Identité trouble : manifestations littéraires du double

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Les réflexions identitaires, nombreuses à notre époque, ne sont pas qu’un phénomène actuel : de tels questionnements jalonnent les siècles, notamment par l’entremise des Méditations métaphysiques de Descartes. À travers ces textes, c’est l’individu et ses spécificités que nous tentons de cerner. La littérature rend également compte de cette recherche par le biais de la figure du double, qui s’inscrit tout naturellement dans un tel questionnement. Déjà présent chez Plaute, par exemple avec son Amphitryon (-187), le double se retrouve chez Molière, qui reprend cette pièce au XVIIe siècle, sans compter les nombreuses variations proposées par les auteurs des XIXe et XXe siècles, notamment du côté de la littérature fantastique. Ce motif évoluera ainsi au cours des époques, le double du XIXe siècle « se présent[ant] sous la forme d’une ombre ou encore d’un reflet dans le miroir […] tandis qu’au XXe siècle […] le double s’autonomise, s’individualise jusqu’à devenir homme » (Parisien, 1997, p. 47).

Plus près de nous, David Le Breton1, dans son article « Les prolongements de soi », s’intéresse aux versions contemporaines de l’imaginaire du double, qui prend au XXIe siècle de nouvelles formes, inspirées en grande partie par les avancées scientifiques. On reconnaît dans ces manifestations la marque visible de ce narcissisme indissociable de l’idée d’un autre soi, qui, tout comme le Narcisse mythologique, dirige son propre « désir » vers lui-même2. À travers cette quête, c’est également le refus du vieillissement qui se manifeste, le sujet cherchant à prolonger, par le biais du double, sa propre existence. Jusqu’où Narcisse ira-t-il pour posséder son alter ego, l’incorporer dans sa propre enveloppe? Ce qui est certain, c’est que la fantasmatique autour du dédoublement est féconde et laisse entrevoir tout un champ de désirs plus ou moins avouables, dont le notoire souhait d’immortalité.

Dans cet article, nous nous pencherons sur différentes manifestations du double, en étudiant plusieurs œuvres littéraires dans lesquelles il se retrouve au premier plan. Le choix de plusieurs romans relevant du fantastique et de la science-fiction viendra, à notre avis, rendre compte du foisonnement littéraire autour de ce motif. Nous utiliserons principalement l’approche de Le Breton, qui s’interroge sur quatre expressions du double, soit le « double littéraire », le greffon, l’ADN et le clonage. Ces variations n’ont rien d’étonnant, puisque, comme le souligne Mark Hunyadi dans son ouvrage sur le clonage, « la modification de la nature humaine a toujours été à l’ordre du jour, sans qu’on ait eu à attendre pour cela les biotechnologies nouvelles » (Hunyadi, 2004, p. 47). Le Breton s’attarde par conséquent sur le visage actuel du double, de même que sur les questionnements liés à l’identité, à l’altérité et, par extension, à la mortalité.

Les « doubles littéraires » : figures funestes

Le double apparaît couramment dans la littérature du XIXe siècle, entre autres dans les œuvres de Hoffmann, Poe et Dostoïevski, pour n’en nommer que quelques-unes parmi les plus connues3. « Le Horla » de Maupassant de même que Le portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde illustrent la peur de la mort qui se cache derrière une telle manifestation, cette crainte dépouillant peu à peu l’individu de sa propre substance, de son identité : les personnages voient leur double prendre peu à peu possession d’eux-mêmes. Ces dépossessions s’effectuent par l’entremise du miroir et du portrait, qui révèlent la crainte de la dépossession de sa propre existence par un autre, et le danger que représente cette intrusion, parfois violente, d’un autre soi4.

