Lors d’une conférence donnée au Cercle d’études architecturales en 1967, Michel Foucault affirme que la préoccupation majeure du XXe siècle serait l’espace (1984). Après des décennies durant lesquelles les penseur·e·s de diverses disciplines ont cherché à conceptualiser l’Histoire et la temporalité, les chercheur·e·s en sciences humaines ont par la suite tenté de théoriser les différentes catégories de l’espace et leurs influences sur le fait social. À l’instar des penseur·e·s du tournant spatial amorcé dans les années 1960, le sociologue Jean-Didier Urbain distingue plusieurs paliers de la spatialité qui se recoupent mutuellement : l’étendue, cette matière brute qui, par l’intervention humaine, va se structurer en espaces fragmentés; l’espace, parcelle d’étendue organisée par les frontières en territoires distincts; et enfin, le lieu, sous-catégorie de l’espace qui acquiert sa singularité grâce au supplément narratif qui lui donne naissance et qui lui procure du sens. En effet, « le lieu est un espace dramatisé. De l’anecdote à l’épopée, il y advient ou il y est advenu quelque chose. Il est une scène opérationnalisée : investie par un scénario, à jouer, joué, rejoué ou, fantôme du passé, seulement évoqué » (Urbain 2010, 101). Par essence, le lieu est, selon lui, inconcevable sans le récit qui l’accompagne, lui donne du sens et le distingue de l’espace environnant.
Si le lieu est un espace narrativisé, au sens où le définit Jean-Didier Urbain, qu’en est-il du lieu structuré par et pour la violence, par exemple le camp de concentration? Nécessairement, les récits rattachés au lieu concentrationnaire seraient marqués par la violence structurelle qui s’y manifeste et tenteraient de le doter d’une « épaisseur biographique » (101) pour lui donner du sens et transcender l’horreur qui le fonde. C’est du moins de cette nécessité de mise en récit et de dramatisation du lieu forgé par la violence dont il est question dans le roman L’Étoile noire de Michelle Maillet, paru en 1990 et préfacé par Simone Veil. Seul roman publié par la journaliste martiniquaise, L’Étoile noire relate l’histoire de Sidonie, une jeune infirmière noire de vingt-cinq ans qui vit en région bordelaise avec ses jumeaux de cinq ans, Nicaise et Désiré. Arrêtés au cours d’une rafle le 13 décembre 1943, les trois personnages seront déportés ensemble à Auschwitz, avant d’être tragiquement séparés, puis exterminés. La narratrice, en investissant sa pratique d’une réflexion sur l’écriture, devient une autrice-narratrice. Selon sa note finale, si le récit nous parvient, même après la mort de la protagoniste, c’est parce qu’elle a pris la peine de consigner dans les moindres détails son expérience du camp, de la déportation et ses pensées profondes, avant de le transmettre à une « codétenue » (Maillet 2006, 198) afin qu’elle le relaie.
Bien que Sidonie ne semble pas avoir réellement existé, la posture narrative qu’elle adopte dans le roman nous permet de cerner les potentielles modalités de réappropriation du lieu de violence concentrationnaire, notamment le recours, par les détenus, aux récits qui vont tenter de dire ce lieu. D’abord, pour y laisser une trace de soi; ensuite, pour le transcender, en l’investissant d’un imaginaire qui renvoie à un ailleurs et permet au personnage de se soustraire à la violence immédiate. Ainsi, dans quelle mesure le lieu de violence, une fois pratiqué par l’individu·e, peut‑il être propice à la création de nouveaux récits et à l’émergence de nouvelles mémoires? Comment ces récits investissent-ils ledit lieu et permettent-ils de s’en évader par l’imaginaire? Pour répondre à ces interrogations, nous considérerons d’abord le caractère paradoxalement fécond du lieu de violence concentrationnaire, qui donne naissance à plusieurs récits, à la fois des témoignages (fictionnels, bien qu’inspirés de faits réels) traduisant la nécessité de dire pour survivre à l’horreur, et des fictions au service de l’évasion mentale des prisonnier·ère·s. Par la suite, nous appréhenderons ce lieu en tant qu’espace propice à l’évocation de plusieurs mémoires : celle des victimes du régime nazi; mais aussi celle des hommes et femmes noires déporté·e·s dans les camps et occulté·e·s des mémoires officielles; et plus largement, celle des peuples noirs réduits en esclavage des siècles auparavant. Une telle analyse nous poussera à repenser les liens étroits entre l’écriture et la survivance, tout en débordant du cadre restreint du témoignage historique, pour traiter des enjeux de fictions qui, à leur manière, font subsister des êtres disparus ou oubliés et leur donnent une nouvelle existence de papier.
De la nécessité de témoigner : écrire pour sur-vivre
Dans Temps et Récit (1983), Paul Ricœur souligne la dimension éminemment structurante et nécessaire du récit ou de la mise en intrigue qui permettent à l’humain, aux prises avec un temps insaisissable, d’agencer et de donner un sens à une succession discordante d’événements, en produisant un tout cohérent. « L’être-dans-le-temps » ne peut s’appréhender lui-même que par l’acte de narrativisation qui rend le temps humain, en le configurant en récit. Le philosophe insiste également sur le fait que
nous racontons des histoires parce que finalement les vies humaines ont besoin et méritent d’être racontées. Cette remarque prend toute sa force quand nous évoquons la nécessité de sauver l’histoire des vaincus et des perdants. Toute l’histoire de la souffrance crie vengeance et appelle récit. (Ricœur 1983, 115)
Dans le cas du récit testimonial, en particulier celui du survivant des camps de concentration, l’acte narratif acquiert une dimension nécessaire, sinon vitale. Il faut écrire, avant tout pour affirmer la véracité de l’expérience vécue, qui dépasse l’imaginable; mais surtout pour laisser une trace de soi, une preuve matérielle de son existence. La mise en récit garantit alors à celui ou celle qui s’y raccroche une vie symbolique après la mort, une sorte de voix transcendantale, métaphysique. En s’inspirant des propos de Giorgio Agamben, Annie Benveniste explique que « de la souffrance extrême, on ne peut témoigner qu’à travers la façon dont on en a réchappé » (2017, 84), le paradoxe inhérent au témoignage de la violence extrême étant qu’il n’appartient qu’à celles et ceux qui ne peuvent plus en parler. Dans ce contexte, les survivant·e·s vont témoigner au nom des disparu·e·s qui n’en ont plus les moyens, parler à leur place, ou se faire narrateur·rice·s de leur propre malheur, pour éviter tout préjudice envers les mort·e·s. À cet égard, l’auteur·rice réel·le, habité·e d’une volonté testimoniale (soit parce qu’iel a fait l’expérience directe des camps, soit parce qu’iel se fait l’héritier·ère infortuné·e de ce vécu), met en scène des personnages eux-mêmes investis de cette mission. Auteur·rice·s comme narrateur·rice·s, réel·le·s ou fictif·ve·s, ces entités bien distinctes se rejoignent tout de même dans leur visée, peu importe d’où elles puisent leur motivation.
