Venise, ville morte ou « capitale du XIXe siècle »? Regards vénitiens sur la disparition de la culture vénitienne

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Za tuto finisse, tuto sparisse1!
Giacinto Gallina, Serenissima

Dans une nouvelle publiée pour la première fois en 1876, Camillo Boito évoque la foule des peintres étrangers occupés à essayer de représenter « una Venezia che non possa essere altro che Venezia2 » (1990 [1876], 386). Le paradoxe créé par la tautologie est voulu, l’écrivain s’amusant de l’obsession des peintres à vouloir représenter sur la toile un morceau de l’unicité vénitienne. De fait, au XIXe siècle, Venise est une destination prisée, aussi bien des peintres que des écrivains. À travers leurs œuvres, il devient clair que la ville occupe une place de choix dans le panorama culturel mondial et c’est à cette époque que sont forgés les mythes littéraires de la mort de et à Venise3, dans lesquels s’inscrivent de nombreux écrivains européens. Pourtant, si le point de vue littéraire et artistique des étrangers sur Venise a été très étudié, celui des Vénitiens, à la même époque, est beaucoup moins connu. Il est notamment intéressant d’étudier le rapport des écrivains vénitiens avec ces mythes littéraires alors associés à leur ville, afin de déterminer s’ils s’inscrivent pleinement dans ces mythes ou si, au contraire, ils s’en distancient. Les œuvres de Giacinto Gallina (1851-1897), Camillo Boito (1834-1914) et Enrico Castelnuovo (1838-1915) offrent par exemple un éclairage intéressant sur la manière dont les Vénitiens perçoivent alors leur ville. Appartenant à la même génération, actifs pendant la même période, tous trois sont vénitiens ou, du moins, possèdent un lien étroit avec la ville, comme Boito4. Alors que Gallina connaît une carrière de dramaturge dialectal à succès, Boito et Castelnuovo sont auteurs de nouvelles, le second écrivant aussi des romans. Enfin, les trois écrivains partagent un dernier point commun : la renommée relativement modeste dont jouissent encore aujourd’hui leurs œuvres – celles de Castelnuovo étant même complètement oubliées – fait d’eux des auteurs mineurs, surtout si on les compare à celles des auteurs majeurs qui ont contribué à diffuser les mythes littéraires liés à Venise, de Maurice Barrès à Thomas Mann.

L’étude des œuvres d’un point de vue littéraire vénitien met en lumière la question centrale de la disparition de la culture traditionnelle, et notamment d’un système de valeurs désormais dépourvu de sens pour les plus jeunes. La Venise de Boito, Gallina et Castelnuovo apparaît en effet comme une ville morte. Cependant, elle se distingue nettement du mythe décadentiste alors en vogue5. En effet, dans leurs œuvres, les trois écrivains décrivent les bouleversements de la société vénitienne, laquelle, à la fin du XIXe siècle, subit encore les conséquences de la chute de la Sérénissime, le 12 mai 1797, et de la longue période de domination étrangère qui s’ensuivit jusqu’en 1866. La question de la différence entre le point de vue étranger et le point de vue vénitien se double ainsi de la question du rapport entre auteurs mineurs et auteurs majeurs. On peut en effet se demander si l’oubli dans lequel ont sombré les écrivains vénitiens n’est pas dû, au-delà des qualités intrinsèques de leurs œuvres, à leur représentation de la ville elle-même, et plus particulièrement à leur rapport aux mythes sur Venise. En effet, la perte de la culture vénitienne décrite par Boito, Castelnuovo et Gallina correspond en réalité à l’avènement d’une Venise moderne qui, du même coup, perd sa singularité et, avec elle, ses attributs mythiques. Nous étudierons d’abord la ville et les habitants tels que les décrivent les trois écrivains, avant de nous poser la question de la perte de la singularité vénitienne. Les analyses de Walter Benjamin sur Paris à la fin du XIXe siècle nous aideront à mettre en lumière l’idée d’une modernité vénitienne.

