L’avènement de la société-machine

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[…] je ne reconnois aucune différence entre les ma­chines que font les artisans, et les divers corps que la nature seule compose […]. Et il est certain que toutes les règles des mécaniques appartiennent à la physique, en sorte que toutes les choses qui sont artificielles sont avec cela naturelles : car, par exemple, lorsqu’une montre marque les heures par le moyen des roues dont elle est faite, cela ne lui est pas moins naturel, qu’il est à un arbre de produire ses fruits.

[…] jusques ici j’ai décrit cette terre, et généralement tout le monde visible, comme si c’étoit seulement une machine en laquelle il n’y eût rien du tout à considérer que les figures et les mouvements de ses parties […]

René Descartes, Les principes de la philosophie.

 

Au XVIIe siècle, bien avant les premières fictions dystopiques, le philosophe Descartes conçoit les différents corps de la nature sur le modèle de la machine. Le fonctionnement du vivant s’assimilerait ainsi au mécanisme précis de l’horloge. Loin de se limiter à ce corps-machine, la conception mécaniste de Descartes s’adresse en fait à la dynamique du monde visible dans son ensemble. Elle dessine un univers composé de pièces qui s’emboîtent les unes dans les autres en une chorégraphie parfaitement rodée. Cette perspective sous-entend un univers déterministe dans lequel tout pourrait être prévu, une fois découvertes les lois régissant ces complexes rouages.

Comparativement à la physique moderne, qui doit recourir à la statistique pour prédire le comportement des particules, la conception cartésienne du monde apparaît à première vue rassurante, étant donné la prévisibilité inhérente de cet univers réglé. Pourtant, le fait de considérer l’humain comme étant subordonné à un mécanisme d’une telle ampleur peut devenir écrasant1. Cette soumission à un système plus grand que soi, qui évoque l’univers planifié et lénifiant de l’utopie — dont l’organisation sociale ne laisse rien au hasard —, rappelle en même temps le manque de latitude de la dystopie. En effet, pour contrôler une humanité réduite à l’état de pion, le système dystopique requiert des conditions aussi déterministes que possible, une société prévisible qui lui permettra de s’assurer d’un ascendant sur chaque aspect de l’être. Dans la dystopie, « Dieu ne joue pas aux dés2 ».

Par définition, une fois leur mécanisme lancé, ces structures dystopiques réglées au quart de tour ont le potentiel de se maintenir en fonction quasi perpétuellement. Initialement créées par l’humanité, elles semblent avoir échappé à l’emprise de leurs créateurs pour acquérir une vie propre, et l’humain ne devient plus qu’un rouage permettant à cet imposant mécanisme de continuer à tourner. Réfléchissant sur l’éventualité d’une société qui fonctionnerait comme une machine, le père de la cybernétique, Norbert Wiener, met en lumière le caractère éminemment troublant d’un tel scénario. Du même souffle, il émet des réserves quant à la probabilité effective que ce scénario advienne. Néanmoins, le péril frappe l’imaginaire. Les fictions dystopiques permettent alors de le concrétiser, notamment dans les trois romans suivants : Nineteen Eighty-Four, de George Orwell, Le Dépeupleur, de Samuel Beckett, et Neuromancer, de William Gibson.

Le système émergent

Dans la nature comme dans la sphère technique, il arrive que la totalité d’une structure surpasse la stricte somme de ses parties. Par exemple, même si un neurone seul dispose de propriétés relativement limitées, les interactions entre des milliards de neurones au sein d’un cerveau peuvent donner naissance à la faculté de réflexion; de ce fait, l’intelligence du cerveau surpasse la simple addi­tion des capacités d’interconnexion de chacun des neurones. Ces propriétés de haut niveau, qui voient le jour au contact des différents rouages d’un système, sont dites « émergentes » parce qu’elles ne sont pas observables initialement : elles émergent plutôt de la mise en marche du système.

