Enjeux sociologiques autour de l’écriture de la souffrance féminine. Étude de deux cas : Borderline de Marie-Sissi Labrèche et Trente de Marie Darsigny

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Confessions, récits autofictionnels, littérature de l’ego, romans trash ou narcissiques; écrire sur soi représente un gros pari, celui de se voir cataloguer, à tort ou à raison, selon une pléiade d’étiquettes qui ne sont pas toujours mélioratives. Les auteur·ices ne sont pas tous·tes égaux·les devant cette possibilité : les femmes qui écrivent en témoignent. Alice Rivard écrivait, en 2017, à la suite d’une critique acerbe de son recueil de poésie Shrapnels : « Lorsqu’on m’a dit pour la première fois que mon écriture dite “confessionnelle” n’était pas, pour certainEs, considérée comme une forme d’expression littéraire et poétique valable, j’ai senti la game des discours élitistes me rattraper » (Rivard 2017). Cette « game des discours élitistes » est traversée d’une multitude d’enjeux de classement et de légitimation qui apparaissent indissociables des questions féministes et, qui plus est, jettent une lumière sur un long historique de luttes au sein du champ littéraire. C’est pourquoi je propose de me pencher sur l’évolution de cette littérature : l’écriture des récits personnels de femmes, mais plus spécifiquement de leur souffrance1 propre telle qu’elle a été reçue, médiatisée, acceptée ou critiquée dans les dernières années. Afin de circonscrire mon corpus, je compte me pencher sur deux œuvres publiées respectivement en 2000 et 2018, soit à près de vingt ans d’intervalle. Les deux œuvres en question sont Borderline de Marie-Sissi Labrèche, paru aux éditions Boréal, et Trente de Marie Darsigny, des Éditions du remue-ménage2.

Ces deux romans me permettront d’esquisser un panorama des enjeux qui s’articulent autour de la réception de l’écriture de soi au féminin dans les deux dernières décennies. Mon hypothèse est que le roman de Darsigny, en s’inscrivant dans une forme de filiation avec celui de Labrèche, participe à une nouvelle légitimation de la souffrance chez les femmes, alors que cette même écriture a pu, autrefois, être qualifiée de narcissique et de mineure. Conséquemment, je tenterai de démontrer que le jugement vis-à-vis de l’écriture de l’intime témoigne d’un habitus littéraire3 : la souffrance, lorsqu’écrite par des femmes, s’inscrirait dans une tradition littéraire superficielle et apitoyante plutôt que d’attester d’expériences humaines universelles. Il s’agira donc d’opposer la réception de ces deux livres et de voir, par cette comparaison, en quoi les critiques d’œuvres d’écrivaines mettant en scène la souffrance vécue par des femmes ont pu évoluer depuis les vingt dernières années. Je comparerai également ces deux œuvres avec la réception d’une œuvre semblable écrite par un homme pour constater l’importante différence dans le traitement de la souffrance. Je discuterai finalement des enjeux de classement et de légitimation qui émergeront de mon analyse.

La souffrance féminine

Mon objet de recherche paraît, de prime abord, quelque peu imprécis. C’est que l’écriture de la souffrance n'est pas, ainsi que peut l’être l’autofiction4, un genre littéraire à proprement parler. Si chacun des deux livres à l’étude se réclame toutefois de l’autofiction, il est important de noter que toute œuvre témoignant de la souffrance féminine ne se définit pas forcément par ce terme. Définir une écriture de la souffrance apparaît dès lors difficile, au sens où ce n’est pas spécifiquement une catégorie mobilisée dans et par la critique, donc un enjeu explicite de classement dans le champ littéraire. Cette écriture n’en demeure pas moins présente, et, de toute évidence, elle induit une réception négative traduisant un habitus. De même, dans les oppositions binaires que génèrent cette réception (féminin/masculin, affect/universel, légitime/illégitime) point cet enjeu de classement dont je souhaite discuter.

