There is no place you or I can go, to think about or not think about, to summon the presences of, or recollect the absences of slaves […]. There is no suitable memorial or plaque or wreath or wall or park or skyscraper lobby. There’s no 300-foot tower. There’s no small bench by the road. […] And because such a place doesn’t exist (that I know of), the book had to1.
Toni Morrison, « A bench by the road »
Dédié aux « Sixty Million and more » victimes de la traite des esclaves, le cinquième roman de l’écrivaine afro-américaine Toni Morrison, Beloved (1987), lève le voile sur le trauma psychologique et physique éprouvé par les personnes exploitées. Le récit prend place peu après l’abolition officielle, en Ohio, et suit la trajectoire narrative d’une ancienne esclave du nom de Sethe tandis qu’elle est confrontée à des souvenirs longtemps refoulés. Cette remémoration constitue, pour cette dernière, un premier pas permettant de libérer le présent des blessures du passé, à commencer par l’infanticide commis pour empêcher l’asservissement de son bébé. L’histoire personnelle témoigne alors de l’Histoire collective dans une écriture de l’indicible où la parole de l’individu.e marginalisé.e se confronte aux institutions sociales. Par le biais de sa protagoniste féminine, Beloved dénonce non seulement les mécanismes de reproduction de l’idéologie raciste dominante, mais en propose un contre-discours, d’une manière similaire aux écrits postcoloniaux qui se caractérisent par
[a] reckoning with the colonial past, which primarily takes two forms : a) an acknowledgement and analysis of the cultural and historical pressures that colonization [ou, dans le cas présent, l'esclavage] has brought to bear on once- and presently colonized societies […]; and b) a revision or reenvisioning of the colonial history, […] thus allowing for interrogations of the colonizer's culture […]. (López 2001, 7)
Il sera question, dans ce texte, d’analyser les représentations qui découlent d’une manipulation du discours scientifique visant à promouvoir l’infériorité (et, ce faisant, à justifier l’exploitation) du peuple afro-américain, ainsi que de l’intériorisation de l’idéologie suprématiste blanche chez les abolitionnistes comme chez les esclaves. En révélant les zones d’ombre au travers desquelles les personnages se meuvent, Morrison installe un portrait en négatif de l’Amérique blanche : elle expose son revers et fait apparaître les effets matériels de la blanchité qui la constitue et qui reconduit l’oppression des personnes noires pour assurer violemment sa domination. Le présent article se penchera d’ailleurs sur la mise en récit des stratégies subversives par lesquelles les subalternes2 peuvent se réapproprier leur subjectivité, puis exprimer une voix résistante et agentive à l’intérieur même de leur condition opprimée.
La narration fragmentée de Beloved consacre plusieurs chapitres à la description des conditions de vie à la ferme de Sweet Home, au Kentucky, en adoptant le point de vue de deux esclaves, Sethe et Paul D. Les « rememories », ces souvenirs si persistants qu’ils semblent se matérialiser dans la réalité, en particulier ceux de l’avant-Guerre de Sécession, illustrent de façon puissante la déshumanisation que les esclaves noir.e.s ont subie dans les plantations. À travers le personnage de Schoolteacher, le propriétaire de Sweet Home, Morrison montre comment le discours scientifique hégémonique a été approprié par les Américain.e.s blanc.he.s pour affirmer leur supériorité et justifier l’asservissement de l’Autre. Ce dernier a été construit et défini par les dominant.e.s en fonction de paradigmes parallèles à ceux qui maintiennent leur position. Sethe se rappelle avoir entendu Schoolteacher discuter avec ses neveux à son sujet : « I told you to put her human characteristic on the left; her animal ones on the right. And don't forget to line them up. » (Morrison 1987, 2293) Le maître considère les esclaves comme une race, voire une espèce inférieure, les décrivant comme fondamentalement et biologiquement différent.e.s. À ses yeux, Sethe et les hommes de Sweet Home ne sont ni plus ni moins que du bétail, et c’est exactement ainsi qu’il les traite.
Non seulement Schoolteacher exploite la main-d’œuvre des esclaves, mais il les utilise pour renforcer les théories soi-disant scientifiques qui justifient cette exploitation. Sethe se souvient que « at night [Schoolteacher] sat down to write in his book. It was a book about us but we didn't know right away. We just thought it was his manner to ask us questions. He commenced to carry round a notebook and write down what we said » (B,44). Aux observations des comportements s’ajoutent des mesures physiques, comme l’explique la protagoniste : « Schoolteacher'd wrap that string all over my head, 'cross my nose, around my behind. Number my teeth » (B, 227). Dans de telles circonstances, le savoir devient politique et dangereux, puisqu’il soumet un peuple à la domination complète et totale d’un autre. Les critiques d’Edward W. Saïd sur l’orientalisme, un système de représentation et de domination mis en place par les puissances impérialistes européennes en Afrique et en Asie au XIXesiècle, peuvent être utilisées pour réfléchir à la situation des États-Unis à la même époque :
Des thèses sur le retard, la dégénérescence de l’Orient et son inégalité avec l’Occident s’associaient extrêmement facilement, au début du dix-neuvième siècle, avec les idées sur les fondements biologiques de l’inégalité des races. […] À ces idées s’est ajouté un darwinisme de second ordre, qui semblait accentuer la validité « scientifique » de la division des races en races avancées et races arriérées, ou européo-aryennes et orientalo-africaines. (1980, 237)
Le discours hégémonique instaure donc une polarisation stéréotypée entre les êtres humains et contribue du même coup à l’établissement de rapports de force inégaux qui rendent légitimes les mauvais traitements infligés aux groupes minoritaires4.
