« Nous sommes au temps des génocides. » (Germain, 1996, p. 17.) Qui ne dit rien face aux massacres du XXe siècle se rend coupable d’un tacite consentement, d’une complicité avec les bourreaux, d’une non-assistance aux victimes. Coupable d’indifférence à l’égard des milliards de Job pris dans la Shoah, dans les deux guerres mondiales, ou dans tous les massacres perpétrés depuis. « Nous sommes au temps des génocides », martèle Sylvie Germain dans son essai sur le Livre de Job, Les Échos du silence. Depuis Le Livre des Nuits, son premier roman, qui lui avait fait remporter six prix littéraires dès sa sortie, jusqu’à son dernier en date, Chanson des mal-aimants, l’œuvre de Sylvie Germain est traversée par la question centrale de l’énigme du mal et de la souffrance. Dans ses romans mi-fantastiques mi-réalistes où des personnages sanglants de vie déambulent dans une nuit opaque, avec une écriture poétique saturée de couleurs criardes et d’images bibliques, Sylvie Germain raconte toujours la même histoire : celle de Job, arraché à son bonheur et à ses certitudes, et plongé dans l’expérience de la misère et du dénuement. Dans l’Ancien Testament, Job était un homme probe et vertueux, dont la foi fut mise à l’épreuve par le satan1. S’il ne pécha pas malgré les supplices que le messager de Dieu lui infligea (mort de son bétail, de ses enfants, perte de ses terres, de ses richesses, de sa santé), Job exigea néanmoins de Dieu qu’il se présente devant lui pour s’expliquer sur les motifs d’un tel châtiment. Condamnée par les quatre sages — Eliphaz, Bildad, Çophar et Elihu, qui soutenaient que tout malheur atteignant l’homme est nécessairement dicté par la justice divine —, l’indignation du pauvre homme fut finalement entendue par Dieu. Il blâma les sages pour avoir inventé des lois divines, et invita Job à faire preuve d’humilité devant son œuvre. Mais il lui donna raison de s’être révolté contre la théologie professée par les quatre sages. Enfin, il lui restitua le double de ce qu’il lui avait pris, fortune, biens et enfants.
Aujourd’hui, nulle voix divine ne retentit plus, ni pour punir les impies ni pour réconforter les justes. Seul l’écho des cris des victimes résonne dans un no God’s land insensé. Alors, face à ce silence, certains désespèrent au point de conclure à l’inexistence de Dieu. Mais Sylvie Germain refuse cette conclusion. Pour elle, il faut « rebrousser chemin, revenir à Job transi de froid et d’abandon, et, à partir de là — de ce nulle part —, repartir à l’aventure dans le silence de Dieu […] sans le sommer de se briser, sans le clore sur un vide définitif » (ibid., p. 17). Ainsi nous invite-t-elle à emboîter le pas à ses personnages sur le chemin de la pure errance dans le désert du silence. « Et advienne que pourra », comme le dit Job (Jb 13,13).
En égal de Job donc, Prokop Poupa, l’écorché vif d’Immensités, est arraché dès les premières pages du roman à sa douce torpeur et plongé dans les affres du doute. Dans la Prague de l’occupation soviétique, il cherche en vain l’éclat éblouissant de la lumière divine et bute sur l’éternelle incertitude du sens de la vie. Comme Job, il interroge Dieu, le somme de se présenter et l’implore d’accorder aux hommes le droit de « vivre en dignité » (Germain, 1993, p. 122). Comme Job, il finit par consentir à la petitesse de sa condition et aux mystères impénétrables des immensités divines. Mais c’est au travers de son expérience du silence de Dieu, et non grâce à l’intervention du Tout-Puissant, que Prokop accède à la patience, puis au bonheur des humbles, le seul qui existe au final. Là réside le message du Livre de Job, pour Sylvie Germain. L’orgueilleux panégyrique que Dieu déblatère à Job pour le faire taire n’a pas plus de valeur que l’ultime réparation qui vient balayer de la main l’épreuve que le pauvre homme vient de traverser. Pour reprendre les mots de Simone Weil, il ne s’agit pas « de trouver un remède surnaturel contre la souffrance, mais un usage surnaturel de la souffrance » (1988, p. 96), d’admettre l’existence de la souffrance, non comme une injustice, mais comme une réalité présente aux côtés de la beauté dans la Création. Alors, une lumière et d’infimes traces de surnaturel peuvent découler de cette épreuve.
