La possibilité d’un corps : Autoportraits de David Nebreda

Article au format PDF: 

 

La nature est mauvaise et la violence est bonne. Dans un contexte où l’on juge la nature négative, la violence, normalement estimée vile et contre-nature, apparaît fatalement juste. De ce point de vue, la nature est la matière, la chair, ce que l’on considère comme la source du mal, du péché. Elle n’a pas été donnée à l’homme pour qu’il la chérisse, mais pour qu’il triomphe d’elle, qu’il la fasse taire1. Telle est la conception de David Nebreda qui s’engage dans une violente lutte contre cette nature  qu’il documentera à l’intérieur d’Autoportraits2, où gloire et abjection se côtoient pour révéler toute l’ampleur de son combat. Les images fracassantes, contre-nature, contenues dans Autoportraits forment non seulement une œuvre, mais aussi un projet utopique. Si le corps de l’auteur représente le réel champ de bataille de celui-ci, un lieu de transformation physique et concret, les représentations qu’il en donne dans son œuvre sont, étant donné leur statut d’images spéculaires, condamnées au domaine de la représentation. Mais l’espoir persiste : la distanciation première avec le corps réel donne place à l’appropriation du corps imaginé qui, à son tour, se pose comme exemplum et par le fait même produit un effet direct sur le réel. En ce sens, l’Utopia, cette île inaccessible que nous a fait découvrir le récit de Thomas More, prend donc dans Autoportraits la forme du corps désiré par Nebreda.

Réduire Autoportrait, le premier recueil de photographies de David Nebreda3, à ses qualités esthétiques serait faire violence à l’œuvre. Avant leur première exposition en 1998 et leur publication sous la forme d’un recueil en 2000, les autoportraits qui composent cette œuvre demeurent, pendant près de trente ans, à l’intérieur des limites de la vie intime de leur auteur. Les quatre séries photographiques de ce premier ouvrage sont le résultat d’un travail obsessionnel qui a lieu lors des quinze années suivant le diagnostic de schizophrénie paranoïde de Nebreda. Les images contenues dans Autoportraits forment non seulement une œuvre, mais également un projet que nous qualifierons d’utopique. Maître de la technique, l’artiste se fait démiurge de sa représentation. Insatisfait de son corps réel, il le projette sur pellicule pour en faire une image plastique bien à lui. Tiraillé entre son corps réel qu’il refuse et son corps imagé qu’il désire, Nebreda cherche à incarner sa propre représentation et à faire de l’utopie de son corps une réalité.

En ce sens, le corps de l’artiste se pose à l’intérieur de ses photographies comme le matériau privilégié d’une réflexion utopique. Un bref détour théorique sur la nature conceptuelle du corps servira ici à tracer le lien entre la représentation qu’en fait Nebreda et le concept d’utopie. Bien que « le corps semble aller de soi » (Le Breton, 2008, p. 17), l’anthropologie nous enseigne que « […] rien finalement n’est plus insaisissable. » (Le Breton, 2008, p. 17.) Il ne constitue d'aucune façon cet objet universel partagé par l’ensemble des hommes auquel nous pouvons l’associer spontanément. Dans certaines cultures, l’absence de mots pour le désigner remet en question son apparente immuabilité4. D’une société à une autre, à travers les différentes époques, la conception du corps évolue. Sa nature polysémique nous porte à le considérer comme une « matière de sens » (Le Breton, 2008, p. 34) qui « n’existe que culturellement » (Le Breton, 2008, p. 34). Cette appréhension anthropologique ne sert en rien à nier l’existence du corps. Il s’agit plutôt de lui restituer son potentiel symbolique à l’aide duquel il est possible de mettre en lumière sa dimension utopique.

