Alors chaque espace offre, à l’intérieur de lui-même, des possibilités d’entrées et de sorties par rapport à sa fonction référentielle. Il est habitable, comme un corps1.
Michel de Certeau, Construire pour habiter.
Dans L’Urgence et la patience, un court ouvrage réflexif sur son travail et son processus d’écriture, Jean-Philippe Toussaint consacre un chapitre entier aux nombreux hôtels qui parsèment ses romans. Dès le deuxième paragraphe dudit chapitre, sobrement intitulé « Comment j’ai construit certains de mes hôtels », il déclare ainsi : « Il y a des hôtels dans presque tous mes livres » (Toussaint 2015, 48). Si elle a le mérite d’être claire, cette formule questionne toutefois la place centrale, et revendiquée telle, que l’hôtel semble en effet occuper dans l’œuvre de l’écrivain depuis plus de trente ans. Un tel effet d’annonce a effectivement de quoi intriguer, car si tout paraît instinctivement lier la solitude du narrateur toussaintien – des hommes, toujours, dont on ne connaît pas le nom – à cette figure particulièrement représentative de l’anonymat, du passage et de l’isolement, l’hôtel se manifeste également comme un espace vécu, voire habité, voué à des séjours prolongés. Pire : un hôtel a même « donn[é] naissance » (51) à Faire l’amour, le premier volet de son fameux « Cycle de Marie » (Faire l’amour, 2002; Fuir, 2005; La Vérité sur Marie, 2009; et Nue, 20132), une tétralogie animée par les émois amoureux du narrateur et du personnage de Marie Madeleine Marguerite de Montalte.
L’hôtel, donc, Toussaint y revient sans cesse : un centre névralgique, à partir duquel s’élaborent de courtes excursions urbaines. C’est exclusivement par le truchement d’espaces de passage que le narrateur toussaintien découvre des territoires inconnus et à première vue exotiques : la Chine, le Japon, la Corse, l’Italie semblent moins constituer des destinations singulières que dresser un grand portrait hôtelier international et générique. Loin de ses bases parisiennes, que l’on décèle de manière disséminée au fil des quatre romans sur Marie – un appartement rue de La Vrillière, un autre rue des Filles-Saint-Thomas, quelques rues du sentier et du cœur de la capitale tout au plus –, le narrateur semble à la fois partout chez lui et chez lui nulle part. Car l’hôtel constitue un paradoxe, tout autant qu’un indicateur pour comprendre la manière dont Toussaint appréhende et représente l’expérience métropolitaine contemporaine. L’hôtel isole autant qu’il connecte, exclut autant qu’il accueille. Les narrateurs toussaintiens s’installent à l’hôtel, semblent même bel et bien y vivre. L’hôtel représente un espace effectivement habité, où l’isolement sied merveilleusement à la quasi-léthargie des personnages.
L’œuvre de Toussaint illustre bien l’une des formules mises récemment en valeur par Olivier Namias dans le catalogue de l’exposition dont il a assuré le commissariat au Pavillon de l’Arsenal, à Paris3. L’hôtel, affirme Namias, est cette « figure familière et discrète de nos villes, paraissant enracinée depuis toujours dans le paysage urbain » (2019, 34). Quoi de plus familier et de plus rassurant, c’est vrai, qu’un hôtel? Et quoi de plus impersonnel à la fois? Cette tension apparaît pleinement chez les narrateurs de Toussaint, qui « n’agissent pas, n’éprouvent pas, ou pas grand-chose » (Kieffer 2019, n.p.) et voguent, à travers de nombreuses saynètes sans intrigue manifeste, en une semi-solitude dans des hôtels vides. Ils finissent même par y élire domicile. Mille et un détails renforcent du reste l’illusion du domestique : les narrateurs font nuit et jour l’expérience de l’hôtel, promu malgré lui au rang de foyer et motivant, de ce fait, de minutieuses descriptions. En quoi l’hôtel dessine-t-il, dans les romans de Jean-Philippe Toussaint, les contours d’un espace éminemment quotidien? En quoi ce lieu de passage anonyme et générique incarne-t-il la solitude et le malaise des habitant.e.s des grandes métropoles et questionne-t-il, en creux, la pauvreté de nos modes d’habiter contemporains?