Les ruines de la Sérénissime

Par son caractère exceptionnel, l’espace urbain vénitien – avec la splendeur de son architecture ou la beauté des jeux de lumière des pierres sur l’eau – est traditionnellement associé au sublime. Toutefois, dans notre corpus vénitien, ce sont plutôt la crasse, la laideur et, souvent, la puanteur qui sont décrites, comme si les écrivains voulaient dessiner une anti-Venise. Il en est ainsi dans la nouvelle « I capelli di Teresina » de Castelnuovo :

[È] una cameretta piccina coi muri pieni di bolle e di screpolature, con le travi da cui si sfoglia l’intonaco, col pavimento sgretolato, disuguale, a onde, come un mare in burrasca. […] Affacciandosi al davanzale e guardando in giù, la vista non è punto allegra, perché sotto alla casa scorre un rio sucido e stretto da cui giungono alle narici odori poco soavi e agli orecchi suoni poco gradevoli6. (1872, 11-12)

Au-delà des litotes (« odeurs peu suaves » et « sons peu agréables ») et de l’accumulation d’adjectifs négatifs soulignant le mauvais état général de la pièce (« écaillés », « fissuré », « inégal »), c’est surtout la correspondance entre l’intérieur, sordide, et l’extérieur, rebutant, qui frappe le lecteur. Comme le suggère la description de la chambre de Teresina, la misère dans laquelle vivent de nombreux Vénitiens est l’un des éléments récurrents dans les descriptions des trois auteurs. On n’y compte plus les demeures insalubres, comme dans Senso de Boito :

Alle volte Remigio in una gondola chiusa mi aspettava alla riva sudicia di una lunga calletta buia, che riesciva ad un canale stretto, fiancheggiato di casupole tanto gobbe e storpie da parere crollanti, e alle finestre delle quali pendevano cenci di ogni colore […]7. (1990, 346)

Les magnifiques palais de l’aristocratie ne sont pas épargnés par l’atmosphère de ruines qui plane sur Venise. Dans Alla finestra, la Ca’ Dareni présente « una muraglia sgretolata, nelle cui fessure cresce il musco, e che finisce in un cornicione sotto il quale hanno posto il nido i colombi8 » (Castelnuovo, 1878, 39). L’image des palais vénitiens en ruines était récurrente dans la littérature de l’époque, y compris chez les voyageurs étrangers. De Byron à Barrès, tous soulignent le délabrement des splendides demeures ornant le Grand Canal, qui symbolisent la décadence de Venise. Toutefois, si les palais en ruines sont pour les écrivains étrangers l’un des attributs de la ville morte qu’est Venise, ils ont une autre signification chez les écrivains de notre corpus. En effet, en décrivant les patriciens vénitiens, habitants de la ville qui, quoiqu’ayant gardé leur titre de nobilomo9, ont perdu tout le prestige traditionnellement associé à ce statut, les trois écrivains font le portrait d’une classe sociale autrefois riche et toute puissante, maintenant ruinée et dégénérée. Dès lors, leurs palais en ruines matérialisent leur chute.

Dans la comédie Serenissima (1891), le vieux gondolier Piero Grossi évoque la chute de la famille Vidal, dont il avait été le gondolier de casada, c’est-à-dire le gondolier privé, apanage traditionnel des riches familles de l’aristocratie : « Vardé i mii veci paroni come che i se g’ha ridoto! I ga magnà fin i scalini del palasso10 [...] » (Gallina, 2002, 42) La métaphore des marches du palais « mangées », c’est-à-dire englouties dans le gouffre financier qui a emporté les Vidal, pourrait s’appliquer à tous les aristocrates vénitiens décrits par les auteurs du temps. De fait, dans cette seconde moitié du XIXe siècle, une nouvelle classe dominante se substitue aux aristocrates qui gouvernaient autrefois la Sérénissime : il s’agit d’une bourgeoisie à la fortune récente, qui ne partage pas les valeurs de l’ancienne classe dominante. Castelnuovo et Gallina représentent volontiers cette mutation majeure, qui s’accompagne d’une disparition des valeurs traditionnelles de la cité vénitienne. Dans Teleri veci (1877) de Gallina, un mariage est ainsi envisagé entre un patricien sans le sou et la fille de Vicenzo Scarponi, entrepreneur originaire de Chioggia qui a fait fortune dans l’industrie du verre. Ce projet divise le gondolier Momolo et la servante Brigida :

Brigida : Oh! caro lu! In fin dei conti se loro xe nobili, sior Vicenzo Scarponi xe cavalier.
Momolo : (in furia) Siora stupida, voléu meter a confronto el casato Martenigo, che ga avùo do dosi in famegia, co un strassòn de ciozoto che per averse fato do soldi, i lo ga fato cavalier… senza cavalo?!
Brigida : Mi no so altro che el casato dei dosi xe a tochi e a boconi, e che el ciozoto ga campi e case al sol […] A sto mondo no ghe xe diferenza che fra i signori e i disparài, e da resto… semo tuti fradéi11 (2001, 284)