Dans le contexte de son mémoire de maîtrise du profil création, dont Trente constitue le volet créatif, Marie Darsigny désigne d’abord l’écriture de la souffrance des femmes comme une littérature de l’intime, généralement supportée par un « je » énonciateur. Cette écriture aurait aussi pour caractéristique de refuser l’autocensure et d’ainsi permettre la libre exploration d’une souffrance induite par des problèmes de santé mentale et également par le système d’oppression hétéropatriarcal (Darsigny 2018a, 84). Selon la thèse de Darsigny, l’écriture de la souffrance, lorsque portée par des femmes, constitue une forme de résistance politique. En effet, « en faisant preuve de négativisme, de combativité, de doute, de remises en question » (2018a, 84), les femmes qui écrivent leur douleur, leur maladie mentale ou toute forme de souffrance invisible, s’arrogent d’une lutte commune. Par leur refus de l’impératif du bonheur et en donnant à voir leur détresse, elles témoignent d’une insatisfaction vis-à-vis du système et contestent son pouvoir. C’est pourquoi je précise que mon analyse5 portera davantage sur cette expérience des femmes s’inspirant de leur vécu et de leur douleur telle que définie par Darsigny, plus que sur l’autofiction elle-même. Je m’intéresserai donc à cette écriture au « je » féminin qui a été rangée dans la case de la littérature illégitime. Cette même écriture que Darsigny note comme ayant été qualifiée « de “full of self-pity, self-absorbed, whiny, self-indulgent, LiveJournal-esque, annoying” » (Darsigny 2018, 96).

L’écriture de soi est-elle interdite aux femmes?

Avant d’aborder les œuvres à l’étude, il me faut d’abord esquisser un rapide portrait de la tradition de l’écriture de l’intime. Faisant l’inventaire des différentes formes par lesquelles les femmes, depuis Marie de l’Incarnation jusqu’à Nelly Arcan, ont pu se raconter, Patricia Smart relève, dans son essai, l’adversité à laquelle ces écrivaines ont dû faire face. La mise en récit de leurs vécus spécifiques, d’une époque à l’autre, a été confrontée à maints obstacles, rendant l’exercice difficile : prises entre l’autorité cléricale, une société préconisant le conformisme et ses modèles prédéfinis de la féminité, les femmes québécoises peinent à atteindre la quête de soi par l’écriture. Le projet initial de l’ouvrage étant de cataloguer les récits autobiographiques féminins depuis la Conquête, Smart a rapidement constaté cet écueil :

En effet, il y a non seulement relativement peu d’autobiographies de femmes dans la tradition québécoise, mais encore celles qui existent témoignent souvent d’une fragilité identitaire tout à fait à l’opposé de la robuste conscience de soi que l’on associe généralement à ce genre. (Smart 2014, 12)

Smart procède donc à un inventaire qui inclut à la fois autobiographies, autofictions et toutes autres formes de mise en récit de soi. Ainsi, elle arrive à la conclusion que ce n’est qu’à partir de la deuxième moitié du 19e siècle et à travers « [d]es journaux de jeunes filles, dont la vogue débute avec l’arrivée du romantisme au Québec durant la décennie 1860-1870, que le moi individuel commence à trouver une expression écrite » (Smart 2014, 174). C’est à ce moment de l’histoire littéraire que les écrivaines entreprennent d’incarner un « moi autonome » (174). Cette rupture signale d’emblée une prise de position qui va dès lors structurer le champ littéraire en intégrant l’écriture d’un « je » féminin autonome parmi ses pratiques. Smart informe également du besoin de se raconter qui émerge alors chez les femmes artistes et qui teintera les décennies à venir.

Au tournant des années 2000, la littérature québécoise est gagnée par un intérêt considérable pour l’autofiction. En effet, David Bélanger note à cet égard que

la littérature a joyeusement fêté ce que de vilains persifleurs nommaient la littérature de l’ego : pensons au succès médiatique de Nelly Arcan, de Marie-Sissi Labrèche ou de Maxime-Olivier Moutier. Ces succès s’accompagnèrent néanmoins d’airs désapprobateurs, de moues sceptiques et de sourcils froncés. (Bélanger 2014, 41)