Nous nous intéresserons principalement, pour tâcher d’apporter de premiers éléments de réponses à ces questions, au « Cycle de Marie ». Dans les premiers romans de Toussaint – notamment dans La Salle de bain (1985) et L’appareil-photo (1989) –, l’hôtel occupait déjà une place centrale : à Venise et à Londres, les je-narrateurs s’accoutumaient rapidement de la banalité des lieux, en développant des usages familiers. Mais c’est bien à travers ladite tétralogie que l’hôtel finit par proliférer partout dans le monde, dressant une géographie romanesque transgressive, composée d’une juxtaposition de lieux du quotidien.
Pour construire ses hôtels, Jean-Philippe Toussaint se « contente de peu » :
quelques adjectifs de couleur dans les chambres, pour les rideaux, les couvre-lits (« murs humides et sales, tapissés d’un vieux tissu orange assorti aux fleurs sombres du couvre-lit et des rideaux »). Je ne dessine pas les plans de mes hôtels avant de les construire, mais presque toujours je les vois, comme dans un rêve, les hôtels de mes livres sont des chimères d’images, de souvenirs, de fantasmes et de mots. (2015, 48)
Le simple nécessaire semble suffire, dans la mesure où il s’agit d’une figure dont l’auteur sait qu’elle est unanimement connue et partagée. Tout est donc décrit à demi-mot, sous-entendu, tout est fait pour que le lecteur ou la lectrice puisse se projeter pleinement dans des espaces connus et familiers, partant du principe qu’il est de son ressort d’appréhender ce qui s’y joue. À la différence du narrateur du « Cycle de Marie », certains hôtels sont nommés (l’hôtel Hansen à Shanghai, Ape Elbana à Portoferraio, un petit hôtel de la chaîne Tobu à Shinagawa à Tokyo) ou possèdent, à défaut, une adresse réelle (2-7-2, Nishi-Shinjuku, Shinjuku-ku à Tokyo4). Ils favorisent de ce fait la projection vers des espaces familiers, sinon réels, du moins habilement manipulés pour en faire croire l’existence. Les plans des hôtels ne sont certes pas complets, les pièces et les couloirs apparaissant « au gré [des] besoins romanesques [de l’auteur], par apports successifs, non pour tenter de constituer un ensemble architectural harmonieux et fonctionnel, mais au rythme des scènes qu[’il] compose, chaque pièce n’étant créée que pour sa fonctionnalité fictionnelle » (51. L’auteur souligne). Mais les hôtels dessinent des architectures de papier, de celles qui laissent l’imaginaire se nourrir à sa guise, renvoyant le lecteur ou la lectrice à des situations déjà éprouvées. Toussaint esquisse des architectures partielles et incomplètes, des bâtiments imparfaits, des édifices inachevés. Comme le souligne l’auteur, place est faite à la juxtaposition, à la soustraction, au strictement utile :
Je ne compose un hôtel qu’à partir de plusieurs hôtels existants. Je les mélange et je les fonds ensemble pour en créer un à ma mesure, nourrissant mon imagination de détails véridiques puisés dans la réalité qui vont se greffer à l’hôtel en devenir que je suis en train de construire. C’est vrai pour les hôtels comme pour les personnages de mes livres. (52)
Hôtels et personnages, même combat. À Toussaint d’avouer d’ailleurs, pour le site Internet Constructif en 2006, où le texte « Comment j’ai construit certains de mes hôtels » avait été préalablement publié, qu’il ne lui a « suffi que de quelques infléchissements, de légères variations, d’infimes changements, pour transformer le début de la deuxième partie de Fuir en nouvelle autonome, où la priorité n’est plus donnée aux personnages, mais à l’hôtel lui‑même » (2006). L’hôtel fait jeu égal avec les personnages.
