en France2. Après trois mois de manifestations chaque samedi, la mobilisation continue de constituer la première information de tous les médias. C’est dans ce contexte explosif que les éditions Gallimard lancent une nouvelle collection, « Tracts »visant à « faire entrer les femmes et hommes de lettres dans le débat, en accueillant des essais aux prises avec leur temps, mais riches de la distance propre à leur singularité » (Manifeste de la collection, Gallimard 2019). La collection comporte aujourd’hui trente-deux titres, parus d’abord bimensuellement, puis de manière plus aléatoire depuis octobre 2020. Il s’agit d’une collection de circonstances, créée en réaction au mouvement social des Gilets jaunes, puis prolongée par les « Tracts de crise », publiés quotidiennement pendant le premier confinement dû à la COVID-19, entre mars et mai 2020. Les ouvrages, de trente-deux ou quarante-six pages, traitent d’un sujet de société abordé par un·e auteur·rice issu·e du catalogue Gallimard : les « Tracts » sont ainsi entièrement dédiés au relais du discours des intellectuel·le·s contemporain·e·s. La naissance de la collection « Tracts » pointe les contradictions et les tensions de cette figure. En effet, le prestige social des intellectuel·le·s, incontournable depuis la tribune d’Émile Zola, « J’accuse », est ébranlé par les militant·e·s de mai 1968, qui leur reprochent une position de magistère, déconnectée des enjeux politiques concrets (Brillant 2008, 90). Cette crise de légitimité, qui avait fini par s’essouffler avec la disparition ou l’institutionnalisation des intellectuel·le·s engagé·e·s en mai 1968, a connu un regain d’intensité avec les Gilets jaunes, comme en témoigne l’opposition véhémente des manifestant·e·s à la présence d’intellectuel·le·s médiatiques qui tentaient de s’afficher à leurs côtés (notamment Alain Finkielkraut, qui fait l’objet d’injures antisémites le 16 février 2019). Dans ces conditions, la création d’une telle collection semble être une véritable prise de position de la part des éditions Gallimard visant à maintenir ou rétablir l’intellectuel·l·e à sa tribune. Pourtant cette collection ne va pas sans contradiction. Il n’est pas anodin que les éditions Gallimard, dominantes au sein du champ éditorial (Bourdieu 1999, 9), cherchent à défendre les intellectuel·le·s via une publication nommée « Tracts ». En effet, chez cette maison d’édition, la forme du tract en appelle à un double héritage : celui des tracts politiques, « littérature des rues » (Novak 2015, 12), de mai 1968, dont la collection s’approprie l’esthétique; et celui des « Tracts de la NRF », collection des années 1930 éditant de courts essais produits par les intellectuel·le·s de l’époque. Ces deux héritages sont en tension, puisqu’ils se rapportent à des positions différentes sur le rôle de l’intellectuel·le : son rejet total par les militant·e·s de mai 1968 contre sa légitimité et sa parole sacralisées pour la Nouvelle Revue Française (NRF).

Dans cet article, nous étudierons donc la collection « Tracts » comme objet emblématique des contradictions qui traversent la notion d’engagement dans le champ éditorial et dans le champ intellectuel. La collection a pour but de répondre à une crise, celle de la légitimité des intellectuel·le·s, et plus largement celle de la parole des hommes et femmes de lettres. Le processus de légitimation se fait cependant dans une forme ambivalente, puisqu’il accole au tract, objet de lutte culturelle, les grands noms des auteur·rice·s les plus reconnu·e·s du catalogue Gallimard : la collection est traversée de tensions et de contradictions à des niveaux individuels et collectifs. Nous faisons alors l’analyse que la collection « Tracts » est une incarnation des tentatives (et des difficultés) du champ éditorial à sadapter à un contexte de production renouvelé par l’émergence de nouvelles manières d’écrire le politique et lengagement. Nous chercherons donc, dans cet article, à démêler les raisons affichées par Gallimard des raisons pratiques et sous-jacentes, non avouées, qui ont présidé à la création d’une collection aussi ambivalente. Nous utiliserons comme éclairage les considérations de Pierre Bourdieu sur le champ littéraire (Bourdieu 1992) : la théorie des champs postule une homologie entre les positions politiques et éthiques des agents, et leur position dans le champ. Nous tenterons de comprendre comment la position dominante de Gallimard au sein du champ éditorial, relayée par la légitimité indiscutée de ses auteur·rice·s au sein du champ littéraire, détermine le projet et les modalités de l’engagement intellectuel promu dans la collection « Tracts ».

Nous commencerons par étudier plus précisément le contenu de la collection, que nous mettrons en rapport avec le projet formulé par Antoine Gallimard. C’est avec une idée plus claire du discours de la maison d’édition que nous pourrons en pointer les contradictions. Celles-ci se cristallisent autour de deux points : le tract comme organe d’expression d’une opposition à la culture légitime, et sa récupération par Gallimard, maison d’édition légitime par excellence. C’est cette opposition irréconciliable et surprenante qui permettra de dépasser le discours de la maison d’édition pour comprendre les véritables enjeux qui président à la création d’une collection de circonstances. Moins qu’à une crise des intellectuel·le·s, c’est bien à une crise de sa propre légitimité que Gallimard fait face; la collection devient alors un moyen pour la maison d’édition de palier à l’ébranlement de sa domination provoquée par le mouvement social des Gilets jaunes au sein de son public. 

