Postmodernisme et traduction dans Le désert mauve, de Nicole Brossard

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Les chercheuses féministes s’interrogent depuis longtemps sur l’importance du langage dans la construction et la consolidation du patriarcat. En effet, la pensée poststructuraliste, associée au postmodernisme en philosophie, a mis de l’avant, dans la seconde moitié du vingtième siècle, l’importance du langage dans la construction de la pensée et des rapports sociaux, notamment à travers la contribution de Foucault. Selon cette pensée, puisque toute relation est médiatisée, elle est immanquablement déterminée par le code. La résistance par le langage constitue alors un outil de débat privilégié. Par exemple, la règle grammaticale statuant que le masculin singulier l’emporte sur le féminin, même pluriel, fait partie des éléments contre lesquels les théoriciennes féministes s’élèvent, tout comme l’usage courant des titres masculins – avec « madame le président », conformément à l’Académie française – et la concordance formelle du masculin et du neutre.

De cette révolte contre le langage comme outil de domination masculine est issue la pensée féministe de la traduction. Assurément, théorie du langage et théorie de la traduction sont intimement liées, comme le souligne Henri Meschonnic : « La théorie du langage n’a pas, en ce sens, peut-être, de meilleur terrain que le traduire. » (Meschonnic, 1999, p. 10.) Les théories de la traduction sont donc un instrument de prédilection pour qui cherche à mettre en jeu le langage, puisque traduire met les langues en correspondance, ce qui permet d’adopter une perspective élargie et de cerner les mécanismes du parler de manière générale. C’est d’ailleurs ce que fait Nicole Brossard avec Le désert mauve, un roman postmoderne qui thématise la traduction dans une perspective féministe. Postmodernisme, féminisme et traduction s’entrecroisent et s’alimentent les uns les autres dans le cadre de cette œuvre hors catégories qu’est celle de Brossard.

Le désert mauve est un roman en trois parties : deux récits quasi-semblables entrecoupés par une section centrale réflexive. Les première et dernière parties sont en fait des romans à l’intérieur du roman, agrémentés d’une page couverture et paginés, longs d’une quarantaine de pages. Le premier est intitulé « Le désert mauve », par Laure Angstelle, et le second « Mauve, l’horizon », écrit par Laure Angstelle et traduit par Maude Laures, ce dernier étant alors la traduction du récit initial. Ils sont tous deux écrits en français et racontent à peu de détails près la même histoire, celle d’une adolescente de quinze ans, Mélanie, qui erre dans le désert de l’Arizona au volant de la voiture de sa mère, à la recherche de liberté. Elle découvre alors l’écriture, puis l’amour pour Angela Parkins, une ingénieure plus âgée. Le style employé par Brossard dans ces deux récits est très différent, beaucoup plus lyrique dans le second que dans le premier. La trame des romans est marquée d’interludes, intitulés chapitres, consacrés à un personnage masculin – l’homme long dans « Le désert mauve », l’hom’oblong dans « Mauve, l’horizon » – qui, à la fin du récit, assassine Angela Pakins alors qu’elle danse avec Mélanie. Beaucoup soulignent l’omniprésence des couples lesbiens dans les récits : outre l’héroïne et Angela Parkins, on trouve le couple formé de la mère de Mélanie, Kathy, et de Lorna. À ce sujet, Nicole Côté remarque : « La recherche résolument formelle de Brossard constitue une autoreprésentation de la quête éperdue d’une réalité accueillante pour les lesbiennes dans un monde patriarcal. » (Côté, 2004, p. 141.) À travers ce ballet de couples lesbiens, brutalement conclu avec l’assassinat d’Angéla Parkins par le seul personnage masculin, l’emprise destructrice du patriarcat – puissamment symbolisée par la bombe atomique1 – est dénoncée par Brossard dans ce double récit.