Les structures de contrôle social dépeintes dans la dystopie peuvent être considérées comme des systèmes aux propriétés émergentes. En effet, de même que l’intelligence de la machine pensante surgit de l’ensemble des pièces qui forment cette machine, l’« intelligence » du système dystopique naît de l’ensemble des humains qui forment cette société. La machine sociale est ainsi composée d’individus qui, rassemblés en un tout cohérent, engendrent quelque chose qui les surpasse : une fois lancée, elle acquiert une autonomie lui permettant d’étendre son contrôle sur tous les êtres à sa portée, et de les remodeler selon ses besoins spécifiques en vue de son autoconservation.

À la base, le concept d’émergence sert à appréhender le fonctionnement de certains systèmes complexes, lesquels sont définis comme étant « constitué[s] d’une diversité d’éléments (ou de plusieurs éléments différents) en interaction entre eux et avec leur écosystème », explique le philosophe et informaticien Marius Mukungu Kakangu (2007, p. 33). La notion de système complexe recoupe une grande variété de structures, qui ont en commun d’« organise[r] de la diversité » (ibid., p. 33) : les organes du corps humain, l’économie, les tremblements de terre et les conflits de société seraient tous de tels systèmes. Les intelligences artificielles et les struc­tures sociales oppressives de la dystopie correspondent également à cette notion, car elles sont composées d’une diversité d’éléments aux interactions poussées, à la fois entre eux et avec leur environnement. Outre leur organisation de la diversité, les systèmes complexes ont généralement pour attribut d’œuvrer à leur propre conservation : « Ces systèmes ont, pour la plupart, la caractéristique principale de collecter de l’information et de l’utiliser pour assurer leur pérennité. » (Ibid., p. 33.) Tout entière tournée vers la perpétuation de son existence, la société dystopique témoigne de cette propension de la complexité à chercher à se maintenir.

Bien que les systèmes complexes n’aient été théorisés qu’assez récemment, nombreux sont les penseurs qui ont, à un moment ou un autre, comparé les sociétés humaines à des êtres qui surpasseraient leurs composantes. Il y a quelques années, le biologiste Howard Bloom dépeignait la société humaine comme un superorganisme formé d’une multitude de cellules humaines, l’importance de ces cellules étant relativement faible par rapport à la totalité dont elles font partie :

We are incidental microbits of a far-larger beast, cells in the superorganism. Like the cells of skin that peel in clustered communities from our arms after a sunburn, we make our contributions to the whole of which we are part. (1995, p. 330.)

Au sein de ce superorganisme, un individu pris isolément devient vite quantité négligeable : « We are not the rugged individuals we would like to be. We are, instead, disposable parts of a being much larger than ourselves. » (Ibid., p. 10.) Le superorganisme de Bloom rejoint, à cet égard, l’une des prémisses de base du système de contrôle social dystopique : dans les deux cas, l’individu est subor­donné à une structure plus imposante que lui, au profit de laquelle il doit parfois être sacrifié.

La machine à gouverner

Bien avant Bloom, au XVIIe siècle, le philosophe Thomas Hobbes considérait déjà l’être humain comme étant subordonné à une superstructure. Cet organisme souverain, il l’envisageait à l’image de l’homme, c’est-à-dire doté de vie — dans la mesure où la vie s’assimile à un mécanisme, ainsi que la concevait Descartes :

Puisqu’en effet la vie n’est qu’un mouvement des membres, dont l’origine est dans quelque partie interne, pourquoi ne pourrait-on dire que tous les automates (ces machines mues par des ressorts et des roues comme dans une montre) ont une vie artificielle? Car, qu’est-ce que le cœur, sinon un ressort, les nerfs, sinon autant de courroies et les articulations autant de roues, toutes choses qui, selon l’intention de l’artisan, impriment le mouvement à tout le corps? (Hobbes, 2000, p. 63.)

Conformément à cette définition de la vie, les structures sociales mises en place par l’humanité seraient comparables à un homme artificiel, explique Hobbes, parce qu’elles sont entre autres composées de membres et d’articulations qui, sous l’effet de cette âme qu’est la souveraineté, animent le corps politique. Cet être artificiel, qu’il nomme Léviathan, a pour fonction première de défendre et de protéger l’être humain de ses semblables :

Mais l’art va plus loin en imitant l’œuvre raisonnable et la plus excellente de la nature : l’homme. C’est l’art, en effet, qui crée ce grand léviathan, appelé république ou état (civitas en latin) qui n’est autre chose qu’un homme artificiel, quoique de stature et de force plus grandes que celles de l’homme naturel, pour la défense et la protection duquel il a été conçu. (Ibid., p. 63-64.)