Chez Maupassant, c’est seulement dans la glace que le narrateur aperçoit la créature invisible qui a investi son domicile et qui, chaque nuit, se nourrit de lui et d’un peu de lait. Le narrateur s’écrie d’ailleurs :

Je me dressai, les mains tendues, en me tournant si vite que je faillis tomber. Eh bien ?... on y voyait comme en plein jour, et je ne me vis pas dans la glace !... Elle était vide, claire, profonde, pleine de lumière ! Mon image n’était pas dedans… et j’étais en face, moi ! (Maupassant, 2000, p. 290)

Le miroir devient alors le lieu d’un reflet trouble de soi, qui emprisonne sa propre identité5. Alain Venisse rend compte de ce rapport ambigu au miroir dans son roman Dans les profondeurs du miroir, dans lequel le protagoniste principal 

reste figé, comme fasciné, ne pouv[ant] se détacher du hideux spectacle [du] […] double maudit s’agita[nt] de spasmes convulsifs. Puis ses yeux vitreux se révulsèrent, ses lèvres s’écartèrent pour laisser couler une mousse rosâtre. Enfin, elle s’immobilisa […] La créature du miroir avait rejoint le néant[,] ce néant dont jamais elle n’aurait du sortir. (Venisse, 1994, p. 72-73)

Le rapport entre le personnage et le miroir prend la forme d’une attirance-répulsion, puisqu’il ne peut s’empêcher de le regarder, malgré les dangers qu’il recèle. Le miroir devient également le lieu d’un « passage », un « seuil » à franchir et qui relie le présent et le néant.

On trouve une autre variante du rapport au miroir dans L’étudiant de Prague, un scénario de film écrit par l’auteur de fantastique allemand Hanns Heinz Ewers. Dans cette œuvre, nous faisons connaissance avec Balduin, étudiant sans le sou. Il se voit proposer un prêt par un personnage peu recommandable, qui lui tend un contrat. Pour obtenir des pièces d’or, Balduin doit laisser l’autre prendre ce qu’il souhaite dans sa chambrette. Mais l’étranger est futé et sort de la pièce avec le reflet de Balduin, extirpé du miroir… Si l’étudiant est désormais à l’abri du besoin, son double se promène librement dans la ville, jusqu’au duel final entre le personnage principal et son image…

Dans le roman de Wilde, le dédoublement est plutôt psychologique, le protagoniste principal conservant son éternelle jeunesse, de même que son apparente innocence tandis que le portrait vieillit et se pare des marques de sa corruption. La terreur liée au vieillissement est palpable dans Le portrait de Dorian Gray alors que le personnage détaille son image altérée par le temps, « un cri de douleur et d’indignation jailli[ssant] de ses lèves [en apercevant] […] [ses] yeux au regard rusé, et autour de la bouche les rides sinueuses de l’hypocrisie ». (Wilde, 1992, p. 374-375) Le constat des traces laissées par le vieillissement est ainsi rejeté par le sujet, adoptant un caractère inquiétant et funeste. C’est le double qui a subi le passage des années tant redouté par Dorian, qui, devant son portrait marqué par l’inéluctable vieillesse, renie cette image inquiétante et funeste.

Une correspondance entre l’image juvénile du portrait et le reflet vieilli du miroir s’instaure :

le curieux miroir sculpté que Lord Henry lui avait donné, tant d’années auparavant, était posé sur la table […] Il le saisit, comme il l’avait fait au cours de cette nuit d’horreur où il avait pour la première fois remarqué l’altération subie par le portrait fatal, et ses yeux égarés, obscurcis de larmes, regardèrent sa surface polie […] Puis, sa beauté lui répugna, et jetant le miroir par terre, il le piétina, et son talon le réduisit à des éclats d’argent. C’était sa beauté qui l’avait perdu, sa beauté et la jeunesse qu’il avait appelée de ses prières. […] Sa beauté n’avait été pour lui qu’un masque, sa jeunesse une imposture. (Wilde, 1992, p. 372-373)

Le miroir trahit le double flétri du portrait : la vieillesse s’impose malgré tout, révélant l’imposture du masque de jeunesse dont se pare Dorian. Ce dernier ne peut que lutter devant le constat de sa propre déchéance, confronté aux stigmates du temps sur sa corporalité. Le dépérissement est ainsi offert à ses yeux, de même que l’évidence d’une mort inévitable :

[…] la conscience qui est donnée à un témoin de la présence d’un Double de lui-même dans l’Au-delà ou dans les choses réelles environnantes ne peut conduire qu’à la recherche d’un nouveau climat crépusculaire grâce auquel ce témoin pourra se retrouver en accord avec lui-même, s’identifier à son Double ou obliger celui-ci à s’identifier avec lui ; d’où la formation d’un équilibre faisant communiquer l’Au-delà et le présent. Ainsi peut-on expliquer déjà le rôle du Double comme événement du Seuil de la Mort qui, acceptée ou refusée, ne peut plus être évitée. Les nombreux exemples de Double qui tuent l’Autre ou que l’Autre tue en témoignent. (Guiomar, 1988, p. 303)