Selon Saïd, « la culture européenne s’est renforcée et a précisé son identité en se démarquant d’un Orient qu’elle prenait comme une forme d’elle-même inférieure et refoulée » (16). Nous pouvons y voir un lien avec le pouvoir des maîtres esclavagistes, qui se base sur un « style de pensée sur la distinction ontologique et épistémologique » (15) entre les Blanc.he.s « civilisé.e.s » et les Noir.e.s « primitif.ive.s ». Cette idéologie binaire et hiérarchisée est ensuite reproduite dans la pratique. En fait, le contexte du roman éclaire le propos de James Baldwin quant au « devenir blanc » de l’Amérique : « America became white—the people who, as they claim, "settled" the country became white—because of the necessity of denying the Black presence, and justifying the Black subjugation. » (1998, 178) La blanchité, tout comme la noirité5, résulte d’un processus de démarcation contrôlé par les peuples colonisateurs qui cherchent à se légitimer. Les un.e.s deviennent blanc.he.s pour que les autres deviennent noir.e.s et soient asservi.e.s par les premier.ère.s.
En ce sens, et comme dans tout système de subordination, « il s’agit toujours [...] de souligner l’importance des facteurs proprement “culturels” dans le maintien et le renouveau de la domination » (Martuccelli 2004, para. 4). C’est dans ce contexte que l’écriture de Morrison tente de dévoiler ce mode de pensée, que Martuccelli décrit comme
[t]oujours susceptible d’être perc[é] à jour [...] puisque, malgré son emprise, [il] n’est qu’un voile évanescent, un résultat, toujours circonscrit et partiel, d’une totalisation assurée par une unification culturelle de nature historique au service des acteurs dominants. La domination inscrit ainsi dans l’ordre du monde un mode de fonctionnement durable, devenant « naturel » et « évident ». (para. 5)
Les mécanismes rendus invisibles par la reproduction des rapports de pouvoir, tels que dénoncés dans Beloved, sont donc à la fois les causes et les conséquences de l’organisation sociale dichotomique, marquée par la couleur de peau.
L’œuvre de Morrison souligne le caractère insidieux de certaines pratiques ethnologiques en relatant leurs conséquences directes sur les individu.e.s concerné.e.s. Par exemple, Sethe se sent extrêmement humiliée lorsqu’elle prend conscience des motivations « pédagogiques » de Schoolteacher, à un point tel qu’elle affirme n’avoir « never told nobody this. Not your pap, not nobody » (B, 227). Après avoir entendu le maître et ses élèves relever ses caractéristiques animales, Sethe « commenced to walk backward, didn't even look behind [her] to find out where [she] was headed. [...] [Her] head itched like the devil. Like somebody was sticking fine needles in [her] scalp » (228). Elle précise en outre que « [t]he night after [she] heard why schoolteacher was measuring [her], [she] had trouble sleeping » (230). La protagoniste est affectée à la fois psychologiquement et physiquement par ce dont elle a été témoin, car, selon Kathleen Marks, « she becomes aware of an outside look that is very different from the way in which she perceives herself. [...] This disfigurement of the scalp mirrors the disfigurement of her very self » (2002, 31-32). C’est d’abord par son corps que Sethe est marquée comme différente, racisée, et c’est celui-ci qui devient dé- et re-figuré à ses yeux. Il en résulte une dissociation entre son corps lu comme animal et la conscience qu’elle a d’elle-même (« her very self »), les deux ne concordant plus.
Sethe est d’autant plus traumatisée lorsque le maître et ses élèves abusent d’elle comme d’une bête : « they stole [my milk]; after they handled me like I was the cow, no, the goat, back behind the stable because it was too nasty to stay in with the horses » (B, 236-237). Par la mise en récit de soi, la protagoniste cherche à donner du sens à son expérience et à expliquer ses (ré)actions, notamment l’infanticide qu’elle a commis dix-huit ans auparavant en tranchant la gorge de son bébé, surnommé Beloved, plutôt que de le laisser entre les mains du maître. « I didn't have time to explain before because it had to be done quick. [...] I'll explain to [Beloved], even though I don't have to. Why I did it. How if I hadn't killed her she would have died », raconte Sethe (B, 236). La parole de cette dernière affirme son je, sa subjectivité, alors qu’elle s’érige contre un système qui la déshumanise, tout en mettant des mots sur les traumatismes pires que la mort qu’elle s’est longtemps interdite de dévoiler :
Sethe could make [Beloved] realize that worse than [killing her] – far worse – was [...] [t]hat anybody white could take your whole self for anything that came to mind. Not just work, kill or maim you, but dirty you. Dirty you so bad you couldn't like yourself anymore. Dirty you so bad you forgot who you were and couldn't think it up. [...] And no one, nobody on this earth, would list her daughter's characteristics on the animal side of the paper. (B, 295‑296)
D’un chapitre à l’autre, le témoignage de Sethe a pour effet de faire advenir dans le langage les abus physiques et psychologiques qu’elle a subis ainsi que leurs répercussions sur sa conception d’elle-même. Il s’agit d’une réappropriation de son identité face à ceux qui cherchent à la détruire, à la « salir ».