Pour accomplir sa mission, cet homme artificiel que représente l’État se doit toutefois d’imposer des chaînes à ses protégés, lesquelles prennent plus spécifiquement la forme de lois. Ce faisant, Hobbes attribue à cet être, cette structure créée par l’humanité, un ascendant sur les individus qui constituent la société :

De même que pour parvenir à la paix et, grâce à celle-ci, à leur propre conser­vation, les humains ont fabriqué un homme artificiel, que nous appelons un État, de même ils ont fabriqué des chaînes artificielles appelées lois civiles dont, par des conventions mutuelles, ils ont eux-mêmes fixé une extrémité aux lèvres de cet homme, ou de cette assemblée, à qui ils ont donné la puissance souveraine et l’autre extrémité à leurs propres oreilles. (Ibid., p. 339.)

Si l’humain se soumet à l’autorité de cet être artificiel, c’est parce qu’il y trouve un avantage certain. Préservé de ses semblables, il se voit cependant contraint d’abdiquer sa liberté au profit de l’État, car les rapports du Léviathan avec l’humanité se mènent sans ménagement. Il ne faut pas oublier qu’à l’origine, le mot léviathan faisait référence au « nom d’un animal monstrueux dans la Bible, symbole de la force du mal » (ATILF, consulté le 10 août 2008, sous le terme « léviathan »). Le Léviathan imaginé par Hobbes n’est en aucun cas inoffensif : il est énorme, monstrueux, mais demeure, somme toute, un mal nécessaire.

À l’époque de Thomas Hobbes, la structure du Léviathan est coiffée d’un homme, souverain absolu mais néanmoins humain. Pris isolément, les individus sont soumis à un système autoritaire; collectivement, l’humanité reste l’initiatrice du processus décisionnel. Au cours des siècles qui suivent, les systèmes politiques se modifient, mais immanquablement les structures sociales demeurent dirigées par des êtres humains. Puis, dans les années 1940, un déplacement majeur survient : avec le développement de la cybernétique, l’invention d’une machine à gouverner devient en effet théoriquement possible. Apparaît alors l’éventualité d’un Léviathan qui étendrait son emprise à l’humanité tout entière : en déléguant son pouvoir de décision à une telle machine, l’humanité se verrait, dans les faits, évincée du processus de gouvernance.

Même si l’espèce humaine ne renonçait pas à son pouvoir décisionnel, la consultation d’une éventuelle machine à gouverner resterait susceptible de produire des résultats pernicieux. En effet, grâce à son efficacité dans le calcul des probabilités et des conséquences d’une action, une machine de ce genre aurait le potentiel de décupler le pouvoir de l’État-Léviathan, explique le père Dubarle dans sa critique de l’ouvrage Cybernetics :

The machines à gouverner will define the State as the best-informed player at each particular level; and the State is the only supreme co-ordinator of all partial decisions. These are enormous privileges; if they are acquired scientifically, they will permit the State under all circumstances to beat every player of a human game other than itself by offering this dilemma : either immediate ruin, or planned co-operation. This will be the consequences of the game itself without outside violence. The lovers of the best of worlds have something indeed to dream of! (1948, cité par Wiener, 1967, p. 245-246.)

Dans ces conditions, appuyé par des machines assurant sa supériorité, le joug de l’État sur l’individu devient inéluctable. Comparativement à une telle entité, le terrible Léviathan imaginé par Hobbes ne serait plus qu’un pantin inoffensif, avance Dubarle :

This is a hard lesson of cold mathematics, but it throws a certain light on the adventure of our century : hesitation between an indefinite turbulence of human affairs and the rise of a prodigious Leviathan. In comparison with this, Hobbes’ Leviathan was nothing but a pleasant joke. We are running the risk nowadays of a great World State, where deliberate and conscious primitive injustice may be the only possible condition for the statistical happiness of the masses : a world worse than hell for every clear mind. (Ibid., p. 247.)