Il se voulait prêt à mourir, il se crut même par instants en train de mourir. Car c’en était trop, vraiment, de ce porte-à-faux, de ce dégoût de soi, de cette absolue fadeur d’être. C’en était trop de cette douleur qu’il ne pouvait pas maîtriser, pas même nommer, et qui humiliait sa chair et sa raison.
Sylvie Germain, Immensités, p. 55.
L’exégèse religieuse du Livre de Job a souvent relativisé la portée critique de Job en remettant en cause son innocence, afin de faire perdurer la conception classique d’un Dieu juste, omniscient et omnipotent. Dans les œuvres de Sylvie Germain, au contraire, Job est une victime qui représente, comme le dit Sophie Ollivier, « la quintessence de toutes les plaintes adressées à Dieu par des hommes de foi mis à l’épreuve de la souffrance » (2003, p. 56). Ainsi, ses romans mettent en scène des victimes — hommes, femmes, enfants et animaux confondus — déchirées par l’épreuve de la souffrance individuelle ou collective. L’Histoire est la première à être mise au banc des accusés. Dans Le Livre des Nuits, l’auteure narre la légende de Victor-Flandrin Péniel et de sa descendance à travers le demi-siècle des deux guerres mondiales et de la Shoah. Le roman commence dans un cadre proche de celui de la Genèse et glisse rapidement dans une ambiance apocalyptique d’où seuls le héros et son arrière-petit-fils sortent vivants. Victor-Flandrin voit ses enfants brûler, tomber au combat ou sombrer dans la folie à force de souffrances. Certes, l’atrocité omniprésente de l’époque peut être considérée comme un cas particulier, l’apogée du mal dans l’Histoire. Sylvie Germain extrait pourtant le mal de son contexte historique. Il n’est pas dans une époque particulière, mais dans la tache à l’œil de Victor-Flandrin, héritage de ses ancêtres qu’il transmet à son tour à ses enfants comme le sceau du péché universel. D’ailleurs, le dernier-né des Péniel, Charles-Victor, a beau être l’enfant de l’après-guerre, il sera lui aussi condamné « à lutter dans la nuit » (Germain, 1985, p. 337) dans le roman suivant, Nuit-d’Ambre. En fait, si dans ce siècle « on [meurt] sous les balles, sous les bombes, certains sur les champs de bataille, d’autres dans les camps, de faim et de coups » (Germain, 1993, p. 155), on souffre aussi et depuis toujours de la solitude, de la trahison, de l’humiliation et de l’absurdité inhérentes à la condition humaine. Dans Immensités, les hommes subissent l’oppression de l’histoire dans la Prague de l’occupation soviétique, mais c’est surtout au travers des épreuves du deuil, de la séparation et de la solitude qu’ils s’écorchent le plus. Lorsque Marie le quitte, par exemple, Prokop implore la mort de le délivrer, de la même façon que Job suppliait Dieu de la lui accorder. Ce n’est plus la souffrance qui est vécue comme une punition, mais cette vie même dans laquelle la douleur et le mal sont universels. Ils s’abattent aveuglément sur coupables et innocents, femmes et hommes, enfants et adultes. Ainsi, si la tradition chrétienne pouvait encore clamer la culpabilité de Job, rien ne peut plus justifier le viol que subit la petite Lucie de L’Enfant Méduse, viol qui l’arrache aux doux mondes de l’enfance pour la plonger dans la honte et la douleur. Dans Immensités, même les oiseaux se plaignent de la dureté de leur sort. Alors que Dieu leur a fait une place de choix dans l’Évangile, alors même qu’ils ne pèchent pas par orgueil comme le font les hommes et qu’ils vivent selon les strictes lois de la nature, ils souffrent du froid et de la faim, de l’âpreté de leur condition et des luttes qu’ils doivent sans cesse mener pour rester vivants. Si bien qu’il leur arrive de se sentir « floués par le dit Bon Dieu qui s’est montré bien négligent à leur égard » (Germain, 1993, p. 119). Toute l’œuvre de Sylvie Germain, en dressant le tableau de victimes broyées par l’histoire individuelle et collective, universalise ainsi le mal et l’injustice.