En effet, le propriétaire de Sweet Home n’hésite pas à recourir à la violence pour maintenir les esclaves sous sa domination et s’assurer de leur obéissance. Avant tout, il tient à établir qu’il est le seul à posséder une connaissance incontestable du monde et à avoir le droit de parole. Après que l’esclave Sixo ait argumenté pour justifier un délit qu’il a commis, « Schoolteacher beat him anyway to show him that definitions belonged to the definers – not the defined » (B, 225). Cette « aliénation de la parole » (Lachance 1994, 9) place les esclaves dans une position inférieure contre laquelle ils et elles n’ont aucun recours, puisqu’en tant que membres d’un groupe minoritaire, ces personnes n’ont pas la liberté de se déterminer elles-mêmes comme sujets.
Gayatri Chakravorty Spivak affirme que « dans le contexte de la production coloniale, les subalternes n’ont pas d’histoire et ne peuvent pas parler » (2009, 53), c’est-à-dire que ces personnes n’ont pas accès au discours permettant une meilleure représentation et compréhension de ce qu’elles sont. Dans Beloved, les actions des personnages noirs sont constamment analysées en fonction de l’« école d’interprétation » (Saïd 1980, 233) que constitue l’essentialisme raciste. Entre autres, l’infanticide commis par Sethe est jugé par Schoolteacher comme une preuve supplémentaire de la nature primitive et sauvage des esclaves, « the damnedest bunch of coons [the masters]'d never seen » (B, 177). Sans chercher à comprendre les raisons derrière un tel geste, l’attitude colonialiste du maître associe automatiquement le meurtre d’un enfant à la folie intrinsèque d’une race entière. Schoolteacher considère le cas de Sethe comme « [a] testimony to the results of a little so-called freedom imposed on people who needed every care and guidance in the world to keep them from the cannibal life they preferred » (B, 177) et valide, par le fait même, la subordination imposée au peuple afro-américain en concluant qu’il en a « besoin ».
En plus de dénoncer la prétention de supériorité des esclavagistes, Morrison inclut des personnages alliés au premier abord, mais qui ont tout de même intégré l’idéologie raciste dominante. Antonio Gramsci appelle « hégémonie culturelle » le phénomène par lequel
[l]es idéologies […] se mesurent et entrent en lutte jusqu’au moment où une seule d’entre elles ou une combinaison tend à l’emporter, à s’imposer, à se répandre sur toute l’aire sociale, déterminant ainsi non seulement l’unicité des fins économiques et politiques, mais aussi l’unité intellectuelle et morale […]. (1983, 164)
Cela a pour conséquence la domination « d’un groupe social fondamental sur une série de groupes subordonnés » (164), comme c’est le cas à l’intérieur d’une société régie par la suprématie blanche. Au XIXe siècle, cette domination est reproduite et amplifiée dans une grande partie des États-Unis, particulièrement dans le sud confédéré. À cet égard, les membres de la famille Bodwin et la jeune Amy Denver incarnent certaines formes perfides que prend le racisme, même s’ils rendent service à d’ancien.ne.s esclaves. D’une part, il est mentionné que les abolitionnistes Mr. et Miss Bodwin « hated slavery worse than they hated slaves » (B, 162), ce qui implique qu’ils demeuraient hostiles envers les personnes fugitives. De plus, le frère et la sœur possèdent une figurine stéréotypée et dégradante à l’effigie d’un garçon noir :
His head was thrown back farther than a head could go […] Bulging like moons, two eyes were all the face he had above the gaping red mouth. […] And he was on his knees. […] Painted across the pedestal he knelt on were the words "At Yo Service." ». (B, 300. Nous soulignons)
Les Bodwin perpétuent eux aussi la représentation négative de l’Autre et sa position de serviteur subalterne.