Pour Sidonie, telle qu’imaginée par Maillet, l’enjeu est donc avant tout de témoigner de cette violence qu’elle sait mortifère, mais qu’elle espère transcender par son acte d’écriture. N’ayant en sa possession qu’un carnet de moleskine, un crayon et une médaille, elle se donne pour mission, afin de survivre à l’horreur et de tromper la mort, de consigner avec détail la vie quotidienne au camp de Ravensbrück. Ce récit, à vocation testimoniale, est intimement lié à un devoir de mémoire. Elle explique à ce propos : « Je veux témoigner pour Agénor, témoigner que j’existe encore. Mais un nouvel instinct est né en moi, qui me pousse à donner les détails de notre vie ici. Pour que l’on y croie, pour que l’on n’oublie pas. » (Maillet 2006, 153) Pour ce faire, elle se positionne donc en observatrice attentive, qui décortique toutes les actions des autres et grave dans sa mémoire les moindres événements. « Je m’efforce de penser aux scènes qui se déroulent sous mes yeux comme si elles appartenaient déjà au passé », dit-elle, « comme si je les lisais dans un livre, comme si je les retenais pour écrire un livre, et comme si je les évoquais pour mieux les analyser. » (75) Cette description quasi objective de la vie du camp emprunte des caractéristiques au genre du récit concentrationnaire, au sens où le définit Éric Lozowy dans son mémoire Le récit concentrationnaire : une investigation théorique (1997). Insistant sur le caractère révélateur et incontestable des récits de survivants qui, plus que les écrits historiographiques, assoient la véracité des camps de concentration, ce dernier propose, à partir d’un échantillon de trente récits de témoignage sur les camps, de dresser une typologie de ce genre qu’il considère très particulier. Selon lui, ces témoignages invitent avant tout le lecteur à participer à une aventure, à la construction d’un monde imaginaire qui s’articule autour de topoï précis. Pour ce faire, les récits concentrationnaires se structurent en différentes étapes : « arrestation, déportation, découverte du camp, apprentissage du système, acclimatation à la vie quotidienne, dégradation morale et physique, libération, retour » (Lozowy 1997, 86), l’isotopie du départ en train restant l’un des éléments centraux de la diégèse. Le récit de Sidonie, bien que fictionnel, reproduit la majorité de ces étapes. Dans son petit carnet, cette dernière retrace son parcours, du moment de son arrestation au château de Mr et Mme Dubreuil, jusqu’à sa mort, en passant par le long voyage en train, la découverte des camps d’Auschwitz puis de Ravensbrück, l’apprentissage du système de travail forcé, l’acclimatation à la terreur ambiante et enfin la dégradation morale et physique qui la réduit au rang de spectre, voire d’animal. En ce sens, il nous apparaît comme un récit concentrationnaire et poursuit les mêmes visées que ces derniers : le témoignage et la sur-vivance de l’individu·e qui raconte son vécu.
À l’image de son personnage, Michelle Maillet (l’autrice-narratrice), en se positionnant dans les dernières lignes du roman comme l’héritière des récits de Sidonie, permet à ces écrits réels et imaginaires qui cristallisent l’expérience de la déportation et des camps de concentration de subsister encore. Le récit s’achève en effet brutalement alors que Sidonie est transférée dans le camp de Mauthausen afin d’être exterminée, ce qui est suivi par ces quelques lignes qui déconcertent quelque peu l’horizon d’attente des lecteur·rice·s de cette œuvre présentée comme un roman : « C’est ainsi que se termine le petit carnet de Sidonie./L’écriture, de plus en plus ténue, y est presque illisible./Ce carnet a été renvoyé par les soins d’une codétenue à la mère de Sidonie, qui l’a reçu après la guerre. » (Maillet 2006, 198) Grâce à ce commentaire métatextuel (soit externe à la diégèse et relatif à l’objet-texte en lui-même), Maillet se présente comme la dépositaire d’un récit testimonial qui peut sembler réel, et qui, malgré son caractère fictionnel, s’ancre dans une expérience plus que véridique. Ce roman acquiert en effet une forte référentialité, dans la mesure où l’autrice, étrangère au phénomène historique de la Shoah, a basé toute sa fiction sur de véritables témoignages qu’elle a recueillis et sur une recherche bibliographique conséquente. Ceci traduit un désir de ne pas réécrire l’Histoire mais de s’y ancrer pour renouveler son traitement littéraire. Si l’histoire racontée ici n’est pas véritablement celle de Sidonie Héllenon, elle appartient à Rodolphe Roussi, Juliette Laffon, Yvonne François, Jean-Pierre Block et tou·te·s les autres déporté·e·s juif·ve·s et noir·e·s auprès desquel·le·s Michelle Maillet a recueilli des bribes d’histoire, avant de les rassembler dans cet ouvrage (205-209).