Entre les récits qui délimitent Le désert mauve, on retrouve une très longue partie, de plus de 120 pages, intitulée « Un livre à traduire », qui décrit en détail et systématiquement le processus de traduction du texte de Laure Angstelle par Maude Laures. La traductrice y explore plusieurs aspects du roman : les lieux, les objets, les personnages et les différentes dimensions du roman. Ces sections sont encadrées, au début et à la fin, par une série de courts paragraphes qui décrivent à la troisième personne les démarches et les sentiments de la traductrice, mettant ainsi de l’avant sa subjectivité. Ainsi, contrairement à l’habituel traitement éditorial, qui ne présente que la traduction finale, le lecteur a accès, dans le roman de Brossard, à tous les éléments du processus de traduction : l’original, le travail de recherche et d’interprétation, et le texte traduit. Cette mise en scène du mécanisme de traduction rattache immanquablement Le désert mauve au roman postmoderne, caractérisé entre autres par une importante recherche formelle.

Le désert mauve, un roman postmoderne

Le postmodernisme est souvent caractérisé, selon la pensée de Lyotard, par une posture dubitative envers les métarécits (Lyotard, 1979). Par « métarécit », on entend tout discours idéologique, comme les discours du progrès, de la religion, du patriarcat, du capitalisme ou du communisme, etc. L’attitude postmoderne consiste alors à remettre en question les bases de ces idéologies, à questionner leur pertinence et leur influence sur notre mode de pensée. En littérature, les métarécits sont les forces normalisantes qui déterminent la forme et le fond de toute œuvre littéraire (Paterson, 1990, p. 18-21). Par exemple, la séparation des genres poétique, prosodique et dramatique, ainsi que des niveaux de langage correspondants, constitue un métarécit dont la solidité a été bien entamée depuis la fin du XIXe siècle. De son côté, Le désert mauve défie les schèmes littéraires fondamentaux de nombreuses manières, autant au niveau de l’énonciation que de l’énoncé.

Deux éléments problématisent l’énonciation : le narrateur et le narrataire. Contrairement à la conception traditionnelle de la littérature, où l’auteur et le lecteur sont implicites et concrètement absents du texte, dans le roman postmoderne, tous deux sont mis de l’avant et surcodés, ce qui permet de faire apparaitre leur qualité de sujet pensant, qui ne peut être jeté hors du texte. Dans le roman de Brossard, narrateur et narrataire sont personnifiés par Maude Laures, lectrice du « Désert mauve » et créatrice de « Mauve, l’horizon ». C’est d’ailleurs à travers ce personnage que la problématique de l’auteur et du lecteur est explorée, notamment dans la partie centrale du roman, où la démarche de la traductrice, sa manière d’aborder le texte original et sa traduction sont mises en lumière : « La nuit, Maude Laures rêvait de son livre et le jour, avant même de s’adonner aux principes de l’audace et de la prudence, elle pensait à Laure Angstelle. » (Brossard, 1987, p. 61.) Plus remarquable encore est la rencontre entre l’auteure et la traductrice, imaginée par cette dernière et décrite dans la section « Scènes » de la partie centrale. Maude Laures, bouleversée par la mort violente d’Angela Parkins et incapable de réécrire cette faillite de l’amour lesbien, cherche une explication et confronte l’auteure à ce sujet. Immuable, Laure Angstelle, l’auteure, assoit sans ambages son autorité sur le texte en affirmant : « Mais traductrice, vous n’en avez aucun [droit]. » (Brossard, 1987, p. 142.)