La collection « Tracts » : une collection de circonstances

Dans son texte introductif et promotionnel, Antoine Gallimard mentionne « la réactivation d’un débat d’ampleur nationale » (Manifeste de la collection, Gallimard 2019) en référence à la crise des Gilets jaunes. En réalité, la discussion est permanente et renouvelée chaque samedi depuis novembre 2018. Elle occupe tout l’espace médiatique, ranimant une réflexion politique dans les classes dites populaires et moyennes, notamment sur les questions de pouvoir d’achat et de coût de la vie : c’est l’augmentation du prix de l’essence qui a mis le feu aux poudres, dans des régions où les ménages sont dépendants de la voiture individuelle pour tous leurs déplacements. La crise des Gilets jaunes a poussé tous les milieux et tous les groupes sociaux à prendre position, moins finalement sur ces débats de fond que sur le bien-fondé des blocages et des manifestations souvent interdites et parfois violentes (Jeanpierre 2019). Si des personnalités médiatiques ont pu s’exprimer dans ce contexte à titre d’intellectuel·le (nous pouvons penser à Alain Finkielkraut, Luc Ferry ou encore Édouard Louis3), les différent·e·s acteur·rice·s du champ littéraire ont beaucoup tardé à s’exprimer dans le débat4 et à y occuper une position identifiable. Ce silence fait figure d’exception dans l’histoire contemporaine française. Depuis l’engagement d’Émile Zola dans l’affaire Dreyfus avec sa tribune « J’accuse », l’écrivain fait l’objet, en France, d’un « culte laïc » (Thiesse 2019, 156). La légitimité de l’écrivain·e est fondée sur le régime de singularité de la littérature (Heinich 2015) : en littérature, c’est l’unique qui est valorisé. La parole de l’écrivain·e doit donc être fortement individualisée et, paradoxalement, c’est dans cette individualité qu’elle va devenir porteuse de la voix de la collectivité politique. L’écrivain·e serait alors légitime culturellement et politiquement de prendre position lors des crises politiques, et de faire avancer le débat par ses tribunes. C’est tout l’objet de la collection « Tracts ». À côté et à part des affrontements des manifestant·e·s et de la classe politique, la collection cherche à ménager un espace de parole aux écrivain·e·s, dont les « voix doivent se faire entendre en tous lieux » (Gallimard 2019). Les publications de la collection proposent des textes analysant différents événements contemporains (crises politiques, écologiques, institutionnelles, etc.) par les hommes et femmes de lettres, dont la « singularité » de regard permet un discours « aux prises avec son temps » (Gallimard 2019). La collection « Tracts » offrirait une réponse à une double crise : d’une part, elle prendrait position dans le cadre de la crise sociale et du débat national; d’autre part, elle rétablirait le rôle traditionnel des écrivain·e·s dans l’espace public. Elle réaffirme une légitimité qui est pourtant chahutée, voire rejetée par les Gilets jaunes (qui reprennent ici le discours des manifestations de mai 1968) : celle de parler pour et au nom de la collectivité politique. Bien que les paramètres de la « prise de parole » aient été adaptés depuis mai 1968 (Foucault et Deleuze 1972, 4), la position de la collection n’en est pas moins traditionaliste dans le rôle qu’elle attribue au champ littéraire : celui de rendre possible pour tous·tes la « liberté de penser » (Gallimard 2019).

Selon l’éditeur Antoine Gallimard, l’idée de la collection est survenue grâce à Régis Debray, auteur du Tract numéro 1 : L’Europe Fantôme. Son texte, trop court, ne convenait pas aux différents formats de la maison d’édition. Cette contrainte a rencontré une ambition préexistante chez l’éditeur, qui réfléchissait à une manière de faire coexister l’édition et l’actualité malgré la temporalité a priori longue imposée par l’objet-livre. En effet, le mode d’écriture de l’intellectuel·le se rapproche de celui d’un·e journaliste. L’écriture se fait sur le temps court, avec publication rapide : avec la collection « Tracts », et plus encore avec les « Tracts de crise », les éditions Gallimard font le pari de se confronter à un nouveau mode d’édition et à une nouvelle temporalité. Les auteur·rice·s font tous·tes partie du catalogue Gallimard : ce sont des écrivain·e·s reconnu·e·s dans le milieu littéraire, et leur voix possède un poids au sein de l’espace public (Foucault et Deleuze 1972, 4). Les quatre titres ouvrant le catalogue sont représentatifs à la fois des auteur·rice·s convié·e·s à l’exercice et des thématiques abordées : L’Europe Fantôme de Régis Debray, est un manifeste pro-européen appelant à sa réforme sociale; Europe, mes mises à feu d’Erri de Luca réfléchit également à la question européenne en suggérant la nécessité d’une Europe « humaniste »; Faute d’égalité de Pierre Bergougnioux analyse le mouvement des Gilets jaunes au prisme de l’Histoire des nations et des idées; enfin, Jojo le Gilet jaune de Danièle Sallenave propose un texte sur la fracture sociale et culturelle à l’origine de la crise contemporaine. Dans des écritures personnelles et toujours érudites, des thèmes variés sont abordés (l’Europe, la crise des Gilets jaunes, la montée des extrémismes), généralement sous un prisme humaniste : la culture, et plus spécifiquement la culture littéraire dont les hommes et femmes de lettres sont les garant·e·s, doit permettre de comprendre le monde. Nous constatons également une évolution dans la ligne éditoriale de la collection. Avec la publication à un rythme plus soutenu des « Tracts de crise », le catalogue s’est étendu du côté des professions politiques (Bruno Lemaire, Vouloir une économie pour la France) et des pensées moins humanistes que conservatrices, voire réactionnaires (Nathalie Heinich, Ce que le militantisme fait à la recherche; Alain Borer, « Speak White! » Pourquoi renoncer au bonheur de parler français?). Cela suffit déjà à s’interroger sur le statut de la collection, qui déborde du but qu’elle s’est donné et de sa première ligne éditoriale dès que la crise première est passée. Moins que la littérature, il semblerait alors que c’est la légitimité de l’écrivant·e (Barthes 1964, 147), quel que soit le sujet traité et l’opinion épousée, qui unifie les auteur·rice·s du corpus. 