Le récit testimonial de Sidonie, qu’elle complète au fil des jours sur le mode du journal intime, garantit à son personnage fictif, ainsi qu’aux véritables témoins historiques des camps, de transcender leur condition mortelle et de laisser une trace éternelle de leur passage sur terre et dans ce lieu précis. La protagoniste qui consigne avec soin son vécu et le transmet à une consœur, aspire à être lue à jamais, par-delà la mort. Encore plus que la mise en récit de son expérience, l’écriture assure alors la postérité au scripteur par la matérialité du médium par lequel elle se déploie : le papier. En effet, et selon le propos de Roger Gouffault, rescapé du camp de Mauthausen, « l’écrit reste. L’écrit est une trace, tandis que les paroles s’envolent. Le livre, qui est un écrit long, permet de prendre le temps. Démontrer la progression, l’évolution des choses. Et donc de les comprendre » (2003, 10). La trace laissée par Sidonie prend la forme d’un petit carnet de moleskine, saturé de cette écriture « ténue » (Maillet 2006, 198) qui tente de dire l’atrocité du vécu concentrationnaire, mais également de la dépasser.
Au-delà de la production d’un récit testimonial concentrationnaire qui atteste d’une expérience comme d’une existence, Sidonie fait preuve d’une aptitude plus littéraire. Parallèlement à son compte-rendu factuel, elle laisse également place à l’imaginaire, et fictionnalise son expérience de la déportation. Son projet d’écriture s’exprime en ces termes :
J’ai décidé de mener deux récits de front. Mon journal au jour le jour, à partir de ce matin : c’est facile. Pour l’autre partie du carnet, je vais tout reprendre par le début, compléter ce que j’ai déjà noté, rappeler chaque image, chaque pensée, avant que tout ne s’échappe de ma tête, de mon cœur, de ma mémoire. [...] J’ai l’impression que lorsque les deux récits se rejoindront, autour de la ficelle, ce sera la fin. […] Quelqu’un qui écrit, c’est quelqu’un qui s’évade. Ce peut être aussi quelqu’un qui fait passer des messages, qui cherche à s’évader réellement, physiquement. (139)
Dès ce moment, Sidonie superpose à ces portions documentaires et descriptives un autre récit à caractère plus fictionnel. S’interrogeant sur les possibilités de ne s’en tenir qu’aux faits, à la description brute des événements, elle décide finalement de laisser place, dans les pages de son carnet, à l’imaginaire, aux rêveries et aux sentiments qui régissent son rapport au lieu et à l’expérience de la violence, et constituent un dernier rempart face à l’aliénation.
Suite à sa séparation d’avec son fils Désiré et à la mort de Nicaise, tuée par les soldats nazis parce que trop faible, Sidonie n’a pour seule source de réconfort que les histoires qu’elle imagine, et la compagnie de sa nouvelle amie Suzanne. Privée de ses enfants, en proie à la solitude extrême malgré la promiscuité qui caractérise le voyage dans le wagon à bestiaux, elle s’interroge : « Comment survivre lorsqu’on a perdu toute vie aimée et tout espoir? », et immédiatement, elle « sent déferler en [ses] veines l’Afrique interdite, ignorée, bafouée » (122). La survivance dépend bien à la fois de l’écriture testimoniale et de la capacité imaginative, qui propulsent le personnage en dehors de sa situation immédiate, marquée par la désolation et la souffrance. La figure de l’écrivaine se construit au fil des pages à travers une réflexion sur le pouvoir curatif du langage, voire de la littérature. Elle affirme : « Je sais maintenant, je viens de le découvrir, qu’un vers, un peu de poésie, permet parfois de ne pas mourir de chagrin, de honte et de désespérance dans l’endroit le plus sordide du monde : "Je suis née dans une île amoureuse du vent où l’air a des senteurs de vanille et de cannelle." » (50-51) La poétisation du monde permet bien, ici, de surmonter les épreuves et d’apaiser l’âme meurtrie du personnage solitaire. Plus encore, la projection de soi en d’autres cieux, intrinsèquement marqués de poésie par leur caractère exotique, met du baume au cœur de Sidonie, la garde en vie.
L’imaginaire que Sidonie cultive avec vigueur prend racine dans ses origines antillaises et se déploie au travers de la figure d’Agénor, ce dieu imaginaire qui émerge de son esprit lors de son premier voyage en train. Souhaitant se soustraire un temps au « wagon rempli d’immondices et de désespoir » (78), elle puise en ses origines antillaises et africaines la force de survivre, et choisit pour l’y aider « un Dieu des Noirs, un Dieu noir, un esclave vainqueur » (80) qui vient dès ce moment lui insuffler le courage de se battre et de résister, comme il l’a fait pour ses ancêtres. L’émergence d’une foi nouvelle en une entité supérieure qui veille sur elle – et sur le peuple noir malmené par l’esclavage autrefois, puis par la déportation aujourd’hui – n’est rendue possible que par le recours à l’imaginaire, qui ignore la réalité tangible et se déploie dans la conscience d’un personnage qui tente de rassembler les morceaux épars de son identité. L’entreprise de déshumanisation et de dépossession identitaire qui caractérise le régime concentrationnaire échoue ici, puisque Sidonie trouve refuge dans le seul recoin de son être qui demeure inaccessible aux officiers chargés de faire régner l’ordre : l’esprit. Ainsi martèle-t-elle :
Ce qui me soutient, c’est d’imaginer mon fils vivant en Pologne, le souvenir de mon père et de ma mère. Et, à travers tout cela, Agénor. Malgré toutes les violences que je subis, Agénor est pour moi un refuge impalpable, la possibilité d’être sans cesse ailleurs. Je m’évade, je m’échappe de la réalité. Et quand l’odeur de puanteur des cadavres devient insoutenable, je ne sens qu’un seul parfum, celui de l’orchidée sauvage, mêlé aux senteurs du vétiver et du jasmin. (175. Nous soulignons.)