D’autre part, lorsqu’Amy Denver aide Sethe à donner naissance pendant sa fuite, elle emploie plusieurs mots et expressions qui signalent un racisme intériorisé. Dès qu’elle aperçoit la fugitive, la jeune fille blanche s’exclame : « Lookthere. A [n***]. If that don't beat all » (B, 38. Nous soulignons), employant une insulte à caractère racial6. Peu après, elle lui dit qu’elle est « the scariest-looking something » (B,39. Nous soulignons) qu’elle ait jamais vu, la décrivant alors comme une « chose » plutôt que comme une personne. À travers ses paroles, la bienveillante Amy démontre qu’elle adhère à certains stéréotypes raciaux et considère Sethe comme intrinsèquement inférieure. Il est intéressant de noter qu’Amy était autrefois une servante elle-même et était de ce fait considérée comme la propriété de son maître en fonction du contrat bilatéral (« indenture agreement7 »). Malgré qu’elle ait elle-même vécu la déshumanisation et la réduction de sa personne au rang de chose, la femme blanche récemment libérée se considère comme supérieure à l’esclave noire fugitive. La logique de division qui répond à un « “nous” sommes ceci, “ils” sont cela », telle que résumée par Saïd (1980, 266), est donc susceptible de se retrouver chez une majorité d’individu.e.s du groupe dominant, simplement parce que la société américaine, structurée par une blanchité qu’elle maintient invisible, en est sournoisement imprégnée.
Par conséquent, les esclaves sont à risque d’assimiler leur constitution comme inférieur.e.s, comme Autre. Selon Gramsci, la classe oppresseure en vient à imposer son autorité par le biais du « consentement actif » (1983, 123) des opprimé.e.s. En d’autres termes, si les Blanc.he.s conservent leur pouvoir, ce n’est pas seulement en raison de la coercition qu’ils et elles exercent sur les esclaves noir.e.s, mais aussi grâce à leur influence sur les représentations culturelles de la masse. Cette hégémonie peut alors amener les dominé.e.s à intégrer le point de vue dominant et à l’accepter comme « naturel ». Audre Lorde remarque que « the true focus of revolutionary change is never merely the oppressive situations which we seek to escape, but that piece of the oppressor which is planted deep within each of us » (1984, 123). Cette dernière idée est manifeste, dans Beloved, lorsque Paul D emploie le cadre d’interprétation colonisateur pour juger l’infanticide de Sethe :
This here Sethe talked about safety with a handsaw. […] Suddenly he saw what Stamp Paid wanted him to see: more important than what Sethe had done was what she claimed. It scared him. "Your love is too thick," he said […] « What you did was wrong […] You got two feet, Sethe, not four," he said […]. (B, 193-194. Nous soulignons)
Même si Paul D a grandi avec Sethe à Sweet Home et que tous.tes deux ont subi les sévices déshumanisants de Schoolteacher, l’ancien esclave n’arrive pas à faire preuve de compassion et à se mettre dans la peau de son amie pour voir le raisonnement qui pourrait expliquer son acte. Au contraire, il a peur de ce qu’elle affirme et exprime catégoriquement sa désapprobation. En rappelant à Sethe qu’elle a deux pieds et non quatre (pattes), Paul D suggère qu’elle a agi comme un animal, ce qui rejoint les stéréotypes de bestialité utilisés par les colonialistes blanc.he.s pour asservir les Noir.e.s, alors perçu.e.s comme moins qu’humain.e.s.
En dépit de nos observations précédentes, Morrison refuse, au fil du récit, de tomber dans la victimisation. Même si tous les personnages noirs ont été torturés physiquement ou psychologiquement, certains parviennent à faire preuve d’agentivité pour mettre en cause leur environnement oppressif. Ce concept est particulièrement utile pour analyser les productions littéraires « proscrites8 », puisqu’il implique l’intentionnalité d’un sujet qui s’affirme en produisant un discours. Selon Barbara Havercroft, « le langage occupe une place capitale dans le fonctionnement de l’agentivité, étant donné sa place déterminante dans la transmission de l’idéologie et son rôle capital dans la construction de toute subjectivité » (1999, 94). Il s’agit alors, pour les sujets opprimés, d’exploiter la marge de manœuvre offerte par les discours dominants pour modifier la représentation de soi dans l’ordre social (Lord 2009, 21) et arriver à produire une subjectivité contre-hégémonique.
Avant d’en analyser les traces sur le plan intratextuel, par le biais de la protagoniste principale, il vaut la peine de souligner l’agentivité extratextuelle de l’écrivaine elle-même. En effet, en tant qu’autrice racisée, Morrison représente la puissance d’agir « d’une individue qui se désigne comme sujet sur une scène d’interpellation marquant la forte présence d’un pouvoir dominant » (Guilhaumou 2012, para. 4), soit la société patriarcale blanche de manière générale ou, plus spécifiquement, le champ littéraire andro- et euro- centrique. Patricia Smart emploie ainsi l’expression « Maison du Père » pour désigner l’institution du langage et de la culture dominée par les hommes, et structurée pour les hommes. Elle souligne de plus que
[d]evenir auteur – comme le suggère l’étymologie du mot – signifie accéder à l’autorité; et dans une tradition où celle-ci est réservée aux pères, il ne peut s’agir de la même expérience pour l’homme et pour la femme que de s’emparer de l’autorité par la parole écrite. Dans ce sens l’écriture des femmes […] constitue par définition même un acte subversif dans la Maison du Père. Car dès que « l’objet » commence à se percevoir comme un sujet, ce sont les fondements mêmes de la maison qui sont ébranlés. (2003, 23. L’autrice souligne)
Indépendamment de son propos, une femme, noire de surcroît, qui prend la parole ou la plume possèderait ipso facto – ou jusqu’à ce qu’une égalité réelle soit atteinte – un certain potentiel transgressif.