La perspective foucaldienne du corps situe celui-ci à l’origine et à l’aboutissement de l’utopie. La nature essentiellement ambiguë du corps le rattache au monde des utopies et fait naître chez celui qui l’habite la volonté de saisir l’insaisissable. Le corps est à la fois le lieu nécessaire à l’incarnation du sujet et « la matière première de son rapport au monde » (Le Breton, 2002, p. 16); c’est à travers lui et par rapport à lui que l’univers d’un particulier prend forme. Il représente le domaine de l’existence et constitue l’enceinte unique qui le contient et l’accompagne tout au long de sa vie. En tant que lieu de son incarnation, il est impossible pour un sujet de localiser à lui seul son propre corps puisque « c’est de lui que rayonnent et que sortent tous les lieux possibles » (Foucault, 2009, p. 18). Se dressant comme le point de référence de l’existence, le corps du sujet est en lui-même nulle part, « […] il est au cœur du monde ce petit noyau utopique à partir duquel [on] rêve, [on] parle, [on] avance, [on] imagine, [on] perçoi[t] les choses à leur place.» (Foucault, 2009, p. 18 a.) Tel le point zéro sur le plan cartésien, le corps est partout et nulle part à la fois.

À la lumière de ce paradoxe, le seul moyen pour un sujet de saisir son propre corps paraît résidé dans l’univers de la représentation. Seul le reflet permet à l’individu de se situer visuellement dans l’espace. Ce sont les représentations qu’il s’en fait qui « assignent au corps une position déterminée au sein du symbolisme général de la société » (Le Breton, 1990, p. 19). De cette manière, l’homme se positionne par rapport à lui-même et entre en relation avec le milieu social auquel il appartient. Puisque « notre propre corps est à la fois un corps quelconque, objectivement situé parmi les corps, et un aspect du soi, sa manière d’être au monde » (Ricœur, 1990, p. 46), il paraît nécessaire à un individu de reconnaître un corps donné comme étant le sien. Si nous pouvons le qualifier de lieu de singularisation, c’est bien parce qu’il est partagé par tous et qu’il appartient à chacun de le faire sien; c’est que nous devons faire de lui notre corps.

En fait, le corps est plus qu’un élément déterminé par la société, il en est sa représentation. Comme matière symbolique « Le corps humain […] est le modèle par excellence de tout système fini. » (Douglas, 2001, p. 131.) Comme il a une structure complexe qu’on ne peut saisir que d’une manière fragmentaire — c’est-à-dire par le détour du miroir ou de l’autre —, « […] les fonctions de, et les relations entre, ses différentes parties peuvent servir de symboles à d’autres structures complexes. » (Douglas, 2001, p. 131.) La représentation que fait un individu de son corps à l’intérieur d’une société signifie davantage qu’une seule réflexion personnelle, une excroissance de l’ego. En effet, « […] il n’y a pas de raison de supposer que l’expérience corporelle et émotionnelle de l’individu l’emporte sur son expérience culturelle et sociale. » (Douglas, 2001, p. 137.) Parler de son corps, c’est aussi parler de la société. Il est d’autant plus intéressant qu’en intégrant les matières corporelles — comme le sang, la salive, les excréments et toutes les sécrétions qui dépassent sa seule personne pour entrer dans un nouveau cadre — Nebreda s’insère à l’intérieur d’un processus d’exploration des régions marginales de son corps, de ses limites, de ce qui sépare l’intérieur de l’extérieur, du moi et de l’autre… Nous conclurons cette introduction en rappelant que « [s]’il est vrai que tout symbolise le corps, il est tout aussi vrai […] que le corps symbolise tout […] » (Id.) Si « ce symbolisme est centripète pour les psychologues qui le ramènent toujours à l’expérience que le moi fait de son corps » (Ibid., p. 137-138), nous pouvons, à notre tour, dans une perspective sociologique, le rendre centrifuge et « chercher à savoir ce que le corps peut nous apprendre sur les rapports entre le moi et la société » (Ibid., p. 138).