Par conséquent, explique Smart, la suite logique pour l’écriture du soi féminin, après avoir adopté la forme du journal intime, était d’investir l’autobiographie et le récit autofictionnel (Smart 2014, 16). C’est peut-être pourquoi l’autofiction est aussi prisée des écrivaines. Comme le souligne Madeleine Ouellette-Michalska dans son essai Autofiction et dévoilement de soi, cette pratique paraît particulièrement convenir aux femmes (2007, 79). L’autofiction, grâce au brouillage entre réel et imaginaire qui s’y opère, mais aussi en raison de sa propension au « je », tiendrait lieu de refuge où recomposer une identité fragilisée par le patriarcat : « l’écrivante pourra aménager des fuites, se dévoiler ou se dissimuler, échapper à l’image simple et réductrice que l’on se faisait d’elle » (82). Cette écriture autofictionnelle se révèle marquée tant par le corps que par la détresse, voire la folie, et témoigne d’une pression de la société vécue spécifiquement par les femmes. Ces récits mettent en scène maints thèmes communs : expression de la sexualité, pression du regard masculin et présence marquée du corps (97). La mise en récit de la souffrance indique d’abord un éventail de réalités sociales spécifiques aux femmes, puis un désir de prise de parole qui passe par le prisme de la confession et du dévoilement de soi. Ainsi, Karine Bellerive souligne que « cette volonté dénonciatrice s'inscrit apparemment dans un vaste mouvement qui a vu les Québécoises intégrer en masse le secteur littéraire au cours des années 1960, 1970 et 1980, alors qu'elles s'y faisaient extrêmement rares auparavant » (2011, 13). Ces années définissent, par ailleurs, la période de formation d’un sous-champ littéraire féministe (Boisclair 1994, 41). Il s’agit donc d’une époque foisonnante pour l’énonciation féminine, qui va alors tendre vers l’exploration d’une réalité propre aux femmes. Beaucoup d'autrices trouveront leur forme d’expression dans la confession. L’idée selon laquelle c’est à travers l’écriture au « je » que la femme parvient à devenir sujet est partagée par maintes autrices féministes (Bellerive 2011, 15). Dans cette revendication d’un « je » féminin s’articule une prise de position face au champ littéraire et son apparente domination masculine. Prise de position qui, de doute évidence, ouvre la voie aux autrices qui suivront.

La difficile réception de Borderline6

Toujours au tournant des années 2000, en cette même période d’effervescence autofictionnelle, Marie-Sissi Labrèche publie son premier roman, Borderline, récit de limites et d’excès où la narratrice, en tentant de composer avec ses émotions extrêmes et ses difficultés relationnelles, esquisse la réalité d’une femme vivant avec un trouble de personnalité limite. Or, l’état du champ littéraire québécois de l’époque, de même que la perception qu’il réserve aux récits intimes féminins, indique un biais sexiste prégnant. À tout le moins, c’est ce que la réception du roman de Labrèche porte à croire.

Un premier commentaire publié dans le magazine Nuit blanche et écrit par le professeur Jean-Guy Hudon insiste sur la brutalité et le caractère sexuel du roman de Labrèche : « l'héroïne boit beaucoup et ouvre volontiers les jambes au premier venu afin de combler un substantiel problème d'amour, de solitude, de souffrance, de platitude existentielle » (Hudon 2000, 10). Il relève ce qu’il nomme le « caractère copulatif » (10) de l’œuvre. « Le tout se déroule au rythme d'un débit rapide, abondant, et au moyen d'un langage cru, voire vulgaire, où les sacres n'embarrassent pas les acteurs de ce drame dont on doit dire, en fin de compte, qu'il est réussi et prometteur » (10), termine l’auteur. D’emblée, le langage déployé dans Borderline suscite la critique. Je m’arrête également sur l’expression « on doit dire, en fin de compte » afin d’interroger le ton adopté. Malgré le fait que l’auteur souligne le potentiel de l’œuvre commentée, il semble surtout exprimer, et avec une pointe d’ironie, que malgré tous ses défauts, on peut lui concéder une certaine qualité. L’insistance sur le « caractère copulatif » et le cachet trash de Borderline est également reconduite dans le journal Le Devoir, où on peut lire que le ton adopté par le roman est « celui d’une voix intérieure troublée qui mêle assez efficacement sacres et mots enfantins » (Chartrand 2000, D3). Outre réduire l’œuvre à son langage, que l’on rapproche ici de manière assez péjorative à celui de l’enfance, je souligne aussi ce « assez efficacement » qui laisse le même effet que le commentaire d’Hudon. Faut-il toujours que chaque qualité concédée à l’œuvre s’accompagne d’une remarque donnant l’impression qu’il est inusité d’y trouver mérite? S’il en est ainsi pour ce premier roman, la sortie de La Brèche, en 2002, occasionne une réception semblable. Ainsi, Guillaume Bourgault-Côté écrit dans un article du Soleil que « le lecteur se retrouve avec un bâton de dynamite plutôt trash, du “rock littéraire” de rue où une jeune femme de 26 ans tombe toxiquement [sic] amoureuse de son prof de littérature 30 ans plus vieux et “marié jusqu'aux dents” » (Bourgault-Côté 2002, B1).