La problématisation de l’énoncé dans le roman postmoderne se décline aussi à travers deux aspects : la diégèse et le code. Dans la diégèse, la simple présence du thème de l’écriture permet, par son aspect spéculaire, d’observer le littéraire avec le littéraire. En effet, comme le remarque Paterson : « le roman postmoderne parle inlassablement de l’écriture, de la lecture, du travail critique et, d’une façon plus générale, de l’art. » (Paterson, 1990, p. 20.) Cette thématique est bien sûr présente dans Le désert mauve, notamment par le fait que Mélanie, l’héroïne du « désert mauve » et de « Mauve, l’horizon », découvre l’écriture et questionne à de nombreuses reprises l’influence du langage sur sa vie : « Depuis que j’avais écrit dans le carnet d’entretien, je voyais vraiment la réalité de près. » (Brossard, 1987, p. 26.) Aussi, la présence des deux romans à l’intérieur du roman, qui sont brillamment mis en scène par une page couverture, avec auteur, traducteur, titre et maison d’édition, et une pagination (dans le coin supérieur extérieur) qui s’ajoute à la pagination du roman de Brossard (au centre inférieur de la page), contribue à l’établissement du thème de l’écriture en mettant de l’avant les mécanismes de l’édition. De plus, la mise en abyme – « Le désert mauve » de Laure Angstelle dans Le désert mauve de Nicole Brossard – est un procédé métafictionnel caractéristique du roman postmoderne, puisqu’il convoque lui aussi une réflexion sur le littéraire. Selon Paterson, la présence d’une esthétique de la rupture, qui « instaure un nouvel ordre du discours; […] instaure l’ordre de la pluralité, de la fragmentation, de l’ouverture; […] instaure, en bref, l’ordre de l’hétérogène » (Paterson, 1990, p. 20), est elle aussi propre au roman postmoderne. Cet ordre de la rupture est présent dans le roman de Brossard, justement parce que celui-ci met à mal les normes littéraires, en faisant du travail traductif la majeure partie du texte, et en y présentant une traduction qui défie le principe premier du traduire puisqu’elle est dans la même langue que l’original. Aussi, le code, un autre signe distinctif du roman postmoderne, y est généralement représenté par un procédé d’intertextualité. Dans Le désert mauve, ce procédé n’est pas présent sous sa forme habituelle : en effet, on ne retrouve pratiquement pas, dans le livre de Brossard, d’allusions à d’autres œuvres littéraires. Par contre, la coexistence de ces deux romans, « Le désert mauve » et « Mauve, l’horizon », leur parallélisme et la connexion que le lecteur ne peut s’empêcher d’établir entre eux, constituent un effet d’intertextualité dans le système fermé qu’est Le désert mauve. Ainsi, la mécanique littéraire, habilement masquée par l’approche traditionnelle, se trouve exposée sous de nombreux aspects dans Le désert mauve, grâce à l’apport esthétique du postmodernisme littéraire. Cette transparence permet d’explorer un phénomène supplémentaire, celui de la traduction, qui bouleverse lui aussi les conceptions classiques du langage et du texte.

Paradoxes

Le postmodernisme, en philosophie, s’est beaucoup penché sur le cul-de-sac que représente pour certains la pensée platonicienne, toujours attachée à la distinction hiérarchique entre l’universel et le singulier, l’original et la copie. Bien entendu, l’exploration de ces concepts est essentielle à une pensée de la traduction, puisque celle-ci consiste justement à envisager les liens entre l’original et le traduit, qui est une copie dans une autre langue. Attachés à une séparation claire entre le mot, qui appartient au monde concret, et le sens, qui relève du monde des idées, beaucoup de penseurs de la traduction, surtout issus de la linguistique, se sont plu à tenter d’ériger un système de traduction qui en permettrait l’automatisation. En ce sens, Derrida affirme qu’il « n’y a de traduction, de système de traduction, que si un code permanent permet de substituer ou de transformer les signifiants en gardant le même signifié, toujours présent malgré l’absence de tel ou tel signifiant déterminé. » (Derrida, 1967, p. 311.) Néanmoins, la traduction ne se laisse pas cantonner dans la position inférieure à laquelle la relègue le platonisme; c’est précisément par la copie qu’elle démontre que l’original est reformulable, et que les liens tissés entre signifiant et signifié dans la langue de départ peuvent être défaits. Berman souligne le paradoxe dans lequel la traduction, par sa simple existence, plonge l’original : « Mais pourquoi la traduction élève-t-elle l’œuvre à la gloire du sens pur et la précipite-t-elle en même temps dans la périssabilité? Justement parce qu’elle la plonge dans le re-formulable. » (Berman, 1986, p. 72, c’est l’auteur qui souligne.) Dans Le désert mauve, le paradoxe entre élévation et rabaissement de l’original et de la traduction s’exprime surtout à travers le personnage de Maude Laures, déchiré entre son attirance pour « Le désert mauve » et sa pulsion de le traduire et de se l’approprier : « Elle ne saura jamais pourquoi tout son être s’est enfoncé dans un livre, pourquoi pendant deux ans elle s’est brisée, s’est allongée dans les pages de ce livre » (Brossard, 1987, p. 55). C’est à travers une souffrance et un désir incontrôlables que la traductrice accomplit son œuvre et pénètre le texte de Laure Angstelle.