En faisant allusion au risque d’un imposant État mondial, d’un Léviathan planétaire assisté par la technique, Dubarle met à jour les conséquences dystopiques que pourrait produire l’usage d’une éventuelle machine à gouverner; celles-ci vont de l’empiètement sur les droits individuels à la généralisation de l’injustice, en passant par la soumission à un système oppressif.

Inspiré par l’article de Dubarle, Norbert Wiener pousse la réflexion d’un cran : il se penche sur les conséquences d’une telle soumission non seulement à un État secondé par une machine à gouverner, mais à une société qui fonctionnerait comme une machine. Wiener avance alors l’hypothèse qu’une structure qui aurait recours à un mode de décision élaboré comme une mécanique, sans compassion ni humanité, serait tout aussi dangereuse :

The machine à gouverner of Père Dubarle is not frightening because of any danger that it may achieve autonomous control over humanity. It is far too crude and imperfect to exhibit a one-thousandth part of the purposive inde­pendent behavior of the human being. Its real danger, however, is the quite different one that such machines, though helpless by themselves, may be used by a human being or a block of human beings to increase their control over the rest of the human race or that political leaders may attempt to control their populations by means not of machines themselves but through political techniques as narrow and indifferent to human possibility as if they had, in fact, been conceived mechanically. (1967, p. 247-248; nous soulignons.)

Wiener soulève ainsi la menace que constituerait un éventuel contrôle de l’humanité par des machines, mais surtout par des structures asservissantes qui se comporteraient comme des machines : de façon mécanique et obtuse.

Wiener identifie un péril, tout en reconnaissant que les conditions du monde ne sont heureusement pas encore propices à sa concrétisation. En effet, soutient-il, la domination de la machine ne s’opérerait que dans une société fortement entropique, c’est-à-dire où les différenciations individuelles auraient pour ainsi dire disparu3 — une société stable, qui rappelle le déterminisme associé à la dystopie :

The great weakness of the machine — the weakness that saves us so far from being dominated by it — is that it cannot yet take into account the vast range of probability that characterizes the human situation. The dominance of the machine presupposes a society in the last stages of increasing entropy, where probability is negligible and where the statistical differences among individuals are nil. Fortunately, we have not yet reached such a state. (Ibid., p. 248.)

La complexité de la société humaine serait donc la pierre d’achoppement d’un Léviathan dirigé par la machine. Deux scénarios pourraient toutefois éroder cet obstacle. Le premier, présenté par Wiener, consiste en l’avènement d’une société fortement entropique, qui, en simplifiant le réel à modéliser, faciliterait la tâche de la machine à gouverner. Le second réside dans le développement d’une machine dotée d’indépendance, capable de réagir au changement et d’adapter la réalité à ses besoins au moyen d’outils : une machine, donc, à l’image de l’être artificiel, et qui, en prenant vie, serait en mesure de mieux traiter la complexité du réel — soit en œuvrant activement à réduire la diversité de celui-ci, soit en atteignant une finesse d’analyse inégalée. La machine qui accède à la vie change ainsi définitivement la donne, puisqu’elle acquiert le potentiel de passer outre au garde-fou qu’avait identifié Wiener.

Incarnations de la société-machine

Après avoir mis en garde contre les dangers associés à une éventuelle « machine à gouverner », le père de la cybernétique concède que les structures sociales machiniques ne sont pas encore aptes à diriger les sociétés humaines. La littérature prend alors le relais, en permettant de donner vie à cette menace qui marque l’imaginaire.