Brigida et Momolo n’appartiennent pas à la même génération : alors que le gondolier est très âgé et a passé sa vie à servir la famille Martenigo, Brigida est au contraire très jeune et ne montre aucun attachement à la famille qu’elle sert. Les deux domestiques ont des convictions diamétralement opposées : Brigida approuve l’idée du mariage, puisque la famille Scarponi est riche, alors que Momolo, indifférent aux conditions financières des futurs époux, le refuse, car Scarponi n’a aucun titre de noblesse. L’industriel jouit pourtant d’un titre honorifique, celui de chevalier, qu’il a obtenu en récompense de ses succès entrepreneuriaux. Pour la jeune fille, ce titre, ajouté à sa fortune, fait de lui un parti idéal. Pourtant, Momolo rejette ce titre avec mépris (« chevalier… sans cheval?! ») et traite Scarponi de « gueux de Chioggia », tout en le comparant aux deux doges qu’a comptés parmi ses ancêtres la famille Martenigo. Quelle que soit la gloire des ancêtres, pour Brigida, seule la fortune compte, et elle ne s’intéresse qu’à la présente ruine de la famille. Pour le vieil homme, au contraire, c’est la noblesse qui vient avant tout et une alliance avec Scarponi porterait atteinte à l’honneur du nom des Martenigo malgré les avantages financiers qu’ils pourraient en retirer. La réplique finale de Brigida est particulièrement intéressante, car elle révèle une évolution notable des mentalités dans la société vénitienne : en affirmant que tous les hommes sont frères et que seule compte la situation économique, elle rejette la hiérarchisation entre nobles et non nobles sur laquelle se fonde toute la société vénitienne sous la Sérénissime, alors que cette hiérarchisation demeure essentielle aux yeux de Momolo.

La nouvelle bourgeoisie dominante est souvent raillée pour ses comportements égoïstes et avares, un trait récurrent dans les nouvelles de Castelnuovo. Cette réponse d’une bourgeoise vénitienne à la jeune Teresina, venue lui demander une avance sur ses travaux de couture afin de soigner sa mère, gravement malade, en témoigne :

« Oibò, oibò » – disse la signora Palmira, che fu la prima persona visitata dalla Teresina in quel giorno; « io non mi rimuovo dal mio sistema. Anticipazioni non ne accordo, è il modo di avere i lavori male eseguiti; e prestiti non ne faccio, è il modo di perdere le amicizie. Se volete che continui a servirmi qualche volta di voi dovete guardarvi bene dal rinnovarmi un discorso simile12 ». (1882, 19)

Ce type de comportement marqué par une absence totale de scrupules est un véritable leitmotiv de la littérature vénitienne de l’époque. L’un des personnages de la longue nouvelle « Il maestro di setticlavio » de Boito (1891) est un soprano du chœur de la basilique Saint-Marc qui tient une boutique d’antiquités douteuses, laquelle lui sert en réalité à dissimuler ses activités d’usurier. Il profite ainsi de la détresse d’une jeune mère venue lui céder une ancienne statuette en ivoire pour l’escroquer en lui en donnant un prix dérisoire eut égard à la valeur réelle de l’objet :

– Insomma, le vuole le quindici lire?
– Almeno venti me ne dia.
– No [,] e l’antiquario si rivolse allo Zen, che s’impazientiva.
La misera donna uscì; ma, dopo qualche minuto, ricomparve, e, posando la statuetta lentamente sopra una tavola ingombra di ciarpami d’ogni sorta, mormorò :
– Se la prenda : i bimbi m’aspettano con il pane
13. (1990, 170)

Quoique ruinés, les patriciens sont toujours là, tout comme leurs palais : l’ombre de l’avant-1797 continue à planer sur la ville à près d’un siècle de distance. Pourtant, cette Venise-là n’est plus que l’ombre d’elle-même, ce qui pose la question de la mort de la ville.