L’Urgence et la patience est un livre intriguant : mettant à nu son processus d’écriture, des lieux où il écrit aux contraintes qu’il s’impose, Toussaint offre, entre introspection et récit d’autocélébration, un aperçu des mécaniques à l’œuvre dans son acte de création. Les hôtels y occupent sans surprise une place déterminante. S’il est rare que des auteur.e.s décortiquent de la sorte le contexte dans lequel leurs romans ont été écrits, Toussaint concède volontiers avoir « toujours eu la curiosité d’aller voir derrière le rideau » (2019b, 9). Il est quoiqu’il en soit révélateur que l’écrivain fonde ainsi l’intégralité de son œuvre sur un espace spécifique, qui plus est d’apparence si triviale. Drôle d’ambition, donc, que l’on pourrait assimiler à celles des écrivain.e.s de sa génération, que Sabine van Wesemael définit comme « transgressive ». Ces baby-boomers, qui partagent une esthétique et des aspirations communes, « incarnent la modernité » (Wesemael 2010, 21), et présentent des personnages qui « ne sont pas séparables de la société dans laquelle ils vivent » (65), et donc « banals et antihéroïques. Ils sont une métaphore de l'humain désenchanté, séparé des dieux et désormais seul pour avancer dans le temps » (45). Dans le temps, et dans l’espace, ajouterai-je. Un des plus illustres représentants de cette littérature transgressive, Michel Houellebecq, n’est d’ailleurs pas en reste concernant la figure de l’hôtel. Ce lieu de passage dépersonnalisé, qui synthétise la vision désincarnée qu’implique l’ensemble de l’architecture houellebecquienne, fait sans cesse figure de référence, comme dans La Possibilité d’une île :
elle avait peut-être aéré, acheté des fleurs, je ne sais pas je n'y connais rien j'ai toujours pour ma part vécu comme à l'hôtel, je n'ai pas l'instinct du foyer, en l'absence de femme je crois que c'est une chose à laquelle je n'aurais même jamais songé. (Houellebecq 2007, 314. L’auteur souligne.)
L’invariable perte de sociabilité du personnage houellebecquien passe par un appauvrissement de l’expérience spatiale. Du logement à l’hôtel, en passant par des systèmes de transport performants (trains à grande vitesse, avions), il est toujours question de quitter la grande ville, réceptacle de tous les maux de la société contemporaine, de fuir le monde social et son quotidien linéaire, de quitter son travail et sa famille, de changer radicalement de vie. Voilà ce que représente l’hôtel houellebecquien : une échappatoire, un refuge. Dans Les Particules élémentaires, l’un des personnages, Bruno, estime d’ailleurs que dorénavant, « dans cette maison, dans la vie en général, […] il se sentirait comme à l'hôtel » (Houellebecq 2010a, 346). Le personnage houellebecquien, à l’image du narrateur du « Cycle de Marie », est voué à l’isolement dans des lieux de passages. Mais à y regarder de plus près, les deux auteurs instrumentalisent également l’hôtel à des fins différentes : le personnage houellebecquien est au monde comme il est à l’hôtel, alors que le narrateur toussaintien vit à l’hôtel comme il vivrait chez lui. Car là où, chez Houellebecq, l’hôtel participe de la fuite de l’espace social et de la perte de repères dans la métropole – tantôt un lieu de transit, tantôt un lieu d’exil –, l’hôtel toussaintien présente moins d’ambition critique. Il est plutôt question d’un ancrage, plus ou moins pérenne. Chez Toussaint, aucune référence explicite au « chez-soi », mais des habitudes, des postures, des gestes anodins qui renvoient au lexique de l’habiter. L’installation de ses personnages à l’hôtel fabrique des expériences métropolitaines assez pauvres. Elles sont pour la plupart circonscrites à des découvertes partielles de quartiers internationaux assez communs.
L’analogie avec la construction des hôtels de Toussaint – puisque c’est ainsi qu’il l’écrit – a d’ailleurs de quoi intéresser les architectes, qui n’ont de cesse d’aller piocher dans des champs de savoir et de création annexes des outils (plus ou moins spéculatifs) qui pourraient les informer sur leurs propres pratiques. Si l'architecture et la littérature partagent des équivalences métaphoriques incontestables en termes de vocabulaire, d'analyse critique et de construction intrinsèque, croiser ces disciplines soulève un intérêt qui dépasse la simple comparaison de champs. Il est difficile, comme le rappelle Philippe Hamon, d'imaginer une construction narrative sans recours à l'espace – l'architecture reste la référence la plus fréquemment utilisée par les écrivains. Elle est surtout, d'après lui, le moyen « d'assurer un “effet de réel” en fournissant à la fiction cadre, ancrage et arrière-plan vraisemblable » (Hamon 1988, 6). À ce titre, Jean-Philippe Toussaint apparaît comme un cas d’école : la « construction » de ses romans passe, nécessairement, par l’architecture. Il le concède volontiers au micro de Laure Adler, qui l’interroge sur l’importance du temps dans l’ensemble de son œuvre :
L’autre aspect, c’est l’espace, puisque je fais des livres où il y a des éléments récurrents, des lieux récurrents. Il y a tout un espace romanesque. Et cet espace romanesque lié à ce temps romanesque, pour moi c’est ça, c’est la grande ambition de la littérature. Si l’on arrive à créer du temps, de la vraie durée dans l’esprit du lecteur, dans un vrai espace romanesque évidemment inspiré du réel, je pense qu’on a réussi le projet. (Adler 2017, n.p.)