« Je crie vers Toi et Tu ne réponds pas, / Je me présente sans que Tu me remarques » (Jb 30,20), s’époumone Job dans le silence de Dieu. Si Dieu se présentait, Job trouverait les mots qu’il faut. Mais partout où les yeux du pauvre homme se posent, ce n’est pas Dieu qu’il voit, mais le mal ou le néant2. Pareils à Job, qui se tourne vers les quatre points cardinaux pour tenter d’atteindre Dieu3, les personnages d’Immensités scrutent tous les recoins de leur univers pour mettre la main sur l’énigme du sens de la vie. Le chemin de croix intérieur de Prokop prend d’ailleurs racine dans une discussion de comptoir pendant laquelle Radomir, un de ses amis, évoque la légende des dieux Lares et conclut à la nécessité d’abriter à domicile « un esprit tutélaire » (Germain, 1993, p. 26). Pour chacun, le dieu devrait se situer dans la pièce la plus importante d’une maison, mais personne ne parvient à s’entendre sur le lieu. Pour Radomir, dont les choix de vie ne l’ont mené qu’à l’éternel échec et à la morosité, le dieu Lare ne peut se trouver que dans la cuisine, seul lieu où ce que l’on produit procure un résultat concret et un plaisir immédiat. Pour Radka, il peut uniquement se situer dans le grenier, dans lequel elle entrepose son atelier d’imprimerie clandestin et communique avec la voix des poètes du passé. Pour Jonas, ancien photographe reconverti depuis l’occupation, la salle de bain est le seul lieu saint d’une maison : c’est là qu’il a installé son atelier de photographie et qu’il cherche à percer le mystère du Tout-Puissant. Pour la Grande Baba, le balcon est le lieu de prédilection d’un esprit tutélaire. Elle y passe des heures à clamer aux oiseaux la même « prière suppliante et rebelle » sur la question « de la pitié de Dieu. Ou du moins de sa justice et de la douteuse bonté de sa création. » (Ibid., p. 121-122.) Pour Aloïs, le dieu Lare ne pourrait être hébergé que dans le salon, où ce personnage se prend pour Dieu régissant sa petite Création : une gare miniature avec un train électrique et des figurines qu’il a créées. Viktor, lui, le situe dans la cave, seule salle dans laquelle il peut jouer du saxophone et tenter de communiquer avec les esprits. Enfin, pour Prokop, l’esprit tutélaire devrait être logé dans les toilettes, lieu inévitable de la maison car visité par tous ses membres, haut lieu de méditation également, mais surtout lieu qui « confronte chaque homme à sa condition dans toute sa crudité » (ibid., p. 34). Tel Job rabougri sur son tas de fumier, l’homme ne peut communier avec Dieu que dans la conscience de sa misère et de sa finitude.
Mais, qu’il soit dans la cave ou le grenier, dans la cuisine ou les toilettes, l’esprit tutélaire reste silencieux face aux questions des hommes. Selon la Grande Baba, si les oiseaux ne répondent pas, c’est qu’elle ne parle pas assez bien leur langage. Quant à Prokop, il attend patiemment que « la fleur du temps » (ibid., p. 32), cette tache d’humidité qui cloque sur le plafond de ses toilettes, le délivre de ses états d’âme. Il reste des heures assis, les yeux perdus dans le vague, méditant sur le sens de la souffrance et de la vie, tout comme la Grande Baba passe des heures à tenter de communiquer avec les oiseaux. Mais rien ne se passe, répète la narratrice au début de chaque partie. Un peu plus loin, le fils de Prokop, avant de quitter Prague, lui offre la lune pour compenser son absence. Prokop voit dans ce geste d’amour absolu une piste à suivre pour atteindre Dieu. Sous la présence éternelle de cette lune, de cette lumière située dans l’ailleurs, mais rendue présente et accessible par le don de son fils, il reprend espoir. Toutefois, la lune ne fait qu’écarter la brèche dans le cœur du héros, qui prend encore plus conscience de sa finitude et répète inlassablement les vers de David : « Et moi je suis un ver et non un homme, l’opprobre des hommes et le méprisé des peuples. » (Ps 22,7.) Sa question reste en suspens et résonne douloureusement dans un silence que Dieu ne rompt pas. Et, même lorsque l’Histoire répare ses torts et que la libération de Prague rend aux personnages la vie que l’invasion soviétique leur avait arrachée, aucun d’eux ne retrouve la paix et le bonheur dans lesquels baigne Job à la fin du Livre. Les personnages d’Immensités sont doublement floués comparativement à Job : ils sont floués dans l’attente déçue d’une réponse de Dieu et floués dans l’espoir d’une réparation.