Outre le geste d’écriture de Morrison elle-même, qui prend place dans la « maison du Père », il y a aussi une métaphore de la « maison du maître » qui s’inscrit en filigrane dans Beloved. Si Morrison s’empare de la parole traditionnellement réservée aux hommes blancs, elle refuse d’emprunter tant les paradigmes sémantiques que les logiques oppressives qui la motivent et la sous-tendent. Lorde affirme que les groupes marginalisés se retrouvent souvent avec la responsabilité d’éduquer ceux et celles qui causent ou profitent de leur oppression, « to stretch out and bridge the gap between the actualities of [their] lives and the consciousness of [their] oppressor [...], to become familiar with [its] language and manners » (1984, 114). Toutefois, le roman rejette ces attentes de conformisme et d’assimilation : là où le langage échoue à dire l’horreur, un décalage s’opère pour investir autrement la parole et instaurer une nouvelle logique sémantique du monde. Celle-ci se manifeste directement au cœur de la prose, dans l’usage d’ellipses ou l’emploi inhabituel de la ponctuation, tantôt surabondante, tantôt complètement absente. Les narrations entrecoupées qui en résultent, telles que « Lord, you loved the stairsteps. I got close. I got close. To being a Saturday girl » (B, 241), ou encore « in the beginning we could vomit now we do not now we cannot his teeth are pretty white points someone is trembling » (B, 249), déjouent le sens commun de la lisibilité. Cela a pour effet de trou(bl)er la trame du récit, de la même manière que l’histoire des Afro-Américain.e.s est brouillée par l’absence – de personnes, de traces, de reconnaissance – et doit nécessairement se recomposer à partir de ces zones d’indétermination, palliant les vides qui la constituent.
Dans le même ordre d’idée, les personnages « [learn] how to take [their] differences and make them strengths. For the master's tools will never dismantle the master's house » (Lorde 1984, 112. L’autrice souligne). Plutôt que de s’adapter aux cadres référentiels de l’oppresseur, les protagonistes du roman racontent leurs expériences telles qu’ils et elles les vivent et transfèrent la charge de la « traduction » au lectorat. C’est à ce dernier qu’il incombe de déchiffrer le langage subverti, de pallier les manques dans la narration sans toutefois la réécrire avec ses mots et de creuser pour découvrir ses significations profondes. L’implication du lectorat – notamment du lectorat blanc – que requiert Beloved permet de réaffirmer la nécessaire responsabilité des dominant.e.s dans la lutte contre l’oppression des personnes noires. « Le racisme est un problème de Blanc[.he.]s9 », car, comme le souligne John Fernandes, « the problem is not a black problem. It's not my culture, not my religion that is the problem. It is the racism of the white institutions » (cité par Eddo-Lodge 2018, 43). Cette idée, que l’on retrouve sur le plan thématique dans la dénonciation de la construction idéologique des races par les intellectuel.le.s blanc.he.s, semble ainsi déborder le cadre du livre pour inviter à une prise de conscience. Les lecteur.rice.s doivent trouver seul.e.s les réponses que Morrison évite de leur donner, notamment : que représente Beloved? Que signifie son monologue sur les « men without skin » et sur « the place where we crouched » (B, 248-252)? De cette façon, l’autrice et ses personnages se libèrent du fardeau de l’explication, que Lorde décrit comme ce « constant drain of energy which might be better used in redefining ourselves and devising realistic scenarios for altering the present and constructing the future » (1984, 115) – ou encore, dans le cas de Morrison, pour réécrire le passé.
Jacinthe Cardinal explique que l’agentivité est conditionnelle à trois éléments : le regard, la parole et l’action. Le premier permet « de juger les idéologies en place [et] apporte un pouvoir lié au développement de la conscience critique » (2000, 33), comme c’est le cas lorsque Sethe remarque les motivations déshumanisantes de Schoolteacher. Le second, par l’usage de la langue, « permet d’intervenir dans la société, de se prononcer, d’exister, de véhiculer des messages, de revendiquer ou de protester, […] et [peut] devenir un instrument de “libération” » (33), ce qui est mis de l’avant par les monologues intérieurs et les dialogues prononcés par la protagoniste. Enfin, le troisième concerne les manifestations physiques du passage à l’agentivité, telles que « [l]es actes rebelles ou subversifs d’affirmation et la transgression des prescriptions sociales » (33). L’infanticide en est l’occurrence la plus frappante.