Rédigé la même année que l’article du père Dubarle, le roman Nineteen Eighty-Four met en scène des structures sociales asservissantes, qui font écho aux craintes soulevées par Wiener. La société d’Océania est ainsi maintenue sous la coupe d’un Parti déshumanisant, qui incarne, dans la fiction, la menace posée par la soumission à une machine sociale. Sous la plume d’Orwell, cette société est dépeinte comme une mécanique, mais aux motivations toutes personnelles : « You could grasp the mechanics of the society you lived in, but not its underlying motives », affirme un membre influent du Parti (1990, p. 273-274). Même si l’être humain n’en comprend pas les dessous, cette mécanique continue à tourner, car elle ne requiert, pour ce faire, que l’obéissance de ses constituants4. Animé d’une volonté propre, le système politique à Océania se compare en fait à un être surdimensionné, à l’image du Léviathan de Hobbes : « Below the Inner Party comes the Outer Party, which, if the Inner Party is described as the brain of the State, may be justly likened to the hands. » (Ibid., p. 217.) Au sein de ce vaste Léviathan, l’individu ne représente plus qu’une cellule dérisoire, analogue à celles qui composent le superorganisme décrit par Bloom. Subordonnées à l’organisme du Parti, ces cellules sont considérées comme étant sacrifiables au profit du corps qui les contient : « Can you not understand, Winston, that the individual is only a cell? The weariness of the cell is the vigour of the organism. Do you die when you cut your fingernails? » (Ibid., p. 276.)

Le pouvoir de l’individu est ainsi presque réduit à néant, ce qui laisse au Parti le champ libre pour répandre son emprise sur tout ce que recèle le terri­toire océanien : « Individually, no member of the Party owns anything, except petty personal belongings. Collectively, the Party owns everything in Oceania, because it controls everything, and disposes of the products as it thinks fit. » (Ibid., p. 215.) Démunis face à la machine sociale, les membres du Parti sont appelés à embrasser leur servitude en s’immergeant dans cette superstructure. Alors seulement pourront-ils accéder à la grandeur, une grandeur qui n’a rien d’individuel, mais tout de collectif :

Alone — free — the human being is always defeated. It must be so, because every human being is doomed to die, which is the greatest of all failures. But if he can make complete, utter submission, if he can escape from his identity, if he can merge himself in the Party so that he is the Party, then he is all-powerful and immortal. (Ibid., p. 276-277.)

Présenté comme une planche de salut, cet effacement de l’individualité vise en fait à gommer toute forme de particularité, ce qui a pour effet d’augmenter l’entropie au sein de la société. Un tel accroissement de l’entropie, en unifor­misant le réel à prendre en compte, facilite la tâche de gouvernance du Léviathan et, par conséquent, renforce la mainmise du Parti. Appuyé par les machines à communiquer, qui sont devenues ses outils, celui-ci atteint alors un potentiel de domination inégalé : « The possibility of enforcing not only complete obedience to the will of the State, but complete uniformity of opinion on all subjects, now existed for the first time. » (Ibid., p. 214.) En consolidant ainsi leur pouvoir, ces structures sociales machiniques ont pour objectif ultime le maintien du système en place — autrement dit, elles œuvrent à leur propre survie : « The Party is not concerned with perpetuating its blood but with perpetuating itself. Who wields power is not important, provided that the hierarchical structure remains always the same. » (Ibid., p. 218.) Une fois sa structure établie, le Parti devient plus que la somme des cellules humaines qui le composent : c’est un système au fonctionnement autonome qui cherche à perpétuer son existence, comme la plupart des systèmes complexes.

En comparaison avec la mécanique du Parti, les structures représentées dans Le Dépeupleur sont tout aussi aliénantes, mais l’intentionnalité derrière leur gouvernance apparaît moins clairement. Dans ce roman, des corps en mouvement sont dépeints, qui participent à une vaste chorégraphie aux stricts paramètres. À la recherche d’une issue hors de leur prison cylindrique, ils se déplacent en deux cercles concentriques, formant les rouages d’un étrange mécanisme :

À noter enfin le soin que mettent les chercheurs de l’arène à ne pas déborder sur l’espace des grimpeurs. Si las de chercher en vain dans la cohue ils se tour­nent vers la piste c’est pour en suivre lentement la bordure imaginaire tout en dévorant des yeux tous ceux qui s’y trouvent. Leur lente ronde à contre-courant des porteurs crée une seconde piste plus étroite encore et respectée à son tour par le gros des chercheurs. Ce qui convenablement éclairé et vu d’en haut donnerait par moments l’impression de deux minces anneaux se dépla­çant en sens contraire autour du pullulement central. (Beckett, 1970, p. 26.)