La démarche artistique de David Nebreda naît du constat radical de sa propre inexistence.  Dans « Notes à propos des autoportraits » sa position est sans équivoque : « l’auteur a acquis la conscience de ne pas être » (Nebreda, 2000, p. 177). Il n’y a, dans sa proposition existentielle, aucun marqueur de relation logique comme on en retrouve dans le Cogito cartésien ; rien ne lie la pensée à l’être. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’inexistence révélée de Nebreda ne laisse qu’un fait accompli, soit celui ne pas être ce qu’il est. Son corps, sa chair, sa matière, symboles de sa vacuité, lui apparaissent comme une imposture à laquelle il doit remédier. Contraint au refus brutal de cette nature qui, manifestement, ne lui a pas été donnée pour qu’il la chérisse, mais pour qu’il triomphe d’elle, l’artiste, pour advenir, doit vaincre cette nature trompeuse et la remplacer par une nouvelle nature radicalement autre. (Durkheim, 2005, p. 86)

Il semble ainsi justifié que naisse chez Nebreda un projet visant à réduire l’écart qui sépare son corps de sa véritable nature. Au sujet de l’origine de sa démarche, l’artiste indique simplement qu’il ne fait que suivre « le concept de “Ce qui est nécessaire” » (Nebreda 2000, p. 174), répondant ainsi à ce qu’il nomme « le principe d’ordre » (Ibid., p. 9) selon lequel « ce qui doit se faire se fera toujours » (Id.). C’est dans un état de soumission à « ce qui est nécessaire » que Nebreda dévoile ce qu’il appelle son « projet vital » (Ibid., p. 177), qu’il présente comme la conséquence directe de son manque d’être et la cause première de son œuvre. C’est sous la forme d’une injonction qui lui ordonne de « renoncer à l’identité propre au bénéfice de la nouvelle » (Ibid., p. 174) que lui apparaît son projet. Ce but « d’auto-récupération de soi » (Ibid., p. 177) s’atteint par « [l’]auto-reconstitution d’une image et d’une situation totalement perdues dans le temps et l’espace » (Id.). Par la construction de ce qu’il nomme le « témoin photographique » (Id.), qui est, en sa qualité d’un autre moi et aux yeux de l’artiste, « plus réel et plus définitif » (Id.) que sa propre personne, Nebreda remplace son être vide par une image pleine. En ce sens, le problème foncièrement ontologique de Nebreda trouve sa solution dans la création plastique.

Pour Nebreda, ses photographies représentent davantage qu’une image superficielle de la réalité. La méthode et l’engagement nécessaires à leur réalisation fournissent une profondeur à ses autoportraits qui servent alors de témoins du réel. Par l’entremise de ce que Philippe Lejeune nomme le « pacte référentiel » (Lejeune, 1996, p. 36) et qui rend compte de l’authenticité de l’énonciation du réel par l’artiste, Nebreda réduit l’écart séparant la réalité de sa représentation. À la fois présent dans ses textes et ses photographies, ce pacte nous confirme la volonté de l’artiste de représenter la réalité comme elle lui est donnée. Dès le début de son recueil, il est précisé que « tous les textes de ce livre ont été écrits par David Nebreda » (Nebreda, 2000, p. 7) et que « toutes les photographies et tous les dessins de ce livre, comme de l’ensemble de l’œuvre sont des autoportraits » (Ibid., p. 10). De plus, nous retrouvons le nom du photographe sur huit différentes photographies, ce qui atteste l’identité du sujet photographié. À deux occasions (Ibid., p. 94 et 101), n’apparaît qu’un bout de papier sur lequel le nom de l’artiste est écrit. Dans « Poitrine et mains brûlées » (Ibid., p. 99), « La représentation du premier sacrifice » (Ibid., p. 111) et « sans titre » (Ibid., p. 117), Nebreda se photographie avec son nom écrit à ses côtés, tandis que dans « Premier certificat » (Ibid., p. 49), il s’épingle sur le torse le document du diagnostic de sa maladie. Dans chacune de ces photographies, le nom de l’artiste, écrit avec son propre sang, s’érige en sceau corporel certifiant l’identité du sujet de l’image en l’identifiant à sa personne réelle.