Dans son texte promotionnel, Antoine Gallimard revendique l’héritage et la tradition des intellectuel·e·s français·e·s :

Voilà pourquoi la collection « Tracts » fera entrer les femmes et les hommes de lettres dans le débat, en accueillant des essais en prise avec leur temps mais riches de la distance propre à leur singularité. Ces voix doivent se faire entendre en tous lieux, comme ce fut le cas des grands « Tracts de la NRF » qui parurent dans les années 1930, signés par André Gide, Jules Romains, Thomas Mann ou Jean Giono — lequel rappelait en son temps : « Nous vivons les mots quand ils sont justes. » (Manifeste de la collection, Gallimard 2019)

La Nouvelle Revue Française (NRF), créée en 1909 et éditée par Gaston Gallimard (avant même la naissance des éditions Gallimard en 1920), est la revue de référence pour les universitaires français·e·s dans l’entre-deux-guerres. Si elle perd son influence lors de la Seconde Guerre mondiale (elle est accusée de collaboration et interdite à la Libération), elle n’en reste pas moins un modèle sur lequel se fondera notamment la revue Les Temps Modernes, dirigée par Jean-Paul Sartre à partir de 1945 et également éditée par Gallimard. À côté de la revue, la collection « Tracts de la NRF » est conçue comme un espace de publication marginal, dans lequel les romancier·cière·s peuvent publier leurs œuvres non littéraires : leur activité politique, journalistique ou intellectuelle est strictement séparée de leur activité littéraire. Il s’agissait de consacrer l’écrivain·e comme intellectuel·le, tout en laissant le domaine de la littérature et de sa critique à la Nouvelle Revue Française. Pour Antoine Gallimard, se réclamer des « Tracts de la NRF », c’est donc prolonger cette séparation stricte entre littérature et engagement, tout en réaffirmant paradoxalement la nécessité pour les écrivain·e·s de prendre la parole dans l’espace public. Cette séparation, si elle avait son sens dans l’entre-deux-guerres, où la doctrine de l’art pour l’art avait encore cours, semble avoir perdu de sa vigueur aujourd’hui. Il apparaît même que la littérature contemporaine est toujours, d’une manière ou d’une autre, impliquée dans le réel (Zenetti 2015). La continuité historique entre les deux collections ne va pas non plus de soi. En effet, les « Tracts de la NRF » ont été publiés entre 1934 et 1939, à la toute fin de l’entre-deux-guerres. Le prestige de l’intellectuel·le est alors extrêmement haut : sa parole et ses opinions sont publiées dans des tribunes qui exercent une forte influence sur le monde politique. Cet ascendant est si puissant qu’en 1940, les écrivain·e·s sont accusé·e·s d’être en partie responsables de la défaite française (Sapiro 1999). Ce mythe d’une responsabilité de la littérature n’a plus vraiment effet aujourd’hui, et moins encore dans le contexte de la crise des Gilets jaunes. Si les écrivain·e·s ont conservé une partie de leur prestige social, leur prise de parole ne fait pas autorité. C’est d’ailleurs cette position plus ambiguë du milieu littéraire qui motive le geste des éditions Gallimard : il s’agirait de restituer leur prestige aux hommes et femmes de lettres. 

Les premières contradictions apparaissent à l’analyse de la composition de la collection, ainsi qu’à celle de la lignée historique dans laquelle elle se place. Ce n’est pourtant pas suffisant pour réellement comprendre le système dans lequel la collection s’insère. Pour cela, nous devrons analyser ce que dit le titre « Tracts », et le paradoxe qu’il incarne : quoique dominante dans le champ éditorial, la maison Gallimard décide de faire référence avant tout à un modèle éditorial et littéraire contestataire, voire révolutionnaire.