En effet, dans le Livre de Job, Dieu finit par rompre le silence, et prendre en pitié la souffrance et la juste révolte de son fidèle. Sylvie Germain refuse d’offrir à ses personnages cette délivrance. Pour elle, le Dieu qui prend la parole dans le texte biblique est un deus ex machina qui fait « bien plus de bruit que de sens, bien plus d’esbroufe que de lumière » (Germain, 1996, p. 23), et son prêche est aussi inadmissible qu’improbable4. Tout d’abord, s’il rompt le silence, Dieu n’offre à Job qu’un vide pour toute réponse. Aucune explication, aucune révélation sur le sens de la vie ou de la souffrance, sur l’apparente injustice du monde ou sur les desseins du Tout-Puissant. Juste un « hautain panégyrique de ses œuvres, de sa gloire, de sa puissance et de sa sagesse » (ibid., p. 22), pâle copie des discours d’Eliphaz, de Bildad et de Çophar, dont il dénonce pourtant le sophisme et l’incorrection. « As-tu un bras comme celui de Dieu, / Une voix tonnante comme la sienne? » (Jb 40,4), demande-t-il à Job. Je pense que cette finale pieuse a été ajoutée après coup, pour atténuer la puissance subversive du monologue de Job5.
Par ailleurs, l’autoapologie que s’offre ce Dieu, loin de le disculper, aggrave sa responsabilité face aux atrocités commises par l’Histoire. Si Dieu est omniscient et omnipotent, il est complice, de par son silence, de tous les crimes commis par les hommes, depuis Caïn jusqu’aux génocides contemporains. Or, si Dieu existe, « il se doit d’être bon comme un Dieu, c’est-à-dire absolument, sans faille ni défaillance, sans restriction. Bon et juste et soucieux de la dignité des hommes. » (Germain, 1996, p. 25.) Enfin, et c’est là une des critiques les plus virulentes de Sylvie Germain à l’égard du texte sacré, la généreuse compensation que Dieu offre à Job pour réparer le mal commis n’est qu’un « baume anesthésiant » (ibid., p. 23) qui met fin aux protestations du pauvre homme et le rend amnésique. Pourtant, le bonheur rendu à Job n’annihile en rien la question de la souffrance. Celui qui avait osé se présenter devant Dieu au péril de sa vie devrait répondre au cadeau de Dieu par un « et alors? que fais-tu de la souffrance que je viens de traverser? » Mais non. Son silence est acheté. Alors les Job des romans de Sylvie Germain réparent la paresse du personnage biblique et reprennent sa prière : « Et alors? Pourquoi? Pourquoi avoir tué les miens, pourquoi m’avoir pris tout ce que j’avais acquis au prix d’un dur labeur et d’une vie juste? Pourquoi cette souffrance physique et mentale? » demandent-ils. Dans L’Enfant Méduse, alors qu’elle avait tant souhaité la mort de son violeur, Lucie est plongée dans un désespoir encore plus vaste lorsque cet événement survient : elle espérait retrouver un bonheur absolu, violent, total et immédiat — ce bonheur dans lequel semble baigner le Job des derniers chapitres —, mais elle réalise que la mort de celui qu’elle appelle « l’ogre » ne lui rendra pas son enfance. Dans Immensités également, les personnages imaginent que la libération de Prague va réparer les années d’emprisonnement, de misère et de silence, et leur offrir le bonheur qu’on leur a arraché. La révolution sème effectivement l’euphorie en promettant de ramener la liberté et la dignité d’avant. Mais, après quelques jours, l’amertume refait surface. « Liberté, liberté! avait crié la foule descendue un beau jour de novembre des hauteurs du cimetière de Vysehrad. Liberté — très bien, mais pour quoi faire au juste? » (Germain, 1993, p. 150.) Certes, Prokop n’a plus à balayer les rues, mais la solitude, le dépouillement et l’isolement qu’il a connus pendant l’occupation l’ont tellement transformé qu’il ne se sent plus capable d’enseigner quoi que ce soit à des étudiants. Pour Aloïs, la victoire est encore plus amère. Alors qu’il a passé les vingt dernières années à répéter en soliloque les tirades du roi Lear dans l’espoir de pouvoir remonter un jour sur les planches, il est tellement broyé par la misère qu’au moment tant attendu, il ne parvient plus à se hisser dans la peau d’un si haut personnage pour se présenter devant le public : « Une autre vie était là, offerte, mais il ne pouvait franchir le seuil. » (Ibid., p. 173.) Envahi par le doute, désormais silencieux et humilié par l’Histoire, il se pend dans la cave de son immeuble.