La double position qu’occupe Nebreda en incarnant à la fois le photographiant et le photographié nécessite un engagement total de sa part. Ce statut de créateur-création élimine toute distance possible entre l’artiste et son travail. Cette implication prend des proportions démesurées chez Nebreda qui affirme que « l’autoportrait a constitué une obsession et une constante biographique dès le commencement, dès l’âge de 18 ans » (Ibid., p. 187). Le caractère obsessif de sa pratique illustre de quelle manière l’autoportrait s’institue comme le point central de sa vie. Dans ses textes, Nebreda témoigne du monopole qu’exerce ce projet photographique sur sa conscience en indiquant que « tout ce qui l’entoure, ses gestes, ce qu’il pense ou regarde, jusqu’à sa propre condition physique extrême se chargent de relations et de significations qui se complexifient progressivement autour de l’idée de son nouveau but » (Ibid., p. 174). Rien ne doit être laissé pour compte dans la représentation que Nebreda veut faire de lui-même. Cette volonté de tout représenter, selon ses propres mots, lui demande un « engagement moral » (Ibid., p. 186) qui détermine sa conduite. L’autoportrait s’instaure dans l’existence de Nebreda comme un réel régime de vie qui englobe tout son être. Ce n’est que dans ces conditions que le « témoin photographique » peut revendiquer le statut d’empreinte de l’être puisqu’il en capte une partie pour le déposer sur la pellicule de sa caméra.

Pour Nebreda, la photographie joue donc une fonction identificatrice similaire au rôle que joue le miroir. Depuis déjà longtemps, l’artiste a troqué l’image du miroir pour celle que lui renvoie la photographie. Comme il le précise, « l’observation du miroir fut interdite il y a dix ans et, […] après toutes ces années où je n’ai plus regardé aucun miroir, la seule référence que j’ai de mon image est celle que me donne et que continue de me donner le double photographique » (Ibid., p. 183). En l'absence du miroir, ses autoportraits servent à renvoyer à l’artiste une image de lui-même à laquelle il s’identifie. Malgré le concept de réflexion qui attribue à ces deux processus une fonction similaire, il est important de noter la différence fondamentale dans la manière qu’ils ont d’opérer. Tandis que le miroir reflète automatiquement et immédiatement l’objet qui se trouve devant lui, la photographie est un processus de réflexion différé qui fait appel à un mécanisme devant être enclenché par l’homme. À ce sujet, Walter Benjamin confirme notre hypothèse en affirmant que « la nature qui parle à l’appareil photographique est autre que celle qui parle à l’œil » (Benjamin, Œuvres II, p. 300). Dans le cas de l’autoportrait, cela signifie que le photographe est l’auteur de sa propre image réflexive, ce qui lui permet de la manipuler à sa guise. En modelant l’image à laquelle il s’identifie, Nebreda arrive donc, indirectement, à agir sur son identité réelle.

Grâce à l’autoportrait, Nebreda arrache son corps à son espace propre et le rejette dans un autre lieu impossible à situer. À la fois sur chacune de ses reproductions et aucune d’entre elles, son corps se perd sur la plaque photographique à partir de laquelle on peut tirer un nombre infini d’épreuves. À ce propos, Walter Benjamin dénote une fonction  intrinsèque à la photographie en indiquant que « la reproduction technique peut transporter la reproduction dans des situations où l’original lui-même ne saurait jamais se trouver » (Benjamin, 1996, p. 10-11). Le rôle que joue l’autoportrait chez Nebreda entretient un rapport étroit avec la fonction de l’utopie qui, selon Ricœur, est de « projeter l’imagination hors du réel dans un ailleurs qui est aussi un nulle part » (Ricœur, 1985, p. 388). De plus, la projection de son corps dans un lieu autre, où le réel ne fait plus obstacle, permet à l’artiste d’exprimer toutes les potentialités de sa représentation. Comme l’indique Ricœur au sujet de l’utopie, l’autoportrait se révèle être chez l’artiste « un exercice de l’imagination pour penser un “autrement qu’être” » (Id.).