La référence au tract : une publicité surprenante

En nommant la collection « Tracts », les éditions Gallimard se placent dans l’héritage, nous l’avons vu, des « Tracts de la NRF ». Pourtant, le terme possède des connotations bien plus contemporaines et contestataires. Dans l’histoire culturelle et littéraire, le tract renvoie bien plus directement aux pratiques d’écritures polémiques de mai 1968 qu’à la Nouvelle Revue Française. Le tract possède deux définitions dans le dictionnaire du Centre National des ressources textuelles et lexicales (CNRTL) : « Document de propagande ou d’information, à caractère politique, religieux ou publicitaire, que l’on distribue en masse ou que l’on colle aux murs » et « Brochure, opuscule portant le plus souvent sur une question religieuse ou politique » (CNRTL 2022). La collection éditoriale se rapporte plutôt à la seconde définition, qui est un sens vieilli; à l’inverse, le terme commun renvoie bien à la première définition. L’emploi du mot « tract » par Gallimard est alors ambivalent : bien qu’il soit motivé par l’histoire de la maison d’édition, les éditeur·rice·s ne peuvent pas ignorer les connotations du terme. Cette équivoque est d’autant plus significative que les tracts produits lors des événements de mai 1968, tout comme les productions écrites des Gilets jaunes, se sont définis dans leur opposition même avec les formes dominantes de la littérature, telles que l’essai et le roman. En mai 1968, par contestation face au prestige symbolique de la littérature dans le monde social, les militant·e·s se tournent vers d’autres formes de la culture écrite, qui rassemble l’ensemble des objets écrits et des pratiques d’écriture (Chartier 1996). Les textes contestataires prennent majoritairement trois formes : le périodique, l’affiche et le tract. Ces formes sont pensées pour révolutionner la culture écrite, la dépouiller de son assise et de sa permanence pour lui rendre liberté et horizontalité. Dans « Tracts, affiches, bulletins », Maurice Blanchot écrit (sans signer) :

Efficaces ou non, ils apparaissent à la décision de l’instant. Ils apparaissent, ils disparaissent. Ils ne disent pas tout, au contraire ils sont hors de tout. Ils agissent, réfléchissent fragmentairement. Ils ne laissent pas de trace : trait sans trace. Comme la parole sur les murs, ils s’écrivent dans l’insécurité, sont reçus sous la menace, portent eux-mêmes le danger, puis passent avec le passant qui les transmet, les perd ou les oublie (2018 [1968], 158). 

Le tract est une forme emblématique de cette nouvelle littérature, « art révolutionnaire dans la rue » (Blanchot 1968) : il est pensé pour être distribué à chacun·e, pour être partagé et pour occuper l’espace urbain. De même que la rue est libérée, la parole et les mots sont repris, confisqués aux livres pour être rendus à la rue de façon éphémère. Bien qu’un tel projet n’ait pas perduré et que la mort du livre appelée par le Comité d’action étudiants-écrivains (CAEE, formé à Paris en mai 1968) ne soit pas advenue, les élites intellectuelles et leurs supports ont été privés de leur légitimité, du moins au sein de l’espace contestataire : le régime d’individualité qui fait de l’écrivain·e un être sacré n’est plus reconnu, puisque le mouvement social est porté par le groupe et non l’individu. Nous retrouvons le même processus dans le mouvement des Gilets jaunes : la parole est collective au point que, pendant les manifestations, les militant·e·s ont refusé d’avoir des porte-parole officiels. Le refus du prestige social de l’écrivain·e est redoublé par la crainte de voir la parole lui être confisquée par une figure avec une autorité sociale plus importante. 

