Écrire le lieu : modalités de la représentation spatiale

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Si les sciences humaines et sociales ont longtemps privilégié l’étude du temps au détriment de celle de l’espace, les dernières décennies marquent l’avènement d’un spatial turn qui renverse cette posture critique. On observe en effet la montée d’un nouveau paradigme analytique « géocentré » (Ziethen 2013) convoquant, entre autres, la géopoétique de Kenneth White (1994), la géocritique de Bertrand Westphal (2007) ou encore la géographie littéraire de Michel Collot (2014) — approches qui revendiquent, chacune à leur façon, le rôle primordial de la dimension spatiale dans la construction de la connaissance.

Ainsi, et comme le rappellent Barney Warf et Santa Arias dans leur ouvrage The Spatial Turn, « [g]eography matters, not for the simplistic and overly used reason that everything happens in space, but because where things happen is critical to knowing how and why they happen » (2008, 1). Antje Ziethen relève en outre que « [le lieu] ne se résume [plus] à une fonction de scène anodine sur laquelle se déploie le destin des personnages mais s’impose comme enjeu diégétique, substance génératrice, agent structurant et vecteur signifiant » (2013, 3-4). Le lieu, en tant qu’il participe pleinement d’un régime littéraire, permet donc de focaliser bon nombre de discours et de savoirs : il forme et informe le regard singulier que nous propose toute œuvre.

C’est notamment le constat de Jean-François Richer qui, dans son ouvrage sur les boudoirs balzaciens, témoigne de la « compacité discursive » de l’espace privé romanesque, c’est-à-dire de sa « double capacité de déterminer les “espèces sociales” (Balzac) et leurs discours, et d’être, en retour, déterminé par ces espèces, enregistrant les mouvements dialectiques qui modifient les différents savoirs sur la nature humaine. » (2012, 11) Selon Richer, « [l]’espace produit par une société peut donc être à la fois “discours de” et “discours sur” l’être humain, un condensé matériel d’ontologie portant les traces du passé et une matrice pouvant générer l’intellection du présent et de l’avenir » (11). L’espace privé devient ainsi, de façon tout à fait paradoxale, un terrain privilégié pour représenter les enjeux du social. Quels sont alors les discours portés par les différents lieux de l’intimité romanesques? Que disent les chambres, les salons, les bibliothèques, des individus romanesques qui les habitent? Le lieu de l’intimité permet-il seulement d’accéder à une certaine essence du « privé », ou s’intègre-t-il toujours dans une logique discursive visant à renvoyer aux enjeux du social?

Inversement, les espaces ouverts, les grandes étendues renvoient souvent, eux aussi, à l’expérience d’une intériorité. Selon Gaston Bachelard, « [l]’immensité est, pourrait-on dire, une catégorie philosophique de la rêverie » (1957, 168). Or c’est précisément parce que cette infinitude ne peut être qu’imaginée qu’elle est indissociable d’un certain frisson, d’une jouissance mêlée de terreur — combinaison caractéristique du sublime tel que le définissent respectivement Burke (1757) et Kant (1790). Comment les représentations littéraires de l’immensité — fort nombreuses depuis les romantiques — expriment-elles ce vertige? Quelles stratégies d’écriture mobilisent-elles pour décrire cette « grandeur » effarante? Relevons que ces considérations ouvrent à des perspectives diverses : si la fascination qu’elle engage concerne moins le gigantisme d’une étendue fantasmée que le foisonnement que recèle la vie ordinaire, la Tentative d’épuisement d’un lieu parisien de George Perec (1975) participe aussi d’une confrontation à l’immensité. Comment se négocient, sur ce plan, volonté de saisie de l’espace et richesse d’un « inépuisable » lieu?

Loin du sublime que contemple le « voyageur » du célèbre tableau de Caspar David Friedrich, de larges portions d’espace se voient pour leur part striées, déshabitées ou jonchées d’une forme du junkspace que décrit l’urbaniste Rem Koolhas (2011). Face à ces innombrables non-lieux — « espace[s] qui ne peu[vent] se définir ni comme identitaire[s], ni comme relationnel[s], ni comme historique[s] » (Augé 1992, 100) — et délieux — espaces « qui ont été des lieux », mais qui seraient à présent « déconstruits, déshabités, déterritorialisés » (Prado 2010, 121) — qui parsèment le territoire, l’écopolitique qu’évoque Marielle Macé dans Nos cabanes invite à « imaginer des façons de vivre dans un monde abîmé » (2019, 27) et à « élargir », ce faisant, « les formes de vie à considérer » (2019, 30). L’écriture, ici, permettrait non seulement de réhabiter les forêts, les rives et les fleuves menacés et de reconnaître — à la manière du Ponge du Parti pris des choses (1942) — leur part d’agentivité, mais aussi de réinvestir jusqu’aux non-lieux, de tenter « avec [eux] des liens, des côtoiements, des médiations, des nouages » (Macé 2019, 30). Sur ce terrain encore, les initiatives ne manquent pas : citons notamment la carte interactive du projet Gares, dont les « tableaux d’inspiration géopoétique » entendent se « réapproprier » les stations du train de banlieue de Montréal (Cliche et La Traversée 2012, n.p.).