La série photographique initiale du recueil, depuis reniée par l’artiste, illustre une première tentative de projection dans un ailleurs. Dans cette série, Nebreda arrache son corps au réel en le représentant comme un objet purement esthétique qu’il met en scène à l’intérieur de ses autoportraits. Les entailles en forme de croix qui se trouvent sur sa peau dans trois des photographies (Nebreda, 2000, p. 22, 32 et 41) dénotent l’objectif d’esthétisation de son corps. Les diverses mises en scène dans lesquelles Nebreda se représente en tant que victime sacrificielle au centre de différentes scènes d’exécution, telles « la chaise électrique » (p. 31), « la pendaison » (p. 40) et « l’électrolyse » (p. 24) révèlent sa tentative d’arracher son corps à son milieu naturel pour l’insérer dans un décor autre. Nebreda utilise donc son corps comme un outil dont il se sert pour multiplier les références à plusieurs personnages de l’histoire de l’art5. Plus largement, il fait de nombreux clins d’œil à différents courants artistiques.

Les exercices de style auxquels Nebreda se prête dans ces photographies apparaissent comme autant de masques derrière lesquels l’artiste voile son corps. À ce sujet, Foucault confirme que « le masque, le tatouage, le fard, placent le corps dans un autre espace, ils le font entrer dans un lieu qui n’a pas de lieu directement dans le monde, ils font de ce corps un fragment d’espace imaginaire » (Foucault, 2009, p. 15). C’est bien selon son caractère fragmentaire que le corps de Nebreda est représenté dans ces images. En effet, aucun de ces autoportraits ne possède de visage. Continuellement en dehors du cadre — recouvert d’un drap noir ou d’excrément, ou simplement de profil —, Nebreda évite de toutes les manières possibles le contact direct avec le reflet que lui offre sa caméra. Bien que les représentations qu’offre l’artiste de son corps à cette époque lui permettent d’exprimer certaines de ses potentialités imaginaires, aucune d’entre elles n’a d’effet concret dans le réel. À leur sujet, Nebreda affirme qu’elles « appartiennent à une personnalité antérieure, étrangère et différente » (Nebreda, 2000, p. 173).

Il faut attendre 1989 pour que Nebreda « développe et finalement subisse la crise qui le conduira à réaliser la première série de photographies en couleur » (Ibid., p. 9), qui correspond, selon lui, au réel commencement de sa démarche. Contrairement à la première série, celle-ci a un impact incident sur sa vie. Elle symbolise chez l’artiste sa naissance autant sur le plan artistique que personnel. À la suite de la réalisation de ces autoportraits, l’auteur note qu’il « se considère comme “nouveau-né” » (Id.). Ceux-ci provoquent donc chez lui un changement d’état radical. Auparavant convaincu de ne pas être, il affirme, à la suite de cette série, qu’il existe. Nous attribuons l’efficacité de cette série à la capacité de l’artiste à investir ses photographies dans son expérience réelle. Nebreda quitte la pure mise en scène qui domine la première partie de son œuvre pour passer de l’autre côté du miroir et ainsi tenter de réaliser son corps fantasmé.

Ce passage, fruit des habilités techniques, est littéral. À l’aide d’une double exposition, Nebreda insère son image entre deux miroirs, l’un apparaissant derrière lui et l’autre, caché dans son appareil. Il prend d’abord une première photo du miroir en disposant son appareil derrière un écran noir dans lequel un trou est placé pour permettre à l’objectif de capter l’image sans laisser la trace de son appareil sur la pellicule. Par la suite, sur le même négatif, sans bouger son appareil, il prend une seconde photo en se plaçant dans le cadre de la photographie (Rogozinski, 2001, p. 117). Ce dispositif crée l’illusion que ce qui est capté est le reflet de Nebreda dans le miroir; mais, en réalité, il ne regarde que l’appareil photographique et jamais le miroir. Ce qui est capté donc est l’image de son corps, projeté en surimpression sur l’image vide du miroir. Victoire de Nebreda, de son corps désiré incarné par l’image photographique, l’emportant sur l’image spéculaire d’une nature qu’il refuse. À l’aide de cette technique, Nebreda se joue du miroir, feint et viole l’image qu’il projette. Maintenant de l’autre côté, il ne lui reste plus qu’à déterminer l’image avec laquelle il souhaite remplacer son double naturel.