Le choix du tract comme référent est d’autant moins évident que les éditions Gallimard ne sont pas particulièrement liées au milieu militant ou même à l’avant-garde littéraire. Groupe moteur du milieu éditorial francophone en ce qui concerne la littérature du XXe siècle et la littérature contemporaine, c’est la cinquième maison d’édition française d’importance, par la taille de son capital économique. Il faut également prendre en compte son capital symbolique. Dans son article « Une révolution conservatrice dans l’édition », publié en 1999 dans les Actes de la recherche en sciences sociales, Pierre Bourdieu dresse un état du champ éditorial et en définit les acteur·rice·s principaux·ales. Il identifie sept maisons dominant le champ de l’édition, et Gallimard est le paradigme de « ces grandes entreprises anciennes qui cumulent toutes les espèces de capital, économique, commercial et symbolique » (1999, 1). Soutenue par son passé glorieux associé aux écrivains de la NRF (qu’Antoine Gallimard remet sur le devant de la scène lorsqu’il crée la collection « Tracts »), la maison d’édition est une grande entreprise qui publie régulièrement des ouvrages récompensés par des prix reconnus (Nobel, Goncourt, Femina, etc.). L’important capital économique et symbolique de la maison d’édition se retrouve reflété chez les auteur·rice·s de son catalogue, ainsi que chez celles et ceux publié·e·s dans la collection « Tracts ». En effet, celles-ci et ceux-ci ont souvent un engagement militant radical pendant leurs années étudiantes, engagement qui est progressivement apaisé, voire mis à distance avec la venue de l’âge et de la respectabilité. Ce sont des écrivain·e·s dominant·e·s dans le champ de la littérature, disposant à la fois de capital symbolique et temporel. De plus, elles et ils font preuve d’une importante culture humaniste qui soutient leurs discours théoriques et engagés politiquement. Il est intéressant de remarquer l’évolution de leurs positions militantes, à mettre en parallèle avec l’évolution de leur succès littéraire. Si dans leur jeunesse, certain·e·s écrivain·e·s (Alain Badiou, Régis Debray, par exemple) ont eu des liens très forts avec les mouvements gauchistes et révolutionnaires de leur temps (mai 68, guérilla internationaliste en Bolivie), ce passé est désavoué. Sans jamais le renier, les auteurs·rice·s affichent la posture de révolutionnaires repenti·e·s, revenu·e·s d’un mode d’action violent pour prôner un changement en douceur, démocratique et réformiste. L’essai d’Erri de Luca, Europe, mes mises à feu, est particulièrement intéressant à cet égard. Il reconduit les tensions de la collection jusque dans son titre, les mises à feu annonçant un essai révolutionnaire, explosif. Pourtant l’essai, divisé en cinq parties, développe une vision relativement consensuelle sur l’Europe : celle-ci devrait être plus égalitaire et sociale, et le changement devrait être porté par la culture et la littérature, capables de transcender les frontières nationales et les intérêts individuels. Les auteur·rice·s passent en somme de l’action révolutionnaire à l’inaction bourgeoise, évolution liée à l’augmentation de leurs capitaux économiques et symboliques. Avec l’ascension sociale et la légitimité vient l’assagissement. Dans le cas de Luca, nous remarquons également un changement de maison d’édition, qui semble accompagner cette évolution : les éditions Rivages, premières à publier de Luca, étaient une petite maison d’édition (aujourd’hui associée à Payot et affiliée à Actes Sud) spécialisée dans l’édition de policiers et de littérature étrangère. Pour un·e auteur·rice, passer d’une maison d’édition mineure à la grande maison Gallimard, c’est la consécration dans le champ éditorial; c’est également ne plus pouvoir tenir les mêmes propos révolutionnaires que dans sa jeunesse, tout en pouvant continuer à capitaliser sur ce passé sulfureux.

En confrontant l’usage historique du tract et la réalité sociale et éditoriale de la collection « Tracts » chez Gallimard, nous comprenons alors combien la référence à l’imaginaire contestataire convoquée par le terme « tract » est problématique. Tout, en effet, semble opposer le projet de la collection et l’objet-tract, flyer éphémère, contestataire et polémique. Nous constatons déjà la différence formelle entre les deux objets. Le tract, d’un côté, est une simple feuille imprimée, distribuée dans la rue. Selon Gisèle Sapiro dans Les Écrivains et la politique en France, il est un support littéraire propre aux écrivain·e·s polémistes et aux écrivain·e·s d’avant-garde (2018, 88). Celles-ci et ceux-ci ont en commun leur faible capital économique, ce qui les place dans l’espace littéraire oppositionnel, et non dans l’espace littéraire légitime, officiel. D’un autre côté, les auteur·rice·s publié·e·s chez Gallimard sont majoritairement renommé·e·s : elles et ils ont un important capital symbolique, et généralement un capital économique confortable. Il faut alors bien reconnaître que le « tract » de la collection n’est, en réalité, pas un tract, mais bien un livre à part entière. Bien que plus court qu’une publication classique, l’objet éditorial possède tous les attributs du livre et ne conserve que l’esthétique du tract. En effet, les couvertures de la collection reprennent une typographie évocatrice d’une littérature polémique et contestataire : de grands caractères noirs et gras sur un fond blanc, qui rappellent la mise en page simple et efficace des tracts et articles de périodiques amateurs. Cette esthétique reprise à l’identique est néanmoins en hiatus complet avec tous les aspects réellement révolutionnaires du tract. En effet, si les tracts de mai 1968 rejetaient la culture légitime, le livre et l’autorité des écrivain·e·s, la collection de Gallimard les reconduit et même les renforce. Le propos des auteur·rice·s de la collection, quoique critique, n’est jamais proprement révolutionnaire et ne provient pas d’un espace oppositionnel. Leur défense d’une Europe sociale (Erri de Luca, Régis Debray), des minorités étrangères et éloignées (Patrice Franceschi), des hôpitaux et d’une éthique du soin (Stéphane Velut, Cynthia Fleury) ne consiste pas en une prise ferme d’engagement. Bien au contraire, nous avons parfois le sentiment que les sujets traités correspondent moins à une réelle préoccupation de la part des auteur·rice·s que le suivi d’une tendance. Nous pouvons ainsi remarquer que les textes sur les classes moyennes et populaires qui constituaient une bonne partie du corpus durant le mouvement social des Gilets jaunes ont été remplacés pendant la crise de la COVID-19 par des essais sur la défense des hôpitaux publics. Dans la mesure où ces propos politiques sont issus et conduits par le pôle dominant des champs littéraires et éditoriaux, il convient de s’interroger sur le but réellement poursuivi par la collection, dont l’intérêt ne peut se trouver dans la contestation d’un ordre qui lui réussit.