Nul n’a jamais trouvé de sortie hors du cylindre, pourtant cette ronde se perpétue en vain. Les corps en mouvement poursuivent assidûment leur quête stérile, et quiconque s’avise de contrevenir aux règles inflexibles de la machine est immédiatement rappelé à l’ordre par ses semblables :

S’il est rare de voir porter atteinte à cette règle il arrive néanmoins qu’un chercheur particulièrement nerveux ne résiste plus à l’appel des niches et tunnels et essaie de se faufiler chez les grimpeurs sans qu’un départ l’y autorise. Il se fait alors immanquablement refouler par la queue la plus proche de l’effraction et les choses en restent là. (Ibid., p. 39-40.)

Sous l’œil des autres chercheurs, il devient à peu près impossible de se soustraire aux règles de la machine sociale. La seule échappatoire réside dans la cessation du mouvement, dans l’abandon de tout espoir de quitter le cylindre5. Malgré la force de cette emprise, les structures sociales du Dépeupleur restent plus passives que celles décrites par Orwell : le mécanisme tourne, et les corps y participent, mais l’empire de la machine se trouve bien plus dans l’image de ce mouvement incessant que dans une volonté concrète du système de se maintenir en place. Celui-ci n’est d’ailleurs pas impérissable : dans les lignes finales du roman, le dernier corps en mouvement s’immobilise, et le mécanisme dépeint s’évanouit alors définitivement.

À l’opposé de cette vie réglée au quart de tour, les structures sociales qui régissent l’univers de Neuromancer se caractérisent par leur étonnante fluidité. Il est pourtant vrai qu’elles rappellent certains aspects de la mécanique beckettienne. Elles démontrent ainsi le même manque d’égard envers l’individu, qui est noyé dans la masse impersonnelle, et la même obsession pour le mouvement, condition essentielle de l’existence humaine :

Stop hustling and you sank without a trace, but move a little too swiftly and you’d break the fragile surface tension of the black market; either way, you were gone, with nothing left of you but some vague memory in the mind of a fixture like Ratz, though heart or lungs or kidneys might survive in the service of some stranger with New Yen for the clinic tanks. (Gibson, 1984, p. 7.)

Néanmoins, le monde évoqué par Gibson, avec Night City en son centre, diffère grandement du mécanisme du Dépeupleur. Ancré dans le progrès technique, il appelle un renouvellement continuel et, de ce fait, est réfractaire aux structures rigides, notamment aux lois : « But [Case] also saw a certain sense in the notion that burgeoning technologies require outlaw zones, that Night City wasn’t there for its inhabitants, but as a deliberately unsupervised playground for technology itself. » (Ibid., p. 11.) Pour prospérer, cet empire de la technique ne peut s’en tenir à la légalité, il nécessite une souplesse qui va au-delà de celles que pourraient atteindre des structures officielles. La société représentée par Gibson n’est donc pas une machine sociale à proprement parler, tout asservissante et déshumanisante qu’elle soit. Neuromancer incarne plutôt le règne du laisser-aller, du chacun pour soi poussé à outrance, dans un monde où l’influence du gouvernement s’est effritée pour laisser la place aux organisations mafieuses et aux puissants consortiums.

Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que les structures machiniques élaborées par Gibson ne soient pas issues d’un gouvernement central, mais bien du riche clan Tessier-Ashpool. À la Villa Straylight, domaine familial des Tessier-Ashpool, est présentée la vision d’une microsociété en vase clos, d’une structure sociale dans laquelle l’humain et la machine vivraient en symbiose. En prenant part à ce système, l’individu s’immerge dans une vaste entité, mû par le rêve d’atteindre, comme au sein du Parti à Océania, l’immortalité6 : « Tessier-Ashpool would be immortal, a hive, each of us units of a larger entity. Fascinating. » (Ibid., p. 229.) Cette immortalité a cependant un prix, celui d’une soumission totale aux décisions de la machine. Pour se délester des tracas du quotidien, l’humain en vient ainsi à céder son pouvoir décisionnel à un être artificiel hautement sophistiqué, doté d’une grande finesse d’analyse. Né de la fusion entre Wintermute et Neuromancer, cet être artificiel est suffisamment élaboré pour que l’une de ses moitiés, Neuromancer, sache à elle seule lire et interpréter les motifs complexes de la société :