Si Venise n’est plus que Venise

On l’a vu, de Byron à Barrès, l’un des traits principaux du mythe de la mort de Venise est la décrépitude du cadre urbain vénitien, les lézardes des façades contrastant avec la splendeur passée de la ville. La littérature vénitienne souligne, elle aussi, ce délabrement ambiant. À cet égard, le cadre choisi par Giacinto Gallina pour Teleri veci est particulièrement parlant : il s’agit de la demeure d’une patricienne, Donna Marina Martenigo – elle aussi ruinée. Alors qu’elle logeait auparavant dans un palais du Grand Canal, elle habite désormais l’une des extrémités de l’un des quartiers périphériques de la ville, Cannaregio. Sa maison fait face à l’île de San Michele, qui abrite le cimetière, lequel joue pour la servante Brigida le rôle d’un memento mori. À l’intérieur de la maison, les meubles sont recouverts de poussière et les portraits des glorieux ancêtres de la famille, de toiles d’araignées. Cet ensemble d’éléments est bien sûr hautement symbolique : la maison de Teleri veci, comme sa propriétaire et son gondolier, le vieux Momolo, incarnent un monde qui n’est plus, celui de la Venise glorieuse et indépendante qui a disparu avec la Sérénissime. La pièce est marquée par une atmosphère sombre, voire mortifère puisque l’un des personnages secondaires tente même de se suicider en se jetant dans un canal désert. On pourrait lire dans cette scène une reprise consciente, de la part du dramaturge, du mythe de la mort de et à Venise.

En réalité, si la représentation que livre Gallina de la société vénitienne de la seconde moitié du XIXe siècle peut se lire comme une forme de mort de Venise, elle se distingue pourtant du mythe en vogue à l’époque. Elle s’actualise en effet dans les conflits générationnels qui sanctionnent d’irrémédiables conflits de valeurs. En outre, la mort de Venise apparaît aussi dans la médiocrité ambiante que dépeignent les trois écrivains. Celle-ci se démarque de l’un des principaux attributs de la Venise mythique du XIXe siècle, la dépravation morale, une vision qui atteint sans doute son point culminant avec Mort à Venise de Thomas Mann. À cet égard, les pièces de Gallina sont particulièrement révélatrices. Serenissima est centrée sur Piero Grossi, doyen des gondoliers de Venise, surnommé « Serenissima » parce qu’il est né sous la Sérénissime. La pièce s’ouvre sur le combat des gondoliers contre l’introduction des vaporetti14, un service public de navigation à vapeur sur le Grand Canal qui met en péril leur profession. Bien que les gondoliers soient unis dans leur combat, des dissensions éclatent rapidement entre les différentes générations. Ainsi, alors que Piero Grossi raconte avoir prié contre l’introduction des vaporetti, l’anecdote suscite les sarcasmes des plus jeunes. Piqué, le vieil homme se justifie :

Cussì façeva al tempo de san Marco i parucconi. […] No i gera pauloti, ma i gera cristiani… e de politica i se ne intendeva. E credeme che, Serenissima de san Marco o Italgia una, questa xe la tatica perchè tutto vada ben15. (2002, 40)

La réponse de son fils, lui-même gondolier, met en évidence le fossé qui sépare les générations : « S’el ghe parlarà de polenta, i lo capirà, ma se l’andarà in epico, gnanca in mente16. » (2002, 41) Comme dans l’échange entre Brigida et Momolo, dans Teleri veci, il apparaît clairement que les différentes générations ne partagent pas les mêmes valeurs. L’horizon de Piero Grossi est encore celui des parucconi, métonymie qui renvoie aux lourdes perruques que portaient les patriciens : dans son combat, il agit comme eux-mêmes l’auraient fait à l’époque de la Sérénissime. Ce faisant, le vieil homme donne tout son sens à son surnom : non seulement il est né avant 1797, mais la disparition de la République ne semble avoir eu aucune prise sur lui. À l’inverse, son fils méprise ces références, qui sont pour lui un inutile « échauffement », puisque ne compte pour lui que la polenta, c’est-à-dire la subsistance quotidienne des gondoliers. Cet échange de répliques, qui révèle une incompréhension profonde entre les deux générations, fait dire au vieil homme que son fils ne partage pas son sang, et il finit par le comparer au dernier doge de Venise, passé à la postérité comme exemple de lâcheté après avoir abandonné les insignes de sa charge avant l’arrivée des troupes françaises dans la ville.