Cette tension antithétique entre valorisation et dévalorisation de la traduction est justement ce qui la rattache au postmodernisme, lui-même fondé sur le paradoxe : « postmodernism is a phenomenon whose mode is resolutely contradictory » (Hutcheon, 2005 [1989], p. 16). L’antinomie propre au postmodernisme est décelable, chez Brossard, dans plusieurs aspects du processus de traduction, comme en témoigne la partie centrale du roman. La traductrice est le pivot entre « Le désert mauve » et « Mauve, l’horizon », à la fois lectrice et auteure d’un livre qui est même et différent à la fois. Sa relation avec Laure Ansgtelle est teintée d’une contradiction comparable : « Et elle se faisait de plus en plus à l’idée de devenir une voix autre et ressemblante dans l’univers dérivé de Laure Angstelle. » (Brossard, 1987, p. 176.) Prisonnière de la contrainte de fidélité de la traduction, elle est obsédée par la mort d’Angela Parkins, et ne sait comment esquiver l’inéluctable imposé par les mots de l’auteure : « Dans la marge, il n’y avait plus d’espace et Maude Laures se mit à cocher d’autres mots qui pourraient dans sa langue relancer le sens et lui éviter d’affronter la fin brutale d’Angela Parkins. » (Brossard, 1987, p. 175.) Malgré la fixité du récit original, la traductrice tente de trouver une autre issue, mais sans succès, car elle reste soumise à l’hypothétique intention de l’auteure.

Hors frontières

Hutcheon affirme que le postmodernisme se distingue par une perméabilité des frontières, ainsi que par leur transgression : « [Postmodernism is the] transgression of the boundaries between genres, between disciplines and discourses, between high and mass culture, and most problematically, perhaps, between practice and theory. » (Hutcheon, 2005 [1989], p. 18.) La traduction, dans un mouvement semblable, abolit la frontière entre les langues et contribue à créer une littérature mondiale – la weltliteratur de Goethe (Berman, 1984, p. 88) – et à faire persister l’œuvre au-delà des frontières. On peut alors considérer que l’effacement des limites entre auteur, texte et lecteur effectué par la traduction constitue un autre aspect qui la rattache au postmodernisme. Encore une fois, c’est à travers le personnage de Maude Laures, la traductrice, que s’exprime cette fluidité des limites. En effet, en tant que lectrice du « désert mauve » et auteure de « Mauve, l’horizon », elle est à la fois porteuse d’une interprétation et d’une intention. À propos du brouillage institué par la traduction, Beverly Curran mentionne : « Translation is an eccentric narrative, an intimate, conflated process of reading and writing, in which the relationship between reader and writer, between reality and fiction, is always questionned. » (Curran, 2000, p. 165.) Ce double rôle est illustré dans le roman de Brossard dans les différentes parties descriptives d’ « Un livre à traduire ». Ce dernier est divisé en quatre sections : « Lieux et objets » (p. 67-84), « Personnages » (p. 85-124), « Scènes » (p. 125-144) et « Dimensions » (p. 145-166). Ces segments sont eux-mêmes constitués de plusieurs minichapitres qui décrivent différents éléments du roman de Laure Angstelle. Les descriptions  qu’on y retrouve sont des interprétations libres, des ajouts au texte original. Ainsi, certains personnages y gagnent des patronymes : « Kerouac » pour Kathy, la mère de Mélanie, « Myher » pour Lorna, sa compagne. L’homme long, qui terrifie Maude Laures, échappe aux mots : une série de photographies – encadrées par un dossier cartonné – le décrit, homme anonyme au visage brouillé, entouré de papiers ou de formules mathématiques, aveuglé par la lumière de l’explosion. Le motel de la mère de Mélanie, décrit dans la partie « Lieux et objets », reçoit lui aussi un nom, le « motel mauve » (Brossard, 1987, p. 69, c’est l’auteure qui souligne). On retrouve les traces d’une partie de ces ajouts dans « Mauve, l’horizon », mais certains d’entre eux semblent simplement exister dans l’esprit de la traductrice, puisqu’ils ne sont mentionnés nulle part dans son travail final.