Ainsi, lorsque Sethe prend la parole pour établir sa version des faits et fait exister, dans le langage, cet événement encore innommé et innommable, elle offre une résistance au discours dominant qui tente d’associer le meurtre de son enfant à la folie et à l’animalité :
And if she thought anything, it was No. No. Nono. Nonono. Simple. She just flew. Collected every bit of life she had made, all the parts of her that were precious and fine and beautiful, and carried, pushed, dragged them through the veil, out, away, over there where no one could hurt them. Over there. Outside this place, where no one could hurt them. […] "I stopped him," she said, staring at the place where the fence used to be. « I took and put my babies where they'd be safe. » (B, 192-193)
En insistant sur le besoin de sécurité qui a motivé son passage à l’acte, Sethe reconfigure les notions (im)morales relatives au meurtre. Pour la protagoniste, la mort représente une libération par rapport à la servitude violente qu’elle a vécue et que ses enfants auraient vécue à leur tour si le maître s’en était emparé. « Some other way, he said. […] Let schoolteacher haul us away, I guess, to measure your behind before he tore it up? I have felt what it felt like and nobody walking or stretched out is going to make you feel it too » (B, 239), tente-t-elle d’expliquer à sa fille. De cette façon, Sethe réécrit le discours dominant et fait valoir que tuer sa fille était un choix qu’elle a fait pour l’épargner, qu’il s’agissait d’un geste raisonnable et nécessaire. Sethe affirme son humanité en opposition avec la nature animale à laquelle les personnages blancs (Schoolteacher, les journalistes) et masculins de manière générale (Paul D) l’ont assimilée.
L’infanticide commis par Sethe représente non seulement un acte d’amour s’érigeant contre la souffrance imposée de l’extérieur, mais aussi une forme de résistance, comme le conçoit Anne Dufourmantelle : « En sacrifiant leur enfant, [les mères] se détachent de la dévotion pour incarner le monstrueux et défient alors la cité tout entière, le politique et ses lois, la communauté humaine » (2009, para. 3. Nous soulignons). Ce bouleversement de l'ordre moral par le meurtre de l'enfant constitue « [o]ne of the recurrent tropes of the African-American novel of slavery [as] the possible response to an institution attempting to render meaningless the mother-child relationship » (Rushdy 1999, 46). La prise de parole de Sethe permet alors, selon le propos de Ashraf H. A. Rushdy, de reconnaître
the reason for her act within a framework larger than that of individual resolve. [...] By placing such a frame around Sethe's story, Morrison insists on the impossibility of judging an action without reference to the terms of its enactment— the wrongness of assuming a transhistorical ethic outside a particular historical moment. (47)
Pour la protagoniste, l’infanticide se veut une rupture dans l’Histoire qui se répète, un geste commis en toute lucidité pour agir contre un système raciste et sexiste qui l’opprime et qui engendre, sans se l’avouer, des générations condamnées à une mise à mort physique et mentale. Sethe, à l’intérieur de son récit, devient le sujet de sa propre représentation et met en contexte le meurtre afin de dénoncer ce qui est réellement à blâmer : l’esclavage.
Saïd reconnaît, quant à lui, le pouvoir de la narration pour infiltrer et exercer une pression contre le système d’« essentialisme chronique » (1980, 269) imposé par le groupe dominant. Il explique que « si l’on peut montrer qu’un détail oriental [et/ou raciste] quelconque se modifie ou se développe, on introduit la diachronie dans le système » (269), révélant dès lors que « [cette] vision est insuffisante, […] [et] ne rend pas justice au potentiel de changement de la réalité » (269). En se réappropriant le discours hégémonique et en répliquant à la version « officielle » de son histoire, Sethe « introduit un point de vue, une perspective, une prise de conscience qui s’opposent dans le tissu unitaire de la vision » (269). À l’instar de Saïd, Morrison a conscience de l’importance de donner la parole à l’Autre pour que chaque personne puisse se définir elle-même et s’assurer une meilleure représentation. L’autrice propose une révision des récits d’esclaves qui précèdent son œuvre, tels que A Narrative of the Life of Frederick Douglass, an American Slave, de Frederick Douglass (1845), Twelve Years a Slave, de Solomon Northup (1853), ou encore Incidents in the Life of a Slave Girl, de Harriet Jacobs (1861). Lachance observe que
[l]es Afro-américain[.e.]s qui relataient leur histoire devaient prendre en considération le public de l’époque, qui était formé surtout de Blanc[.he.]s anglo-saxon[.ne.]s du Nord. Rédigé sous la tutelle d’un[.e] Blanc[.he] abolitionniste[,] […] le récit se présentait davantage comme un ouvrage servant la cause abolitionniste.De plus, même si les abolitionnistes cherchaient à démontrer l’inhumanité de l’esclavage et à y mettre fin, il y avait des limites à ce qu’ils [et elles] étaient prêt[.e.]s à lire. La société critiquée restait toujours la leur. (1994, 5)
Sans renier son héritage littéraire, Morrison va au-delà des faits sociaux et historiques pour montrer dans toute leur monstruosité les conséquences de l’esclavage sur la vie des personnes touchées. Avec Beloved, l’écrivaine n’hésite pas à pointer du doigt l’oppresseur.e et à mettre en lumière son discours raciste hégémonique pour mieux permettre aux personnages noirs de le subvertir. Les subalternes se réapproprient leur subjectivité et refusent le silence qui leur est imposé.
