En 1976, Hélène Cixous – dans son essai La venue à l’écriture, republié dans Entre l’écriture en 1986 – soutient qu’il faut « écrire : pour ne pas laisser la place au mort, pour faire reculer l’oubli, pour ne jamais se laisser surprendre par l’abîme » (1986, 11). Même si elle a honte de prendre la parole, de s’exprimer, même si elle a peur, Cixous souhaite provoquer des changements dans sa condition de femme minorisée née en Algérie, « juifemme » africaine (20), et adopter un rôle d’autrice : « [tu] es, toi aussi, juifemme, menue, diminutive, souris parmi le peuple des souris, assignée à la crainte du grand méchant chat » (15). Si, avant de passer à l’écriture, il y a la peur des mots, la réalité qui effraie se traduira alors dans un acte d’écriture, et Cixous pose la question : « Et pourquoi n’écris-tu pas? Écris! L’écriture est pour toi, tu es pour toi, ton corps est à toi, prends-le. Je sais pourquoi tu n’as pas écrit. Parce que l’écriture c’est à la fois le trop haut, le trop grand pour toi. […] Écris, que nul ne te retienne, que rien ne t’arrête » (41). Même si elle est femme, même si elle est étrangère : « [t]out de moi se liguait pour m’interdire l’écriture : l’Histoire, mon histoire, mon origine, mon genre. Tout ce qui constituait mon moi social, culturel » (21). À la fois étrangère à la langue française, elle est également l’Autre de par sa condition de femme : « Tu n’es pas d’ici. Tu n’es pas chez toi ici. Usurpatrice! […] [É]crire ne t’est pas accordé. Écrire était réservé aux élus. Cela devait passer dans un espace inaccessible aux petits, aux humbles, aux femmes » (22-23). S'autoriser le pouvoir de prendre la parole, même si sa condition à la fois d'étrangère et de femme indique l'inaccessibilité de cette mobilisation, il s'agit ici d'une forme d’empowerment.
Traduit en français par autonomisation, le concept d’empowerment renvoie à la possibilité pour une personne ou pour un groupe de personnes en situation minoritaire de prendre du pouvoir afin d’agir sur les conditions sociales et politiques auxquelles elles sont confrontées. La vision féministe1 de l’empowerment met l’emphase sur la capacité de créer un mouvement collectif de femmes pour mener des revendications sociales et politiques afin de dénoncer, et, surtout, de modifier les rapports d’inégalités des sexes. Ainsi, les femmes qui prennent la parole par le biais de l’écriture participent à un mouvement collectif de prise de pouvoir, non seulement pour faire entendre leur voix, mais également pour dénoncer leur silence ou leur manque de visibilité dans la sphère littéraire. Ainsi, Cixous explique qu’il lui faut écrire en dépit de « [t]outes les raisons pour lesquelles [elle] croyai[t] n’avoir pas le droit d’écrire, les bonnes, les moins bonnes, et les vraies fausses » (24). Elle affirme : «[J]e n’ai pas de lieu d’où écrire. Aucun lieu légitime, ni terre, ni patrie, ni histoire à moi » (24). La femme étrangère doit trouver un lieu d’identité; un lieu à elle au sein même de l’écriture et non pas au sein d’un lieu d’appartenance nécessairement géographique.
Cette prise de conscience du lieu de l’écriture fait écho à la pièce fermée à clé de Virginia Woolf. La venue à l’écriture naît de la peur et de l’incertitude face aux grandes questions existentielles que sont la vie et la mort, mais aussi, de la peur quotidienne que connaissent les femmes, ainsi que leurs craintes de tout simplement avoir le droit de prendre la parole. Hélène Cixous parle de la peur de la femme adulte qui commence à prendre conscience de son incertitude, de son imposture : « Devenir adulte, c’est peut-être ne plus se demander d’où on vient, où on va, qui être. […] Ne te demandes-tu pas, toi aussi : qui suis-je, qui aurai-je été[,] […] ne trembles-tu pas d’incertitude? » (15). Malgré le doute de la légitimité de passer à l’écriture, Cixous emboîte le pas à Woolf pour encourager les femmes à prendre la plume et à justement se poser la question du bienfondé de l’inscription de la parole féminine. Dans son célèbre article Le rire de la méduse, écrit pendant la deuxième vague du féminisme français, aussi nommé le French Feminism, Cixous affirme qu’il faut écrire en tant que femme vers les femmes. Elle pose alors un autre jalon de la théorisation d’une venue à l’écriture féminine, tout comme la tentative de Virginia Woolf en 1929 dans Un lieu à soi – et non pas une chambre, selon le titre de la récente traduction de Marie Darrieussecq de 2016 – qui réclame, pour la femme qui veut écrire, la possibilité d'avoir un lieu à soi, accessible dirait Cixous. L’essai de Woolf est basé sur sa fameuse hypothèse du lieu et de l’argent : « une femme doit avoir de l’argent et un lieu à elle si elle veut écrire de la fiction » (Woolf 2016, 20). Œuvre canonique de la littérature féministe, l’essai pamphlétaire de Virginia Woolf témoigne également de l’absence d’une histoire de l’écriture des femmes au sein du canon littéraire anglais. Woolf avance l’idée que les femmes doivent écrire « comme écrivent les femmes, pas comme les hommes écrivent » (118). Il est essentiel pour Woolf que les femmes écrivent une culture du féminin, puisque l’inscription de la parole permet un lieu de prise de pouvoir du sujet.