Outre la figure d’Agénor, les références aux Antilles, et en particulier à la Martinique, sont nombreuses. Le récit de Sidonie instaure progressivement une tension dialectique entre un « Ici » et un « Là-Bas », qui simule les allers-retours qu’opère sa propre conscience entre le camp de Ravensbrück, sa situation immédiate, et l’île natale, où elle se projette en rêve. Puisque les faits ne suffisent pas à traduire dans son ensemble la réalité de l’expérience concentrationnaire, le personnage donne une place prépondérante à l’imaginaire antillais, son patrimoine le plus cher. Ce dernier se manifeste dans des références fréquentes aux chants, aux contes et aux traditions antillaises qui la propulsent, pour un temps, en dehors du lieu de violence, dans sa ville natale, Saint-Pierre, et au bord des rivières de la Martinique. Par ces dérives imaginaires, elle se positionne peu à peu dans une sorte d’entre-deux géographique et mental. Ainsi évoque-t-elle, aux oreilles avides de ses compagnes de déboire, les spécialités culinaires – calalou de crabes et blaff de poisson, tortue fricassée et féroce d’avocat (178) – de même que les différentes traditions locales, allant du carnaval aux célébrations de la Toussaint, en passant par les expressions créoles si imagées, qu’elle oppose à la froideur des ordres proférés par les soldats allemands : « À chaque Schell, je pense Y salé! À chaque Raus, Bonda mamaou!... Toute une imagerie caribéenne qui va du "gâteau malélevé" au "bois-bandé", aux pichonnades, ou au "Schrubb". […] Ce créole interdit aux Antilles m’est permis à Ravensbrück. Ici, c’est ma seule liberté, avec mon carnet. » (164. L’autrice souligne.) Dans ces références culturelles, et grâce à la fiction d’Agénor, c’est tout l’univers antillais qui émerge et se substitue par contraste à l’univers concentrationnaire, jusqu’à le dissimuler presque tout à fait. Le lieu de violence physique parvient dans une certaine mesure à être dépassé par le biais de ces récits, fictionnalisés ou non, qui renvoient à d’autres espaces qui, a contrario, ne sont pas intrinsèquement violents.
Pourtant, l’imaginaire antillais se déploie aussi très fortement par le biais de références fréquentes à l’esclavage et au vécu des ancêtres de Sidonie, eux aussi déportés, non pas dans des wagons à bestiaux mais dans des bateaux négriers. Au récit imaginaire à dimension curative se superpose alors un autre récit, fictionnel lui aussi, fait non plus seulement de rêverie et d’exotisme mais de douleur et de violence : celui de l’esclavage. La fonction structurante des récits continue de s’affirmer, puisque la production de nouvelles intrigues, bien que moins positives, permet toujours au personnage de faire sens face à l’insaisissable, l’innommable de ce qu’elle vit. Paradoxalement, l’imaginaire supposé lui permettre d’échapper à la violence concentrationnaire la renvoie vers d’autres lieux clefs de la violence, esclavagiste et coloniale cette fois, et la propulse au cœur d’une autre histoire de douleur, aussi atroce que celle dont elle cherche à s’échapper. Ainsi Sidonie replonge-t-elle dans une violence originelle, passant des rivières martiniquaises aux cales des bateaux négriers.
D’un lieu à l’autre : la collectivisation de la mémoire
Les quatre lieux phares rattachés à la violence concentrationnaire immédiate, successivement le wagon à bestiaux, le camp d’Auschwitz, celui de Ravensbrück et enfin Mauthausen, se trouvent investis, nous l’avons vu, par de nombreux récits qui tentent de soustraire le personnage à la violence extrême qui les structure. Ce faisant, la mise en intrigue de l’expérience temporelle de Sidonie fait émerger différentes mémoires : sa propre mémoire individuelle, manifeste dans les souvenirs d’enfance et de sa vie antérieure qu’elle convoque sur le mode du « rappel » (Ricœur 2000); mais aussi une mémoire d’ordre collective, puisque rattachée à un groupe social distinct, et qui émerge du contact prolongé avec les membres de ce groupe. Rappelons avec Paul Ricœur et Maurice Halbwachs que « pour se souvenir, on a besoin des autres » (Ricœur 2000, 147), la mémoire individuelle se structurant elle-même autour de l’expérience d’appartenance à un groupe. Si la mémoire collective « tire sa force et sa durée de ce qu’elle a pour support un ensemble d’hommes [humains], ce sont cependant des individus qui se souviennent en tant que membres d’un groupe », explique Halbwachs, concluant par la suite que « chaque mémoire individuelle est un point de vue sur la mémoire collective, que ce point de vue change selon la place que [l’on] y occupe et que cette place elle-même change selon les relations que [l’on] entretien[t] avec d’autres milieux » (1950, 94-95).
Tout souvenir se trouve mêlé au témoignage des autres, en particulier des proches qui constituent, selon Ricœur, l’intermédiaire entre soi et autrui, puisqu’ils font le lien entre l’individu·e et le groupe. Le souvenir, même s’il a été pensé par la phénoménologie de la mémoire en tant que processus singulier, n’en est pas moins intersubjectif, voire éminemment socialisé. L’humain se souvient en société, et au sein d’un groupe qui confirme la véracité dudit souvenir, sans quoi le Sujet verrait sa mémoire s’étioler. La mémoire individuelle, devenue collective par l’appartenance et le vécu au sein d’un groupe, constitue dès lors la porte d’entrée vers l’Histoire, l’historiographie ne pouvant prétendre ériger une mémoire qui soit celle d’individu·e·s pris·e·s un·e à un·e. Ricœur propose alors d’entrer dans le champ de l’Histoire avec l’hypothèse « d’une triple attribution de la mémoire : à soi, aux proches, aux autres » (2000, 163), afin de garantir la continuité temporelle entre l’individu·e et la communauté.