Aussi est-il «  impossible [pour le sujet] de se regarder en face sans y rencontrer le double, c’est-à-dire la mort [,] puisque se faire voler son visage (ou son reflet) prélude à la disparition de soi. » (Le Breton, 2004, p. 1551) Se mirer dans son double revêt par conséquent un aspect effrayant : c’est le cadavre « à venir » que le sujet examine. En ce sens, il n’est pas étonnant que l’être dédoublé ait envie de briser ce reflet étranger, de faire éclater ce miroir qui lui renvoie une image affolante, et qui, dans le cas du portait comme du miroir, projette la mort annoncée du sujet.

Selon Otto Rank, psychanalyste autrichien dont Le Breton reprend le propos dans son essai, « le double littéraire atteint au maximum son ambivalence parce qu’il conserve sa valeur archaïque de garantie contre la mort […] et en même temps incarne cette connaissance refoulée de la mort ». (Jourde, 2005, p. 12) Cette ambiguïté à l’égard d’un soi qui nous échappe, externe, mais identique, s’exprime aussi dans Le double de Dostoïevski, roman dans lequel Goliadkine voit sa place usurpée par un autre qui lui ressemble en tous points, à l’instar du William Wilson d’Edgar Allan Poe6. Se retrouvant face à face avec son alter ego, le héros aura justement l’impression de se regarder dans un miroir :

sur le seuil du salon suivant, presque en face, de dos au commis, et la figure tournée vers M. Goliadkine, à une porte que, du reste, notre héros avait prise jusqu’alors pour une glace, se tenait un petit homme – c’est lui qui se tenait, M. Goliadkine lui-même, pas l’ancien M. Goliadkine, pas le héros de notre récit, mais l’autre M. Goliadkine, le nouveau M. Goliadkine. (Dostoïevski, 1998, p. 155-156)

Cet extrait à teneur humoristique illustre la confusion identitaire qui assaille le personnage principal qui peine à se reconnaître. Une grande incertitude naît de ce dédoublement, détruisant progressivement la psyché du sujet, celui-ci sombrant de plus en plus dans la folie. Cette dégénérescence rejoint les réflexions sur le vieillissement précédemment évoquées, puisque, dans les deux cas, on assiste à une altération du rapport au temps par l’intrusion de l’autre dans le quotidien. Les « doubles littéraires » consistent donc, outre l’expression du refus du vieillissement et de disparition de soi, en une quête de possession de soi absolue, notamment lorsque l’autre cherche à se dérober. Narcisse cherche dès lors à posséder ce double qui le fascine et l’horripile, faisant naître en lui des sentiments contradictoires, à l’instar de ceux parfois suscités par des expériences scientifiques plutôt troublantes…

Le « double scientifique » : l’incorporation de l’autre dans la littérature 

Le double littéraire adopte un caractère différent lorsqu’il se place sous l’égide de la science, pour laquelle le rapport au temps est souvent important. Le greffon est l’un des exemples relevés par Le Breton, celui-ci pouvant être considéré comme l’intrusion d’un double en soi, qui persécute le patient.

L’illustration d’un tel « parasitage » est rendue avec justesse dans la nouvelle « Poupée d’amour », de Wayne Allen Sallee. Dans ce texte, une jumelle, demeurée à un stade peu développé, a été absorbée par sa sœur Celadine. Seule une partie de la jumelle incorporée dépasse du ventre de l’autre :

Un autre corps poussait sur le sien […] J’ai vu que sa cage thoracique était en forme de cloche. À cause de la tête qui prenait naissance sous ses côtes gauches. Elle avait les yeux fermés et semblait dormir paisiblement. Mais ce n’était pas tout. Une petite jambe poussait sur le bassin de Celly […] J’ai aperçu trois doigts sur son ventre plat. Un pouce sans ongle sortait de son nombril. (Sallee, 1998, p. 84)