Contrairement à l’image du corps utopique définie par Foucault, « un corps qui sera beau, limpide, transparent, lumineux, véloce, colossal dans sa puissance, infini dans sa durée » (Foucault, 2009, p. 10), le corps utopique nebredien, tel qu’il lui donne forme sur pellicule, est plutôt nu, squelettique, revêtu d’une peau lacérée. Les signes d’automutilation prennent une telle importance dans ces autoportraits que la précédente série tombe vite dans l’oubli. Les marques corporelles n’ont plus une visée formelle et jouent désormais un rôle essentiel dans sa démarche. Dorénavant, « [t]outes les situations de punition se subordonnent entièrement à ce qu’on peut appeler le projet d’effectuation et de transformation globale d’une personnalité » (Nebreda, 2000, p. 183). Régie par un code strict dont il énonce les normes techniques, cette conduite ne dépend pas de son exhibition. L’artiste ne s’automutile jamais en prévision d’une photographie, en fait, « toutes les situations de douleur ou de punition, […] n’ont pas fait l’objet d’enregistrement photographique. » (Id.) D’ailleurs, Nebreda note qu’« à partir de l’époque de la grande crise et de la vie nouvelle, ces pratiques sont devenues quasi quotidiennes » (Ibid., p. 184). L’automutilation excède donc le cadre purement formel des photographies; cette pratique quotidienne et systématique révèle plutôt l’ascétisme. Dans la définition qu’il fait de la conduite ascétique, Émile Durkheim précise que celle-ci n’est pas exclusive au domaine religieux  affirmant qu’« il n’y a pas d’interdit dont l’observance n’ait, à quelque degré, un caractère ascétique » (Durkheim, 1960, p. 444). Il précise que « […] pour qu’il y ait ascétisme à proprement dit, il suffit donc que ces pratiques se développent de manière à devenir la base d’un véritable régime de vie. » (Durkheim, 1960, p. 445.) 

L’ensemble des photographies de la deuxième série sert à la documentation de la discipline ascétique nebredienne, à son élaboration et à sa mise en pratique. Dans « L’échelle vers le ciel » (Nebreda, 2000, p. 63), « Les pommes de Correggio » (p. 65), et « Matériaux utilisés pour les brûlures des mains, de la poitrine et du flanc » (p. 100) apparaissent les outils qui ont été ou seront utilisés pour les automutilations. « Troisième opération à la main » (p. 48) et « Après deux jours, il se brûle de nouveau le torse » (p. 58) montrent à la fois l’instrument et le résultat des automutilations. Dans « Le cadeau de la mère » (p. 62), Nebreda apparaît tout juste avant de passer à l’acte tandis qu’à l’intérieur de « Le fil de la mère » (p. 59), il est en pleine action. Plusieurs autres photographies exposent simplement les résultats des automutilations, comme  « Il reste peu de temps » (p. 52). Dans « 23-6-89 » (p. 53), « 8-7-89 » (p. 55) et « 29-7-89 » (p. 57) les dates servent de titre et attestent l’authenticité de la conduite ascétique de l’artiste en donnant aux photographies un aspect documentaire. « Il suit l’ordre » (p. 50) et « La courroie pour fouetter » (p. 54) s’inscrivent quant à elles dans la pratique de celui-ci comme des documents protocolaires : tandis que la première série précise par le titre l’état de soumission à l’autorité qui justifie son geste, l’écriture dans la marge de la seconde indique les règles à suivre pour utiliser la courroie. Puisque le liquide qu’utilise l’artiste pour écrire est son propre sang, plusieurs autres pièces, qui ne montrent que des bouts de papier sur lesquels sont affichés les règlements de sa pratique, doivent également être considérées comme le résultat d’automutilations.