Dans le roman de Maillet, la mémoire individuelle de Sidonie s’active au contact des autres déporté·e·s avec lesquel·le·s elle partage maintenant son quotidien. Ses premiers souvenirs émergent de l’observation prolongée des autres protagonistes qui voyagent avec elle. En détaillant les gestes d’un vieil homme assis en face d’elle, dans le train, elle pense soudain à Victor Schœlcher, puis à son père, à sa mère, et à leur vie aux Antilles (Maillet 2006, 38). La réminiscence n’est alors rendue possible que par la présence du personnage en un lieu qui, par sa violence fondamentale, et par le bouleversement qu’il opère dans les rapports intersubjectifs, fait écho à d’autres espaces eux aussi empreints de violence et de souffrance. Cela étant, les lieux de violence en présence ne sont pas purement et simplement des « lieux de mémoire », au sens où les conceptualise l’historien Pierre Nora, soit des sites où se cristallise la mémoire collective d’un groupe social (1997). S’ils permettent l’évocation de la mémoire collective des peuples antillais et africains, notamment, ils ne la figent pas. Dans L’Étoile Noire, la mémoire est bien un processus dynamique qui émerge de la mise en relation des individu·e·s et se loge au sein de la conscience d’un personnage, mais non pas à l’endroit qu’il habite. Si la mémoire ne s’ancre pas dans ce lieu, elle y prend racine, elle se déploie par le fait même pour que le sujet narrant s’y retrouve spécifiquement, et subisse la violence qu’il abrite. Pour Sidonie, le fait de vivre dans des sites rattachés à la violence génocidaire et à la Shoah déclenche un devoir de mémoire, une nécessité de dire et d’écrire la violence intrinsèque à l’esclavage, ainsi que les lieux qui la composent (les champs de canne, les bateaux négriers, les plantations).
Du train au négrier : la métaphorisation de deux expériences distinctes de l’horreur
En plus des souvenirs d’enfance qui remontent à la conscience de Sidonie de manière impromptue, cette dernière convoque une autre mémoire plus globale, puisque rattachée au groupe social originel de la communauté africaine. En tant qu’antillaise, descendante de tous ces africain·e·s déporté·e·s par la traite négrière, et arraché·e·s à jamais à leurs terres natales sans possibilité de retour aux sources, Sidonie exprime en effet le besoin de remonter à ses origines les plus lointaines. En explorant cet héritage dont elle est privée (par le manque de documentation historique et par les tabous locaux entourant cet événement), en pensant à « [s]es ancêtres […] les Africains » (Maillet 2006, 79) avec lesquels elle n’a jamais pu et ne pourra jamais renouer, elle commémore un patrimoine jusqu’alors rejeté, bien que constitutif de son identité d’antillaise. Plus encore, elle permet une transition du pôle individuel au pôle collectif de la mémoire, qui s’exerce dans un rapport étroit au lieu, véritable tremplin grâce auquel l’imaginaire des origines peut se déployer. Alors qu’elle se trouve dans le train qui la mène à Auschwitz, lieu qui préfigure la violence génocidaire, le personnage est transporté au-delà de l’Atlantique, des siècles plus tôt :
Il n’y a plus de train, plus de chenille, explique-t-elle. Il y a le bruit de la mer, et un bateau. Et une plainte léguée à travers vents et marées. L’esprit de mes ancêtres morts dans les cales des bateaux négriers. Une fois encore, j’ouvre les yeux. Suzanne, tu me regardes… Non, Suzanne, là où je suis, tu ne peux pas me rejoindre; tu es là, toute proche; mais toi, tu es dans un train. Moi je suis à fond de cale, loin en arrière, loin dans le temps, pour la première fois, dans une histoire vieille de trois siècles dont ma mémoire ne sait rien, dont ma conscience, soudain, sait tout. Cet esclavage, je le connais. Les gares du désespoir aujourd’hui, les ports de l’angoisse hier : je me sens chargée des mêmes chaînes. (78)
Si Sidonie n’a pas vécu directement la traite négrière ni l’esclavage, elle porte en elle cette mémoire traumatique, transmise de génération en génération. Elle « connai[t] » (78), elle est tellement consciente du vécu de ses ancêtres que le fait de se retrouver dans une situation similaire la ramène à cette Histoire et à ses référents spécifiques. Comme si, finalement, elle la vivait par substitution et pouvait s’y inscrire en pensées maintenant qu’elle se trouve confrontée à une expérience semblable. Ainsi, cette « plainte léguée à travers vents et marées » parvient finalement à ses oreilles, et elle en accepte l’héritage lourd de sens. D’ailleurs, le passage anachronique du train de déportation à la cale du bateau négrier n’est pas anodin, dès lors que ces deux lieux clos marquent les imaginaires liés respectivement au vécu concentrationnaire et à l’esclavage, les deux mémoires que le personnage fait maintenant cohabiter. La convocation simultanée de ces motifs, renvoyant à deux univers distincts, cherche ici à abolir les frontières séparant ces expériences de la souffrance, en insistant sur ce qui les rapproche plutôt que sur leurs différences. L’amalgame entre ces deux déportations advenues à plusieurs siècles d’écart se déploie ainsi par la référence au moyen de locomotion qui les rend possible et en cristallise la violence : respectivement, le train et le bateau négrier, tous deux porteurs de désespoir, d’angoisse, et participant à l’aliénation de l’espèce humaine.