Lorsqu’il lit un texte traduit, le lecteur attribue cette œuvre à l’auteur de l’original, alors que le véritable auteur est le traducteur, qui est aussi le lecteur du texte original. Ainsi, les rôles sont brouillés et se superposent, fragilisant les frontières du domaine littéraire, qui prête traditionnellement à l’auteur une intention, au texte un sens et au lecteur une interprétation. Dans la partie « Scènes », Maude Laures imagine des dialogues entre certains personnages. À travers ces échanges, elle tente de comprendre la mort d’Angela Parkins, fondamentale selon l’auteure, qui ne voit pas la nécessité de s’expliquer et réclame toute autorité sur son récit : « - De vous lire me donne tous les droits. / - Mais traductrice, vous n’en avez aucun. Vous avez choisi la tâche difficile de lire à rebours dans votre langue ce qui dans la mienne coule de source. » (Brossard, 1987, p. 142-143.) Le meurtre d’Angela Parkins par l’homme long est inévitable; la traductrice se révèle impuissante devant la volonté de l’auteure. Pourtant, Maude Laures, en imaginant cette rencontre, construit elle-même les barrières entre lesquelles elle est enfermée, puisqu’en donnant la parole à l’auteure, elle reconnaît son autorité et se soumet à sa volonté.

Hétérodoxies

Dans Le désert mauve, le discours patriarcal est malmené, notamment par l’omniprésence de couples lesbiens et par l’association entre l’unique personnage masculin, un assassin, et la bombe atomique. Le postmodernisme, caractérisé par la contestation de la doxa, des métarécits, désigne le langage comme un lieu de contestation. Le système linguisitique a été investi à cet égard par les féministes, qui dénoncent son parti pris masculin :

Dialogic, the-one-within-the-other in the Bakhtinian sense of the polyphonic text, feminist discourse works to subvert the monologism of the dominant discourse. Translation, in its figurative meanings of transcoding and transformation, is a topos in feminist discourse used by women writers to evoke the difficulty of breaking out of silence in order to communicate new insights into women’s experiences and their relation to language. (Godard, 1986, p. 44-45.)

Ainsi, la traduction est souvent un outil qui permet aux femmes de se réapproprier le langage, soit de manière concrète, en offrant une traduction féministe d’un texte, soit de manière métaphorique, en mettant en scène le processus traductif, comme dans le roman de Brossard. Suzanne de Lotbinière-Harwood, auteure de nombreuses traductions féministes, décrit les enjeux de ce lieu de résistance :

Dans cette optique, la traduction comme pratique de réécriture au féminin ne cache pas son jeu. Elle vise ouvertement à subvertir l’ordre patriarcal qui réduit les femmes au silence, et elle le fait en inventant des stratégies langagières inspirées du féminisme qui, par l’entremise du féminin, contribuent à rendre les femmes visibles dans la langue et par le fait même dans le social. (Lotbinière-Harwood, 1991, p. 28.)