En 1894, Gallina fait jouer La base de tuto, l’épilogue de Serenissima, pièce dans laquelle on retrouve les mêmes protagonistes, à l’exception de Piero Grossi, décédé entre-temps. Les événements donnent pourtant raison à celui-ci, et en particulier au jugement qu’il portait sur son fils. Alors que lui-même préférait l’honneur de son nom à tout marchandage financier, son fils et sa belle-fille, Giudita, ne se distinguent que par leur cupidité, et leur comportement est l’exact inverse de celui du vieil homme. La pièce tire son titre d’un échange entre Giudita et le nobilomo Vidal, ancien maître de Piero Grossi, désargenté mais encore attaché aux anciennes valeurs qu’il partageait avec le vieux gondolier. Alors que Giudita considère que « la base de tuto 17 » (2002, 185) n’est autre que l’argent, Vidal découvre un peu plus tard que son propre fils, Alvise, partage les mêmes idées qu’elle :

Alvise : (un po’ seccato) I serve a rimediar, a riparar, a giustar tuto.
Vidal : Ma queste xe le idee de Giudita, talis e qualis.
Alvise : Mi no so che idee che gabia Giudita; questa no xe un’opinion, el xe un fato lampante come la luse del sol che lo sa anca i bambini apena nati
18 . (2002, 209-210)

La femme du peuple qu’est Giudita et le descendant de patricien qu’est Alvise partagent les mêmes convictions quant au pouvoir de l’argent. Il s’agit d’un fait tellement évident pour Alvise que le jeune homme ne comprend pas l’effarement qui saisit son père, alors que l’intrigue révèle qu’Alvise lui-même montre aussi peu de scrupules que Giudita dans la conduite de sa vie et de ses affaires.

Ce type récurrent de conflit de valeurs marque bien une disparition de la culture vénitienne traditionnelle, puisque les anciennes et les jeunes générations sont séparées par un fossé qui semble difficile à combler. En ce sens, on peut parler de la mort de Venise étant donné que, avec la dégénérescence et la ruine des anciennes familles patriciennes et l’ascension parallèle de bourgeois avides et sans scrupules, l’ordre ancien, dénué de sens pour les plus jeunes, disparaît peu à peu. Désormais, l’argent est le point commun qui rassemble les gens du peuple, les patriciens et les bourgeois : c’est cette évolution majeure de la société vénitienne que soulignent Boito, Castelnuovo et Gallina, et il est intéressant de s’interroger au sujet de leur rapport aux mythes de Venise. mble avoir eu aucune prise sur lui. on de l'.. sensions éclatent rapidement entre les différentes générations:

Les mythes littéraires du XIXe siècle reposent sur la singularité vénitienne : ce sont l’atmosphère particulière de la ville, son histoire, son cadre urbain unique qui expliquent la force des mythes de la mort de et à Venise. Or, si l’on se penche sur les phénomènes décrits par les écrivains de notre corpus, il est frappant de constater que ceux-ci n’ont, au contraire, rien de spécifiquement vénitien. De fait, la chute de l’aristocratie, l’ascension d’une bourgeoisie enrichie récemment et attachée à la valeur de l’argent, et la misère dans laquelle vivent les classes populaires sont des phénomènes qui caractérisent les sociétés urbaines modernes.

Venise, telle qu’elle est dépeinte par les écrivains vénitiens, devient alors une ville semblable aux autres grandes villes de l’époque, ce qui permet de penser une forme de modernité vénitienne. En ce sens, elle se distingue de la Venise mythique des voyageurs étrangers, puisqu’elle est dépourvue de sa singularité. Elle n’est plus que Venise, une ville touchée par une situation économique difficile, qui voit disparaître sous ses yeux l’ordre ancien, héritier de la splendeur et de la gloire de la Sérénissime, et les valeurs qui le constituaient. On retrouve ici la double opposition entre point de vue interne et point de vue externe, et entre auteurs mineurs et auteurs majeurs. En effet, Boito, Castelnuovo et Gallina, qui suivent les codes du réalisme, représentent une Venise privée de son aura et qui, désormais, n’est plus que Venise, une ville qui se fond dans la masse des grandes villes de l’époque, dont elle partage les évolutions les plus marquantes. On peut lire dans cette représentation une explication possible de la faible renommée dont jouit cette image de Venise, par opposition à celle qu’offrent les œuvres de Byron, de Barrès ou de Mann, qui reprennent et diffusent les mythes littéraires associés à la ville. La Venise moderne décrite par les écrivains vénitiens peut sembler antiphrastique tant elle contraste avec les représentations habituelles d’une ville figée dans la splendeur de son passé perdu, de la ville antimoderne par excellence. Elle est pourtant l’une des clés du point de vue vénitien sur la ville.