Dans son article « Le magnétisme de la Shoah », Ophir Levy constate à ce propos l’émergence, dans l’immédiat après-guerre, d’un imaginaire dit « concentrationnaire », qui se déploie notamment au travers de fictions et de documentaires reconduisant un ensemble de tropes, d’images, de mythes, à travers lesquels s’exprime la mémoire apparemment univoque des survivants des camps de concentration. Parmi ces schèmes, nous retrouvons la métaphore du train ou plutôt du wagon à bestiaux, les images de baraques et de barbelés, ainsi que la figure du « muselmann », cet homme presque mort, qui a renoncé à se battre pour sa vie et sur qui l’entreprise de déshumanisation a fonctionné (Levy 2011). La métaphore du train est à cet égard celle qui marque les huit premiers chapitres du roman de Maillet, centrés sur « le grand voyage » qu’évoquait plus tôt Éric Lozowy. L’expression « wagon à bestiaux » (Maillet 2006, 58) permet, entre autres, de développer l’isotopie de la déshumanisation; les déporté·e·s étant décrit·e·s successivement comme des « larves blafardes » (93), un « troupeau » de bétail (97) et « plus personne. Plus rien. Pas même des animaux » (121). L’imaginaire concentrationnaire est donc reconduit par Sidonie qui en mobilise les motifs essentiels, et parvient en définitive à l’étendre à d’autres expériences de la déportation. Ultimement, elle parvient à contrer ce phénomène de « magnétisme de la Shoah », en ne réduisant plus seulement l’expérience concentrationnaire lors de la Seconde guerre mondiale au génocide des Juif·ve·s.
Comme le train marque l’imaginaire concentrationnaire, le bateau négrier laisse son empreinte dans la littérature traitant de l’esclavage. Édouard Glissant, grand théoricien du courant de l’Antillanité, développe lui-même cette métaphore dans un chapitre de sa Poétique de la Relation intitulé « La barque ouverte » (1990). Élément significatif, la barque décrite par Glissant apparaît comme un lieu de violence qui préfigure, au même titre que le train de déportation, la violence plus grande à venir. Elle constitue un triple gouffre, qui tient en captivité les esclaves et les engloutit, les privant de toute possibilité de concevoir ce qu’iels subissent. Enfermé·e·s dans cette barque qui les arrache aux terres natales pour les propulser vers l’inconnu (les Amériques), les déporté·e·s crient, et ce cri étouffé retentit jusqu’à nous. Le gouffre-matrice originel de la barque est complété par deux autres gouffres : l’abîme marin et le pays d’Avant. Il explique :
Le terrifiant est du gouffre, trois fois noué à l’inconnu. Une fois, donc, inaugurale, quand tu tombes dans le ventre de la barque. Une barque, selon ta poétique, n’a pas de ventre, une barque n’engloutit pas, ne dévore pas, une barque se dirige à plein ciel. Le ventre de cette barque-ci te dissout, te précipite dans un non-monde où tu cries. Cette barque est une matrice, le gouffre-matrice. Génératrice de ta clameur. Productrice aussi de toute unanimité à venir. Car si tu es seul dans cette souffrance, tu partages l’inconnu avec quelques-uns, que tu ne connais pas encore. Cette barque est ta matrice, un moule, qui t’expulse pourtant. Enceinte d’autant de morts que de vivants en sursis. (17-18)
Le triple gouffre dans lequel se trouvent jeté·e·s les déporté·e·s constitue une expérience commune aux Africains, Antillais et autres esclaves. Il peut à cet égard conduire à des rapprochements entre les peuples, soit être producteur de Relation(s). Si la cale du bateau négrier est un lieu clôt, la barque, elle, est ouverte : ouverte sur « l’identité-rhizome » (Glissant 1990) qui s’ancre dans le multiple et l’intersubjectif plutôt que dans l’enracinement; ouverte sur elle-même puisqu’elle met en relation les individu·e·s qui expérimentent collectivement la souffrance, entendent mutuellement leurs propres cris et y répondent; ouverte sur le Tout-Monde qui attend de cette mise en Relation la réconciliation des peuples. La métaphore de la barque ouverte permet donc à Glissant d’illustrer les principes de sa poétique de la Relation et du Divers, pour promouvoir une convergence fructueuse des mémoires entourant la déportation durant la traite négrière.
La théorie glissantienne reste, nous le concédons, un peu abstraite. Mais elle s’éclaircit lorsqu’on la relit à la lumière du roman de Michèle Maillet. À bord du wagon à bestiaux, Sidonie est elle aussi projetée dans un gouffre-matrice qui tente de l’engloutir, mais elle parvient à s’en extirper en entrant en relation avec d’autres déporté·e·s, en faisant dialoguer son vécu particulier avec d’autres mémoires. Dans un premier temps, la juxtaposition de l’expérience des camps de concentration et de celle de l’esclavage, par le biais des motifs du train et du bateau, vise à ancrer deux expériences distinctes de l’horreur dans des lieux symboliques, eux-mêmes convoqués en mémoire grâce à la pratique, par le sujet, du lieu concentrationnaire immédiat. La comparaison entre les deux expériences de déportation s’étend tout au long du récit, et parvient d’abord à dégager des spécificités à chacune de ces situations. Par exemple, s’interrogeant sur les raisons de leur détention, sur les possibles bénéfices que tirent les nazis de ce trafic humain à large échelle, elle constate :
Les prisonniers noirs étaient toujours enchaînés lorsqu’on les conduisait sur les bateaux. Les négriers savaient que, sinon, leurs prisonniers tenteraient de s’enfuir. […] Dans ces wagons qui nous emmènent, nous ne portons pas de chaînes, pas de chaînes visibles. Combien nous a-t-on vendus? Qui profite de ce trafic d’êtres humains anéantis, de cette monnaie dévaluée qui se laisse ainsi charger et décharger sans résistance? (Maillet 2006, 124)
Là où Sidonie parvient à cerner la finalité économique de la traite transatlantique, les implications et retombées sociales de la déportation des juif·ve·s lui échappent. Plus encore, elle questionne l’absence de résistance des personnes déportées par les nazis, la résignation dont ils font preuve face à leur sort funeste, alors que les esclaves de l’époque tentaient au moins la fuite. Cette différence d’attitude s’explique notamment par la surveillance accrue dont les déporté·e·s font l’objet, puisque le train est « verouillé avec soin par les soldats allemands » (124), empêchant toute échappée.