La vision de cette jumelle embryonnaire, incorporée par sa sœur, entraîne des conséquences psychologiques semblables à celles provoquées par le greffon étranger que le receveur porte en lui-même. L’ablation de l’organe malade et son remplacement, tel que le souligne Le Breton, signifie ouvertement une scission dans la psyché du sujet, qui est en proie à l’impression de perdre sa cohésion d’origine. Cette désagrégation interne atteint inévitablement l’identité, poussant le greffé à remettre en question sa perception de son intégrité organique. À la frontière entre la vie et la mort, le patient éprouve alors une impression « d’extrême transgression, à laquelle s’ajoute celle de posséder en soi la chair d’un autre homme et de perdre aussi les limites de son identité propre ». (Le Breton, 2004, p. 1555) Cet organe étranger permet pourtant la poursuite de l’existence, autrement condamnée au dépérissement et à la mort prochaine. Le greffon permet donc d’échapper, au moins temporairement, au « vieillissement » des organes, en octroyant au patient un sursis, plutôt qu’une mort inévitable à court terme.

En effet, ce même narcissisme impliqué dans la perception du double se trouve affecté à la suite de la greffe, le patient s’identifiant souvent au donneur à qui il doit sa survie. Il en est souvent de même dans les récits fantastiques et de science-fiction dans lesquels des créatures sont l’entière création de leur maître, à qui elles s’assimilent. Par exemple, le monstre dans Frankenstein de Mary Shelley prend dans un premier temps son « père » comme modèle. Sa « naissance » est à ce chapitre évocatrice, l’être « ouvr[ant] la bouche et laissa[nt] échapper des sons inarticulés ; une horrible grimace lui plissait les joues […] une de ses mains se tend[ant] vers [son père], comme pour [l]’agripper ». (Shelley, 1994, p. 66) Par la suite, la créature racontera à Frankenstein à quel point elle était bien disposée à son égard au départ, avant de se rendre à l’évidence sur sa cruauté et celle de ses semblables. Le rejet succède ainsi à l’identification, tout comme le corps rejette parfois l’organe étranger récemment greffé.

Un autre visage du double véhiculé par la science est l’ADN, qui fascine par les discours qu’appuient certains de ses tenants, empreints d’intégrisme génétique et de fétichisme. En considérant l’ADN en tant qu’empreinte identitaire, le « vivant concret » disparaît, pour laisser place à la seule information, qui « impose à l’infinie complexité du monde un modèle unique de comparaison ». (Le Breton, 2004, p. 1557) L’homme s’efface ainsi derrière ses composantes génétiques, contenues en entier dans son génome.

Le Breton s’interroge sur cette dissolution du sujet concret, incorporé dans la seule information que constitue son ADN. Dans cette optique, l’individu s’évanouit au profit d’un code biologique, double crypté de lui-même, l’existence matérielle du sujet d’origine s’avérant désormais secondaire. En effet, l’information n’a cure de la singularité, de l’identité de l’individu, elle ne se borne qu’à reproduire ce qui est stocké dans le génome, c’est-à-dire l’hérédité et la séquence génétique. Ce faisant, c’est encore une fois la mort et le vieillissement que l’on cherche à berner, en emmagasinant les données de son double.

De telles visées se retrouvent dans plusieurs romans de science-fiction, où l’ADN est au cœur du récit. Du bien connu Jurassic Park, dans lequel les dinosaures sont ramenés à la vie à partir de leur ADN, en passant par le courant biopunk7, le thème traverse tout un pan de la littérature, rendant compte de l’importance des réflexions qui le sous-tendent. Féérie, de Paul J. McAuley appartient justement au courant littéraire biopunk. Ce roman nous présente plusieurs « pirates de l’ADN » dont Alex, particulièrement doué en la matière :

[il sait] comment et à quel endroit précis ces atomes doivent s’insérer dans la chaîne moléculaire, […] pressent[ant] intuitivement les interactions subtiles qui provoquent des distorsions et des modifications dans la configuration moléculaire et la transforment en architectures nouvelles, plutôt intrigantes. (McAuley, 1999, p. 47)

L’ADN devient ainsi un champ vaste champ d’expérimentation, les pirates informatiques étant remplacés par des « trafiquants biologiques », capables de modifications corporelles étonnantes.