Une lecture benjaminienne de la modernité vénitienne

Plusieurs des phénomènes urbains caractéristiques de la modernité parisienne évoqués par Walter Benjamin dans « Paris, capitale du XIXe siècle » trouvent un écho dans la Venise du XIXe siècle décrite par Boito, Castelnuovo et Gallina. C’est notamment le cas de son analyse sur les intérieurs bourgeois, qu’il associe à la figure de Louis-Philippe, puisque sous son règne une nouvelle loi électorale permet l’élargissement du corps électoral grâce auquel « le simple particulier monte sur la scène de l’histoire » (2000, 55). Dans cette évolution, le rôle du cadre de vie change et la figure du collectionneur devient primordiale :

Pour la première fois, le cadre de vie du particulier s’oppose à son lieu de travail. Le premier se constitue dans l’« intérieur ». […] Le collectionneur est le véritable occupant de l’intérieur. La transfiguration des choses, il en fait son affaire. La tâche qui lui incombe est digne de Sisyphe : il doit, en possédant les choses, les dépouiller de leur caractère de marchandise. (2000, 55)

Dans les œuvres qui nous occupent, l’analyse de la fascination croissante pour les intérieurs se révèle pertinente. Cette fascination apparaît notamment lorsque l’on compare les didascalies initiales des deux comédies de Gallina, Serenissima et La base de tuto. Les deux pièces sont séparées par plusieurs années durant lesquelles la famille du vieux gondolier Serenissima s’enrichit en contrevenant à tous les principes qu’il avait édictés. Dans Serenissima, qui a pour cadre la chambre du gondolier, seuls les meubles essentiels – un lit, une commode, une image sacrée – sont présents sur scène, les seuls éléments dépourvus de toute utilité immédiate étant les trophées remportés par le vieil homme lors des régates de sa jeunesse. Significativement, ces objets, reliques d’un monde qui n’a plus de sens pour sa famille, disparaissent de la scène dans La base de tuto, qui n’a plus pour cadre la chambre d’un logement populaire mais un salon de réception :

Camera in casa di Giudita. Due porte laterali a sinistra; porta e finestra a destra; la comune nel fondo. Comò con orologio. Servizio da caffè, ecc., in fondo a destra. A sinistra una mensola. Sul davanti a sinistra tavolino con tappeto. Sedie, poltrone, ecc. L’insieme dinoti la stanza di ricevimento d’una piccola famiglia agiata del popolo19. (2002, 157)

De la chambre simple d’un vieil homme, on est passés au salon d’une « famille aisée ». L’horloge, le service à café et le tapis apparaissent superflus, surtout si on les compare à la frugalité de la chambre décrite dans Serenissima. En réalité, ces meubles et ces bibelots servent à témoigner de l’opulence de la nouvelle famille, et ils se substituent aux trophées des anciennes régates comme symboles de réussite. Si l’on reprend l’analyse de Benjamin, il faut souligner que Giudita n’a rien d’une collectionneuse. Elle est toutefois devenue antiquaire – alors qu’elle n’était qu’une pauvre chiffonnière, dans la pièce précédente. Les collectionneurs avides de souvenirs de Venise sont ses clients et elle s’acquitte de sa tâche en faisant de son mieux pour les escroquer à leur insu, exactement comme le soprano-usurier décrit par Boito dans « Il maestro di setticlavio ». Ce type de personnages, cupide, égoïste et dénué de scrupules, qui revient aussi sous la plume de Castelnuovo, participe de la médiocrité ambiante qui marque la société vénitienne de la fin du XIXe siècle. En même temps, il témoigne d’un désir d’enrichissement personnel et d’une fascination générale pour l’argent, devenue la valeur cardinale de toutes les classes sociales – phénomène qui, à l’époque, était loin de concerner la seule Venise.

Les rues de Paris, évoquées chez Benjamin à travers la figure de Charles Baudelaire, constituent avec la figure du flâneur un autre thème central de son essai la modernité :

Le flâneur se tient sur le seuil, celui de la grande ville comme celui de la classe bourgeoise. Aucune des deux ne l’a encore subjugué. Il n’est chez lui ni dans l’une ni dans l’autre. Il se cherche un asile parmi la foule. […] Celle-ci est le voile à travers lequel la ville familière apparaît comme fantasmagorie et fait signe au flâneur. (2000, 58-59)

Le flâneur, qui observe la ville, la décrit et en saisit l’essence, est une figure qui apparaît dans une nouvelle de Castelnuovo extraite du recueil Sorrisi e lagrime (1882). Il s’agit, dans cette nouvelle, d’une flânerie paradoxale puisque c’est la foule qui est en mouvement, sur un pont, alors que le narrateur, immobile à sa fenêtre, la regarde passer et la décrit, offrant à son lecteur un panorama de l’ensemble de la société vénitienne de la fin du XIXe siècle :