Alors oui. Certains torts sont réparés, mais ils ne sont pas effacés. Les personnages, floués et trahis dans leurs attentes, continuent à lancer dans le nulle part des plaintes et des prières. Mais il ne semble pas s’ouvrir d’autres voies que celle de l’inexorable déception à laquelle est condamné le croyant ou celle de l’insupportable désespoir dans lequel s’emprisonne l’athée :
Puissantes, envoûtantes et tragiques s’imposaient les ténèbres; aiguë, déchirante et plus tragique encore se montrait la lumière […]. Il fallait choisir entre les deux, il n’y avait pas de troisième voie, quand bien même la majorité des êtres s’ingéniaient à louvoyer entre les deux. (Germain, 1993, p. 13.)
Job ne remettait pas en cause l’existence de Dieu. Il exigeait de lui qu’il s’explique sur l’ordre du monde. Ici, les êtres broyés par l’histoire individuelle et collective, trahis dans leur espoir d’amour et résignés devant le silence de Dieu, vont plus loin que Job : ils s’abandonnent à « l’inexorable solitude des êtres privés de dieu » (ibid., p. 236). Prokop ne répète plus inlassablement que le temps s’écoule et qu’il ne se passe rien. Il décide de conclure : « Il ne s’était rien passé » (ibid., p. 263), et sombre dans l’athéisme. Pourtant, si son errance à travers cette nuit dense lui a enlevé tout espoir, cette nudité, ce désœuvrement, sème une graine qui mûrit lentement et douloureusement dans son cœur dépouillé. Une troisième voie s’ouvre : celle de l’humble Job qui prend conscience de sa finitude, de ses limites et de son orgueil, dans le désert du silence de Dieu — et non dans l’ordre de la crainte du Tout-Puissant — pour découvrir patiemment quel genre d’amour peut être offert à un Dieu silencieux.
Viktor, qui jouait seul au fond de son tram, était d’une absolue prodigalité. Il traversait la ville, allait jusqu’aux faubourgs, offrant son chant à qui voulait l’entendre, aux passants, aux statues, aux arbres, aux étoiles; il donnait tout en se donnant lui-même dans le plus pur élan de générosité, de gratuité.
Sylvie Germain, Immensités, p. 249.
Immensités n’est pas qu’un plaidoyer contre l’existence d’une divinité. Certes, l’auteure se refuse — contrairement au Livre de Job — à clore définitivement cette question avec un argument d’autorité : la voix du deus ex machina. Mais elle dessine un chemin dans le dépouillement, vers la patience et l’humilité. Un chemin qui propose d’explorer les traces d’un silence chancelant dans la nuit plutôt que de perdre espoir à trop attendre la lumière aveuglante d’une comète. Ainsi suivons-nous les pas de Prokop sur la route de l’amour de ce Dieu silencieux : d’abord d’un Dieu écorché parmi les écorchés, ensuite d’une divinité incarnée dans chaque cœur humain et chaque infime détail du quotidien, enfin d’un peut-être qui reste malgré tout la plus merveilleuse des éventualités.