Du côté de Le Breton, cette vénération de l’information contenue dans le génome n’est rien de plus que la manifestation moderne du destin, dissimulée sous le couvert des avancées médicales. La notion de gène devient dès lors l’explication des rapports humains et de la société, le patient n’étant désormais traité que selon le classement préétabli par ses gènes, et ce, bien avant sa naissance. Le roman de science-fiction totalitaire, tel qu’illustré par Orwell (1984), Huxley (Le meilleur des mondes) et Zamiatine (Nous autres), pour ne nommer que les plus connus, s’en rapprochent, en ce sens que les êtres humains y sont ramenés à une série de codes spécifiques, les embryons étant notamment contrôlés en laboratoire dans Le meilleur des mondes8.

 Cette approche n’est pas sans privilégier une forme de puritanisme qui écarte le moindre « défaut de fabrication ». Ce discours, présent dans certains romans totalitaires, est également le lot de certains généticiens, convaincus que « tous les malheurs du monde viennent des "mauvais" gènes et qu’il "suffit" de les extirper pour atteindre une humanité sans Mal ». (Le Breton, 2004, p. 1532)

C’est ici l’idée de l’eugénisme qui ressurgit, mettant en scène les fantasmes d’une espèce humaine « parfaite », qui, à défaut d’échapper au vieillissement et à la mort, ne montrerait à tout le moins aucune défaillance. Il apparaît cependant que prolonger son existence n’est pas suffisant, tel que l’illustrent plusieurs œuvres littéraires mettant en scène des moi immortels : les clones.

Le « double enfanté » : réduplication à l’infini du moi

Ce désir d’immortalité, qui de tout temps a été présent chez l’être humain, semble trouver une résonnance particulière dans le clonage, que Le Breton considère comme l’ultime manifestation du double. La cellule se fait ici miroir de soi, en permettant de copier ses caractéristiques intrinsèques, afin de donner naissance, par le biais de la science, à un autre moi, identique en apparence à l’individu d’origine. L’être humain ainsi créé sera donc une sorte d’« enfant en calque, alter ego plus jeune au moins d’une génération, mais physiquement identique, reflet d’un narcissisme accompli ». (Le Breton, 2004, p. 1563) Ce fantasme de se voir doté d’une « copie conforme » n’est toutefois pas sans danger, puisque l’individu cloné ne sera en définitive que l’écho de l’individu premier, sa propre existence ne consistant qu’à perpétuer celle de son prédécesseur, qui risque fort d’éprouver un sentiment de toute-puissance à l’égard de son double.

Pour les tenants du clonage, l’emploi d’un tel processus de duplication leur permettra de survivre à travers les siècles, en se reproduisant de clone en clone, chacun d’entre eux consistant en un prolongement de l’individu premier. Dans La possibilité d’une île, roman de Michel Houellebecq, l’auteur explore cette potentialité, chacun des successeurs du Daniel originel étant affublé d’un numéro de série, en plus de lire et de poursuivre le journal intime de leur précurseur. Mais dans les faits, cette démarche ne repose que sur des chimères, puisqu’elle restreint, encore une fois, l’individu à la seule information contenue dans ses gènes. Le double ainsi créé ne serait donc pas une reproduction, mais seulement un reflet, le corps étant à même de se copier, ce qui n’est pas le cas pour l’identité, la personnalité du sujet.

Clément Rosset souligne notamment ce point en ce qui concerne l’unicité du réel, lorsqu’il écrit que « toute chose a le privilège de n’être qu’une, ce qui la valorise infiniment, et l’inconvénient d’être irremplaçable, ce qui la dévalorise infiniment […], la mort de l’unique étant sans recours : il n’y en avait pas deux comme lui ; […] telle est la fragilité ontologique de toute chose venant à l’existence ». (Rosset, 1976, p. 85-86) De cette manière, le fantasme de clonage est d’avance voué à l’échec, puisque l’unicité de toute chose la rend irremplaçable, le clone ne pouvant jamais être entièrement fidèle à l’individu d’origine en lui succédant. Dans La possibilité d’une île, plutôt que de poursuivre l’existence du premier Daniel à travers le journal, le clone ne fait que s’en éloigner davantage à chaque incarnation, ses réactions différant de plus en plus à mesure que la distance temporelle s’accroît entre le cloné et ses successeurs.

