De l'étude du vivant : la littérature au prisme des écologies

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1. Étude des milieux où vivent les êtres vivants, ainsi que des rapports de ces êtres avec le milieu. 

2. Doctrine visant à un meilleur équilibre entre [l’être humain] et son environnement naturel ainsi qu’à la protection de ce dernier1.

Le Petit Robert

Le premier sens du mot écologie a aujourd’hui largement été éclipsé dans l’espace médiatique par son acceptation plus scientifique, celle qui renvoie à la protection de l’environnement. Pourtant, les deux définitions du terme concernent le monde du vivant, celui des relations entre les êtres qui partagent un même habitat : un « environnement culturel » chez Pierre Nepveu dans L’Écologie du réel (1999) ou même une planète entière, selon le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, qui désigne la Terre comme « la seule maison que nous ayons » (Nations Unies 2022, n.p.). Quels moyens la littérature offre-t-elle pour décrire, pour comprendre, pour reconcevoir cette maison? Que peut l’écriture à l’heure des changements climatiques et des conséquences sociales et environnementales catastrophiques qu’ils engendrent?

Pour le groupe de recherche «L'imaginaire botanique», dirigé par Rachel Bouvet et par Stephanie Posthumus, la représentation littéraire du végétal nous « invite à dépasser une vision anthropocentrée » (2020, n.p.) du monde dans laquelle la nature ne se comprend qu’en relation subalterne avec l’être humain. Pour susciter un « éveil écologique » et « réfléchir à une autre conception du temps » (Bouvet et al. 2020, n.p.), la littérature appelle à quitter le domaine du scientifique et à investir le monde du vivant en tant que phénomène poétique, où le végétal est sur le même pied que la conscience humaine.  

La littérature permet aussi le partage de connaissances par la vulgarisation scientifique. Pensons notamment à la biologiste marine Rachel Carson et à son célèbre essai Un printemps silencieux qui participa, dans les années 1960, à l’interdiction du pesticide DDT. Si Un printemps silencieux n’est pas, à proprement parler, un objet littéraire, il se réapproprie des stratégies littéraires telles que la fable, rendant ainsi le texte scientifique accessible à un lectorat plus large. 

En outre, il y a lieu de s’intéresser aux «écofictions», genre littéraire et cinématographique étudié notamment par Christian Chelebourg dans son ouvrage Les Écofictions. Mythologies de la fin du monde. Ces dernières mettent en scène des représentations de la fin du monde, exploitant les peurs contemporaines à propos des conséquences de la pollution (tels que les changements climatiques), des désastres naturels ou des pandémies. D’autres genres, comme la dystopie et la science-fiction (notamment la science-fiction post-apocalyptique), exploitent aussi les enjeux du présent pour imaginer des futurs hypothétiques par le biais de la littérature. 

Les rapports entre écologie et littérature sont donc multiples. Ils donnent lieu à des réflexions qui dépassent la simple question environnementale et qui les lient à des problématiques politiques. Au sein du mouvement écoféministe, l’être humain et son exploitation sont au centre des préoccupations. Les écoféministes, de par la subordination qu’elles vivent dans leur rapport aux hommes, sont à même de saisir les logiques de la crise environnementale causée par la société capitaliste et patriarcale. «Féministes parce que les valeurs capitalistes et patriarcales de domination continuent de maintenir les conditions de destruction de la planète; écologistes notamment pour des raisons de justice» (2017, 11), déclarent Marie-Anne Casselot et Valérie Lefebvre-Faucher en introduction de l’ouvrage collectif Faire partie du monde : réflexions écoféministes. Sur le plan littéraire, cette mouvance trouve des échos notamment dans l’essai Pompières et pyromanes de Martine Delvaux (2021), qui s’applique à penser l’actualité politique au prisme de l’écoféminisme. Soulignons que celui-ci se décline sous plusieurs typologies (écoféminisme spirituel, antispéciste, décolonial, etc.) (Collectif 2017). 

Du côté des études décoloniales, le plus récent numéro de la revue Spirale « Écologies (dé)coloniales » lie la colonisation et la crise environnement, rappelant, en introduction de son dossier, que les êtres humains ne sont pas les seules victimes du colonialisme : l’environnement et les territoires le sont aussi (Rodriguez-Lefebvre 2022, 10). Il lance aussi un avertissement au lectorat : plaquer la crise environnement à tous les êtres humains relève « d’une forme d’universalisme pressé, qui insiste sur le fait que toute l’espèce humaine souffrira et que les différences – de genre comme de racialisation – seront ignorées par la nature déchaînée » (10). Malcom Ferdinand rappelle d’ailleurs, dans Une écologie décoloniale (qui fait s’entrecroiser récits historiques et théories), que « l’antiracisme et la critique décoloniale sont les clés de la lutte écologique  » (Ferdinand cité dans Almeida 2022, 17). 