Toussaint se prête alors, dans L’Urgence et la patience, à l’exercice de l’inventaire, en commentant les ressemblances qui unissent la construction de ses hôtels partout dans le monde : des « lignes de force, des points communs, des coïncidences asiatiques, des convergences méditerranéennes, un style peut-être se dessinerait » (2015, 49). Toussaint façonne donc son œuvre au moyen d’un véritable « espace romanesque ». Dans Faire l’amour, premier opus de la tétralogie, l’écrivain fait même mention d’un architecte. On pourrait s’y méprendre – tant l’auteur semble jouer avec les noms et les lieux, changer une adresse ou déplacer un bâtiment au gré de la narration –, et reconnaître par exemple dans le nom de Kenzō Tange celui d’un exotique quartier tokyoïte. Or Tange, éminent architecte japonais du XXe siècle (1913-2005), existe vraiment – ou a, disons, vraiment existé. Depuis l’hôtel (bien sûr) qu’il occupe alors avec Marie dans le quartier de Shinjuku, le narrateur décrit ainsi la vue de sa chambre :
Aucun de nous n’avait encore allumé de lumière dans la chambre, et, par la grande baie vitrée de la chambre d’hôtel, on apercevait au loin le quartier administratif de Shinjuku illuminé dans la nuit, avec, tout près de nous, presque méconnaissable en raison de la proximité qui en déformait les proportions, le flanc gauche du monumental Hôtel de Ville de Kenzo Tange. (Toussaint 2009a, 16)
C’en est presque troublant : un hôtel de ville. Comme le rappelle Olivier Namias, « l’incertaine définition de l’hôtel apparaît dans son nom même, dont le sens change suivant le complément qui lui est accolé » (2019, 34). Toussaint aurait effectivement très bien pu se contenter du mot « mairie », voire même d’« édifice ». Le bâtiment importe moins que les effets qu’il produit. Sa présence dévoile de manière ostentatoire – ses proportions, déformées, le rende encore plus monumental – l’uniformisation des lieux qui composent la ville contemporaine. D’un hôtel à l’autre, la marge est infime, tant Toussaint s’ingénie à jouer avec cette figure par le biais de dispositifs (et d’architectes) qui participent tous à la « grande ambition » qui motive son œuvre.
Comme le démontre justement l’exposition « Hôtel Métropole », l’hôtel offre « un stimulant portrait de la ville par anticipation » (Namias et Sabbah 2019, n.p.). Les innovations techniques qui accompagnent son évolution en ont toujours fait un produit haut de gamme, à la pointe du progrès technologique et architectural : l’histoire de l’hôtel est intimement liée à celle du confort moderne. Parler de l’hôtel, c’est parler de la ville tout entière, de sa folle expansion, de sa croissance, de ses contradictions. Notre monde, devenu presque intégralement urbain, est un monde anonyme. Les hôtels créent du désir, de l’inconnu, grâce à « des concepts inédits ou qui ajustent simplement leurs offres au marché » (Darrieus 2019, n.p.). Ils règlent l’ère du temps et constituent le laboratoire de nouvelles pratiques et de nouveaux usages, le lieu où s’articulent nouvelles technologies et services inédits, reproductibles par la suite dans la ville tout entière et dans l’espace domestique. Ils préfigurent, en quelque sorte, le contemporain. Les espaces qui composent les hôtels toussaintiens participent de cette conception.