De plus, les personnages d’ancien.ne.s esclaves ne sont pas seul.e.s : ils peuvent toujours compter les uns sur les autres. Dans son analyse psychanalytique du roman, Jennifer FitzGerald remarque une alternative thérapeutique au trauma de l’esclavage : « The marginalized discourse of the black community conveys solidarity and support not only through material practices of helping and sharing, but also through the social relations which nurture the individual's sense of self » (1993, 685). Ainsi, lorsque Sethe et Paul D se retrouvent plusieurs années après leur fuite, ils s’aident progressivement à composer avec leur passé respectif. Le texte indique que « [Sethe's] story was bearable because it was his as well – to tell, to refine and tell again » (B, 116). En mettant en scène ces dialogues d’esclave à esclave, Morrison suggère les possibilités de solidarité qui émergent entre des individu.e.s opprimé.e.s, et se manifestent notamment dans la prise de parole collective.
Le meilleur exemple d’une communauté qui se rassemble dans Beloved est lorsque toutes les femmes de Bluestone Road joignent leurs forces afin de chasser une fois pour toutes le spectre littéral et figuré qui hante Sethe (B, 300-309). Ce passage illustre l’appel à la solidarité féminine lancé par Lorde, qui écrit que « [f]or women, the need and desire to nurture each other is not pathological but redemptive, and it is within that knowledge that our real power is rediscovered » (1984, 111). La possibilité de tisser des liens est particulièrement importante dans un contexte de discrimination et de violence raciales parce que les femmes racisées font face à la fois au sexisme et au racisme. Bien que les esclaves masculins ne soient pas à l’abri des violences sexuelles (voir l’exemple de Paul D; B, 127), le roman présente davantage de femmes victimes de viol et d’exploitation sexuelle. Par exemple, Nan et la mère de Sethe « were taken up many times by the crew » (B, 74) lors du Passage du milieu, tandis qu’Ella a passé sa puberté « in a house where she was shared by father and son, whom she called "the lowest yet" » (B, 301). Les esclaves noires sont d’autant plus dépossédées de leur corps qu’elles sont utilisées pour allaiter les enfants blancs, et ce, avant les leurs : « The little whitebabies got it first and I got what was left. Or none », se souvient Sethe (B, 236). Même une fois libérée, la protagoniste doit se prostituer pour marquer la tombe de Beloved (« Ten minutes for seven letters » [B, 5]). Dans son monologue, elle précise d’ailleurs que sans l’emploi de cuisinière que les Bodwin lui ont permis d’obtenir à sa sortie de prison, elle serait sans doute devenue l’une des « Saturday girls working the slaughterhouse yard [...] when the men got paid » (B, 241), afin de subvenir aux besoins de sa famille.
Selon la définition de l’intersectionnalité10 proposée par Patricia Hill Collins, diverses expériences d’oppression « operate not as unitary, mutually exclusive entities, but as reciprocally constructing phenomena that in turn shape complex social inequalities » (2015, 2). En d’autres mots, l’injustice se produit sur une base multidimensionnelle et peut se nourrir simultanément de plusieurs systèmes d’oppression, comme c’est le cas pour les anciennes esclaves du roman. Leur condition de personnes à la fois pauvres, noires et de sexe féminin contribue, par tous ces facteurs d’oppression, à leur exclusion sociale dans le présent du récit et à leur manque de représentation dans l’Histoire, passée et future. Tout au long de celle-ci, la communauté scientifique et intellectuelle a été dominée par le sexe masculin et la classe bourgeoise, d’une manière comparable aux mécanismes de (re)production des savoirs issus de l’Occident blanc qui reconduisent l’altérisation et l’invisibilisation des autres groupes sociaux.
Même lorsque des femmes opprimées parvenaient à exercer leur agentivité pour commettre des actes de révolte, elles étaient effacées dans le discours et ce au sein même de la catégorie de subalterne, généralement associée aux hommes en raison de cette « construction idéologique du genre [...] [qui] préserve la domination masculine » (Spivak 2009, 53). Cela signifie que « les subalternes en tant que femmes sont encore plus profondément dans l’ombre » (53), reléguées en marge des exploits masculins, selon une vision dominante qui considère les femmes comme étant plutôt passives qu’actives. Sijo Varghese C. précise que
[i]n the outset of gender subalternity, it is relevant to delve deep into the roles of women in the society. In the Indian cultural scenario, the historiography failed to represent the contribution of women towards the materialization of Indian independence [...] as they were not allowed to think independently. (2009, 133)
Les Américaines connaissent une situation similaire à l’époque où prend place Beloved, alors que les femmes noires « [sont] rarement reconnues comme un groupe séparé et distinct des hommes noirs, ou appartenant réellement au groupe plus large des “femmes” dans cette culture [blanche homogène] » (hooks 2015, 45). En donnant une voix à des personnages à la fois racisés et féminins, Morrison renverse d’autant plus les logiques de domination en termes de moyens de représentation.