Outre ces qualificatifs de « bâton de dynamite » et de « rock littéraire », ainsi que l’attention exagérément portée sur la dimension sexuelle des œuvres, c’est aussi ce qui n’en est pas dit qui dénote un clivage entre la réception d’un récit féminin et celui d’un roman similaire, mais signé par un homme. Ainsi, Marie-Hélène au mois de mars par Maxime-Olivier Moutier, un roman qui présente des thèmes semblables à ceux explorés dans Borderline (c’est-à-dire des amours difficiles, le suicide et des enjeux de santé mentale) et paru en 2010, obtient une réception tout à fait différente. C’est plutôt le caractère universel de son récit qui est relevé par la critique lorsque Tristan Malavoy-Racine de la revue Voir écrit :

Dans un style dénudé, sans le moindre fard, comme son propos, MAXIME-OLIVIER MOUTIER confie l’histoire vraie de sa folie, de son internement chez les fous, de son amour et de son désamour. […] Nous appartient cependant, comme un joyau, l’émotion belle et crue ressentie au fil des pages, un certain sentiment de connaître mieux le cœur [sic] de l’homme. On s’attache beaucoup à cette voix qui a choisi de dire la vie, mise à nu, de dire tout ce qui précède la mort, quels que soient les méandres traversés. Marie-Hélène au mois de mars est un magnifique morceau de vérité. (Malavoy-Racine 1998)

Le récit et la voix qui le supportent sont ici décrits comme attachants et véritables. La souffrance masculine apparaît donc garante d’un cachet universel qui permettrait de mieux saisir l’humanité, tandis que cette même détresse, lorsque narrée par une femme, tiendrait plutôt de la littérature trash. Conséquemment, la parole féminine et les enjeux de douleur qu’elle soulève se trouvent à être dévalorisés, relayés au rang d’inférieurs ou de preuves excentriques. C’est ce que l’étiquette trash et sa connotation péjorative laissent entendre : l’expérience émotionnelle, trop intense, trop lamentable, appartient au registre du grotesque, et tient lieu de perpétuelle caricature de ce qui a déjà été raconté par d’autres femmes. Ainsi, « [l]es auteures qui puisent dans leurs expériences personnelles pour écrire sont vite mises dans le même panier » (Darsigny 2018a, 82) explique Darsigny. À ce panier trash s’oppose celui du récit vrai, incontestablement humain, et dans lequel les œuvres comme Marie-Hélène au mois de mars sont rangées.

Ce traitement différent dépasse le cadre de l’œuvre. En effet, ce qui est dit du livre trahit ce qui est dit de son autrice. Le traitement médiatique réservé à celle qu’on dépeint dès les premiers mots d’un article de L’Itinéraire comme « rayon[nante] de beauté » et aimant « avoir plusieurs hommes à ses pieds » (Coté 2004, 6) n’est pas sans rappeler celui qui a été fait de Nelly Arcan dans la même décennie7. Toujours dans L’Itinéraire, le ton quelque peu naïf de l’article dérange : l’autrice est très visiblement infantilisée et inlassablement ramenée à son apparence tandis qu’on multiplie les surnoms tels que « petite fille du Centre-Sud », « croqueuse d’hommes » et « belle excentrique » (2004, 6-7). Arcan et Labrèche sont d’ailleurs comparées dans un second article paru dans Le Devoir, certes sur le caractère autofictionnel de leurs œuvres, mais aussi sur leur « minaudage » (Girard 2008, B8). Sans surprise, l’auteur Jean-Yves Rivard y souligne aussi le physique de l’autrice : « elle se redresse, soulève son foulard et coucou, voilà Lollobrigida » (2008, B8). Il y a donc, de toute évidence, un important décalage entre le traitement réservé aux femmes s’inspirant de leur vécu dans l’écriture, et les hommes qui s’adonnent à la même pratique. Par l’attention portée au physique des femmes, que ce soit par le ton employé par les journalistes ou les qualificatifs dont ils usent pour décrire les œuvres, une dévalorisation de l’écriture au « je » féminin se fait sentir. 