Bellimbusti azzimati e monelli cenciosi, popolane che dimenano i fianchi e fanno sonar sui scalini il tacco delle loro pianelle, e crestaie che sollevano il lembo della gonna per mostrare i loro piedini ben calzati, e signore eleganti che raccolgono con grazia la coda del loro vestito di seta, e ragazzi che s’avviano a scuola alla spicciolata e ne ritornano a sciami, e fattorini della posta e del telegrafo, e bersaglieri dal cappello piumato, e viaggiatori che vanno alla stazione o ne vengono, e bambinaie col bimbo in collo, e fantesche stizzose e loquaci, e venditori d’acqua, di giornali, di frutta, di paste, strillanti a gara per offrire la loro mercanzia20. (1882, 348)

Cette longue description offre un éventail des types urbains, des plus aisés (les « femmes élégantes ») aux plus bas sur l’échelle sociale (les « gamins en guenilles »). Or le flâneur, personnage d’un type nouveau dont l’apparition coïncide avec le développement des grands centres urbains au XIXe siècle, occupe un rôle central dans la pensée de Benjamin en raison de sa capacité à saisir la substance même de la grande ville en même temps qu’il en fait l’expérience au cours de sa flânerie. Certes, dans la nouvelle de Castelnuovo, le flâneur demeure immobile, mais c’est bien la société vénitienne tout entière qui défile sous ses yeux. Le narrateur accorde aussi une attention minutieuse à la description de l’eau qui s’écoule sous le pont – en dessous de la foule des Vénitiens :

Sotto il suo unico arco l’onda non corre con lena affannata in una sola direzione, […] ma ubbidiente alle leggi del mare da cui viene e a cui torna, s’alza e s’abbassa con alterna vicenda, e ora volge a destra ed ora a sinistra, portando sul suo dorso tranquillo, confusi in amichevole promiscuità, tutti i rifiuti della vita cittadina; tutto ciò che i mercati rigettano, tutto ciò che vomitano le fogne, tutto ciò che le fantesche rovesciano dalle finestre in mezzo al filosofico guarda abbasso dei barcaiuoli e all’esclamazioni dei forestieri sbigottiti21. (1882, 347-348)

La nouvelle de Castelnuovo ne comporte aucune indication topographique. « Le pont » peut être n’importe lequel des quelque trois cents ponts que compte la ville, et un lien s’établit nécessairement entre ce qui se passe sur et sous le pont. Là, c’est l’antiphrase ironique des déchets mélangés « dans une amicale promiscuité » qui frappe le lecteur. Cette description met à distance les traditionnels lieux communs des représentations vénitiennes qui mettent l’accent sur la beauté des reflets des pierres dans l’eau et sur le charme unique de l’atmosphère vénitienne. Malgré leur aspect rebutant, les égouts, tout comme les déchets tombant des fenêtres, montrent que Venise est bien vivante – les gens de la foule se succédant sur le pont en témoignent aussi, à leur manière. Un lecteur habitué aux descriptions célébrant la beauté de Venise peut à bon droit être aussi surpris que les étrangers sur l’évocation desquels ce passage s’achève.

En réalité, comme Benjamin, Castelnuovo renverse ici la perspective traditionnelle en montrant les rebuts de la société vénitienne. La position inédite du narrateur-observateur-flâneur permet une lecture originale de la réalité vénitienne, qui n’omet pas ses rebuts. Il s’agit d’une posture qu’adopte Benjamin pour interpréter l’avènement de la modernité :

S’il [souligne] particulièrement les personnages conceptuels du flâneur et du chiffonnier, Benjamin [dresse] en réalité un portrait de lui-même. Son travail de déchiffrement de la modernité ne peut progresser que sous l’auspice de ces deux figures : le théoricien de la vie moderne doit s’abandonner aux mouvements de la foule et en devenir une partie; ce n’est qu’en participant à la sauvagerie de la vie de la capitale, de la vie « moderne », que le flâneur pourra en glaner la vérité. Ce n’est qu’en se faisant « chiffonnier », en récoltant les rebuts théoriques de la vie moderne et en les collectant, en les combinant dans un amas théorique impossible (en conjuguant théologie, philologie, marxisme, psychanalyse, etc.), que le théoricien de la capitale se forgera les outils de perception et d’explication de l’existence moderne. (Alac, 2008, 92)