Le double jeu des éditions Gallimard

En 1983, Pierre Bourdieu a cherché à définir l’intellectuel·le total·e, présent sur tous les fronts et surtout indépendant des institutions étatiques et politiques, à partir des modalités de l’engagement sartrien. Il explique dans son article que ce mode d’engagement intellectuel est devenu anachronique, et que continuer à s’y attacher relèverait du leurre :

Les conditions conjoncturelles, mais aussi structurales, qui […] ont rendu possible [lintellectuel par excellence] sont aujourd’hui en voie de disparition : les pressions de la bureaucratie d’État et les séductions de la presse et du marché des biens culturels, qui se conjuguent pour réduire lautonomie du champ intellectuel et de ses institutions propres de reproduction et de consécration, menacent ce quil y avait sans doute de plus rare et de plus précieux dans le modèle sartrien de lintellectuel et de plus réellement antithétique aux dispositions « bourgeoises » : le refus des pouvoirs et des privilèges mondains (sagirait-il du prix Nobel) et laffirmation du pouvoir et du privilège proprement intellectuels de dire « non » à tous les pouvoirs temporels. (Bourdieu 2002, 225) 

Depuis Zola et depuis Sartre, la figure de l’écrivain·e engagé·e a en effet évolué. Cette évolution est étudiée par Bruno Blanckeman dans l’ouvrage collectif Des écritures engagées aux écritures impliquées. Il y explique que l’intellectuel·le comme l’écrivain·e ont été détrôné·e·s : leur légitimité à parler par-dessus la foule, à parler pour la communauté, a été ébranlée (Blanckeman 2015, 163). Le prestige de l’écrivain·e et son capital symbolique, de même que leur besoin de justification, ne sont cependant pas épuisés. En effet, la position privilégiée des hommes et femmes de lettres est toujours remise en cause pendant les crises sociales. C’est donc dans ces moments qu’un acte d’engagement de la part d’un·e écrivain·e comporte une double signification : une prise de position dans le champ politique, mais également un acte de justification de sa propre légitimité. Dans le champ littéraire contemporain, ces prises de parole se font sur un mode mineur par rapport à l’intellectuel·le total·e dont parle Bourdieu. Moins que descendre dans l’arène, l’écrivain·e va déambuler parmi ses pair·e·s; moins qu’affirmer, elle et il va questionner et apporter un regard critique depuis sa position spécifique (Blanckeman 163). Cette position est bien celle des écrivain·e·s de la collection « Tracts » : il s’agit pour elles et pour eux de réaffirmer leur existence sociale par leur prise de parole. Cette réaffirmation de soi, cette déclaration d’importance, se fait au sein d’un mode de discours proprement littéraire. Nous remarquons ainsi, dans les différents Tracts, la récurrence des interrogations rhétoriques, qui visent à appuyer l’autorité du discours de l’écrivain·e. À cet égard, le « Tract » de Danièle Sallenave, Jojo le Gilet jaune, est extrêmement révélateur. Ce titre cherche à dénoncer la manière dont la parole est toujours confisquée aux Gilets jaunes, à cette classe moyenne qui ne semble pas pouvoir s’exprimer. Face à la condescendance d’Emmanuel Macron et des médias, Sallenave cherche à donner à ce mouvement une place et une voix. Pourtant, chaque fois que cette parole pourrait émerger, l’autrice la reconfisque immédiatement :

Qui sont les Gilets jaunes? Ce sont des gens que les habitants des grandes villes ne croisent jamais. Des gens qu’on nentend jamais. Il y a quelque part, dans un roman de Dickens une formulation extraordinaire pour désigner justement ceux qu’on ne voit pas et qui parfois se révoltent. « Quelque chose qui parfois se soulevait comme la mer, faisait un peu de mal et de dégâts, et retombait à nouveau. » (Sallenave 2019, 5)

Et plus loin :

Une demande se dégage rapidement, massive, simple, qui peut se dire en quelques mots : une fiscalité plus juste. La fiscalité a toujours été au départ et au cœur des révoltes populaires. Une amélioration du pouvoir dachat, la volonté sociale et politique d’être écoutés, entendus, considérés. « Vivre dignement de son travail. »

Il y a ce que disent les Gilets jaunes. Il y a surtout ce qu’ils révèlent. Cette manière de parler deux, dans la presse, les médias, les milieux politiques, sur les réseaux sociaux! Une distance, une condescendance, un mépris. (7)

Dans les deux extraits, la parole et les revendications des Gilets jaunes ne semblent être évoquées que pour pouvoir valoriser la posture d’herméneute de l’autrice, dont les connaissances (littéraires avec Dickens, sociologiques avec l’évocation d’une violence symbolique dans les médias) viennent éclairer la crise sociale et l’expliquer pour les dominant·e·s. La construction des phrases est parlante, en ce qu’elle marginalise les Gilets jaunes comme sujets agissants : par l’emploi du « on » qui les rend objets de perception, ou par l’emploi du présentatif « il y a », qui déplace le sujet réel de la phrase dans la proposition relative périphrastique. L’ensemble du dispositif textuel (sujet, traitement, choix stylistiques) est alors révélateur d’une stratégie de défense du rôle des intellectuel·le·s à travers une cause sociale.