Dans le milieu universitaire, Valérie Bouchard s’intéresse à la question du corps chez Marie-Sissi Labrèche, mais aussi chez Nelly Arcan et Clara Ness. Elle défend que les figures de la mère et de la grand-mère de la narratrice de Borderline perpétuent l'oppression féminine : « la protagoniste circule dans un environnement familial complètement éclaté dans lequel la femme est réduite au statut dénigrant de corps-objet marqué par les valeurs patriarcales transmises par les deux générations précédentes de femmes » (Bouchard 2007, 7). La chercheuse Evelyne Ledoux-Beaugrand souligne plutôt le caractère mauvais genre des œuvres de Labrèche, mais pour en relever la dimension subversive. À ses yeux, les héroïnes de ces récits dérogent de la féminité canonique et, ce faisant, la questionnent :

[L]a narratrice [est] trop sexuelle, trop désirante, trop en excès par rapport aux normes de la « bonne » féminité. En s'offrant au premier venu, en exhibant son sexe à qui mieux mieux et en initiant les rencontres sexuelles plus souvent qu'à son tour, elle fait, peut-on dire, mauvais genre. L'expression est à entendre ici doublement : alors que la vulgarité de son comportement lui donne mauvais genre, cette vulgarité l'amène, précisément, à ébranler les limites du genre (gender) féminin. (Ledoux-Beaugrand 2009, 90)

Bien que cette analyse ait encore pour objet la vulgarité des œuvres de Labrèche, la lecture féministe qui en est faite présente une ouverture. Cette interprétation déroge de la négativité des critiques précédentes en identifiant le caractère contestataire de l’écriture. Ledoux-Beaugrand rejoint ainsi la thèse de Darsigny selon laquelle la mise en récit de la souffrance féminine tient lieu d’acte de résistance aux systèmes établis.

Trente, une filiation entre deux générations

Outre faire couler l’encre des critiques et des universitaires, Labrèche a aussi été convoquée à des fins intertextuelles. C’est en fait l’un des points focaux de Trente : en se réclamant d’autrices l’ayant précédée – dont Marie-Sissi Labrèche, Nelly Arcan et Elizabeth Wurtzel – Marie Darsigny crée une filiation, s’inscrivant ainsi dans un rapport de sororité avec celles qu’elle nomme ses « muses littéraires » (Darsigny 2018, 9). Cette posture est celle de la « littéraire traumatisée » (126) qui, à l’instar de cette « sororité de condamnées » (16), écrit à partir d’un vécu trouble et met en scène sa vulnérabilité. Il s’agit pour l’autrice, comme elle l’étaye dans l’essai précédant son mémoire, de restituer une part de légitimité à ces écrits de l’intime féminin, notamment à partir de cette filiation d’écrivaines (2018a, 84). Car ce ne sont pas que ses muses littéraires qui sont convoquées dans Trente, mais également une multitude de textes féministes consacrés tels que SCUM Manifesto de Valerie Solanas ou encore The Feminist Killjoy Handbook de Sara Ahmed. C’est aussi par son usage de la logique de réappropriation, dont l’autrice discute dans la partie théorique de son mémoire, que cette fierté est restituée : « provenant de la théorie queer, l'appropriation du stigmate est un moyen de rire des oppresseurs, de jouer avec l'injure pour la transformer en fierté ou en banalité » (Darsigny 2018, 76). Cette force et cette fierté tiennent par ailleurs à la sororité qui émane de la filiation qu’elle tisse. Cette même logique lui permet également de s’inscrire en filiation avec Arcan dans l’appropriation de l’invective « folle », reprenant ainsi le titre du roman de sa muse : « [i]l est bien évident que je suis folle, Folle comme toi » (2018, 53), dit la narratrice à l’égard de sa sœur de douleur lors d’une scène où elle déambule au Salon du livre tout en invoquant l’autrice décédée. Darsigny se met donc en scène de sorte à investir sa marginalité et la figure de la femme atteinte de folie. Le Salon du livre est ici traité comme un symbole de l’institution littéraire, lieu consacré qui impose un certain décorum que la narratrice bafoue au profit de la filiation et de la sororité féminine.