Aussi Sidonie réfléchit-elle à la spécificité de sa condition de descendante d’esclave, de femme noire, au sein de la communauté des déporté·e·s. Elle en vient alors à dénoncer la subsistance du racisme, même en ces lieux où tous les prisonnier·ère·s sont assimilé·e·s à de la vermine. À l’instar des autres femmes noires qu’elle rencontre à Ravensbrück, Sidonie reste « plus exclue que les autres dans ce monde d’exclues » (186), la couleur de sa peau restant un signe distinctif dont elle ne peut et ne veut se défaire. Voilà pourquoi elle décide de créer des alliances avec les autres femmes racisées du camp, sortes de rendez-vous secrets lors desquels ces dernières partagent des bribes de leur culture et de leur histoire, tissent des liens amicaux, et oublient pour un temps leurs souffrances immédiates. Sidonie se rapproche particulièrement d’Anastasie, une amie d’enfance qu’elle a retrouvée par hasard à Ravensbrück. Si Suzanne est qualifiée de « sœur de cœur », Anastasie est sa « sœur de terre », sa « sœur d’île » (160-161) et, ce faisant, elle est celle vers qui la protagoniste se tourne quand vient le moment de mourir, pour lui confier son carnet de moleskine, sa médaille et son fils, ses « biens » les plus précieux. Peut-être est-ce grâce à elle que la narratrice récupère l’histoire de Sidonie, et celle des autres femmes privées de féminité, réduites à jamais au silence par la mort.
La spécificité du vécu noir, en particulier celui des femmes, s’exprime donc au travers du roman et s’arrime à l’expérience de l’esclavage, pour distinguer une nouvelle communauté à l’intérieur de la collectivité des déporté·e·s, longtemps éclipsée de cette Histoire par une mémoire judéo-centrée et excluant tout autre groupe social de ses représentations. De cette manière, le roman tente de dépasser le « magnétisme de la Shoah » théorisé par Ophir Levy, soit « cet effet d’entraînement presque irrésistible dans le champ d’attraction de la Shoah de toute représentation ayant un rapport avec la déportation et l’univers concentrationnaire, voire le nazisme et la Seconde Guerre mondiale en général » (2011, 407), en donnant à voir des réalités occultées, sans pour autant hiérarchiser les souffrances. Le roman de Maillet éclaire à la fois le vécu des hommes et femmes noir·e·s aussi déporté·e·s dans les camps de concentration, phénomène largement occulté par l’historiographie occidentale – comme dans une moindre mesure, celui des homosexuel·le·s –, et celui des esclaves d’autrefois, en prenant pour cadre principal le lieu de violence concentrationnaire. Ce faisant, le roman est investi d’une fonction à la fois commémorative et mémorielle, puisqu’il rend justice à des communautés oubliées par l’Histoire, en laissant une place de choix à la mémoire de celles et ceux qui s’y inscrivent. Rejoignons le propos de Nadège Veldwachter lorsqu’elle affirme que « l’intérêt du texte de Michelle Maillet est le parti pris de l’autrice d’effiler "l’épine dorsale" que représente la Shoah dans l’histoire des crimes nazis en y introduisant une victime jusque-là murée dans un silence infligé par l’indifférence de l’Histoire : la femme noire » (2015, 55).
Étoile jaune et étoile noire : expérience collective de la déshumanisation
Malgré toutes ces distinctions, Maillet, à travers le récit de Sidonie, établit également une relation de contigüité entre l’esclavage et la Shoah, permettant ainsi une convergence des mémoires, sans dissimulation aucune. Plus encore, explique Veldwachter, elle propose une double liaison mémorielle : d’abord, entre les Antillais·e·s et leurs ancêtres Africain·e·s par effet de filiation génétique; ensuite, entre les Juif·ve·s et les Noir·e·s. Cette deuxième liaison se cristallise dans une nouvelle métaphore qui, cette fois, n’affirme pas tant la singularité des expériences des Juif·ve·s déporté·e·s et des Noir·e·s esclaves, qu’elle ne les rassemble sous le même étendard. Ici se dessine la métaphore double de l’étoile, qui rapproche en partie les persécutions antisémites et racistes, la condition juive et la condition noire. S’interrogeant sur les motifs de son arrestation, Sidonie en déduit rapidement que seule la couleur de sa peau est responsable de son infortune. N’étant ni juive, ni résistante, mais ayant subi le racisme toute sa vie, elle comprend rapidement la politique arbitraire qui gouverne la machine nazie, comme en témoigne la citation suivante :
Il y a des hommes, des femmes, des enfants. Nicaise, Désiré et moi sommes les seuls Noirs dans cette foule. Jamais je n’ai été obsédée par la couleur de ma peau, mais depuis cette nuit je ne pense plus qu’à cela. Pourquoi m’a-t-on arrêtée? Beaucoup, ici, portent une étoile jaune sur leur vêtement. Moi aussi je devrais en porter une, non pas jaune, mais noire. Cette étoile-là n’existe pas, je le sais, mais je sens que je fais désormais partie de la même catégorie humaine que tous ceux qui sont ici. J’appartiens désormais à un groupe indistinct dans lequel Hitler a classé les juifs, les Slaves, les Tziganes et les Noirs. (Maillet 2006, 26-27)
La prise de conscience du caractère collectif du vécu de l’oppression sous le régime nazi fait naître chez le personnage le désir, voire le besoin de raconter conjointement ces deux expériences. Au-delà de l’appartenance religieuse ou « raciale », c’est le vécu de la violence qui rassemble tou·te·s les déporté·e·s et donne lieu à de nombreux actes de solidarité. C’est dans ce contexte d’horreur que Sidonie rencontre Suzanne, cette jeune enseignante juive qui l’accompagnera jusqu’à la fin et la prendra sous son aile. Par son calme à toute épreuve et son aisance à cerner les gens, Suzanne constitue l’intermédiaire entre Sidonie et les autres, ce proche que Ricœur considère comme le médiateur entre la mémoire individuelle et la mémoire collective. Dans un habile jeu de regards, les deux femmes communiquent sans cesse, se rejoignant en dépit de leurs différences raciales et sociales pour devenir les membres d’une seule famille, celle des déporté·e·s, celle des femmes de Ravensbrück. Grâce à Suzanne, « nous ne sommes plus simplement une famille de trois Noirs injustement embarqués dans une rafle, nous faisons partie d’une communauté. Familière déjà, étrangère encore, Suzanne est le maillon entre nous et les autres; son destin est le nôtre et celui de tous » (57. Nous soulignons), se console Sidonie. Dans ce camp de concentration exclusivement féminin, la sororité succède à la simple solidarité de circonstance qui présidait jusqu’alors (dans le train de déportation, par exemple), pour donner lieu à de véritables amitiés. Bien que les divisions raciales restent opérantes même dans ce contexte déjà discriminatoire, l’engagement de Sidonie à produire un récit rassemblant les réalités de chacune des femmes du camp, perpétuant leurs mémoires multiples, finit par prendre le pas sur l’affirmation univoque d’une identité noire et antillaise.