Dans cette série, Nebreda se représente donc à l’intérieur de différentes étapes de son processus ascétique. Aucune structure logique qui aurait pour effet de mettre sa conduite en récit n’est présente dans l’agencement des photographies. L’ascétisme, en tant que régime de vie, possède son propre ordre et ne peut donc être soumis à aucune ordonnance formelle. La continuité d’un tel processus et la discontinuité des images créent alors une tension qui se cristallise dans les représentations que Nebreda fait de son expérience. Chaque photographie, dans son immédiateté, se voit investie de l’avant comme de l’après pose. La posture du sujet, son expression faciale, le désordre entre les différents stades de mutilations, etc. chargent les photographies d’une ambiguïté qu’elles ont peine à contenir. Chacune révèle adroitement les actions concrètes qui ont précédé ou qui suivront le moment fixé par le photographe. Par exemple, l’écriture que l’on retrouve sur certaines photographies ne fait pas uniquement sens par les signes qu’elle expose, mais par les saignées qui la précèdent et qui lui sont nécessaires. Bien qu’elles demeurent de simples représentations, ces photographies entretiennent un rapport privilégié avec le réel puisqu’un passage à l’acte est nécessaire à leur création. C’est maintenant l’action qui commande la représentation et non l’inverse. Les images qu’offre Nebreda de son corps ne sont plus le résultat d’une mise en scène, mais celui de l’expérience effective de ses automutilations. Dès lors, les autoportraits ne représentent plus un effet de réel, mais bien le réel lui-même.

La violence que l’artiste s’inflige se révèle être comme chez l’ascète, « un moyen en vue d’un but » (Durkheim, 1960, p. 442). Au sujet de l’ascétisme, Durkheim précise qu’il « agit sur le fidèle lui-même dont il modifie positivement l’état » (Id.). L’automutilation provoque chez Nebreda un changement radical : le « sentiment d’être de plus en plus réincarné » (Nebreda, 2000, p. 174) naît de sa démarche ascétique qui culmine par son identification à ses photographies. L’artiste précise qu’« il ne s’agit pas d’une attitude de sympathie ou d’affinité intellectuelle, mais d’une véritable identification […] entre lui-même et l’autre photographique » (Id.). Par les jeûnes, les veilles, la retraite et le silence, nous dit Dukheim, « l’ascète s’élève au-dessus des hommes » (Durkheim, 1960, p. 445). Suivant cette logique, l’automutilation permet à Nebreda de se soustraire à sa condition d’homme, c’est-à-dire à sa nature charnelle, et à rejoindre la représentation qu’il fait de son corps. À partir de l’idée qu’« en mutilant douloureusement un organe, on lui donne un caractère sacré » (Ibid., p. 450), nous pouvons dire que la douleur et la souffrance liée à la discipline nébredienne investissent le corps d’une valeur symbolique. En plus de l’effet immédiat que procure sa pratique ascétique, son enregistrement photographique permet à l’artiste de s’identifier, a posteriori, à son expérience réelle et à l’image qui en découle. Grâce au caractère ascétique de ses automutilations, la représentation du corps désiré par Nebreda n’est plus vide, mais maintenant pleine de sens.

Pourtant, David Nebreda ne rejoindra jamais complètement l’image du corps qui se situe dans son œuvre. L’efficacité qu’il attribue aux autoportraits de cette série à la suite du sentiment d’exaltation qu’elles éveillent en lui n’est que temporaire. L’automutilation, certes, provoque un changement d’état, mais celui-ci n’est que de courte durée. S’il avait atteint son objectif, son projet s’achèverait avec cette série photographique. Bien qu’il ait réussi en partie à investir la représentation de son corps de son expérience réelle, elle demeure tout de même condamnée au domaine de l’imaginaire. Toujours débordée par le réel, l’épreuve photographique ne peut jamais coïncider avec lui. Comme un nombre infini de fragments qu’il doit sans cesse étreindre pour qu’ils ne fassent qu’un, le corps — tel que se le représente l’artiste — accusera toujours un manque par rapport au réel.