Darsigny se positionne ainsi face à l’institution, que représentent aussi les critiques littéraire et universitaire. En réponse à la réception qu’ont pu recevoir ses muses près de vingt ans plus tôt, elle prend position par l’intermédiaire du texte de création, tout en justifiant la légitimité de l’entreprise par un apport théorique. S’il s’agit pour elle d’aller puiser dans le sous-champ littéraire féministe des appuis à sa démarche et à celle des autrices dont elle s’inspire, Darsigny fait également cohabiter ces théories avec maintes références à la culture populaire. Ce faisant, elle opère une déhiérarchisation des registres où nul n’apparaît plus légitime que l’autre. Ces références populaires participent de la posture tenue par l’autrice, au sens où elles corroborent le propos de son livre. En effet, il s’agit ici de restituer une fierté à ce qui peut être perçu comme dérisoire et inférieur, puisque généralement associé au genre féminin. Ainsi, Darsigny joue avec les codes en faisant se côtoyer, par exemple, l’émission Tout le monde en parle, les références universitaires à Sara Ahmed et les tweets d’Elizabeth Wurtzel. Sont notamment évoqués la performance d’Angelina Jolie dans le film Girl, Interrupted, le festival Osheaga et l’émission Oprah. Cette déhiérarchisation des registres sert également à critiquer l’institution universitaire qui, selon les dires de l’autrice, refusait une telle pratique lors de son parcours scolaire : « [m]es profs haïssaient ça, ça ne passait jamais », dit-elle lors d’une entrevue pour le journal Métro (Rousseau citant Darsigny, 2018).

Il en va de même pour le passage où est évoqué le concours d’écriture de Radio-Canada : « [j]e ne suis pas parmi les finalistes du prix du récit Radio-Canada » (Darsigny, 2018, 33), se plaint la narratrice. Elle met cette défaite sur le dos de la figure du professeur, qui fait ici office de vecteur des valeurs traditionnelles de l’instance universitaire : « j’ai manqué la recette, j’accuse mon professeur de création littéraire, un homme russe qui […] nous a cassé les oreilles avec LEO TOLSTOY BEST RUSSIAN WRITTER » (33). Darsigny, en invoquant à la fois l’université en tant qu’instance de légitimation, un auteur russe consacré et la figure du professeur homme, laisse planer une critique latente des rouages de l’institution. Le manque de représentation d’écrivaines femmes, l’aspect statique du canon littéraire et la marginalité de l’autrice sont ainsi critiqués. Darsigny développe une réflexion à ce sujet8 dans la partie essai de son mémoire :

Si cette affirmation nécessite une justification quantifiée, la preuve est alors dans le nombre de prix littéraires octroyés à un pourcentage significativement plus élevé d'hommes. La preuve est dans la quantité d'œuvres littéraires écrites par des hommes qui sont enseignées par les institutions scolaires, qui sont présentées comme le canon incontournable. On nourrit les jeunes écrivaines-chenilles de la littérature des hommes, et on s'étonne ensuite qu'elles ne deviennent jamais papillons. (2018, 106) 

La critique, représentée ici par Radio-Canada, autre acteur important de la scène littéraire québécoise et instance de légitimation, est aussi mise à mal. Critiques et institutions deviennent ainsi les oppresseurs, et la réappropriation de la figure de la femme folle, la littéraire traumatisée, est l’arme choisie pour les combattre. 