I saw [Linda’s] death coming. In the patterns you sometimes imagined you could detect in the dance of the street. Those patterns are real. I am complex enough, in my narrow ways, to read those dances. Far better than Wintermute can. I saw her death in her need for you, in the magnetic code of the lock on the door of your coffin in Cheap Hotel, in Julie Deane’s account with a Hongkong shirtmaker. As clear to me as the shadow of a tumor to a surgeon studying a patient’s scan. (Ibid., p. 259.)

Parce qu’il est capable d’appréhender la société humaine et d’en saisir les rouages, Neuromancer vient ébranler le garde-fou identifié par Wiener, qui mettait un bémol quant aux capacités réelles d’une éventuelle machine à gouverner. Cependant, même dans le roman de Gibson, la vision d’une société symbiotique dirigée par la machine ne se concrétise pas. Elle est contrecarrée par l’assassinat de Marie-France Tessier, qui s’était donné comme mandat de réaliser cet idéal délirant : le meurtrier, Ashpool, considérait plutôt une telle existence comme un vrai cauchemar.

La faillite de l’individu

La société, telle que la conçoit le biologiste Howard Bloom, n’est pas une simple addition d’êtres humains. Elle prend plutôt la forme d’un superorganisme, dont les composantes peuvent être sacrifiées au profit du tout. Cette conception vaut pour toutes les sociétés humaines, mais s’applique particulièrement aux structures représentées dans la dystopie, car elles appellent l’humanité à s’abandonner à plus grand que soi. Dans maintes fictions dystopiques, la société peut alors être conçue comme une machine sociale, dont l’assaut contre l’individualité est décuplé par le fait que, pour se perpétuer, elle doit maintenir son emprise sur ses constituants.

L’humanité dépeinte par Orwell se voit ainsi submergée par une structure sociale asservissante, un Parti dont le fonctionnement rappelle la machine à gouverner évoquée par Wiener. De même, chez Gibson, la vision entretenue par Marie-France Tessier appelle à déléguer la prise de décision humaine, remettant en cause la liberté de choix de l’individu. Quant au cylindre du Dépeupleur, il met en scène une mécanique aliénante apparemment dépourvue d’intentionnalité, mais à laquelle les corps en mouvements peuvent difficilement se soustraire. Dépouillé de son pouvoir décisionnel, l’individu de ces dystopies est traité comme une cellule dérisoire, subordonnée aux besoins d’une structure qui, souvent, cherche à se perpétuer. À mesure qu’elle se raffine, ou qu’elle sim­plifie le réel à prendre en compte, la machine sociale assoit ainsi sa mainmise sur l’humanité même qui la constitue.

 

Bibliographie

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http://atilf.atilf.fr/tlf.htm

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MUKUNGU Kakangu, Marius. 2007. Vocabulaire de la complexité. Post-scriptum à La Méthode d’Edgar Morin. Préf. d’Edgar Morin, introd. de Christiane Peyron Bonjan et Guy Berger. Paris : L’Harmattan, 538 p.

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PORUSH, David. 1985. The Soft Machine : Cybernetic Fiction. New York : Methuen, 244 p.

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Pour citer cet article: 

Taillefer, Hélène. 2010. « L’avènement de la société-machine », Postures, Dossier « Utopie/Dystopie: entre imaginaire et réalité », Hors série n°2, En ligne <http://revuepostures.com/fr/articles/taillefer-hd2> (Consulté le xx / xx / xxxx). D’abord paru dans : Taillefer, Hélène. 2010. « L’avènement de la société-machine », Postures, Dossier « Utopie/Dystopie: entre imaginaire et réalité », Hors série n°2, p. 81-93.