Mark Hunyadi explicite très bien cette pensée :

dès que cet aléatoire est supprimé, le tableau change, l’altérité est menacée : au lieu de créer de l’aléatoirement autre, on va créer du volontairement même. C’est alors la notion de même qui doit elle-même être différenciée : le même tel qu’il est intentionné dans le clonage n’est pas vraiment le même, c’est-à-dire biologiquement le même, car la reproduction à l’identique d’un patrimoine génétique cellulaire ne crée pas de l’identique. (Hunyadi, 2004, p. 84)

En ce sens, la reprise d’un patrimoine génétique n’est vouée qu’à un simulacre pour duper la vieillesse et la mort, même dans le cas de La possibilité d’une île, où le journal tente de garder vivant le souvenir d’une personnalité depuis longtemps disparue. De cette manière, le journal peut être considéré comme une volonté de prolonger l’existence de manière plus personnelle, chacun des clones étant en contact avec les pensées de ses incarnations antérieures et du Daniel d’origine. D’une certaine manière, la mémoire et l’identité du premier Daniel « survit » en partie par l’entremise du journal, qui réactualise ses pensées, les écartant de l’oubli et du néant. Toutefois, cette méthode s’avère lacunaire, le clone étant inapte à ressentir les émotions d’origine, comme le note lui-même Daniel 25 dans son journal lorsqu’il écrit :

Daniel 1 est le seul à nous donner de la naissance de l’Église élohimite une description complète, en même temps que légèrement détachée ; alors que les autres, pris dans le mouvement quotidien, ne songeaient qu’à la solution des problèmes pratiques auxquels ils devaient faire face, il semble souvent être le seul à avoir pris un peu de recul, et à avoir réellement compris l’importance de ce qui se déroulait devant ses yeux. (Houellebecq, 2005, p. 366-367)

Le clone remarque lui-même ses propres limites, son incapacité à confondre totalement la mortalité. C’est donc le « rapport au journal » qui n’est pas duplicable, chacun des clones le découvrant chaque fois avec un regard neuf, empreint de distance, puisqu’il n’a pas lui-même expérimenté l’action qui y est décrite. En outre, les bouleversements qui traversent les siècles dans lesquels vivent les clones leur octroient forcément un autre regard sur le monde, qui s’est trouvé modifié dans ses fondements.

En ce sens, l’ « enfantement de soi » ne peut être que défaillant, voué à imiter le réel sans complètement le reproduire. Le clone revêt dès lors l’aspect d’une mécanique mimétique, qui, plutôt que d’écarter définitivement le vieillissement et la mortalité, reproduit des gestes sans en comprendre les fondements. Stefan Wul en offre un autre exemple, dans Niourk, en misant toutefois sur une vision plus idéalisée. Alf, le héros de l’histoire, explique ainsi, à propos de ses clones, « qu’il fait défiler dans leurs organismes le fil de [leurs] propres souvenirs […] ce Thôz immobile rêvant qu’il est en train de combattre un ours, [même si…] naturellement, [il a] opéré quelques retouches, suppri[mant] le souvenir de son agonie, par exemple ». (Wul, 1990, p. 220) Par la suppression de certains aspects du souvenir, la mémoire est par conséquent altérée, le clone ne possédant que des souvenirs partiels de l’être humain d’origine. En voulant « améliorer » son passé, Alf en fait ainsi une copie imparfaite, un double approximatif, qui diffère de l’individu initial par le bagage incomplet qu’il recèle. Cette « incomplétude » relève en définitive du désir de l’individu d’éviter autant que possible les marques de la vieillesse et la souffrance, qu’il évite de « transférer » dans le clone.

Le double : refus de vieillir, refus de mourir ?