La présence d’objets « tels que des distributeurs de boisson, les cartes magnétiques ouvrant les portes des chambres d’hôtel ou … le fax » (Démoulin 2009, 158), manifeste chez Toussaint un « souci de la description du monde contemporain » (157). Les exemples sont nombreux : halls, bar, rideaux, lampes, lustres, clés, lits, oreillers, fenêtres, moquette, plateau de room-service, ventilateur, portes, placards, fax, etc. Si elles permettent d'instaurer un effet de contemporanéité dans le récit, les descriptions pâtissent de l’obsolescence des objets mobilisés, qui « date[nt] parfois très vite un texte » (158). Mais Toussaint les décrit tous, ces espaces et ces objets. Il le revendique d’ailleurs haut et fort : chez lui, « chaque phrase est attentive au contemporain » (Toussaint 2006, n.p.); il « parle de notre monde aujourd’hui, tel qu’il est, tel qu’il est quotidien » (2019a, n.p.). De la lampe à la prise électrique, tout est là, tout est visible et dépouillé. Le narrateur de Fuir, à peine débarqué à Shanghai, liste ainsi les objets et les meubles qui composent sa chambre d’hôtel :
Zhang Xianghzi introduisit la carte magnétique dans la serrure et nous entrâmes dans la chambre, très sombre, les rideaux étaient tirés. Je cherchai à allumer la lumière dans le vestibule, mais les balanciers des interrupteurs tournaient à vide. Je voulus allumer la lampe de chevet, mais il n’y avait pas de courant dans la chambre. Zhang Xianghzi m’indiqua un petit réceptacle fixé au mur près de la porte d’entrée, dans lequel il fallait glisser la carte pour obtenir l’électricité. Il fit glisser lentement la carte dans l’urne, en démonstration, et toutes les lumières s’allumèrent à la fois, aussi bien dans la penderie que dans le cabinet de toilette, un ventilateur se réveilla dans la salle de bain et l’air conditionné se mit bruyamment en route dans la pièce. (Toussaint 2009b, 15)
Accompagné par Zhang Xianghzi, qui s’occupe de lui depuis son arrivée en Chine dès le début de Fuir, le narrateur s’étonne des innovations mystérieuses de cet hôtel trois étoiles. À cette courte période de perte de repères (les lumières ne s’allument pas comme il en a l’habitude) succède un temps d’acclimatement à l’environnement intérieur et aux objets qui le composent. Haut lieu du générique, l’hôtel devient curieusement un réel lieu de vie, et progressivement le théâtre de mille et une situations quotidiennes. Entre l’étrangeté de certaines situations – des dispositifs ou des objets inconnus –, et la familiarisation, rapide, du narrateur à ce nouveau lieu de résidence, le roman toussaintien utilise à merveille la figure paradoxale de l’hôtel, que Jean-Louis Violeau résume en ces termes :
Et qui a dit que l’hôtel, où s’enchevêtrent le domestique et l’étrangeté, n’était pas d’abord le lieu du fantasme? En chacun de nous existe en effet ce désir mêlé et contrarié à la fois pour le familier et pour l’étranger. Notre expérience tient autant d’une familiarisation progressive avec des espaces et des temporalités que de l’exploration régulière de frontières et de seuils vers l’étranger. Nous suivons ainsi les lignes secrètes tracées par la bipolarité Hestia (la divinité du chez-soi) / Hermès (la divinité des seuils et des routes), qui structurait l’espace grec antique et organisait son quotidien. À sa manière, l’hôtel permet et même encourage l’expérience d’une solitude interrompue, mais de façon réglée : nous avons besoin des autres et de leur contact autant que nous avons besoin de nous ressourcer dans une forme d’intimité préservée. (2019, 151. L’auteur souligne.)