Dans Le désert mauve, Brossard décrit une traduction intralinguale qui double le récit de l’échec de la survivance des femmes dans un monde masculin destructeur. Parallèlement, la tentative de Maude Laures, qui vise à réécrire ce récit pour en retirer la mort d’Angela Parkins est, elle aussi, un échec. Pourtant, cette traduction est empreinte d’optimisme par rapport au texte de Laure Angstelle. Par exemple, si, dans « Le désert mauve », on peut lire : « Je bois une bière et personne ne s’aperçoit que j’existe. » (Brossard, 1987, p. 15), dans « Mauve, l’horizon », il est écrit : « J’avale ma bière et la vie continue dans le brouhaha. » (Brossard, 1987, p. 185.) Il y a sans conteste plus d’espoir dans la vie qui continue que dans la non-reconnaissance de l’existence de Mélanie. De la même manière, les titres témoignent aussi d’une différence dans le ton; le désert, avec son aridité, est beaucoup moins invitant que l’horizon, surtout si l’on tient compte de la page couverture de la traduction, où figure un lever de soleil.

Avant de mourir, Angéla Parkins discute avec Mélanie et lui livre une longue litanie, dont voici la conclusion :

[…] elle dit qu’il ne faut pas renoncer, que rien n’est impossible si la mémoire accomplit dans l’improbable la certitude qui en soi veille à l’horizon à la beauté, elle parle de l’attachement que nous avons pour certains mots et que ceux-ci sont comme de petites morts lentes dans la réalité concise. (« Le désert mauve », dans Brossard, 1987, p. 50.)

[…] elle dit qu’il faut espérer, que la mémoire peut encore accomplir de beaux ouvrages, mais les yeux, Mélanie, elle dit qu’en réalité il suffit de quelques mots concis pour changer le cours de la mort, pour effrayer les petites douleurs, elle parle et réveille en moi l’horizon. (« Mauve, l’horizon », dans Brossard, 1987, p. 220.)

On remarque les nuances entre les deux extraits, dont le second est plus optimiste que le premier; en effet, « ne pas renoncer » est moins fort et moins encourageant qu’« espérer », et si, au départ, les mots sont « de petites morts lentes », ils peuvent, dans la traduction, « changer le cours de la mort » et « effrayer les petites douleurs ». C’est là que Maude Laures prend sa revanche sur Laure Angstelle, en donnant aux mots un pouvoir rédempteur et non destructeur. Ainsi, la mort d’Angéla perd de son inexplicabilité et prend un tour symbolique.

À la suite de l’épreuve qu’a constituée la traduction du roman de Laure Angstelle, et devant l’échec de la mort inévitable d’Angéla Parkins aux mains du représentant du patriarcat, Maude Laures offre une version plus personnelle et moins polyphonique du récit de Mélanie :

Au fond de la salle, il y a le regard impassible de l’homme long. Le désert est grand. Angéla Parkins est allongée, là, exposée à tous les regards. Angéla se dissipe dans le noir et le blanc de la réalité. Que s’est-il passé? C’était pourtant un homme de génie. Of course Mélanie is night teen. (« Le désert mauve », dans Brossard, 1987, p. 50.)

Le ravage est grand. L’hom’oblong regarde devant lui, complètement détaché de la scène. Angéla Parkins est allongée sur le bois blond de la piste, le corps à tout jamais inflexible, exhibé, point de mire. Mélanie, fille de la nuit, que s’est-il donc passé? (« Mauve, l’horizon », dans Brossard, 1987, p. 220.)