De la même manière que les écrivain·e·s participant à la collection « Tracts » démontrent leur conservatisme tout en prétendant prendre un engagement politique, les éditions Gallimard réaffirment leur position dans le champ éditorial sous couvert de faciliter la prise de parole d’intellectuel·le·s. Comme tout champ social, le champ éditorial est un espace en mouvement. Les positions des différent·e·s acteur·rice·s (dominant·e·s, dominé·e·s) sont susceptibles d’évoluer en fonction des circonstances, extérieures (changement politique, crise sociale ou économique) ou intérieures (nouvelles et nouveaux arrivant·e·s). Cela peut aller jusqu’à provoquer un repositionnement de la part des acteur·rice·s dominant·e·s, pour que celles-ci et ceux-ci puissent conserver leur autorité et leur légitimité au sein du champ. Dans la mesure où le livre est à la fois « marchandise et signification » (Bourdieu, 1999, 6), l’éditeur·trice doit concilier les logiques économiques et symboliques. Par sa position dominante dans le champ, Gallimard doit maintenir et accroître son capital économique, tout en conservant sa politique éditoriale. La création de la collection « Tracts » apparaît comme un moyen de prendre acte des modifications du champ éditorial à la suite de la crise des Gilets jaunes. En effet, les petites maisons d’édition proposant une littérature politique (Zone ou La Fabrique, par exemple) ont vu leurs ventes et leur influence augmenter durant la crise, au point de pousser les acteur·rice·s les plus légitimes du champ à se repositionner. La collection « Tracts » est donc une manière efficace de jouer le « double jeu » dont parle Bourdieu :

Il associe des stratégies habiles de modernisation tempérées qui lui permettent, comme souvent les dominants, d’avoir les profits d’un choix et son contraire […]. De même que les écrivains les plus roués peuvent se donner l’illusion de braver la censure en mimant les transgressions des grands hérésiarques du passé dans des petits sacrilèges érotiques sans conséquence, certains éditeurs connaissent assez bien le jeu pour jouer double jeu. (Bourdieu, 19)

Ce « double jeu » passe par une collection affichant les caractéristiques propres à un espace oppositionnel : esthétique des tracts de mai 1968, positions politiques affirmées, etc. Pourtant, derrière ces artifices promotionnels, nous retrouvons ce qui a fait le succès de Gallimard à l’époque de la NRF : des positions humanistes, tenant le milieu d’un débat sans le renouveler, et fortement situées dans la bourgeoisie du milieu littéraire. La logique du « double jeu » permet ainsi à Gallimard de construire un faux espace oppositionnel, qui renforce in fine les logiques de domination dans les champs éditoriaux et littéraires. En effet, avec la domination qu’exerce Gallimard dans le champ littéraire, une diffusion massive des Tracts est assurée, aux détriments peut-être de productions éditoriales plus modestes. La parole déjà dominante reste donc la mieux diffusée.

Au lieu de réviser radicalement le positionnement des éditions et les modalités de la prise de parole des intellectuel·le·s au regard de la crise sociale en jeu, les éditions Gallimard réaffirment une posture conservatrice. Pourtant, le caractère subversif et même politique de la collection est superficiel et ne résiste pas à un examen approfondi des logiques qui ont présidé à sa création. Cette découverte est confirmée par les positions politiques assumées par les hommes et femmes de lettres publié·e·s. Ce sont des postures dites humanistes, problématiques en ce qu’elles sont floues et affirment peu de prises de positions politiques concrètes. Dans une certaine mesure, les écrivain·e·s issu·e·s de la collection « Tracts » correspondent au modèle de « l’intellectuel d’ambiance » imaginé par Nicolas Vieillescazes :

[L’intellectuel·le d’ambiance] occupe déjà une place significative au sein du milieu culturel, où il diffuse quelque chose sapparentant à de la radicalité politique, mais avec la plus grande douceur et, surtout, sans donner le moindre contenu affirmatif à ses propos. (Vieillescazes 2020) 