Cette dichotomie structure bel et bien le roman toussaintien, même si le fantasme que présuppose la découverte de lieux étrangers est vite atténué par des actions anodines circonscrites dans des espaces sans qualité apparente. Chez Toussaint, l’étrangeté se manifeste en effet la plupart du temps à la fenêtre des chambres standardisées et anonymes. Les halls sont toujours vides, les couloirs aussi. Le Shining de Stanley Kubrick et son fameux tricycle ne sont pas loin. Dans Faire l’amour : « Je refermai la porte de la chambre derrière moi, me retrouvai seul dans le couloir désert du seizième étage. Pas un bruit à l’étage, seulement le ronronnement de l’air conditionné » (Toussaint 2009a, 35). Dans Fuir : « nous ne croisâmes personne à l’étage, je suivais Zhang Xianghzi dans un long couloir désert, un chariot de ménage encombrait le passage » (Toussaint 2009b, 15). Ou encore : « J’entrai dans un bar désert, aux profondeurs ombrées, et longeai le comptoir jusqu’à une porte vitrée » (130). Le narrateur toussaintien est systématiquement le seul client des hôtels qu’il fréquente, comme si la solitude qu’implique le lieu qu’il « habite » devait encore être renforcée par le fait que ce dernier soit entièrement désert. Les romans ne sont parsemés que de quelques conversations insipides avec le personnel – payé pour servir – avec qui le narrateur entretient sinon une franche camaraderie, du moins une certaine forme de complicité implicite et assumée. Le familier, quant à lui, apparaît à travers les objets et les espaces domestiques du quotidien. Pour Dominique Fisher, qui a consacré un texte aux non-lieux chez l’auteur, « il y a chez Toussaint une “ténacité” à capter le réel en s’attardant sur des lieux, des évènements, des situations et des objets du quotidien d’une banalité telle qu’ils ne sauraient dépayser le lecteur » (Fisher 1996, 618). En résulte un univers familier, au sein duquel le lecteur ou la lectrice pourra pleinement se projeter.
Le mot « familier » n’est d’ailleurs jamais utilisé par Jean-Philippe Toussaint. Il apparaît plutôt en filigrane, à l’aide de lieux et de situations banales, favorisant de ce fait une complicité qu’il tente sciemment de mettre en œuvre avec le lecteur ou la lectrice, selon le dessein avoué de de l’auteur : « Mon ambition : créer une complicité avec le lecteur. En évoquant des choses très quotidiennes, un effet d’immédiateté, le lecteur va reconnaître des lieux prosaïques » (2019a, n.p.). Drôle d’ambition que d’user de l’hôtel pour y parvenir, ce dernier n’évoquant pas, d’instinct, un lieu représentatif de l’habiter.
C’est d’autant plus troublant si l’on regarde du côté des rares maisons ou appartements que Toussaint prend la peine de décrire, ou plutôt du côté des usages que ses personnages en font : mêmes habitudes, mêmes situations. À l’hôtel, quelqu’un d’autre vous remplacera rapidement; vous ne connaissez pas votre voisin.e et ne vous adonnez, en toute vraisemblance, à aucune tâche domestique. Si les fonctions quotidiennes de l’habiter y sont usuellement réduites à une peau de chagrin – dormir et se laver tout au plus – dans des espaces communs hors d’échelle et des espaces « privés » étriqués, elles le sont tout autant dans l’espace (réellement) domestique des romans toussaintiens. En effet, difficile de dissocier les faits et gestes des personnages, qu’ils dorment à l’hôtel, dans une maison ou dans un appartement. Marie installe ses bagages dans une chambre d’hôtel tokyoïte de la même manière que dans sa maison de vacances. Dans La Vérité sur Marie, le narrateur occupe une chambre au rez-de-chaussée de la Rivercina, la maison du père défunt de Marie sur l’île d’Elbe :
Après le dîner, je regagnais ma chambre, j’ouvrais la fenêtre pour laisser entrer les rares souffles d’air intermittents qui parcouraient les nuits chaudes de l’île d’Elbe. Je m’étendais sur le lit, et je demeurais allongé dans le noir, je n’allumais pas la lumière pour ne pas attirer les moustiques. (Toussaint 2009c, 182)
À l’hôtel, même rengaine, dans Faire l’amour et dans Fuir :
De retour à l’hôtel […], dans l’état de fatigue et de délabrement physique que nous avions atteint, nous nous sommes immédiatement laissés tomber tout habillés sur le lit. (Toussaint 2009a, 79);