Comment concilier l’existence d’un Dieu bon et omnipotent avec l’omniprésence de la souffrance et du mal? L’auteure propose moins une réponse religieuse qu’une réflexion philosophique sur la responsabilité des hommes et qu’une invitation à la pitié. Pour elle, accuser Dieu de nos maux ne reviendrait qu’à en faire un énième bouc émissaire, une victime. Sylvie Germain propose plutôt d’imaginer que Dieu, après avoir créé le monde, a cédé sa puissance aux hommes — en s’incarnant dans Jésus-Christ — pour qu’ils puissent jouir de leur liberté. Ainsi aurait-il fait un pari vertigineux : celui d’être aimé absolument, gratuitement, juste « pour la splendeur de la geste du cœur » (Germain, 1996, p. 81). Ce Dieu-là est un Dieu écorché, souffrant comme les hommes et à cause des hommes, de la cruauté, du mal et des larmes des victimes. Dans Les Échos du silence, l’auteure invite le lecteur à substituer à l’image de Dieu celle du roi Lear, un roi abdiquant de « son plein gré, avec joie même, pour remettre son royaume à ses filles » (ibid., p. 59) en échange de leur amour. Comme le roi Lear, sitôt son renoncement accompli, Dieu se serait heurté à l’ingratitude de ses filles. Dépouillé de sa souveraineté, il se serait retrouvé à mendier un peu d’amour. Dans Immensités, lorsque Prokop explore les photographies désertiques de Jonas, cet homme est pris d’une vision : « […] deux silhouettes accrochées l’une à l’autre, en train de marcher à contrevent dans l’immensité d’une lande désolée. Lear et son fou. » (Germain, 1993, p. 136-137.) Mais il ne parvient pas à distinguer lequel des deux suit l’autre; tantôt le fou trottine en trébuchant derrière le roi, tantôt le roi déchu, tête baissée et démarche meurtrie, s’accroche à la ceinture du fou. Si bien qu’après la libération, Aloïs, ayant tant rêvé d’interpréter le roi Lear, ne sait plus s’il doit jouer le rôle du fou ou celui du roi. Car Dieu s’est dépouillé de toute sa gloire et se blesse à l’Histoire. Il tend la main et ne reçoit que des larmes ou des crachats. Il erre, lui aussi, dans la solitude des victimes à qui l’on refuse la compassion, l’amour pur, sans compromis ni enjeu. Dans Immensités, Prokop raconte à sa fille, meurtrie par son premier chagrin d’amour, la légende de la croix de pierre qui se dresse depuis des millénaires dans une forêt désertée en quémandant silencieusement de l’amour. Elle n’a reçu que des larmes versées sur elle par des victimes, des plaintes et des prières, puis des cris de haine et du mépris. À présent, elle est seule, délaissée dans l’indifférence la plus totale. Comme la fille de Prokop, elle endure l’horrible blessure d’aimer sans être aimé. « Il y a tant de tentations pour ceux dont l’amour est meurtri », explique-t-il,
[i]l y a l’orgueil qui vient offrir sa hautaine splendeur et sa froide insolence. Il y a la haine qui accourt présenter ses armes étincelantes, qui frémit de violence, de colère, de désir de vengeance. Il y a l’oubli qui cherche à séduire par mille ruses pour imposer son néant fade et veule. Et il y a le désespoir qui rôde et rôde et qui dit à tout non, sauf à la mort promue consolation. La croix ne fléchit pas. (Germain, 1993, p. 217.)
La pierre attend patiemment dans le désert de la solitude et du silence qu’une voix surgisse d’outre-tombe pour lui crier comme le fou au roi Lear : « M’n’oncle Lear, M’n’oncle Lear, attends-moi! Emmène ta folie! » (Germain, 1996, p. 99.) Elle attend, comme à la fin du chapitre, qu’une jeune femme la prenne sur ses genoux pour la bercer et la consoler de toutes les larmes de compassion et de solitude qu’elle a versées. Elle attend comme Dieu attend d’être aimé gratuitement, en tant qu’être déchu et sans pouvoir, en tant qu’homme. Sylvie Germain propose donc de faire descendre Dieu de son piédestal, non pour blasphémer, mais pour l’aimer absolument, dans toute sa misère. De la même façon, elle invite les hommes à baisser les yeux pour aller chercher l’infiniment grand dans l’infiniment petit : le cœur des hommes et la banalité de la vie.