À la suite de cette série, la véritable transformation qui s’opère chez l’artiste se révèle être sa prise de conscience de la nécessité de se projeter dans un ailleurs pour exister. Après les sept années de complète inactivité qui suivront cette série, Nebreda note qu’il « reconnaît la fonction cathartique et de réappropriation de l’auto-représentation photographique » (Nebreda, 2000, p. 177) ainsi que son « besoin de projection dans un double autre, dans un “autre réel” » (Ibid., p. 178). Nebreda note également que « la vie nouvelle matérialisée au moyen de photos et de notes […] peut être aisément maintenue tant que l’on croit au projet visionnaire » (Ibid., p. 175). Mais, dès qu’il cesse d’y croire, celle-ci s’écroule. Le monde extérieur auquel il n’avait jamais dévoilé ses photographies lui apparaît alors comme un moyen concret d’actualisation de l’image de son corps désiré. Le témoin extérieur peut potentiellement servir à son projet en identifiant Nebreda aux représentations qu’il fait de son corps et ainsi rendre permanent l’effet temporaire procuré par la pratique personnelle de l’autoportrait. Un danger accompagne cependant l’exposition de son œuvre : séparés de leur créateur, les autoportraits de l’artiste peuvent être interprétés par le public comme le simple symptôme d’une pathologie, et ce, sans qu’il ne puisse plus intervenir de quelque manière que ce soit.

 

Bibliographie

BENJAMIN, Walter. Novembre 1996. « Petite histoire de la photographie ». In Études photographiques, no. 1, p. 6-39.

BENJAMIN, Walter. 2006. L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris : Éditions Allia, 90 p.

DOUGLAS, Mary. 2001. De la souillure : essai sur les notion de pollution et de tabou. Paris : La Découverte, 203 p.

DURKHEIM, Emile. 1960. Les formes élémentaires de la vie religieuse. Paris : Presses universitaires de France, 647 p.

DURKHEIM, Emile. 2005. L’éducation morale. Paris : Éditions Fabert, 356 p.

FOUCAULT, Michel. 2009. Le corps utopique, Les hétérotopies. Fécamp : Nouvelles éditions lignes, 61 p.

LE BRETON, David. 2002. Signes d'identité : tatouages, piercings et autres marques corporelles. Paris : Éditions Métailié, 149 p.

LE BRETON, David. 2008. Anthropologie du corps et modernité. Paris : Presses Universitaires de France, 331 p.

LEJEUNE, Philippe. 1996. Le pacte autobiographique. Paris : Seuil, 381 p.

NEBREDA, David. 2000. Autoportraits. Paris : Éditions Léo Scheer, 205 p.

RICOEUR, Paul. 1985. Du texte à l’action. Paris : Éditions du Seuil, 409 p.

RICOEUR, Paul. 1990. Soi-même comme un autre. Paris : Éditions du Seuil, 424 p.

ROGOZINSKI, Jacob. « Voyez, ceci est mon sang (ou la Passion selon D.N.N.) ». In Curnier, Jean-Paul et Michel Surya (dir.), Sur David Nebreda. Paris : Éditions Léo Scheer, p. 103-136.

ZERVUDACKI, Cécile. 2001. « Le corps des ressuscités », In Curnier, Jean-Paul et Michel Surya (dir.), Sur David Nebreda. Paris : Éditions Léo Scheer, p. 41-102.

 

Pour citer cet article: 

Masson, Olivier. 2010. « La possibilité d’un corps : Autoportraits de David Nebreda », Postures, Dossier « Utopie/Dystopie: entre imaginaire et réalité », Hors série n°2, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/masson-hd2> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Masson, Olivier. 2010. « La possibilité d’un corps : Autoportraits de David Nebreda », Postures, Dossier « Utopie/Dystopie: entre imaginaire et réalité », Hors série n°2, p. 65-76.