L’expérience collective de la déshumanisation, explicite dans la récurrence de métaphores animalières, contribue bien à resserrer les liens entre des sujets a priori socialement différenciés. L’omniprésence de la mort, de la maladie et les dérèglements corporels qui s’en suivent chez les personnages participe de cette violence subie et vécue collectivement. Cette déshumanisation équivaut pour les femmes à une privation des « attributs » ou accessoires féminins : les cheveux, les formes corporelles, le désir sexuel, voire même la couleur de peau pour les femmes noires qui, finalement, deviennent aussi grises et ternes que les autres. Face à l’expérience de la mort imminente, les différences physiques s’amenuisent, et les identités se brouillent. « Nous ressemblons toutes à des épouvantails, marqués de triangles ou d’étoiles, de matricules, les jambes sanglées dans des chiffons, des morceaux de papier, la taille liée par de la ficelle » (129), affirme Sidonie. Toutes finissent par appartenir à cette communauté amalgamée des déporté·e·s. Dans ce contexte, la sororité permet de résister de front à l’aliénation, de réaffirmer son identité malmenée, et cette résistance passe finalement, et une fois de plus, par la mise en récit et l’écriture de soi. René Larrier postule à ce propos que
[la situation de Sidonie] exige qu’elle décrive la terreur et la violence dans les camps pour les générations futures. Alors, elle inscrit cette vie dans son carnet de moleskine. Bien qu’elle n’ait pas l’opportunité de le terminer, (elle est tuée), son texte survit, envoyé à sa mère par une codétenue après la guerre. Il fonctionne alors à la fois comme un témoignage collectif – féminin et noir – de l’Holocauste et de l’esclavage. Sa voix, témoin des deux expériences brutales ignorées par les historiens, est à jamais inscrite. (1997, 328. Nous soulignons.)
Ce témoignage collectif, féminin et noir, qui se développe en parallèle d’un témoignage concentrationnaire, fait naviguer les mémoires, du singulier au collectif, des hommes aux femmes, des Noir·e·s aux Juif·ve·s, des déporté·e·s dans les camps de concentration aux esclaves dans les cales des bateaux négriers. Montrant à la fois les sévices endurés par ces communautés respectives et leurs modes de résistance variés, les spécificités comme les similitudes dans leurs vécus, le récit dénonce finalement toutes les formes de domination et d’asservissement d’un groupe social sur l’autre.
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Au terme de notre investigation, nous constatons combien la réappropriation des lieux de violence, par le recours aux récits réels et fictifs, peut permettre sinon de s’extraire complètement de la violence, du moins de s’en éloigner. La mise en récit d’une expérience de la violence qui s’ancre dans un lieu spécifique octroie en définitive une chance de salut à l’individu·e producteur·rice des récits, dès lors qu’iel use de l’imaginaire pour dépasser le réel immédiatement appréhendable et recrée d’autres univers dans lesquels iel peut se projeter mentalement. Sans chercher à défaire le lieu réel de sa charge historique, le processus de mise en fiction des camps de concentration par une autrice qui n’est pas directement concernée par le génocide nazi permet ici de dévoiler de multiples réalités. Après la lecture de L’Étoile noire, Auschwitz, Ravensbrück, Lodz ou Mauthausen ne seront plus seulement les lieux de détention et d’extermination des Juif·ve·s d’Europe. Ils seront aussi le théâtre des massacres de centaines de milliers de Tziganes, et de milliers d’Arménien·e·s, Indien·ne·s, Noir·e·s, handicapé·e·s, opposant·e·s politiques, communistes et homosexuel·le·s. En éclairant ces vécus quelque peu écartés de l’Histoire officielle, et en donnant à l’esclavage une place conséquente dans son roman sur la Shoah et le génocide nazi, Michelle Maillet fait coexister les expériences de la violence extrême et les confronte de manière fructueuse, puisque productrice de nouvelles formes hybrides, de nouveaux récits collectifs. Plus encore, elle dévoile le caractère localisé de ces violences, perpétrées dans et par le biais de lieux qui lui sont exclusivement consacrés, qui sont construits dans le seul but d’asservir et de détruire les individu·e·s qu’ils détiennent (ici, les camps et les plantations). Permettons-nous alors de rejoindre le propos de Simone Veil, lorsqu’elle explique qu’« affirmer le caractère singulier de la Shoah, paradigme du mal absolu, ne rend pas sourd aux souffrances des autres victimes, ni aveugles aux violations des droits de l’homme. Bien au contraire » (Veil dans Maillet 2006, 15). Similairement, affirmer la spécificité du vécu des Noir·e·s, hommes et surtout femmes, dans les camps de concentration, mais aussi durant l’esclavage, n’empêche pas de dénoncer les autres formes de violence, et d’investir les lieux qui la perpétuent de nouvelles voix narratives et réelles.
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