Les intellectuel·le·s d’ambiance peuvent être compris·e·s comme la transposition dans le champ littéraire et intellectuel du double jeu éditorial. Il s’agit bien d’une prétention à prendre position, sans jamais tirer de conclusions ni prendre acte politiquement de la réflexion produite : « La pensée ambianceuse se présente en deux temps — (1) constat du désastre et (2) appel à la réinvention — définis par une subjectivité (1) affectée et (2) créatrice » (Vieillescazes 2020). Nicolas Vieillescaszes étudie spécifiquement Marielle Macé, historienne de la littérature et essayiste, et Patrick Boucheron, spécialiste de l’histoire des pouvoirs au Moyen-Âge à la Renaissance, mais ses réflexions peuvent s’appliquer aux écrivain·e·s de la collection « Tracts ». En effet, la majeure partie des essais est constituée d’une analyse du réel depuis la position de l’écrivain·e, et ceux-ci témoignent de sa sidération : nous pouvons citer en vrac Sans la liberté de François Sureau, Victimes, et après? d’Arthur Dénouveaux et Antoine Garapon, ou encore Dommage, Tunisie d’Hélé Béji. Cet engagement en douceur, ou en demi-teinte, est repris dans le texte de promotion de la collection, qui se donne le titre de Manifeste : « Polémique, s’il le faut, mais sans attaque ad hominem » (Manifeste de la collection, Gallimard 2019). Cette précision est surprenante, si nous nous souvenons que l’adresse ad hominem fait partie intégrante du registre polémique. Antoine Gallimard va plus loin, en affirmant que « toute culture dominante, à chaque époque, appelle sa contre-culture. L’écran numérique a besoin de contrepoints, pour ralentir et souffler » (Gallimard 2019). Le renversement est complet : c’est le numérique, outil d’information présenté comme populaire, qui est posé en culture dominante et le livre qui deviendrait culture dominée, et donc contre-culture. Ces positions ne font pas illusion. Déjà fortement ébranlée, la posture de l’intellectuel·le ne semble pas pouvoir se rétablir par des actes de conciliation, limités aux constats d’une crise sociale vécue directement par celles et ceux qui voient leur parole confisquée. En reconduisant ces logiques, les éditions Gallimard et les écrivain·e·s de la collection se fourvoient. En 1983, Bourdieu qualifiait la maison d’édition de « noble sur le déclin qui veut tenir et maintenir son rang sans déroger » (Bourdieu 1999, 18). Cette pratique du « en même temps » voit ses limites éclater dans tous les domaines sous la pression de la crise sociale. C’est bien le cas dans le champ éditorial : les mouvements sociaux ont superbement ignoré l’initiative de la maison d’édition, et l’espace oppositionnel s’est refermé sur lui-même. La collection « Tracts » fonctionne à vide dans son double jeu; à côté d’elle, les Gilets jaunes se sont organisés loin des intellectuel·le·s qui ont continué à discourir à leur propos. Ce qui a changé depuis mai 1968, c’est que cette mécanique à vide est fortement visible : au moment où les hommes et femmes de lettres font figure d’intellectuel·le·s au sein de l’objet livre (et non d’un réel « tract »), il s’agit moins d’une réelle prise d’intervention politique que d’une justification de position dans le champ littéraire et éditorial. En 1968, Blanchot expliquait « l’impossibilité du livre », forme de l’accomplissement et de la clôture. D’une certaine manière, la collection « Tracts » vient donner une nouvelle résonance à ces paroles, montrant combien la reconnaissance de la crise sociale par les hommes et femmes de lettres et par le milieu de l’édition avance de pair avec une méconnaissance de l’évolution d’un espace oppositionnel. 

La collection « Tracts » a été créée par les éditions Gallimard en réponse à la crise sociale des Gilets jaunes, en février 2019. Ce geste permet également de prendre position dans son corollaire, la crise interne aux champs littéraires et éditoriaux. L’objectif de la collection apparaît alors comme ambivalent, tant historiquement qu’esthétiquement. En effet, en imitant le tract, elle se place d’emblée dans l’imaginaire des espaces oppositionnels et polémistes, face aux agents dominants dans le champ. Pourtant, Gallimard et son contingent d’hommes et femmes de lettres constituent bien, et au plus haut niveau, le pôle dominant des champs littéraires et éditoriaux. Il s’agit alors pour les éditions Gallimard de réaffirmer leur légitimité dans un champ qui évolue sous la pression de l’espace oppositionnel. La collection « Tracts » illustre la logique du double jeu qui préside aux logiques conservatrices du champ. En prétendant à une prise de position, les acteur·rice·s relégitiment la place qu’elles et ils occupent, et s’y maintiennent à moindre coût. À ces stratégies s’opposent les mutations constantes de l’espace oppositionnel au sein de l’espace public, dont le milieu de l’édition ne peut pas rendre compte. Restituée à la rue en mai 68, la parole est aujourd’hui sortie des publications imprimées pour se loger sur Internet et les médias sociaux. L’opposition se renouvelle, devient immatérielle. Le livre est alors un emblème de la culture légitime fermée sur elle-même et sur ses propres privilèges. Il matérialise toute la violence symbolique présente au sein du champ littéraire. Le fait même que les éditions Gallimard s’obstinent à défendre le livre papier, quitte à le faire passer pour un tract, est révélateur en soi de leur position définitivement conservatrice. En termes de nouveaux supports échappant totalement au domaine éditorial, nous pouvons finalement citer les Gilets jaunes eux-mêmes, dont la parole, si elle n’est pas toujours entendue, pourra être vue : les slogans ne sont plus imprimés à la une de périodiques, mais inscrits ou dessinés à la main sur les gilets, esquissant une cartographie plurielle, permettant à chacun·e de se dire sur son propre corps. En opposant l’immatériel au matériel, le visible au lisible, les Gilets jaunes réinventent l’espace oppositionnel et rendent imaginable un nouveau refus de la place traditionnelle dévolue aux hommes et femmes de lettres dans le débat public, dont les éditions Gallimard veulent se faire les gardiennes.

 

Bibliographie

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Pour citer cet article: 

Perrier, Zoé. 2022. « La collection "Tracts" chez Gallimard : stratégie du double jeu dans le champ éditorial », Postures, Dossier « Littérature et mouvements sociaux / 25 ans de Postures », no 35, En ligne <http://www.revuepostures.com/fr/articles/perrier-35> (Consulté le xx / xx / xxxx).