À cet égard, la focalisation interne variable et les souvenirs des protagonistes concernent en majorité des femmes noires, à commencer par Sethe et ses deux filles, Denver et (la réincarnation de) Beloved; mais aussi la mère anonyme de l’héroïne, l’esclave Nan qui l’a élevée, l’aïeule Baby Suggs, l’enseignante Lady Jones et la voisine Ella. En outre, les trois premières narrent au je les chapitres 20 à 23, exprimant tour à tour leur flux de conscience (B, 236-241 pour Sethe; 242-247 pour Denver; 248-252 pour Beloved) et joignant ensuite leurs voix dans une prose poétique indifférenciée (253-256). Grâce à ce jeu polyphonique, le singulier rencontre le collectif et donne place à une « pluralité des consciences “équipollentes” et de leur univers qui, sans fusionner, se combinent dans l’unité d’un événement donné » (Bakhtine 1970, 33. L’auteur souligne). Ces passages permettent à chacune des protagonistes de raconter son expérience de l’esclavage et/ou de ses répercussions sur son entourage, de même que sa relation aux autres femmes de sa famille. « Beloved, she my daughter », commence Sethe (236); « Beloved is my sister », poursuit Denver (242); « I am Beloved and she is mine », renchérit l’esprit réincarné (248). Les trois réaffirment ensuite leur filiation (« You are mine/You are mine / You are mine », 256), comme une incantation qui serait à la fois une prière et une promesse de ne plus se quitter, de toujours se protéger. Face aux multiples dimensions de l’oppression que vivent les protagonistes racisées, celles-ci s’emparent de la narration pour s’autodéfinir et faire valoir leur point de vue personnel de sujet autant que leur solidarité collective.
Si cette narration, dans les dialogues et les monologues intérieurs, se déploie à partir d’un je situé, celui-ci est aussi toujours autre par son « débordement » de lui-même. Ce je à la fois singulier et pluriel soulève des questionnements en termes d’identité et de parole qui ne sont pas sans rappeler ceux de Martine Delvaux et Valérie Lebrun : « Sommes-nous seules à penser que parler pour une femme aujourd’hui — ce qui signifie aussi en tant que femme à travers les temps — doit passer par le constat d’une multiplicité, d’une voix qui demeure hantée? » (2014, 47. Les autrices soulignent). Le fantôme de l’enfant tuée n’est pas le seul à faire retour dans le roman : la voix de Sethe (et Denver et Beloved) porte la trace de toutes les femmes esclaves qui l’ont précédée, le spectre de leur souffrance transmis de génération en génération. En ce sens,
[q]uand les féministes disent que le personnel est politique, c’est pour redire que je est un autre. [...] [C]’est dire que je n’arrive jamais seule et montrer comment la fragmentation et la démultiplication du je tissent l’espoir d’une communauté [...]. (48. Les autrices soulignent)
Les histoires individuelles (auto)racontées par les personnages de femmes noires permettent alors de réécrire l’Histoire collective sous un nouveau jour. De ce fait, la fiction rompt le cycle de domination et d’effacement des personnes subalternes en leur permettant de s’inscrire dans des représentations plus justes et diversifiées, fidèles à l’image qu’elles ont d’elles-mêmes, aussi plurielle soit-elle.
En somme, Beloved présente une redistribution de la parole qui permet l’affirmation d’une subjectivité individuelle pour les protagonistes marginalisé.e.s, en particulier Sethe. Le contre-discours mis en récit par Morrison montre le caractère construit de la suprématie blanche de même que sa possible déconstruction. Suivant les traces des écrivain.e.s du postcolonialisme, la fière « black woman writer11» offre une analyse des conséquences de la colonisation et de l’esclavage sur les groupes opprimés ainsi qu’une révision de l’histoire qui conteste l’idéologie dominante. Par cet « acte symbolique de réappropriation du discours de la mère esclave au XIXe siècle, discours évidemment absent de la production littéraire et des écrits historiques de l’époque » (Lachance 1994, 9), la fiction pallie l’absence de documents réelspour présenter le point de vue alternatif de toute une communauté.
Outre l’analyse de la déshumanisation des esclaves noir.e.s et de l’intériorisation de l’hégémonie culturelle, le présent article a cherché à mettre en lumière la manière dont les personnages subalternes peuvent exercer leur agentivité par la revendication de leur propre récit. Encore aujourd’hui, leur parole demeure indispensable pour rappeler, entre autres, que black lives matter et qu’il est impossible de rendre great again un pays qui ne l’a jamais été équitablement. À l’instar du 124 Bluestone Road, les États-Unis sont toujours habités par des tensions raciales et « [r]ather than lose its "whiteness" (once again), [it] chooses murder » (Morrison 2016). Un siècle et demi après l’abolition, la violence oppressive persiste. « This is not a story to pass on », avertit l’autrice à la fin de Beloved (B, 324), rappelant le devoir de mémoire collectif. Si l’Histoire de l’esclavage ne doit pas être perpétuée, la transmission du roman et des voix subalternes qu’il véhicule trente ans après sa publication demeure nécessaire, peut-être plus que jamais.
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