Je m’étais allongé sur le lit en manteau, les mains dans les poches (on ne se refait pas), et je regardais le plafond, dans un désœuvrement semblable à celui que j’avais éprouvé à Tokyo dans les premiers temps de notre séparation. (Toussaint 2009b, 153)
D’un hôtel à l’autre, de la maison à l’hôtel, de l’appartement à la maison, tout est transposable, tout est semblable. Le narrateur toussaintien y vit strictement de la même manière et y contemple, pareillement, la ville. La posture des personnages évoque nécessairement aux architectes deux célèbres références picturales, qu’ils s’emploient volontiers à détourner au sein de collages ou autres infographies illustrant leurs projets : Le Voyageur contemplant une mer de nuages (1818) de Caspar Friedrich et le Jeune homme à la fenêtre (1876) de Gustave Caillebotte. Le premier représente un jeune homme de dos qui domine un paysage montagneux déchaîné – présageant par la même occasion l’apogée de la peinture romantique en Europe. Caillebotte s’en détache justement en figurant non pas un paysage naturel mais un espace urbain – en l’occurrence le Paris bourgeois haussmannien –, qu’un jeune homme de dos observe depuis la fenêtre de son hôtel particulier5. À l’image du jeune homme de Caillebotte, le narrateur toussaintien contemple la ville longuement, comme on contemplerait son jardin depuis un pavillon périurbain, les champs depuis sa maison de campagne, ou le trafic incessant d’une grande métropole depuis un appartement. Depuis chez soi. Mais plus rien ne figure la propreté du Paris bourgeois de la fin du XIXe siècle. Apparaissent plutôt les ravages de l’étalement des grandes métropoles mondiales, faites d’autoroutes et d’embouteillages, de flux denses et incessants. Dans Faire l’amour (« je regardais Tokyo qui s’étendait à perte de vue devant moi, déployant sous mes yeux l’immense superficie de son agglomération illimitée » (Toussaint 2009a, 41)) ou dans Fuir (« Je me dirigeai vers la fenêtre, les carreaux étaient sales, barbouillés de poussière et de crasse, de résidus de pollution urbaine qui s’étaient comme incrustés dans le verre » (Toussaint 2009b, 63)), le soleil radieux des romantiques fait place à une pluie continue et à la saleté. Toussaint fait servir les codes de la peinture du XIXe siècle à un dessein faussement romanesque : ces derniers nourrissent moins une intrigue qu’une vision désabusée d’un monde chaotique et meurtri par une urbanisation illimitée. Paris, capitale du XIXe siècle? Tokyo, Shanghai, Pékin, capitales du XXIe siècle. À de nombreuses reprises dans le « Cycle de Marie », le narrateur est perdu dans un paysage urbain auquel il tente vainement d’échapper. Il s’adonne par ailleurs strictement aux mêmes tâches dans son appartement de la rue des Filles-Saint-Thomas qu’à l’hôtel : « Je m’avançai jusqu’à la fenêtre et regardai dehors. La rue était déserte. […] Je me tenais debout à la fenêtre, et je regardais la rue mouillée en contrebas, les trottoirs luisant d’humidité » (Toussaint 2017, 31). Cela brouille encore davantage les limites, décidément très floues, entre l’appartement et le logement temporaire. A l’hôtel, le narrateur toussaintien est définitivement, et malgré tout, chez lui.
À la fin de la tétralogie, Marie et le narrateur décident de quitter momentanément la Rivercina, après avoir découvert que quelqu’un s’y était probablement installé en leur absence, et déménagent alors… à l’hôtel, au cœur du village. La maison de vacances, où s’était installé le père de Marie pour y finir ses jours, se voit « dépersonnalisée », utilisée par d’autres, vécue, squattée en leur absence. Au point que les personnages trouvent refuge, comme à leur habitude, dans un espace de transit. Preuve en est, une fois de plus, que le domestique n’aurait plus sa place dans nos sociétés contemporaines, que nous serions tou.te.s voué.e.s à passer de chambre en chambre. Il faut savoir se résigner à vivre selon des trajectoires mouvantes et incertaines. Cette situation, très houellebecquienne par ailleurs (c’est le cas de Jed dans La Carte et le territoire, qui délaisse son appartement parisien pour un banal hôtel du 13e arrondissement, ou de Florent-Claude dans Sérotonine, qui quitte sa tour du 15e arrondissement pour un hôtel place d’Italie) est tout à fait représentative de l’espace toussaintien. Partout chez lui, mais chez lui nulle part, le narrateur vaque, plus ou moins à son gré, de maisons dépossédées en hôtels génériques.