Pour ce trente-et-unième numéro, Postures se propose donc de prolonger la réflexion du philosophe Gaston Bachelard qui, dans sa Poétique de l’espace, avance que « [l]a maison vécue n’est pas une boîte inerte » (1957, 73). Le lieu, lorsqu’il naît de la plume, n’est jamais atone : il foisonne plus qu’il renferme, il témoigne plus qu’il cache, il révèle plus qu’il recèle.

Parcourir les lieux: topographies et trajectoires poétiques

En ouverture de ce dossier, Gabriel Meshkinfam traite de l’intérêt du poète français Yves Bonnefoy pour la mise en scène du lieu, laquelle donne naissance dans son œuvre à ce qu’il nomme une métaphysique « spatiale ». L’auteur se penche sur la tension qui oppose deux conceptions de l’espace : une qui se constituerait comme un décor, comme un leurre, et une seconde qui mettrait de l’avant un espace habitable, un vrai lieu. En faisant l’examen des carrefours, des seuils et des nombreux espaces représentés par le poète, il mène une réflexion, alimentée par la pensée d’Heidegger, sur la notion de présence.

Léa Beauchemin-Laporte aborde ensuite les rapports qui unissent l’espace, le langage et l’écriture dans le roman Piter Pan dans les Jardins de Kensington de J. M. Barrie. En s’appuyant sur les réflexions de l’anthropologue Tim Ingold et en usant de la méthode ethnocritique, elle met au jour le faisceau de lignes concentriques qui unissent les Jardins de Kensington, les discours des personnages et la pratique scripturale du narrateur dans ce récit, une observation qui lui permet alors d’appréhender sous un autre regard la « carte » à la fois topographique, narrative et orale offerte par le romancier dans cette œuvre.

Ambroise Bernier se propose, pour sa part, de revisiter Les Rêveries du promeneur solitaire à partir d’une étude approfondie des différents « niveaux » de lieux mis en scène par Jean-Jacques Rousseau dans son œuvre. Il montre ainsi les distinctions établies dans la pensée de l’auteur entre vie active et vie contemplative grâce aux différents lieux du texte, tout en observant les rapports étroits qui se mettent en place sous la plume de Rousseau entre spatialité et réflexion philosophique.

Laisser sa marque : lieux et violences

Paola Ouedraogo s’intéresse, quant à elle, à la façon dont l’écrivaine martiniquaise Michelle Maillet se réapproprie l’imaginaire du camp de concentration en tant que lieu structuré par la violence dans son roman L’Étoile noire. Elle montre comment, par le recours à une dramatisation qui mélange récits réels et fictifs, l’autrice arrive à investir ces lieux de nouvelles voix et de nouvelles mémoires dans le but de transcender l’horreur qui les fonde.

Tasnîm Tirkawi offre une lecture de Peut-être Esther de Katja Petrowskaja à partir de la notion de post-mémoire. Elle s’intéresse à la façon dont le réinvestissement d’un lieu de trauma participe à recréer un passé qui échapperait autrement à la transmission intergénérationnelle, c’est-à-dire en tant que processus qui viserait finalement à lutter contre la neutralisation affective et l’oubli en redonnant à ces lieux une histoire humaine.

En marge : espaces investis, espaces identitaires

Dans son article, Francesca Caiazzo fait porter sa réflexion sur l’œuvre de l’auteur marocain Abdellah Taïa. Elle examine comment, à travers un parcours migratoire, le narrateur part à la recherche d’un espace intime, un espace à soi. Pour le protagoniste de ces autofictions, personnage relégué à la marge à cause de son orientation sexuelle et de son appartenance culturelle, la quête d’un espace où l’identité peut se développer en sécurité est vitale. En mettant à profit les écrits de Bachelard et l’idée d’une mythologie homosexuelle urbaine, Caiazzo explore les liens qui se tissent entre l’expression des désirs et de l’éthos homosexuels et les divers lieux, privés et publics, qui leur permettent de se déployer.

Beth Fenn Kearney se penche, pour sa part, sur le périple entrepris par les personnages de l’artiste et écrivaine française Valentine Penrose. Pour celles-ci, un couple lesbien, la fuite représente une des seules avenues possibles face à la pression de la norme. Les endroits visités par les amantes, des contrées nouvelles, rendent possible l’expression de leur altérité. En les examinant à la lumière de la notion d’exotisme, Kearney relève la complexité des lieux représentés et, surtout, des rapports qu’entretiennent, avec ceux-ci, les protagonistes.