La traduction de Maude Laures est une interprétation intimiste, insistant sur le trio formé par l’hom’oblong, le cadavre d’Angéla et Mélanie, alors que l’original est un mélange de différents points de vue, à l’image de la cohue créée par le meurtre. De plus, dans la traduction, c’est à Mélanie qu’on demande des explications, alors que dans l’original, les dernières phrases sont plutôt attribuables aux témoins de la scène, en réponse à un éventuel interrogatoire policier. Selon la version de Maude Laures, c’est à Mélanie de trouver une raison à la mort d’Angéla, de combattre l’emprise du patriarcat sur la vie des femmes, car le meurtre de l’ingénieure, malgré l’horreur qu’il suscite chez la traductrice, est porteur de sens et exige qu’une lutte soit menée. Les policiers et la voix de la multitude sont effacés, pour laisser place à Mélanie, sur laquelle repose la poursuite de la lutte féministe : « Puis ce fut le profil menaçant de toute chose. Puis l’aube, le désert et mauve, l’horizon. Il y a des mémoires pour creuser les mots sans souiller les tombes. Je ne peux tutoyer personne. » (« Mauve, l’horizon », dans Brossard, 1987, p. 220.)

Outil de contestation privilégié pour la lutte féministe, la traduction est transformation et identité, dans une pensée de la littérature et de la langue, toutes deux universelles et uniques à la fois. Réfléchir sur la traduction permet donc d’appréhender les rapports entre l’Autre et le Même et d’en découvrir les invisibles liens, dans une perspective hors frontières tout à fait postmoderne. La résistance féministe par le langage prend tout son sens à la lecture du roman de Brossard qui, grâce à une recherche formelle et langagière sans égale, réussit avec brio le mariage entre postmodernisme et féminisme à travers une pensée de la traduction.

 

Bibliographie

Berman, Antoine. 1984. L'épreuve de l'étranger : culture et traduction dans l'Allemagne romantique. Paris : Gallimard, 311 p.

Berman, Antoine. 1986. « L’essence platonicienne de la traduction ». In Revue d’esthétique, vol. 12, p. 63-73.

Brossard, Nicole. 1987. Le désert mauve. Montréal : l’Hexagone, 220 p.

Curran, Beverley. 2000. « Reading Us into the Page Ahead: Translation as a Narrative Strategy in Daphne Marlatt's Ana Historic and Nicole Brossard's Le Désert mauve ». In Reconstructing Cultural Memory: Translation, Scripts, Literacy, sous la dir. de Lieven D'Hulst et John Milton, p. 165-178. Amsterdam, Netherlands: Rodopi.

Derrida, Jacques. 1967. L’écriture et la différence. Paris : Seuil, 340 p.

Giacoppe, Monika. 2004. « "The Task of the Translator" in Garcia Marquez's One Hundred Years of Solitude and Brossard's Mauve Desert ». In Bucknell Review: A Scholarly Journal of Letters, Arts and Sciences, vol. 47, no 1, p. 124-138.

Godard, Barbara. 1986. « Theorizing Feminist Discourse / Translation ». In Tessera, vol. 6 (printemps), p. 42-53.

Hutcheon, Linda. 2005 [1987]. The politics of postmodernism. New York et Londres; Routledge, 222 p.

Lotbinière-Harwood, Susanne de. 1991. Re-Belle et Infidèle / The Body Bilingual. Montréal / Toronto: Remue-ménage / Women’s Press, 180 p.

Lyotard, Jean-François. 1979. La condition postmoderne : rapport sur le savoir. Paris : Minuit, 109 p.

Meschonnic, Henri. 1999. Poétique du traduire. Paris : Verdier, 377 p.

Paterson, Janet. 1990. Moments postmodernes dans le roman québécois. Ottawa : Presses de l’Université d’Ottawa, 126 p.

Pour citer cet article: 

Fournier-Guillemette, Rosemarie. 2010. « Postmodernisme et traduction dans Le désert mauve, de Nicole Brossard », Postures, Dossier « Post - », n°12. En ligne < http://revuepostures.com/fr/articles/fournier-guillemette-12 > (Consulté le xx / xx / xxxx). D'abord paru dans: Fournier-Guillemette, Rosemarie. 2010. « Postmodernisme et traduction dans Le désert mauve, de Nicole Brossard », Postures, Dossier « Post - », n°12, p. 97-107.