Trente a véritablement pour objectif d’attaquer le statu quo : « écrire la souffrance est un choix politique qui ouvre le terrain à la résistance politique aux systèmes d'oppression qui, eux, aimeraient mieux que l'on s'assoit toutes à la même table » (2018, 111). Darsigny commente ici l’épisode de la réception de Shrapnels d'Alice Rivard évoqué plus tôt :

Les auteures qui puisent dans leurs expériences personnelles pour écrire sont vite mises dans le même panier. Christiane F, Anne Sexton, Sylvia Plath, Virginia Woolf, Nelly Arcan, Maude Veilleux, Alice Rivard, moi, toi, elle : c'est du pareil au même aux yeux de ceux qui aimeraient mieux que les femmes s'en tiennent à écrire des livres de cuisine (2018, 111). 

Par la remise en question de la réception critique, en plus du canon, ce sont aussi le système patriarcal et son autorité sur le champ littéraire qui sont attaqués : l’œil despotique de la critique est dépeint comme tout autant insensible à la réalité des femmes que biaisé dans le jugement qu’il lui réserve. Ainsi, l’autrice défend que le simple fait d’écrire la souffrance féminine constitue une défaite dans l’état actuel du champ littéraire. « À ce jeu, impossible de gagner » (2018, 111), car toute écrivaine s’y engageant risque d’être relayée à ces étiquettes péjoratives telles que trash ou grotesque, ainsi que l’a démontré la réception de Borderline. Darsigny explique ce processus par lequel ses « sœurs de pathos » (2018, 106) sont rendues illégitimes :

Les expériences de la souffrance des femmes sont cristallisées dans des clichés, on les compare aux rares chanceuses qui ont pu intégrer le canon, qui ont marqué l'imaginaire juste assez pour devenir des références. Pourtant, mêmes ces sad girls superstars nommées plus haut sont devenues des clichés d'elles-mêmes. On en a fait des vedettes trash, des icônes de la souffrance des femmes, impossibles à égaler puisque devenues des caricatures grotesques. (2018, 109, l’autrice souligne)

Or, en tenant mordicus à écrire la souffrance, Darsigny proteste : il s’agit d’un choix proprement politique, une contestation de l’ordre établi, car « le fait même d'être une femme qui écrit est en quelque sorte un pied de nez à l'institution littéraire encore composée majoritairement d'hommes blancs cis d'un certain âge, qu'on le veuille ou non » (2018, 113). Et si « [t]here is no good answer to being a woman » (Darsigny citant Solnit, 2018, 110) dans un monde d’hommes, Darsigny ajoute qu’« il n'y a pas de bonne réponse au fait d'être femme... et auteure. Pourtant, être femme et exposer sa vulnérabilité dans la sphère publique, c'est faire preuve d'une grande force » (2018, 110). L’écriture de la souffrance deviendrait non seulement une preuve de résilience, mais attesterait aussi d’une intention militante selon l’autrice, qui voit dans la mise en récit de la détresse féminine un geste profondément contestataire. Ainsi, la femme qui écrit la souffrance est envisagée « comme une guerrière, une figure de rébellion » (2018a, 84), car elle fait preuve d’agentivité devant sa douleur et ébranle les systèmes d’oppressions en place.

Vers une nouvelle place pour la « littéraire traumatisée »

Mais si Darsigny est à même d’adopter cette posture – et, ce faisant, prendre position dans le champ littéraire –, c’est peut-être parce que la réceptivité nécessaire y est, ou, à tout le moins, davantage qu’elle pouvait l’être au moment de la publication de Borderline. La couverture médiatique faite autour de Trente en témoigne : sur YouTube, on peut voir l’entrevue donnée par l’autrice à la fondation Jeunes en tête. Cette dernière met l’accent non pas sur le cachet trash de l’œuvre, comme c’était le cas pour le roman de Labrèche, mais sur l’importance de faire jaillir, par le langage, les enjeux de santé mentale dont discute Trente (Fondation Jeunes en tête, 2021).