Cartographier la ville : du chez-soi aux non-lieux

Par l'étude du roman Saufs de Fannie Loiselle, Rosemarie Savignac problématise l’espace de la banlieue et s’applique à penser la portée politiques des gestes de résistance que ses habitants peuvent lui opposer. Plus encore que par une contestation active, c’est par une déambulation passive, par l’investissement des interstices de la suburbia que la protagoniste de Saufs parvient à s’extirper de son emprise.

Pablo Bérubé-Montanchez propose, quant à lui, une lecture croisée des textes du rappeur Lary Kidd et du philosophe Emil Cioran. Dans son article, l’auteur avance que la posture de « monstre » que revendique le rappeur, loin d’être gratuite, témoigne d’un pessimisme assumé et d'une volonté de contester non seulement l'ordre social, mais aussi le joug d'un environnement symbolique (nommé « Montréalité » par Lary Kidd).

Dans « Partout chez lui, chez lui nulle part : le narrateur toussaintien vit à l’hôtel », Clémentin Rachet s’attache à relever les paradoxes que soulève la figure de l’hôtel dans les romans de Jean-Philippe Toussaint. Autant espaces de transit que refuges habitables, autant dortoirs impersonnels qu’appartements familiers, les chambres où logent les personnages toussaintiens oscillent entre le lieu et le non-lieu.

Hors-dossier

Enfin, Frédérique Lamoureux analyse les divers dispositifs énonciatifs qui sont à l’œuvre dans le roman dystopique Notre vie dans les forêts, de Marie Darrieussecq. Elle s’intéresse à la façon dont ce type d’écriture du témoignage produit un effet de brouillage entre univers référentiel et réel, voire entre lecteur implicite et réel, bref un glissement qui traduirait avant tout un souci politique de transcendance et de communion.

L’équipe de Postures remercie chaleureusement les membres des comités de rédaction et de correction, qui ont travaillé bénévolement à l’élaboration de ce numéro. Nous remercions les partenaires financiers qui permettent à Postures d’exister et d’offrir un espace de partage et de diffusion riche et stimulant aux jeunes chercheuses et chercheurs. Un grand merci au Département d’études littéraires de l’UQAM, à Figura, Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire, à l’Association Facultaire des Étudiants en Arts (AFEA), à l’Association Étudiante du Module d’Études Littéraires (AEMEL), à l’Association Étudiante des Cycles Supérieurs en Études Littéraires (AECSEL) ainsi qu’aux Services à la vie étudiante (SVE).

Enfin, Postures exprime toute sa reconnaissance aux auteur·e·s pour leur travail.

 

Bibliographie

Augé, Marc. 1992. Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité. Paris : Seuil.

Bachelard, Gaston. 1957. La Poétique de l’espace. Paris : Presses universitaires françaises.

Burke, Edmond. 2009 [1757]. Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau. Paris : Vrin.

Cliche, Sébastien, La Traversée – Atelier québécois de géopoétique. 2012. Gares. http://aplacewhereyoufeelsafe.com/gares/. (Page consultée le 25 novembre 2019)

Collot, Michel. 2014. Pour une géographie littéraire. Paris : José Corti.

Kant, Emmanuel. 1968. Critique de la faculté de juger. Paris : Vrin.

Koolhas, Rem. 2011. Junkspace. Repenser radicalement l’espace urbain. Paris : Payot & Rivages.

Macé, Marielle. 2019. Nos cabanes. Paris : Verdier.

Perec, Georges. 2008 [1976]. Tentative d’épuisement d’un lieu parisien. Paris : Christian Bourgeois éditeur.

Prado, Patrick. 2010. « Lieux et "délieux" ». Communications 87, no. 2 : 121-127.

Richer, Jean-François. 2012. Les boudoirs dans l’oeuvre d’Honoré de Balzac. Montréal : Nota Bene.

Warf, Barney et Santa Arias (dir.). 2009. The Spatial Turn : Interdisciplinary Perspectives. Londres : Routledge.

Westphal, Bertrand. 2007. La Géocritique. Réel, fiction, espace. Paris : Minuit.

White, Kenneth. 1994. Le plateau de l’albatros. Introduction à la géopoétique. Paris : Grasset.

Ziethen, Antje. 2013. « La littérature et l’espace ». Arborescences, no 3. https://id.erudit.org/iderudit/1017363ar. (Page consultée le 25 novembre 2019)

 

Pour citer cet article: 

Bauduin, Émilie et al. 2020. « Écrire le lieu : modalités de la représentation spatiale », Postures, Dossier « Écrire le lieu : modalités de la représentation spatiale », n°31, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/ecrire-le-lieu-modalites-de-la-representation-spatiale-avant-propos> (Consulté le xx / xx / xxxx).