L’acte d’écriture devient une alternative face à l’invisibilité. Pour Cixous, « [l’]écriture est la possibilité même du changement » (1986, 42), c’est un lieu, un espace où des transformations auront lieu. Elle rajoute que l’écriture la traverse : « Je ne “voulais” pas écrire. […] Mais il y avait de la folie. De l’écriture dans l’air autour de moi. Toujours proche, enivrante, invisible, inaccessible. Écrire me traverse! » (17-18). Il faut continuellement écrire pour ne pas succomber à la peur de ne pas exister, de ne pas être légitime. Les écritures de femmes comme Woolf ou Cixous forment un réseau rhizomatique infini de venues à l’écriture. « […] [L]a phrase cixousienne devient inépuisable. Le livre même est une longue phrase, haletante, qui s’essouffle, reprend haleine, incommencée inachevée » (Calle-Gruber 1994, 33). Dans une entrevue avec Christa Stevens, Hélène Cixous explique ce lent chemin – ou cheminement – qui mène vers la prise de pouvoir par l’écriture :
Je pense que toute personne qui écrit en direction, qui éprouve l’écriture comme une recherche, se sent cheminer […]. Le mot « cheminer » garde la lenteur, le pas à pas. Le pas à pas est très important, c’est pour moi l’unique méthode qui permette d’aller vers la vérité, non pas de l’atteindre, parce qu’elle est loin, mais d’aller vers, où on ne peut aller que pas à pas. (Stevens 1994, 321)
Avec la peur du devenir, en d’autres termes la peur de l’empowerment ou d’autonomisation, vient le besoin de parler aux femmes dans la langue des femmes. Hélène Cixous parle de ce langage des femmes :
Il y a une langue que je parle ou qui me parle dans toutes les langues. Une langue à la fois singulière et universelle qui résonne dans chaque langue nationale lorsque c’est un poète qui la parle. Dans chaque langue coulent le lait et le miel. Et cette langue je la connais, je n’ai pas besoin d’y entrer, elle jaillit de moi, elle coule, c’est le lait de l’amour, le miel de mon inconscient. La langue que se parlent les femmes quand personne ne les écoute pour les corriger. (Cixous 1986, 30)
C’est à se demander quelle est la voix de la femme que l’on entend. Si une femme écrit pour les femmes dans une langue féminine, il y a filiation, ou plutôt, filliation à travers tous les récits de la voix féminine polyphonique. Cixous parle de l’infini de l’écriture : « En lisant j’ai découvert que l’écriture est infinie. L’inusable. L’éternel » (33). Elle parle également de l’écriture comme d’une terre, comme d’« un pays d’écriture » (Stevens 1994, 326) ou d’un lieu à soi, en quelque sorte. Françoise van Rossum-Guyon en dira : « À un certain moment, pour qui a tout perdu, […] c’est la langue qui devient pays. Le travail sur la langue devient source de vie, moyen de réparer la séparation et l’oubli » (van Rossum-Guyon 1990, 8). Tel que le conçoit Hélène Cixous, c’est non pas la chambre ou un lieu géographique qu’il faut chercher pour écrire, mais bel et bien l’écriture elle-même.
Avec Cixous – et Woolf avant elle –, nous proposons de considérer l’écriture comme un lieu d’empowerment ou comme un espace à habiter pour pouvoir se faire entendre. Le processus d’autonomisation de la femme écrivaine, ou d’une communauté de femmes qui écrivent, débute nécessairement par une participation volontaire au geste de création et repose sur le fait de ne plus avoir la crainte de dire que l’on souhaite s’inscrire dans une lignée d’autrices, au-delà du silence causé par la peur de l’écriture.
Calle-Gruber, Mireille. 1994. « Hélène Cixous: à jamais la musique ou petit traité d’art poétique pour un récit à chanter ». (En)jeux de la communication romanesque. Suzan van Dijk et Christa Stevens (dir.). Amsterdam : Rodopi : 29-39.
Cixous, Hélène. 1975. « Le rire de la méduse ». L’Arc, no. 61. Paris : 39-54.
___________. [1976] 1986. « La venue à l’écriture » dans Entre l’écriture. Paris : Éditions des Femmes : 9-69.
Lajoie, Marie-Hélène. 2017. Empowerment et rapports sociaux dans les projets de développement de coopératives : le cas de Ricomida en Bolivie. Cahiers de l’IREF, collection Tremplin, no. 9, UQAM : Montréal. https://iref.uqam.ca/upload/files/publications/Tremplin_no9_2017_interactif.pdf (consulté en ligne le 20 novembre 2018)
Rossum-Guyon, Françoise van et Myriam Diaz-Diocaretz (dir.). 1990. Hélène Cixous, chemins d’une écriture. Saint-Denis : Presses universitaires de Vincennes.
Stevens, Christa. 1994. « Questions à Hélène Cixous ». (En)jeux de la communication romanesque. Suzan van Dijk et Christa Stevens (dir.). Amsterdam : Rodopi : 321-332
Woolf, Virginia. [1929] 2016. Un lieu à soi. Marie Darrieussecq (traduction). Paris : Éditions Denoël.
van der Klei, Alice. 2018. « S'autoriser le pouvoir d'écrire ». Postures, no. 28 (Automne) : Dossier « Paroles et silences : réflexions sur le pouvoir de dire ». http://revuepostures.com/fr/articles/preface-28 (Consulté le xx / xx / xxxx).