Pour ce trente-sixième numéro, Postures invitait les chercheur·euse·s à étudier les liens que le texte littéraire tient avec son environnement, les façons par lesquelles il traduit les crises qui secouent notre monde à l’heure de l’anthropocène, et les manières par lesquelles il rend sensible l’« autre-qu’humain » (Hope 2019).

Par-delà les frontières : interdisciplinarité et écologie 

Dans l’article qui inaugure le numéro, Ketzali Yulmuk-Bray s’intéresse à la collection « Mondes sauvages » des éditions Actes Sud, qui se situe à la frontière du domaine des sciences et de celui des humanités. En recourant à une perspective sociologique, Yulmuk-Bray pose l’hypothèse que l’hybridité et l’inventivité découlant des considérations socioculturelles de la collection expliquent l’influence de l’éthologie au sein de la ligne éditoriale. À la fin de son article, elle conclut que la collection participe à un décloisonnement disciplinaire grâce, entre autres, aux agent.e.s scientifiques qui proposent des objets culturels, notamment littéraires et philosophiques. 

Ensuite, à l’aide d’une approche à mi-chemin entre l’analyse cinématographique et littéraire, Mikołaj Wyrzykowski montre comment la nature et l’être humain se traversent l’un l’autre dans le cinéma de Terrence Malick et en particulier dans son film Moisson du ciel (Days of Heaven, 1978), mais aussi dans L’arbre de vie (The Tree of Life, 2011) et Le Nouveau Monde (The New World, 2005). En analysant le drame humain, l’auteur de l’article formule l’hypothèse que ce dernier coïncide avec les changements du champ de blé. Finalement, selon Wyrzykowski, la recherche transcendantaliste permet une forme d’écothéologie.

Humanité, nature et territoire

À travers une théorie de l’imaginaire du Nord développée par Daniel Chartier, Marc-Olivier Lavoie met en lumière, dans Neige noire d'Hubert Aquin, un mouvement d’oscillation qui s’opère entre deux discours: l’un dit de « l’extérieur » construit notamment par l’influence d’œuvres canoniques nordiques et l’autre dit de « l’intérieur » qui procède davantage d’une épreuve personnelle du milieu. Le premier type présente un monde polaire hostile et inhospitalier tandis que le deuxième témoigne d’un environnement beaucoup plus accueillant. Par ces deux visions antipodales, Lavoie montre comment le récit progresse et révèle du même coup les effets du langage dans l’expérience que l’humain fait de la nature.

Ensuite, Edwige Medioni offre une réflexion sur la séparation entre nature et culture. À partir du roman d’Aharon Appelfeld Le Garçon qui voulait dormir, l’autrice analyse l’importance du travail de la terre en vertu de l’idéal sioniste. Elle s’attarde notamment sur la description des Kibboutz et sur la métamorphose du personnage principal qui permet de porter un regard écologique sur un modèle d’agriculture héritée de la Bible hébraïque. Comment, par le biais de la figure du champ assimilée au jardin de la genèse, Appelfeld instaure-t-il de nouveaux liens entre l’humain et le végétal? 

Des écologies en péril 

Marilyne Brick propose une analyse de trois romans québécois de l’extrême contemporain qui s’inscrivent dans le genre de l’écofiction : Oscar de Profundis de Catherine Mavrikakis, Faunes de Christiane Vadnais et Fils du vivant d’Elsa Pépin. À l’ère des changements climatiques, Brick invite à repenser la toute-puissance de l’humain. En prenant appui sur les trois romans, l’autrice de l’article propose de se questionner sur la fin du monde et à ce que cette dernière a à dire sur la représentation de l’humain et de sa société. 

Pour conclure cette section du numéro, Alix Borgomano s’intéresse aux recueils de poésie de l’états-unienne, Jorie Graham, et pose, d’entrée de jeu, l’hypothèse que la conscience de la crise climatique a une incidence directe sur le travail d’écriture. Le « réel mis en crise », pour reprendre les propos de Borgomano, redéfinit les manifestations de la parole poétique. L’autrice de l’article affirme, en conclusion, que la poésie a cette possibilité, celle de rendre compte du monde en ruines.

Penser l’écoféminisme 

Élise Warren explore, pour sa part, la figure écowomaniste que représente Indigo dans le roman Sassafrass, Cypress & Indigo de Ntozake Shange. En convoquant les autrices associées à l’écoféminisme et au féminisme noir, Warren révèle les liens étroits entre la conscience collective des femmes africaines-américaines et la nature, notamment grâce aux pratiques artistiques et aux rituels mystiques d’Indigo. Lorsque combinés à la présence spectrale des ancêtres, ces derniers ont, selon l’autrice de l’article, un potentiel politique permettant la définition de soi et la connaissance du passé.