Cette plus grande réceptivité rend d’abord compte, lorsqu’on la compare avec celle de Borderline, d’une nette évolution dans l’appréciation des œuvres portant sur ce même thème. Le succès de Trente témoigne également d’un déplacement des valeurs en ce qui a trait à la réalité des enjeux de santé mentale. Enfin, cette réceptivité nouvelle corrobore les propos de Darsigny lorsque cette dernière défend que « le moyen [d’]alléger la souffrance [de la dépression] est […] d'user de l'art pour créer un sentiment de communauté » (2018, 112). En employant l’écriture afin de déstigmatiser les enjeux de santé mentale, la femme qui écrit crée une communauté qui « permet de valider son expérience et ainsi, ne serait-ce que minimalement, mettre un baume sur sa souffrance » (2018, 112) et sur la souffrance collective. Ce faisant, il n’est pas insensé de croire que la génération de femmes à laquelle appartient Labrèche a ouvert la voie à cette communauté naissante : communauté sororale où l’écriture de la souffrance au féminin commence à se faire valoir et, dans l’esprit de filiation qui l’unit, restitue une part de légitimité à ses membres. L’écrivaine Chloé Savoie-Bernard abonde dans ce sens :

[S]’il serait beaucoup trop fort, et sans doute beaucoup trop positif, d’affirmer que l’appartenance à cette communauté inventée, fantasmée, construite dans le texte finit par sauver la narratrice de Trente de la mort à laquelle elle se destinait, disons au moins que la reconnaissance de sa douleur dans celle des autres permet de suspendre, un temps du moins, sa solitude. (Savoie-Bernard 2019, 48)

C’est, par ailleurs, ce dont semble témoigner les termes employés pour décrire le livre au moment de sa parution : bien loin d’être qualifié de trash ou de grotesque, on souligne plutôt que « [p]ar ses multiples références à plusieurs penseuses et écrivaines, Trente donne envie d’aller plus loin dans la réflexion. À lire [Darsigny], on se sent moins seule » (Bilodeau 2018, 15). Dans le journal Métro, on relève également la force avec laquelle « Trente est aussi pour Marie Darsigny une façon de parler librement, tout en humour et avec vulnérabilité, de maladie mentale » (Rousseau 2018). Ce même article salue aussi la portée féministe du livre. Pas de doute, l’autrice a atteint sa cible, qui pourtant n’était pas si différente de celle de sa prédécesseure Labrèche, soit de traiter de la souffrance au moyen d’un « je » autonome et situé, un « je » proprement féminin. 

Tout porte donc à croire que cette figure de la littéraire traumatisée est en train de se frayer une place légitime au sein du champ littéraire. Plusieurs exemples d’œuvres récentes me viennent en tête : Chienne de Marie-Pier Lafontaine (2019), Y avait-il des limites si oui je les ai franchies mais c’était par amour ok de Michelle Lapierre-Dallaire (2023), Tout ce que j'ai fait pour ne pas quitter ma chambre de Valérie Roch-Lefebvre (2022). Et la liste pourrait se poursuivre longtemps. Contre vents et marrées, ou plutôt contre les rouages de la légitimation et de ses biais sexistes, la voix féminine persiste. Je vois, dans cette posture de femme assumant sa souffrance, voire sa folie, se la réappropriant de manière à l’investir avec fierté, une sorte d’homonyme féminin à la figure consacrée du poète maudit. Si ce dernier a, pour sa part, marqué et le canon et l’imaginaire littéraire québécois, peut-être son heure de gloire achève-t-elle. Il a lieu de se questionner : serait-il temps de laisser la place qui lui revient à la poétesse maudite? Le temps nous le dira, mais toujours est-il qu’après une longue bataille pour acquérir une voix autonome, la femme qui souffre et qui transpose cette souffrance dans ses écrits combat aujourd’hui pour être perçue au même titre que ses semblables masculins. Et, force est de constater que de Marie-Sissi Labrèche à Marie Darsigny et sa sororité de condamnées, la littéraire traumatisée n’y va pas de main morte.

 

Bibliographie

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Rivard, Alice. 2017. « You can't sit with us », Filles Missiles. http://fillesmissiles.com/post/15 563 6481207 /you-cant-sit -with-us-alice-rivard (Page consultée le 15 mars 2022).

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Pour citer cet article: 

Bilodeau, Sarah-Maude. 2023.  « Enjeux sociologiques autour de l’écriture de la souffrance féminine. Étude de deux cas : Borderline de Marie-Sissi Labrèche et Trente de Marie Darsigny », Postures, Dossier « Anamnèse : oubli et oublié·e·s en littérature », no 37, En ligne <http://www.revuepostures.com/fr/articles/bilodeau-37> (Consulté le xx / xx/ xxxx).