En somme, le double, sous ses différentes incarnations, pose la question de l’unité et de l’unicité du sujet, et se manifeste par la « confrontation surprenante, angoissante, surnaturelle, de la différence et de l’identité ». (Jourde, 2005, p. 15) Le regard vers l’autre est dès lors souvent teinté d’une connotation mortifère, que ce soit par les promesses d’immortalité ou d’existence améliorée que proposent l’ADN ou le clonage, ou encore par le sursis de vie octroyée par le greffon. Il en est de même du côté de la fiction mettant en scène le double où l’aspect funeste se manifeste souvent par le biais du miroir ou du portrait, qui se font intermédiaires entre soi et l’autre. Reflet d’un rapport conflictuel avec soi-même, tel le Narcisse mythologique ? Refus de sa propre mortalité, d’accepter le vieillissement ?

C’est du moins ce que nous avons tenté d’explorer ici, par l’entremise du double, motif particulièrement riche. Le désir de se régénérer trouve en effet dans la littérature une possibilité de se réaliser, jusqu’à, peut-être, se faire réalité. En ce sens, la littérature, notamment le fantastique et la science-fiction, devient un moyen de parvenir aux visées que la science ne réussit pour l’instant qu’à atteindre que partiellement. En attendant de pouvoir réellement se mirer (en) soi-même, Narcisse peut continuer de rêver au-dessus de son reflet, les yeux rivés sur sa propre image. Car, comme le dit Herbert George Wells dans une conférence à l’Institut royal de Londres, « des mondes peuvent disparaître et des soleils périr, mais au fond de nous-mêmes s’agite quelque chose qui ne peut périr »… (Wells, 1902, cité dans d’Aoste, [s.d.], p. 11.)

 

Bibliographie

Ouvrages étudiés

Dostoïevski, Fédor. 1998. Le Double. Traduit par André Markowicz. Paris : Actes sud, 281 p.

Houellebecq, Michel. 2005. La possibilité d’une île. Paris : Fayard, 474 p.

Maupassant, Guy de. 2000. Le Horla et autres récits fantastiques. Paris : Librairie générale française, 381 p.

McAuley, Paul J. 1999. Féérie. Traduit par Valérie Guilbaud. Paris : J’ai lu, 473 p.

Sallee, Wayne Allen. 1998. « Poupée d’amour ». La petite mort : anthologie érotique de la littérature fantastique. Traduit par Jean-Daniel Brèque. Paris : Albin Michel, p. 75-97.

Shelley, Mary. 1994. Frankenstein. Traduit par Joe Ceurvorst. Paris : J’ai lu, 315 p.

Venisse, Alain. 1994. Dans les profondeurs du miroir. Paris : Fleuve noir, 158 p.

Wilde, Oscar. 1992. Le portrait de Dorian Gray. Traduit par Jean Gattégno. Paris : Gallimard, 408 p.

Wul, Stefan. 1990. Niourk. Paris : Denoël, 234 p.

Ouvrages de réference

Curval, Philippe. 1999. « Moyen Âge et Fantasy ». Magazine littéraire, février 1999, no 373, p. 41.

D’Aoste, Michel. [s.d.]. Les Secrets de l'Astrologie Universelle. Nice : Michel d'Aoste éditeur, 488 p.

Guiomar, Michel. 1988. Principes d’une esthétique de la mort. Paris : José Corti, 494 p.

Hunyadi, Mark. 2004. Je est un clone : l’éthique à l’épreuve des biotechnologies. Paris : Seuil, 197 p.

Jourde, Pierre et Paolo Tortonese. 2005. Visages du double : un thème littéraire. Paris : Armand Colin, 247 p.

Le Breton, David. 2004. « Les prolongements de soi ». La mort et l’immortalité, encyclopédie des croyances. Paris : Bayard, p. 1549-1567.

Parisien, Élaine. 1997. Un effet papillon en littérature : de la méprise à l’emprise. Montréal : Presses de l’Université du Québec à Montréal, 101 p.

Rosset, Clément. 1976. Le réel et son double. Paris : Gallimard, 129 p.

Tessier, Mario. 2011. « La vallée de l’inquiétante étrangeté ou est-ce bien vous, Mr Roboto ? ». Solaris, no 178, p. 123-144.

Pour citer cet article: 

Gélinas, Ariane. 2011. « Identité trouble : manifestations littéraires du double », Postures, Dossier « Vieillesse et passage du temps », n°14, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/gelinas-14> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Postures, Dossier « Vieillesse et passage du temps », n°14, p. 71-83.