Si l’on admet que la nouvelle de Castelnuovo permet de saisir la vie « moderne » de Venise, il faut en dernier lieu s’arrêter sur les personnages qu’il représente : il est en effet frappant de constater que, des modistes aux vendeurs de fruits, des « mirliflores » aux voyageurs, aucun des personnages représentés ne renvoie spécifiquement à Venise. Castelnuovo pourrait décrire les habitants de n’importe quelle ville italienne ou européenne. À la limite, la seule spécificité vénitienne de cette description concerne les déchets qui flottent sur l’eau des canaux sous le regard de gondoliers qui sont, eux, typiquement vénitiens. Ainsi, la nouvelle « Il ponte » se révèle être l’une des œuvres de notre corpus qui permet le mieux de saisir la modernité vénitienne. La Venise des Vénitiens est à la fois une ville morte et une ville bien vivante : on peut la qualifier de morte, car la modernité passe par une disparition de la culture vénitienne traditionnelle, laquelle génère une médiocrité ambiante à laquelle aucune couche de la société nouvelle ne semble échapper. En même temps, en décrivant une Venise partagée entre splendeur et crasse, palais lézardés et déchets, Boito, Castelnuovo et Gallina témoignent de l’existence d’une Venise bien vivante, industrieuse et avide de s’enrichir.

La Venise moderne que nous venons de décrire est paradoxale à plus d’un titre. Il est indéniable qu’elle s’est forgée sur les ruines d’une autre Venise, celle de la Sérénissime qui n’a plus grand sens pour la plupart des Vénitiens un siècle après sa disparition. Cependant, une frange non négligeable de la population vénitienne, entrée de plain-pied dans la modernité, survit grâce à la Venise disparue. En effet, les figures de l’antiquaire et de l’usurier reviennent sous la plume des trois écrivains de notre corpus : qu’il s’agisse, comme Giudita, d’escroquer de riches touristes, de préférence étrangers, ou, comme l’usurier de Boito, d’escroquer les plus pauvres des Vénitiens, tous s’enrichissent grâce à la vente des reliques de la gloire de Venise, grâce aux chefs-d’œuvre d’un patrimoine exceptionnel qui témoignent de sa splendeur réelle – mais révolue. On peut lire dans la dispersion des objets d’arts vénitiens la marque ultime de la disparition de la culture vénitienne. En même temps, grâce à l’essor indéniable du tourisme, cette dispersion est le vecteur qui permet à de nombreux Vénitiens de sortir du marasme économique dans lequel était plongée la ville depuis la domination autrichienne. Elle est ainsi l’un des facteurs qui témoignent de l’entrée de la société vénitienne dans la modernité. Cette modernité tournée vers le passé rappelle une autre analyse de Walter Benjamin, celle d’Angelus novus, aquarelle de Paul Klee qu’il avait acquise en 1920 et qu’il décrit dans « Sur le concept d’histoire » (1940). Dans cette toile, l’ange avance sur des ruines, le regard tourné vers l’arrière. On peut y voir une image de la Venise de la fin du XIXe siècle, qui se modernise mais continue à envisager l’avenir au prisme de son passé. 

Cet article est adapté d'une communication présentée dans le cadre du colloque «La perte des cultures dans la littérature: dilution, dissolution, dégradation et disparition», organisé par l'Association étudiante des cycles supérieurs en études littéraires de l'UQAM (AECSEL), qui s'est tenu le jeudi 4 mai 2017 à l’Université du Québec à Montréal (UQAM).

 

BIBLIOGRAPHIE

ALAC, Pierre. 2009. « Théorie de la modernité en tant que théorie de la métropole. La “théologie” de Walter Benjamin », Germanica, n° 43, p. 85-94.

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BENJAMIN, Walter. 2000. « Sur le concept d’histoire », in Œuvres, trad. de l’allemand M. de Gandillac, R. Rochlitz et P. Rusch. Paris : Gallimard, p. 427-444.

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CASTELNUOVO, Enrico. 1882. « I capelli di Teresina », in Sorrisi e lagrime. Milano : Fratelli Treves, p. 1-55.

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GALLINA, Giacinto. 2001 [1876]. Teleri veci, in Tutto il teatro, vol. 5, a cura di Piermario Vescovo. Venezia : Marsilio – Regione del Veneto, p. 275-331.

Pour citer cet article: 

Bordry, Marguerite. 2017. «Venise, ville morte ou "capitale du XIXe siècle"? Regards vénitiens sur la disparition de la culture vénitienne», Postures, La disparition de soi : corps, individu et société, n°26, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/bordry-26> (Consulté le xx / xx / xxxx).