La critique Sophie Ollivier a interprété la demande de Job de voir le visage de Dieu comme un péché d’orgueil : il exige que Dieu l’écoute et lui parle d’égal à égal (2003, p. 53-59). Pour Sylvie Germain, ce défi serait plutôt une preuve de l’absolu de l’amour que Job voue à Dieu. Car aimer Dieu en égal, c’est aimer un « dieu minuscule et nomade » (Germain, 1996, p. 98) tapi en chaque être, le consoler dans chaque cœur humain, lui offrir un refuge dans l’humilité et l’imperfection de sa propre personne, et lui autoriser le droit à la compassion. Voilà le don absolu dont seuls les hommes conscients de leur finitude et de l’inaccessibilité du mystère de Dieu sont capables. Le cheminement de Prokop à travers l’épreuve du temps, du silence et de la misère l’aide à abaisser le regard. Il cesse d’interroger l’immensité et accorde toute son attention à l’immanence du présent. Dans les premières pages, il espère que le dieu des Lares lui expliquera les mystères de la condition humaine et du silence de Dieu. Il interroge ensuite la Lune, abaisse encore son regard et tombe sur celui d’une vieille dame qui porte « la vulnérabilité de la chair » et « la tendresse folle pour le monde » (Germain, 1993, p. 113). Poursuivant sa quête d’un merveilleux ailleurs inscrit dans le visible, il scrute les photos de Jonas. Les modèles, dépouillés de tout ornement, recèlent une absence si gigantesque qu’elle en est matérialisée. Descendant encore dans l’abandon et la compassion, il rêve qu’il survole les corps des déchus, des Caïn, des Pilate et des Judas répudiés de tous, même après la mort. Pour eux aussi, il ressent une intense pitié et saisit enfin l’immensité de l’amour qu’il faudrait accorder aux hommes et à Dieu. Le travail de dépouillement fait son œuvre en silence. Il permet à l’homme d’abaisser son regard sur l’homme, les victimes, les enfants, la banalité du monde et, enfin, sur le Très Bas : les bourreaux. Prokop, envahi par la plus haute des compassions, comprend que tous les vivants, y compris lui, « ne sont pas exempts de lâcheté et de traîtrise, qu’eux-mêmes auraient pu accomplir l’acte de trahison qui avait maudit des hommes, — leurs frères dans la faute et dans la supplication » (ibid., p. 196). L’épreuve de Job trouve un sens : elle le guide vers l’humilité et lui enseigne un amour pur.
Le Prokop de la dernière page est un Prokop écorché, un « petit ver rampant sur terre » (ibid., p. 92) se sentant pleinement frère « de cette enfant à tête folle, au cœur volage et aux pas trébuchants, — l’humanité, sa sœur prodigue » (ibid., p. 255). Cette réinterprétation du Livre de Job ne vise pas à conférer au mal une valeur. L’auteure refuse seulement, comme le disait Simone Weil, de le nier en faisant appel à un remède surnaturel. Pour elle, la souffrance reste un mal contre lequel il faut lutter inlassablement. Mais elle peut être la source d’une énergie à condition que l’on se prosterne devant elle dans un total dépouillement de soi, dans l’humilité et l’amour des petits, des pauvres, des victimes, des pécheurs et des saints :
La souffrance est un corps à corps avec la chair, avec la terre, avec la finitude, et d’un même tenant avec le ciel, avec l’Esprit. Une lutte lente et silencieuse entre soi et infiniment autre que soi, tout au long de laquelle s’extrait et croît une énergie insoupçonnée; dans la communion avec tous les défunts, les pécheurs et les saints. (Germain, 2003, p. 103.)
La question de l’existence de Dieu reste donc ouverte à la fin de l’ouvrage. Mais elle n’est plus en souffrance. Déshabillés de leur orgueil et de leur besoin de certitudes absolues, Prokop et les autres saints d’Immensités se consacrent à l’homme, aux petites traces de merveilleux qui effleurent le banal, le visible, l’immédiat et le cœur des hommes. Prokop consent aux limites de sa condition, « à sa grande indigence dans les amours humaines et à son dénuement encore plus radical dans l’absence de Dieu » (Germain, 1993, p. 251). Il renonce à l’impatience, à la certitude de Dieu et au tourment de cette incertitude. Il accepte le risque de n’aimer qu’un mirage, puisque ce mirage serait le plus admirable de tous.