Ce constat pourrait être assimilé à l’image qu’ont véhiculée les grandes chaînes hôtelières depuis les années 1950, époque où « fleurissaient partout dans le monde, d’Helsinki à Miami Beach et de Londres à Tokyo, des hôtels modernes […] qui semblaient faire partie d’une seule grande chaîne » (Ibelings 2003, 34-35). Dans un monde toujours plus mobile et rapide, elles s’érigeaient comme le symbole d’une modernité triomphante, « les premières réalisations exemplaires de l’architecture mondiale » (36), conçues pour des travailleurs nomades passant leur vie entre avions et hôtels anonymes, aux quatre coins de la planète. Or le narrateur toussaintien se rapprocherait davantage du dandy intellectuel qui, à l’image des bourgeois du XIXe siècle, demeure dans des immeubles cossus, à l’abri des difficultés du peuple, installé dans les étages nobles qui surplombent la ville. Si tant est qu’il semble parfois occupé, il vaque dans son temps libre à des occupations quelconques – des balades tout au plus, dans les rues qui jouxtent son hôtel. Quitte à ne plus sortir du tout, à finir par passer le plus clair de ses journées dans sa chambre, dans des halls ou dans ses restaurants surdimensionnés : plus besoin de la ville, l’hôtel dispose de tous les programmes nécessaires. Dépendant des activités des autres personnages (de l’emploi du temps de Marie dans Faire l’amour aux allers et venues de Zhang Xianghzi dans Fuir), le narrateur de Toussaint se complaît à l’hôtel, qui s’apparente, au fil de la tétralogie, à une prison dorée : hermétique aux aménités urbaines, mais suffisamment confortable pour s’en satisfaire. Cette emprise quasi carcérale coupe fatalement le narrateur de l’espace urbain, dont l’expérience s’appauvrit inévitablement, jusqu’à entièrement s’éclipser. Il ne tâche guère d’appréhender la ville où il a été, parfois à son insu, catapulté. Ainsi le narrateur toussaintien exprime-t-il « le vide de l’homme contemporain habitant des lieux de la contemporanéité, entouré par des objets de la contemporanéité » (Petrillo 2013, 141). Dans L’Urgence et la patience, Toussaint avoue qu’il se plaît à « construire » des hôtels. Ce sont ces derniers que le narrateur du « Cycle de Marie » finit par habiter.
Ce « lieu de l’absolu anonyme » (Claudel 2012, n.p.) en dit long, finalement, sur l’universalité de nos modes de vies. Se dessine au fil des pages des romans de Toussaint une géographie alternative, faite de grandes chaînes hôtelières et de leurs restaurants déserts sur lesquels se fonde une commune image des villes du XXIe siècle. En somme, Tokyo serait un hôtel, de même que Shanghai, Pékin ou Venise. Les romans de Jean-Philippe Toussaint esquissent autant les traits d’un voyageur nomade, qu’ils questionnent en creux l’appauvrissement des modes d’habiter que cette mondialisation génère. Moins dans sa critique que dans sa triste acceptation, son œuvre érige l’hôtel en figure incontournable du libéralisme et de son quotidien désincarné, conduisant à la solitude de l’Homme contemporain. Car qu’importe où il se trouve, le narrateur est seul, dans la ville comme à l’hôtel : « Depuis mon arrivée, je passais la plupart de mes journées seul à Shanghai, je ne faisais pas grand-chose, je ne connaissais personne » (Toussaint 2009b, 18).
La ville – même Portoferraio sur l’île d’Elbe, que le narrateur et Marie connaissent bien, pour y séjourner régulièrement l’été – procure également des descriptions d’espaces vides et déserts : « je marchais au soleil à la recherche d’un hôtel, longeant des boulevards déserts en bordure de mer, traversant des petites places silencieuses aux fontaines asséchées, des terrains vagues et des parkings » (Toussaint 2009b, 129). Le narrateur se perd dans un état transitoire qui malmène le corps, « en permanence dans cet entre-deux provisoire du voyage » (123). L’expérience de la ville contemporaine passe par des espaces de passage et de transit, incertains et indéfinis, qui symbolisent une anonymisation de nos lieux de vie, de consommation et de partage : nous sommes tou.te.s contraint.e.s, à l’image du narrateur toussaintien, d’évoluer à travers des seuils temporels et spatiaux qui nous font sentir partout chez nous, mais chez nous nulle part.
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