Plaidoyers pour une écriture désanthropocentrée

Dans un article qui interroge le rapport entre le réel écologique et le geste d’écriture, Corentin Delcambre défend l’idée d’une écopoétique paradoxale qui ne prendrait pas directement pour objet la nature. Son analyse du Livre des cabanes de Jean-Marie Gleize montre en quoi l’approche gleizienne se distingue de celle qui est ordinairement déployée par les écopoètes. L’enjeu ne se situerait plus dans la réconciliation entre les mots et les choses, mais bien dans la mise en crise de l’organisation actuelle du monde. L’œuvre de Gleize, qui s’applique à produire puis à consumer ses propres images, se fait ainsi critique d’un imaginaire anthropocentré dans lequel l’humain domine l’environnement.

Dans un article essayistique, Anaïs Paquin initie une réflexion sur la création littéraire qui engage l’autre-qu’humain. En proposant une écriture inclusive et désanthropocentrée, elle s’intéresse à la pieuvre, modèle idéal qui permet de penser l’être humain et les autres vivants comme égaux. our ce faire, elle étudie les représentations de la pieuvre dans trois textes distincts : Autobiographie d’un poulpe et autres récits d’anticipations (2021) de Vinciane Despret, L’octopus et moi (2021) d’Erin Hortle et Vampyroteuthis Infernalis (2011 [1987]) de Vilém Flusser.

Hors-dossier 

En proposant une analyse qui s’intéresse au roman L’île de la Merci d’Élise Turcotte, Rosemarie Savignac, en clôture du numéro, expose, dès les premières lignes de son article, le concept de la « trame narrative de l’insécurité banlieusard », un cliché narratif qui émerge dans les années 1970, et qui renverse la tranquillité et la sécurité de la banlieue pour y exposer la violence et la sordidité. Elle affirme notamment que le roman de Turcotte injecte à cette trame une réflexion féministe permettant de questionner la construction sociale du genre ainsi que de reconceptualiser les codes des sphères privée et publique. 

L’équipe de Postures remercie chaleureusement les membres des comités de rédaction et de correction, qui ont travaillé à l’élaboration de ce numéro. Nous remercions les partenaires financiers qui permettent à Postures d’exister et d’offrir un espace de partage et de diffusion riche et stimulant aux chercheur·euse·s étudiant·e·s. Un grand merci au Département d’études littéraires, à l’Association Facultaire des Étudiants en Arts (AFEA), à l’Association Étudiante des Cycles Supérieurs en Études Littéraires (AECSEL) ainsi qu’aux Services à la vie étudiante (SVE) de l’UQAM. Postures exprime toute sa reconnaissance aux auteur·rice·s de ce numéro pour leur travail.

 

Bibliographie

Almeida, Jade. 2022. «L’écologie depuis la Caraïbe: une approche lyrique de la décolonisation. Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen de Malcolm Ferdinand». Spirale, no 278: 17-19. 

Bouvet, Rachel, Marine Bochaton et Roxane Maiorana (dir.). 2020. Paroles d'arbres. Histoires de jardins. Université du Québec à Montréal: Figura, le Centre de recherche sur le texte et l'imaginaire.

Carson, Rachel. 2009. Un printemps silencieux, France: Wildproject.

Casselot, Marie-Anne et Valérie Lefebvre-Faucher (dir.). 2017. Faire partie du monde: réflexions écoféministes, Montréal: Remue-ménage.

Chelebourg, Christian. 2012. Les Écofictions. Mythologies de la fin du monde, Bruxelles: Les impressions nouvelles.

Collectif. 2017. Faire partie du monde: réflexions écoféministes, Montréal: Les éditions du remue-ménage.

Delvaux, Martine. 2021. Pompières et pyromanes, Montréal: Héliotrope.

Ferdinand, Malcom. 2019. Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Paris: Seuil.

Hope, Jonathan. 2019. «Qui vient manger? Sémiotique alimentaire humaine et autre-qu’humaine». Cuizine 10, no 1. https://www-erudit-org.proxy.bibliotheques.uqam.ca/en/journals/cuizine/1... (Page consultée le 10 mai 2022)

Nations Unies. 2022. «Climat : s’adapter ou disparaitre». Centre régional d’information des Nations Unies pour l’Europe Occidentale, 28 février, https://unric.org/fr/climat-sadapter-ou-disparaitre/ (Page consultée le 10 mai 2022). 

Nepveu, Pierre. 1999. L'Écologie du réel. Mort et naissance de la littérature québécoise contemporaine. Montréal: Boréal.

Le Robert. s.d. «Écologie», Le Robert. Dico en ligne, s.d. https://dictionnaire.lerobert.com/definition/ecologie (Page consultée le 10 mai 2022)

Rodriguez-Lefebvre, Renato. 2022. «Écologies (dé)coloniales: présentation». Spirale, no 278: 10-12. 

Pour citer cet article: 

Berger Soucie, Kevin et al. 2022. « De l'étude du vivant : la littérature au prisme des écologies », Postures, Dossier « De l'étude du vivant : la littérature au prisme des écologies », no 36, En ligne <http://www.revuepostures.com/fr/articles/de-l-etude-du-vivant-la-litterature-au-prisme-des-ecologies> (Consulté le xx / xx / xxxx).