Pour l’auteure, il faut « accueillir, accepter, consentir; écouter le silence et scruter l’invisible » (ibid., p. 254) dans l’ici et dans l’instant. Car ce mystère est ce qui nous sort de notre finitude, de notre paresse et de notre contentement. L’immensité nous permet de partir en errance dans un éternel questionnement et d’y saisir le monde, ses noirceurs et ses étincelles, de rencontrer les autres, et parfois des traces aussi fugaces qu’ineffaçables de l’Autre :
Donc je cherche la réponse et la réponse heureusement n’est jamais donnée sinon, à nouveau, on s’arrêterait et cela serait fini et on reprendrait des grosses racines avec tous les risques que cela a. La réponse c’est en fait une myriade de possibilités et de réponses […]. En un sens, tant mieux qu’il n’y ait pas la preuve de l’existence de Dieu, il y a toujours ce grand doute, ce grand tourment, pour les uns tourment, pour les autres émerveillement. (Germain, consulté le 15 janvier 2007.)
Prendre le risque d’aimer une incertitude, la plus belle des incertitudes, c’est renoncer à la toute-puissance de l’homme et accueillir la beauté du doute et de l’errance. C’est choisir de s’émerveiller devant chaque parcelle de visible, accepter de regarder avec intensité les choses les plus ordinaires pour y déceler des traces de l’infiniment grand. Tel est le message du Livre de Job pour Sylvie Germain : le dépouillement a un sens. Il aiguise le regard pour nous permettre de trouver les « traces aussi discrètes que troublantes qui n’octroient aucune certitude, mais assignent sans fin à l’étonnement, au songe et à l’attente » (Germain, 1993, p. 254).
Le Livre de Job et les œuvres de Sylvie Germain offrent un des plaidoyers les plus virulents contre l’éternel paradoxe de l’existence du mal et de la bonté de Dieu. L’auteur du Livre avait décidé de faire taire Job en invoquant l’immensité du pouvoir du Dieu créateur et en le dédommageant. Sylvie Germain, quant à elle, choisit le chemin de la pitié plutôt que celui de la crainte. Pour elle, il existe un troisième sentier à tracer entre les voies impénétrables du divin et la noirceur du nihilisme : celui de l’éternel questionnement. Justifié par l’omniprésence du mal, ce questionnement peut devenir supportable — et même créateur — s’il se fait dans l’absolu don de soi, avec l’humilité et la patience des saints, et pour l’amour des hommes. « Qui oserait encore souhaiter pour soi seul le salut quand il a entrevu, fut-ce un instant, le regard à jamais halluciné d’effroi des déchus? » (ibid., p. 229), se demande Prokop après avoir tenté, dans son rêve, de tendre la main vers ses frères morts depuis des siècles sans avoir jamais trouvé la paix. Même si personne n’entend, même si Prokop, pauvre petit ver qui n’a qu’un rien à offrir à tous ces riens, ne parvient pas à sauver les victimes et les pécheurs, s’il ne parvient même pas à les effleurer, il sait qu’il n’a pas d’autre choix que celui-là, pour ne pas sombrer dans le désespoir. Et peut-être Prokop, Job et tous les autres écorchés qui ont choisi l’errance dans la patience, l’humilité et l’ignorance embrasseront-ils — à force de scruter le visible — d’infimes traces de la beauté de Dieu.
GERMAIN, Sylvie. 2003. Songes du temps. Paris : Desclée de Brouwer, 109 p.
GERMAIN, Sylvie. Consulté le 15 janvier 2007. Entretien dans l’émission « La Voix Protestante » du 8 janvier 2001, disponible sur le site Internet : www.protestanet.be
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Huyghebaert, Céline. 2007. «La misère de Job sous l’éclat de la plume de Sylvie Germain», Postures, Dossier «L’infect et l’odieux», n°9, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/huyghebaert-9> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Huyghebaert, Céline. 2007. «La misère de Job sous l’éclat de la plume de Sylvie Germain», Postures, Dossier «L’infect et l’odieux», n°9, p. 93-105.